Exécution capitale a Harskirchen ou les souffrances de Jean Bany
I.Le milieu des marginaux au 18è siècle
En plein siècle des lumières, où utopistes rêvent d’une humanité amendable, la violence reste omniprésente, non seulement au sein de la pègre, mais aussi dans le peuple, où les coups de gourdin entre voisins sont monnaies courantes, où les servantes ,pour se venger, pissent dans la soupe du maître.
Et l’élite ne vaut pas mieux, car face à une délinquance en expansion, tous les gouvernements prônent le recours à la torture et à la peine de mort.
Cet état d’esprit aboutit aux «ordonnances de Francfort/Main» (1748), élaborées par les représentants des états du «cercle rhénan inférieur», dont fait aussi partie le «Westrich» (Alsace Bossue, département de la Moselle, et partiellement le Palatinat.)
Les ordonnances en disent long sur la barbarie d’une politique de «rendement ». Car ceux qui sont dans le collimateur, ce sont les individus sans feu, ni lieu, ni maître (herrenloses Gesindel), qui par conséquent, ne sont ni taillables, ni corvéables, donc improductifs. Pour cette engeance-là, les despotes éclairés rêvent d’éradication.
1. Les mesures de répression.
Elles entrent en vigueur le 1er décembre 1748, et seront reconduites ultérieurement :
- Les bandes armées de trois individus ou plus seront fusillées sur le champ. Les suspects isolés, en possession d’armes à feu, seront pendus à l’issu d’un procès sommaire, ainsi que les récidivistes, déjà marqués au fer rouge, donc interdits de séjour, qui se feront arrêter sur le territoire. En cas de crime capital, le coupable subira, avant son exécution, l’application des pinces chauffées au rouge, ou l’écartèlement sur la roue.
- Les vagabonds, hommes, femmes, adolescents, seront condamnés aux travaux forcés, les moins de 14 ans placés comme valets de ferme, plus jeunes confiés aux orphelinats. Travaux forcés, également pour les mouchards, qui indiquent aux bandes les horaires et itinéraires des patrouilles, et pour les receleurs qui écoulent le butin.
- Destitution, amende et châtiments corporels pour les fonctionnaires trop laxistes, et récompense aux dénonciateurs de suspects.
- Pour supprimer la mendicité sur la voie publique, les familles nécessiteuses seront prises en charge par leur communauté au moyen de collectes régulières. Les sinistrés bénéficieront d’une patente de mendicité (Bettelbrief), valable 6 mois, avec obligation de faire signer leur patente par les maires des localités traversées, pour le contrôle de leur itinéraire. Les mendiants étrangers sont désormais interdits de séjour. En cas d’infraction, ils subiront le supplice des verges à la 1ère récidive, puis les travaux forcés et enfin, le bagne à perpétuité.
- Pour assurer l’imperméabilité des frontières, les douaniers, gardes et taverniers sont tenus de relever et de signaler l’identité de tous les passants. Une grande battue aura lieu sur le ban de chaque commune, au moins une fois par mois, avec mission pour les habitants, de dénicher les clandestins dans les bois, friches et cabanes de bergers ou d’équarrisseurs à l’écart des agglomérations.
- Aux postes de douane seront érigés des «Zigeunerstöcke», poteaux d’avertissement placardés de croquis de potences à la gouverne des illettrés, et d’une inscription en lettres grasses «châtiment des tsiganes et bandes de nomades».
- Enfin, pour faciliter la capture des criminels, leur signalement sera diffusé sur l’ensemble du territoire.
Ces mesures resteront en vigueur jusqu’à la chute de l’Ancien Régime, et leur lecture publique, une fois par mois, entretiendra l’intolérance et la psychose anti -racaille au sein de la population; mais peut-être contribuera-t-elle aussi à renforcer le parti des adeptes de la Révolution .
2. La caste des parias : images de Cour des Miracles
L’ordonnance sur la diffusion des avis de recherche a généré une abondante littérature, dont un paquet d’échantillons est joint au dossier Bany.
Ces listes de fiches signalétiques dénombrent les membres des bandes qui sévissent sur la rive droite du Rhin, du Hunsrück à la forêt Noire, où, manifestement, la criminalité organisée est bien plus virulente que dans nos régions situées à l’écart des grandes voies de communication.
Le fichier, qui recense les particularités physiques et vestimentaires des individus traqués, ainsi que le lieu et la nature de leurs délits, esquisse la caricature d’une société de l’ombre, dont les héros sont presque tous fils ou petits -fils de taulards, de galériens, de roués, de pendus.
Leurs surnoms sont : Manchetten-Hannes, alias Bembel, Mangold, dit Hühner Georgel, Schinderhannes, précurseur de son homonyme légendaire des guerres napoléoniennes, Frischherz, grand chef de la tribu Tsigane, qui se fait appeler «Oberamtmann», Keilbacken le goitreux, Sau-Jakob, Dreck-Velten, Scheeler Kasper, ou encore Dibo, Fenlau, Husetto, Hebenari…Les truands juifs, qui font bande à part, ont pour noms ou pseudonymes Mosche Worma, Schaye Schyra, Jecoph Meyer dit Unckele, Itzig Polack, Affrom Bockenum, Schmul Elsasser, Liebmann Lausewenzel…
Armés de mousquets, de pistolets, de couteaux de chasse (Hirschfänger), bon nombre d’entr’eux sont estropiés, couturés de cicatrices. Weiss Bastian, qui prétend avoir perdu sa main à la guerre, cache son moignon sous «ein klein Strümpflein», une socquette : Knickerla, pour avoir pris deux balles dans le genou, se propulse à l’aide de béquilles; Simons Jacob a essuyé des coups de feu à la tête, au visage, au ventre et aux cuisses..
La tenue vestimentaire de ces personnages exotiques est à l’avenant; camisoles d’indienne bleue, verte ,rouge, ivoire, (Brustlappen) ou faux gilets de velours en trompe l’œil, redingotes à boutons de cuivre, ou haillons bariolés, le souci de «paraître» est évident, surtout chez les dandys de la troupe qui arborent des casaques à brandebourgs, volées à quelque officier, des chapeaux à plumes et liserés de satin, des chausses et des souliers à boucles d’argent, de larges ceintures de cuir, où exhiber leur arsenal de pistolets. Quant à leur cheveux longs, ils les portent soit «fliegend», soit nattés dans le dos et roulés en coque sur les oreilles.
Toutefois, en dépit de leur apparence de brigands d’opérette, regroupés en bandes, ils sont redoutés, et sans doute redoutables.
Car si les délits des isolés se limitent aux petits larcins, à l’effraction des clapiers et des poulaillers, certains groupes se sont spécialisés dans l’attaque des diligences et des convois de marchandises, d’autres dans le cambriolage des fermes et des moulins situés à l’écart, et les plus insolents ont même eu le front de faire en plein jour une entrée fracassante au village d’Ockenroth dans le Palatinat, et d’assaillir un château dans la Wetterau.
Pure fiction que tout cela ? Pas forcément, car les «Tziginner» disposent de protections, de terres d’asile, où ils se savent inexpugnables. Dans le bailliage d’Oberkirch, fief de l’évêque de Strasbourg, par ex. ils ont soudoyé le bailli von Geismar, auquel le «Knees», leur chef, rend de fréquentes visites, et qui les tolère à une condition : qu’ils aillent faire leurs rapines hors de son territoire.
Aussi, comme la route reste leur seule patrie, ils sont en déplacement plus souvent que planqués, entraînant dans leur sillage la marmaille et les concubines, belles plantes grasses ou laiderons difformes, dont les sobriquets soulignent les tares : dicke Lisbeth, geile Gundel, rothe Mariann, Stottergreth, Hinkeldorte, Buckelmarie, un sérail, où, selon son «Steckbrief», la Bensheimer Dorothée, 28 ans, remporte la palme des malfaçons : de haute taille, mais bancale, elle a les pieds de travers, le visage grêlé (porplicht), et la bouche défectueuse (mangelhaft am Mund), formule d’un comique insolite, qui désigne, je suppose, un bec de lièvre.
Au sein des couples, le machisme est d’usage, voire proclamé par les victimes elles-mêmes, ainsi que nous l’enseigna encore une bohémienne du temps de mon enfance. Comme son homme la tabassait et qu’un habitant de l’Oberdorf tenta d’intervenir, elle se retourna vers l’importun pour l’invectiver : «er kleid mich un weid mich ,na derf er mich àa schlàan !» Pour elle, pas question de contester le droit de la battre à celui qui la vêtait et la nourrissait.
On peut se demander si Charlotte, l’une des concubines du gitan Frischhertz, a eu la même réaction lors du châtiment : pour avoir porté atteinte à son honneur en le cocufiant, l’«Oberamtman» d’un coup sec de son Hirschfänger, lui a tranché le nez.
Enfin, pour boucler ce tour d’horizon, il reste à évoquer les métiers annexes, qui permettent aux voleurs de subsister par temps de chômage, et que relèvent les fiches de signalements.
A la morte saison, lorsque les routes restent désertes et que les bourgeois se barricadent et se calfeutrent chez eux, les truands se livrent à des activités diverses.
A base de plumes et de glu, Hahnen-Kasper confectionne des coqs miniature mis à l’étalage sur les marchés de Noël. Wurzel-Lips et son associé Klein-Hannes vont déterrer des racines pour un apothicaire de Strasbourg, auquel à la belle saison, ils livrent aussi des «spanische Mucken», ou mouches cantharides qui, pilées, entrent dans la composition des aphrodisiaques, les viagras de l’époque. Natif d’Alsace, Welsch Andrès qui a appris le welsch pendant son service dans l’armée française, s’est spécialisé dans le tressage des «Bändelschuh», espadrilles confectionnées avec des lanières de tissu. Le mercier Jérémia, dit «Fingerhut», dont le coffre à bretelles et à tiroirs, regorge de «galanteries», fait la tournée des villages en compagnie de Gläser-Lips, qui transporte dans sa hotte, des porcelaines emmaillotées de peaux de lapins, tandis qu’Eisenfresser Heinrich, en intermittent du spectacle, se produit dans son numéro d’avaleur de sabres sur le parvis des églises, et anime les bals de kermesses avec son violon.
Et puis, il y a les vanniers, étameurs, rémouleurs, petits métiers qui ont subsisté jusqu’au 20è siècle, et parmi lesquels figurent aussi les ventouseurs, dits «Schreffer ou Schröpfer».Ceux-là, tel Benzheimer Heinrich, expert aussi dans l’art de la saignée, sillonnent les campagnes, à la recherche de patients.
Aux dires des anciens de Didenuff , le ventouseur était d’ailleurs, au 19è siècle encore, un personnage important dont, une fois l’an, l’appariteur annonçait le passage; sur quoi, tout le monde rentrait se mettre au lit, pour se faire traiter à titre préventif, contre les «rhumatisses» et fluxions de poitrine.
En conclusion, malgré la rudesse de ses mœurs et de son mode de vie, cette population dégage dans son ensemble, une impression de truculence rabelaisienne, d’aptitude à l’auto-dérision, de vitalité exhubérante, en contradiction avec la notion globale de «gibier de potence», que lui appliquent les bien-pensants.
Aussi, pour être tombé sous l’emprise d’un gitan, Jean Bany, adolescent sans malice, sera-t-il la victime pathétique d’un préjugé allié à la raison d’Etat.
II. La triste histoire d’un petit colporteur
1. Cambriolage et arrestation
En cette soirée du 28 novembre 1761, dans les nappes de brouillard qui montent de l’Isch, le village de Drulingen, une quarantaine de feux environ, s’apprête à s’endormir. Au relais de poste de l’auberge Herrenschmidt, le garçon d’écurie ferme le portail de la cour, tandis que le veilleur de nuit armé d’une lanterne, répète sa ritournelle une dernière fois à la sortie du bourg, du côté de Gungwiller.
- Ihr lieben Leuten, lasst euch sagen, die Glock hat zehn geschlagen….
Il est dix heures, et peu à peu, derrière les vitres, les derniers quinquets s’éteignent.
Sur la chaussée, deux silhouettes apparaissent, furtives. Elles traversent le pont, longent le quartier de l’église, puis s’engagent à main droite dans un chemin qui mène aux champs, et que borde à mi-pente, la maison de Hans Adam Martzloff.
Là, les deux rôdeurs s’arrêtent, scrutent les alentours, puis pénètrent dans le jardin qui s’étend derrière les bâtiments et aboutit à une petite cour.
Jean Bany réussit à s’introduire dans le logis par la fenêtre de la cuisine et va ouvrir la porte à Dominique Danner, le gitan, qui prendra tout son temps pour inspecter les lieux.
Après avoir fourré quelques victuailles et un cruchon d’eau de vie dans son havresac, il se dirige vers la pièce attenante, d’où leur parviennent les ronflements du couple Martzloff, et où l’uniforme et le sabre qu’il convoite sont accrochés à une patère.Tremblant de peur, l’adolescent s’en empare puis va ouvrir la porte du couloir qui mène aux dépendances.
Dans la grange, le gitan rafle au passage quelques vieilles couvertures de cheval, puis fait signe à Bany de se charger du caparaçon du lieutenant, frère du propriétaire.
Ils parviennent sans encombres au bout du jardin où Bany s’arrête, pour déposer contre le muret, la lourde housse d’ornement dont Georges Marzloff revêt son cheval lors des parades.
- Elle est à quelle distance, la scierie ?dit l’adolescent
- -Trois heures de marche, pourquoi ?
- S’il me faut traîner cette housse, je n’y arriverai pas! Et si on nous poursuit ?
Le gitan se rend à l’évidence, si bien que le lieutenant de cavalerie au Royal-Nassau, retrouvera son caparaçon au fond du jardin de son frère.
Au pas de course, les visiteurs clandestins grimpent à travers les vergers, jusqu’au sommet de la pente.
-De là-haut, on verra si le ronfleur donne l’alarme! dit Danner En attendant on va faire une pause casse-croûte et goûter son schnaps.
L’adolescent, qui claque des dents, s’enveloppe dans une couverture et s’affale dans l’herbe, se jurant que l’on ne l’y reprendra plus.
En ricanant, son mauvais génie lui tend le cruchon :
-Ah ! la belle recrue que voilà; Bois, mauviette, ça te requinquera! Allez, avale !
Peu à peu, Bany se détend, et pendant leur repas de pain, beurre et lard, copieusement arrosé, Danner se met à évoquer son repaire au fond du Herrenwald à Renchen, où les gitans font la loi.
-Tu m’y accompagneras dit-il, tu y gagneras mieux ta vie qu’avec ton médicastre !
Le jeunot lutte contre les vapeurs qui lui brouillent la vue.
-Non merci, dit-il, la voix pâteuse, pourquoi voler le pain quand les ménagères me le donnent gratis ?
Soudain menaçant, le gitan se penche vers lui :
-Regarde-moi, blanc bec, écoute-moi et retiens ce que je dis : si jamais tu me vends, si jamais tu prononces mon nom ou celui du Herrenwald, je te retrouverai où que tu sois et je viendrai te découper la peau en lanières.
Martelé d’une voix cinglante, le message se grave dans la mémoire de Bany!
Dans le village en contre bas, rien ne bouge. Ils peuvent lever le camp :
-Debout! on a encore du travail!
L’ingénu vacille, saoul comme un polonais, tandis que l’autre le charge du sabre, de l’uniforme noué en balluchon et du pistolet qu’il lui glisse dans la ceinture, tout en lui dévoilant son projet : voler en passant, un mouton dans la bergerie de Christian Wehrung, histoire de rapporter à la famille de quoi fêter les retrouvailles.
-Tu feras le guet, le reste je m’en charge, avanti !
Mais près de la bergerie, à la sortie du bourg, ils se font repérer et c’est la débandade. Ils s’élancent sur la chaussée de Phalsbourg, puis bifurquent à droite dans le chemin de Siewiller, où leur piste se sépare; car Danner a décidé de larguer son compagnon, qui immanquablement va se faire arrêter, et tant pis pour l’uniforme !
Bany ne court pas, il vole, en pilotage automatique à travers un brouillard si dense que toute perception, toute pensée s’y engloutit.
Ce n’est que lorsque ses poursuivants le cravatent au lieu-dit am Mühlberg, qu’il reprend conscience de la réalité. On le ligote et il se retrouve cloué au sol par les coups de pieds qui pleuvent. Alors la panique le submerge, et, comme un enfant pris de peur, il fait dans sa culotte. Le maire Philippe Finck; constate son état d’ébriété, et le fait coffrer sous bonne garde dans un local de la maison commune.
Le gitan, lui, court toujours, mais quelques marathoniens relèvent sa piste (on n’explique pas comment) et après un parcours d’une quinzaine de kilomètres, ils aboutissent effectivement à la scierie Roos, qui du reste est transformée en auberge depuis fort longtemps.
La veuve Mährlinger, tenancière des lieux, leur confirme qu’en effet, à six heures du matin, un tsigane a fait irruption dans la salle, où un groupe de quatre personnes arrivées la veille l’attendait visiblement.
Le message qu’il leur a communiqué a semblé les paniquer tous, au point qu’ils n’ont même pas fini leur soupe. Ensemble ils ont déguerpi et disparu dans la forêt.
Pendant ce temps, à Drulingen, le maire rédige son rapport, selon lequel une bande de voleurs et de scélérats vient d’opérer des cambriolages nocturnes dans la commune. Entre autre, il mentionne un détail qui relève du commérage ou d’un tentative de gonfler le «crime» : lors de son arrestation, le délinquant aurait incité son complice à tirer, mais le mousquet du gitan se serait enrayé.
Par courrier spécial, ce rapport parvient à Harskirchen en fin de matinée. A la Chancellerie, il déclenche une vague d’excitation. Enfin on va pouvoir se mesurer à un cas de haute criminalité, et démontrer aux prétentieux de Sarrebruck, les capacités des fonctionnaires de l’ « Obere Grafschaft ».
Pour l’instant, il faut sécuriser la geôle et organiser pour le lendemain, le transfert du prisonnier.
2. Les difficultés de l’enquête
Comme un feu de broussailles, les nouvelles de Drulingen se sont propagées à travers le comté et les seigneuries avoisinantes. On ne parle plus que du bandit capturé et de ses comparses, qui courent toujours, avec une fascination mêlée de crainte, qui pimente la monotonie des jours.
A la chancellerie de Harskirchen, c’est le branle -bas de combat. Il s’agit de rassembler au plus vite les indices concernant les bandes en fuite, afin de pouvoir diffuser les signalements.
Mais à mesure que s’accumulent les dépositions, les enquêteurs complètement débordés se rendent compte de l’énormité de la tâche. Ils se trouvent confrontés à un puzzle géant, dont il faut repérer les pièces dans une multitude de témoignages d’une fiabilité incertaine.
Venus des quatre coins du territoire, les témoins convoqués défilent au greffe pendant des semaines. Ils sont intarissables, pour une fois qu’on les écoute, et du magma recueilli il faut ensuite extraire les informations utiles, qui déjà couvrent à elles seules une cinquantaine de pages.
Pour séparer le vrai du faux, on procède par groupes. Exemple : 14 personnes sont sommées de répondre à la même liste de 16 questions; puis avec les 224 réponses obtenues, on établit un tableau synoptique pour faire apparaître les divergences et les similitudes entre les diverses allégations.
Aussi, parmi les scribes, une impression de saturation excédée se généralise, traduite par une boutade du secrétaire Braun :
-Il serait temps de décider si ce foutu caniche est noir à taches blanches ou blanc à taches noires !
Enfin les portraits robots sont au point, et l’on procède à leur diffusion, notamment dans la baronie de Fénétrange et au pays de La Petite Pierre, plutôt malfamé, du fait que dans ses massifs forestiers et ses abris sous roches, beaucoup de gitans trouvent refuge.
Traduction des «Steckbriefe»
«Signalement de la compagnie de Johannes Bany, détenu à Harskirchen et natif d’Obersachs au pays des Grisons :
1ère clique
-Joseph Bany, frère du détenu, se fait passer pour un marchand d’huiles et opérateur d’hernies; âgé d’environ 40 ans, barbu, cheveux noirs, assez petit et trapu, il porte une redingote de lainage gris, un chapeau de feutre noir, sur le dos un coffre d’onguents, pommades et autres remèdes.
- sa femme, 24 ans, native du pays de Souabe, teint pâle, porte un bonnet à dentelles noires, et une jupe ourlée d’une bande de tissu rouge.
- La sœur de la précédente, 19 ans, également vêtue à la Souabe, porte généralement l’enfant du couple, un bambin âgé de deux ans.
Ils sont accompagnés d’un caniche blanc à taches noires.
2ème clique :
- Un grand tsigane de belle prestance, portant une redingote bleue à boutons de laiton, un chapeau noir à ruban d’argent et des chausses de lin. Teint basané, yeux et cheveux noirs, noués en boucle sur les oreilles, petite moustache, il se fait passer pour un ex-soldat de l’Armée impériale.
- Un deuxième tsigane, un peu plus petit et moins noir de teint, dont la tenue, comme celle du précédent, dénote une certaine élégance.
Ces deux individus, probablement d’anciens militaires, parlent le français, l’allemand et la langue tsigane.
- Deux jeunes femmes souabes, 18 et 24 ans, dont l’aînée, probablement la compagne du grand tsigane, porte un bonnet de taffetas bleu à dentelles d’argent.
- Une vieille tsigane, très basanée, laide, vêtue de haillons.
En somme les deux cliques de «terroristes» n’ont rien de franchement patibulaire, mais les ministres de l’époque entretiennent par leurs ordonnances, la psychose du peuple.
Parallèlement aux travaux des scribes de Harskirchen, on procède aussi à des enquêtes sur le terrain. Celle menée à Drulingen, par l’assesseur Schoell, a enrichi le dossier Bany de quelques pièces intéressantes
– Une carte soigneusement exécutée, où les localités de Bockenheim, Lutzelstein et Saverne, sont représentées en place forte, dont la légende est libellée comme suit : «plan approximatif de la situation des villages de part et d’autre de la chaussée de Bockenheim à Phalsbourg, que l’inculpé Johannes Bany et sa compagnie ont parcourus entre le 22 et le 29 novembre 1761» (l’écart de la Roosische Sägemühl correspond sans doute à l’actuel hameau d’Oberhof)
– Un plan du logement de Hans Adam Martzlof, accompagné de légendes explicatives des différents points, désignés par les lettres de l’alphabet. Là aussi, l’itinéraire des voleurs est reproduit en lignes pointillées.
Ces documents incitent à aller vérifier sur place, s’il est encore possible de retrouver dans le Drulingen actuel les bâtiments et lieux indiqués sur les plans.
Il semble que oui. Face à la pharmacie, l’ex propriété de Christian Wehrung est assez facilement repérable, celle de Hans Adam Marzlof correspond sans doute à l’actuelle boulangerie près de l’église, et le «Sieweilerweg», se nomme aujourd’hui «chemin du Muhlberg».
En conclusion, on peut dire que les fayots de Harskirchen ont fait du beau travail pour se profiler aux yeux de leurs supérieurs. (« Eindruck schinden » disent nos cousins germains).
Mais revenons au malheureux héros de cette histoire et aux épreuves qui l’attendent.
3. Les stations d’un chemin de croix
Dans la matinée du 30 novembre 1761, Jean Bany quitte Drulingen sur une charrette à ridelles, les mains liées dans le dos, la tête couverte d’un sac de chanvre.
L’escorte est maigre : quelques notables à cheval, quelques paysans armés de vieux mousquets, car depuis pas mal de temps déjà, la milice du Comté s’est délitée.
Au passage du convoi, les villageois constatent, surpris, que le brigand sensé avoir terrorisé tout Drulingen, se réduit à un petit tas de misère. Toutefois, de l’avis général «s’il en est là, c’est bien qu’il l’a cherché».
A son habitude, les yeux fermés, Bany se réfugie dans la prostration. Car au fond du malheur, là où il n’y a plus rien à espérer ni à craindre, la peur s’apaise.
A Harskirchen, la charrette s’arrête à proximité de l’église. Le somnambule est remis aux autorités et conduit à sa cellule, où son regard se fixe sur l’arbre, qui agite ses branches nues derrière les barreaux de la lucarne .On l’avertit de l’interrogatoire du lendemain, puis la porte se ferme sur un claquement de verrou.
Allongé sur le grabat, il fixe son attention sur les plaques de salpêtre du mur pour échapper à l’angoisse qui se réveille, et peu à peu, il replonge dans la léthargie. La faculté de s’absenter quand la douleur est trop grande, lui paraît naturelle, il ne s’en étonne pas. Est-ce au cours de son enfance orpheline, que s’est forgée la mystérieuse carapace qui intriguera les médecins et les bourreaux.
4. Les interrogatoires.
Bany n’a aucune notion de ce qui l’attend. Il sait seulement que le monde est devenu hostile, et qu’il y fait de plus en plus froid.
Les sept interrogatoires qu’il subira s’échelonnent entre le 1 décembre 1761 et le 15 juillet 1762. Ils ont pour but, non pas d’établir la vérité, mais de relever les éléments à charge et les pièces à conviction, voire de les fabriquer par interprétation spécieuse ou escamotage de détails, afin de légitimer le verdict aux yeux du monde.
Car le sort du prisonnier est scellé d’avance. Le bon et jovial Wilhelm Heinrich, par la grâce de dieu Comte de Nassau-Saarbruck et Sarrewerden, dénie à l’adolescent le droit à l’existence : pour disperser la racaille et remettre le peuple à la tâche, il est nécessaire de statuer un exemple.
Le 4 décembre, neuf soldats arrivent de la capitale pour assurer la surveillance de la prison sous le commandement du caporal Höll. Dans ses bagages, le détachement transporte une cage de fer (eiserner Springer) où, sur ordre du Prince, le criminel doit être enfermé. On pense aux «fillettes du roi», ces cages de fer à pointes cloutées, dans lesquelles Louis XI exposait ses ennemis au château de Plessis les Tours, et qui lui valurent son renom de cruauté.
Au cours des interrogatoires, Bany parle sous l’emprise de la voix qui ne cesse de le hanter : «où que tu sois, je te trouverai…».
Il est né le 30 novembre 1742 à Chalon sur Saône où son père, «Feldscher» ou chirurgien de l’armée était stationné à l’époque. Sa mère est décédée depuis longtemps. Son père, blessé au cours du siège de Berg op Zoom dans les Pays –Bas, est mort des suites de ses blessures à Huningue en Haute Alsace, sur son chemin de retour au pays.
A ce propos, le laissé-passer trouvé sur l’inculpé est établi le 12 août 1761 à Huningue au nom de Joseph Bany et de sa famille, qui s’y sont rendus sans doute, pour recueillir les effets du défunts.
Pour pays d’origine, Jean Bany indique le village d’Obersachs dans les Grisons suisses. Aussitôt une demande de renseignements est adressée au bailli d’Obersachs, qui répondra que la famille Bany est inconnue dans la région.
Des métiers, Bany en a exercé plusieurs : valet de ferme en Suisse, artisan, marchand de porcelaine, porteur d’huiles, et, les neuf derniers mois, marchand de remèdes en association avec son frère.
Au sujet du cambriolage, l’orphelin invente une fable : ce soir-là, il revenait d la foire de sainte Catherine de Bouquenom, pour aller rejoindre les siens à Metting.
A l’entrée de Gungwiller; il a rencontré un inconnu qui se disait déserteur de l’armée française, ils ont fait route ensemble jusqu’à Drulingen, où son compagnon l’a saoulé à l’eau de vie au point de lui faire perdre l’esprit. Il ne se souvient donc, ni de l’itinéraire qu’ils ont suivi, ni du délit, s’affirmant innocent du crime dont on le soupçonne.
Les inquisiteurs s’enquièrent des tsiganes, en compagnie desquels le clan Bany a été vu.
-Une rencontre de hasard, dit l’adolescent. Ils sont contrebandiers. Une fois à Metting, ils se sont joints à nous pour boire; une autre fois à Eschbourg, mon frère a joué aux cartes avec eux dans la forêt, c’est tout ce que je sais.
«Pour se sortir de ce mauvais pas, notera-t-on, le prévenu recourt au mensonge, et refuse d’en démordre, fût-il confronté aux preuves qui infirment ses dires », conclusion transmise à Sarrebruck, d’où parvient la réponse des experts :
«Au vu du caractère retors et déterminé de l’inculpé, la méthode forte est à envisager pour l’amener aux aveux».
L’idée de la torture est donc lancée. Toutefois la prudence (ou plutôt l’hypocrisie) s’impose : il faut éviter toute précipitation et mener l’enquête à son terme, en relançant les appels à témoins dans les localités mentionnées par Bany et en reprenant au pays de la Petite Pierre, la chasse au fantôme du gitan.
Enfin, lorsqu’à la chancellerie, devant les nouvelles piles de protocoles, les sous-fifres commencent à perdre patience, le moment est venu, estime le bailli Stutz de passer à la phase suivante.
5. La torture
Le 6 mars 1762, un «récapitulatif» est adressé au gouvernement. Comme cette liste de chefs d’accusation, assortis de preuves (mensonge, espionnage, mode de vie suspect, incitation à la violence etc…) est oiseuse et marquée au sceau de la mauvaise foi, passons à «l’argumentation» finale :
«Si le prévenu était un honnête homme marchand de remèdes, il n’aurait été en possession d’un pistolet chargé. Ainsi donc on peut conclure que lui-même est un voleur et un bandit, pour avoir porté sur lui le «Diebsinstrument».
S’il était innocent, pourquoi son frère et sa belle-sœur ne sont-ils pas venus témoigner en sa faveur ?
Par conséquent, il faut pousser le prévenu aux aveux, du fait qu’il s’est rendu coupable d’un «forfait majeur» (vu la valeur des objets volés), voire d’un «forfait qualifié» (vu le port d’un pistolet armé).
L’ivresse n’est pas une circonstance atténuante, du fait que l’eau de vie était volée, donc consommée après le délit.
Un tel vol est punissable de mort.
Le délinquant sera donc soumis à la question pour l’amener aux aveux. La torture au 3ème degré est envisagée.
Signé : «Stutz»
Ce papier est à considérer comme une «humble suggestion» du bailli à ses supérieurs qui, pour d’obscures raisons, ne semblent pas pressés.
Le feu vert pour la torture est donné le 14 juin par sentence officielle des «Fürstlich Nassau-Saarbrückische geheim-Direktor, Hof und Regierungsräthe hieselbst» avec la griffe de l’un d’entre eux, Simon.
Il s’agit à présent de choisir le tortionnaire, qui doit disposer d’une expérience suffisante pour ne pas abîmer le client au point de le rendre inutilisable avant les aveux. D’abord on opte pour Johann Peter Hermann, le bourreau de Schopperten, avant de se raviser au profit du bourreau Rein de Sarrebruck.
Le 18 juin, Bany est avisé de la résolution .Une fois de plus il clame son innocence.
Le lundi matin, 22 juin, Rein arrive à Harskirchen avec son attirail, qu’il va mettre en place dans un local de l’Hôtel de Ville, où vient le rejoindre son collègue de Lorentzen.
Pendant ce temps, Bany est conduit à la chancellerie, où l’attendent le bailli Stutz, l’assesseur Schoell, le secrétaire Braun, ainsi que les échevins Jacob Muller et Hans Nickel Karcher de Harskirchen.
Les 11 questions qui lui seront posées, sont sa dernière chance de s’épargner par une confession les instruments de la torture.
Pourtant, bien qu’averti de l’enjeu, il persiste dans ses dénégations.
Il est donc mené dans la salle de torture, où les médecins-chirurgiens Louis et Gustav Dern viennent rejoindre la commission, pour intervenir en cas de besoin.
La question au premier degré commence par l’épreuve des «Daumenschrauben» : placés entre les mâchoires de deux étaux, les pouces sont écrasés progressivement par quelques tours de vis. S’attendant aux réactions habituelles, le bourreau est médusé, car Bany, les yeux clos, ne hurle, ni ne se débat.
Au bout d’un moment, sans avoir proféré un son, il semble tomber en pâmoison. Rein desserre les vis, de plus en plus éberlué par l’absence de réaction du patient.
Après une pause exigée par Louis Dern, qui est aussi «Stadtschultheiss» de Harskirchen, Rein applique les «Schniere» ou lanières de cuir, à l’aide desquelles les bras sont garrottés. Le supplicié reste immobile et muet, comme si l’évanouissement, que l’on estime feint, était réel.
Dans la salle, le silence est oppressant, autant que le tableau du petit gars aux yeux clos, qui, ligoté sur une chaise spécialement aménagée, a l’air d’un enfant malade.
Après deux minutes de garrots, les médecins examinent le pouls et déclarent l’évanouissement simulé.
Donc, re-belote. Les lanières de cuir sont resserrées pour réduire encore davantage la circulation du sang. Bany serre les dents, les yeux obstinément clos, et lorsqu’on asperge d’eau le visage, il a des soubresauts, donc pas de perte totale de conscience.
Après une pause de trois minutes, la torture reprend pour trois minutes d’éternité de souffrance, et toujours rien, ni cris, ni aveux.
Les médecins et Rein vont se consulter dans la pièce attenante. Ils concluent que, vu la faiblesse du patient, il est nécessaire de lui accorder une demi-heure de répit. On le détache pour l’étendre par terre.
C’est sur cette note que s’arrête le procès verbal, signé par les deux échevins et accompagné de l’attestation des deux médecins : «la torture a dû être interrompue jusqu’à nouvel ordre».
Cela ne signifie pas pour autant que la clémence va pouvoir jouer un rôle désormais dans la politique! Mais Dern interviendra pour interdire dorénavant l’utilisation des fers qui, jusque là, encerclant les poignées et les chevilles du malheureux, l’enchaînaient chaque soir à son grabat et transformaient ses nuits en calvaire.
Le lendemain, au procès verbal destiné à leurs Excellences, le bailli prend le risque d’ajouter quelques timides observations sur la nécessité d’une pause de quelques jours avant le passage au 2ème degré, et sur le doute qui assaille les témoins du supplice : la torture peut-elle être efficace sur des individus qui, comme le prévenu, sont sujets aux convulsions et manifestent une grand détermination ?
La réponse arrive promptement : ordre de s’enquérir si le prévenu souffre d’épilepsie ou s’il est drogué, puis appliquer le 2ème degré.
Stutz, qui sait lire entre les lignes, se dit que les scrupules ne servent à rien, sinon à nuire à sa carrière.
Louis Dern toutefois, estime que, vu l’état du supplicié, la médecine a son mot à dire. Les bras tuméfiés de Bany, sont couverts d’ecchymoses et de plaies, ses pouces sont écrabouillés. Pour l’instant il faut soigner tout ça pour éviter la septicémie.
Au bout de trois semaines, le 13 juillet, il signale que les plaies sont en voie de guérison. Selon les déclarations du geôlier, le prévenu n’a jamais donné de signes d’épilepsie, et après perquisition de la cellule et fouille du prisonnier, on affirme n’avoir trouvé nulle trace de drogue.
Dès lors, la reprise de la torture et fixée au surlendemain.
La question au 2ème degré.
Le 15 juillet, à la chancellerie, le cérémonial se répète à l’identique, un rituel surréaliste, où l’obstiné reste fidèle à son rôle.
-Non, dit-il encore et toujours.
Dans la salle de torture, le bourreau lui présent les nouveaux instruments, «bottes espagnoles» et monte-charge à poulie, avec lesquels, s’il ne cède pas, il va pouvoir faire plus ample connaissance.
Et une fois de plus, rétracté et taciturne, l’anti-héros fera preuve d’héroïsme. Sa crainte du gitan suffit-elle à expliquer une telle endurance ? Ce secret-là, Bany ne le livrera jamais.
Le jour se lève à peine, car cette fois la séance débute à 4 h du matin, et l’aube incertaine et sans promesses contribuera peut-être à fragiliser les défenses de l’incompris.
Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Il subit pendant 9 minutes l’écrasement de ses pouces aux ongles arrachés, sans autre résultat que deux petites flaques de sang sur le plancher.
Après 9 minutes de pause, c’est le tour des bottes espagnoles, étaux conçus pour l’écrasement des pieds, auxquels Rein donne quelques tours de vis énergiques. En tressaillant, Bany ouvre les yeux, pousse un profond soupir (innerlich tief geseufzet), puis en silence, ses paupières retombent.
Durée de la procédure : 17 minutes en tout, encore un bout d’éternité chronomètrée, tout bruissant d’exhortations que l’évadé n’entend pas.
Enfin le supplicié est soumis à une variante de l’estrapade : les pieds fixés au plancher, les poignets à la corde de la poulie, il est étiré pendant 16 minutes, tenu à l’œil par le bourreau, qui veille à ne pas lui déboîter trop vite les articulations ;
Ensuite, les pieds libérés, il se retrouve suspendu à quelques toises du sol, le poids du corps exerçant sur les bras une tension qui devient insoutenable.
Alors, en même temps que ses os, la volonté de Bany craque. Il hurle, il supplie, il jure de tout dire.
Tandis que Rein lui délie les poignets, les échevins soutiennent à bras le corps la carcasse désarticulée, qu’ils vont poser sur une chaise, car Bany ne tient plus sur ses pieds et n’en retrouvera pas l’usage de sitôt.
6. Les aveux
Lorsqu’il a repris son souffle, on passe à l’interrogatoire, et Bany parle.
C’est le gitan qui l’a entraîné dans le vol à Drulingen, mais son frère n’était au courant de rien. C’est le gitan qui a pris l’uniforme, tandis que lui-même faisait le guet. Ensuite il l’a fait boire, menaçant de le couper en lanières en cas de trahison.
Il avoue aussi avoir indiqué la maison Martzloff pour y avoir repéré l’uniforme, car le «grand noir» voulait des habits neufs. En revanche, il répète ne jamais lui avoir enjoint de tirer.
Son patronyme est Wasserbach, qui traduit en patois des Grisons; s’est transformé en Bany, car ba=eau, ny=ruisseau.
Le berceau des Wasserbach est Altendorf, un village du canton de Schwitz, où est toujours domicilié son oncle maternel, un homme fortuné.
Finalement, l’ingénu n’avait rien à cacher, à part les noms de Danner et du Herrenwald, qu’il passera sous silence, conditionné à mort, c’est la cas de le dire, par une terreur irrationnelle, et bradant ainsi, à son insu, la dernière miette de chance d’échapper à la potence .
La séance s’achève à 9h du matin. Dern a enveloppé de compresses les pieds de l’estropié, qui, sur un brancard, est transporté dans sa cellule, et le jour même est adressé au Landamman du canton de Schwitz une demande de renseignements sur la famille Wasserbach.
Datée du 9 août, la réponse parviendra à Harskirchen le 21 août, au rythme des services de messagerie de l’époque. Elle confirme les déclarations de Johannes Wasserbach, dit Bany, dont cependant seul son oncle se souvient, car il n’a séjourné que peu de temps à Altendorf, où il s’est comporté en «garçon honnête, serviable et franc».
Entre temps, le 7 août, soutenu par deux hommes et une paire de béquilles, Bany a pu se rendre à la chancellerie pour la ratification de ses aveux, une formalité que Schoell surtout à hâte de voir s’accomplir, et que le médecin est parvenu à retarder de quelques semaines, en déclarant son protégé inapte au déplacement.
Après lecture du procès verbal en présence de la commission, Bany complète spontanément ses aveux par quelques détails, puis y appose sa signature, ou une croix (le document ne figure pas dans son dossier), et on l’imagine soulagé, reprenant timidement espoir.
Car il ignore que ce document est la pièce à conviction, sans laquelle le procès n’aurait pu avoir lieu, et d’autre part il ne peut concevoir que ses protestations d’innocence n’ont absolument rien changé à sa situation.
7. Derniers préparatifs et sursis imprévu.
Tout au long du mois d’octobre 1762, sur les routes du Val de Sarre entre Sarrebruck et Harskirchen, c’est un va -et -vient incessant d’estafettes au galop, porteurs de rapports et d’instructions.
Le 5 octobre, ordre est donné de faire ériger sur le lieu de l’ancien gibet, une potence à trois piliers en bois dur, en renforçant de fer blanc les trois poutres transversales aux endroits de jonction pour éviter le pourrissement trop rapide du bois.
La discrétion est recommandée : pas de commentaires intempestifs, ni d’annonces sur l’imminence du procès.
Par retour de courrier la chancellerie s’engage à faire exécuter l’ouvrage «d’ici lundi prochain».
Le gibet sera dressé, à une distance de moins de 2km, au lieu -dit «Galgenberg» sur le ban de la Ville-Neuve. 74 ouvriers s’activeront sur le chantier, pour le salaire d’un repas à l’auberge Georges Reeb, «Rathswirt» à Harskirchen.
Le 9 octobre, le verdict estampillé, signé par les membres du gouvernement et portant la griffe de Wilhelm Heinrich, parvient à la chancellerie, avec l’annonce de la date fatidique : le procès et l’exécution auront lieu le 15 octobre, en présence d ‘un contingent de 20 grenadiers de Sarrebruck. Cette date sera annoncée 3 jours à l’avance à l’inculpé, auquel on assurera l’assistance d’un prêtre.
Le 11 octobre, Stutz signale au gouvernement qu’un contingent plus important serait souhaitable, vu que la milice inexistante sera remplacée par un quart des hommes du bailliage, armés seulement de bâtons.
Le 12 octobre : un contingent de 30 grenadiers est accordé, et des consignes données à propos de la dépouille de l’exécuté, à livrer au Collège de Chirurgie et d’Anatomie de Sarrebruck.
Par retour de courrier est expédié le compte-rendu des réactions de Bany, auquel on vient d’annoncer la date de son exécution.
Faite par Schoell, en présence de Stutz et de Braun, l‘annonce a provoqué une violente commotion. Après le choc encaissé en silence, le condamné s’est écroulé, secoué de sanglots «lamentables», suppliant de commuer le sentence. On lui conseille de s’en remettre à Dieu, il s’évanouit, on le ranime, il clame son innocence et enfin donne le nom du coupable, Dominik Danner, le gitan, qui a causé son malheur. Il livre aussi le nom de son domicile, le «Herrenwald», situé outre-Rhin près de la ville de Renchen, et celui du 2è gitan, Friederich.
Enfin, résigné, il demande l’assistance d’un capucin à la place du curé.
Le 13 octobre, réponse de Sarrebruck : l’exécution est ajournée jusqu’à nouvel ordre et le nécessaire doit être fait pour capturer le gitan Danner.
Pour le Prince et ses ministres, il s’agit là d’un contretemps qui les agace, mais la loi exige que le aveux, même tardifs soient vérifiés, et l’éventuel complice traduit en justice.
Agacé, on l’est aussi à Harskirchen. La perspective d’un voyage à Renchen ne séduit personne; il pleut, et en plus il faut avertir les maires de démobiliser leurs échevins.
Pour l’expédition dans le fief d l’évêque de Strasbourg, c’est Ludwig Dern qui se porte volontaire.
Avant d’entreprendre sa chevauchée vers Renchen, Dern va avertir son protégé du sursis, et le presser de questions pour tenter d’obtenir des informations supplémentaires. Mais Bany a beau se creuser la tête, il ne sait rien de plus, à part que Danner a servi au régiment Champagne, et Friederich chez les Prussiens.
Dès lors, le petit colporteur va subir une nouvelle torture, la pire de toutes : 10 jours d’incertitude, l’estrapade entre l’espoir et le désespoir, le cauchemar des images du supplice final, la solitude absolue face à l’indifférence d’un monde sans pitié.
Le 24 octobre Dern est de retour, recru de fatigue et démoralisé à l’idée du pauvre estropié, auquel il faudra annoncer l’échec de la mission.
Son rapport sur l’expédition décrit la situation dans la seigneurie d’Oberkirch, où les tsiganes en grand nombre narguent effectivement les forces de l’ordre, au grand dam du nouveau bailli de Renchen, qui avoue son impuissance. Face aux bandes armées, retranchées dans le Herrenwald, ainsi que dans les bois voisins du «Maywald» et du «Kerkerwald», la milice est trop faible pour intervenir. Quant aux bourgeois, ils profitent de la situation, acceptant l’argent des râpines dans leurs échoppes, ainsi que l’invitation aux beuveries dans les rues de la ville, où les gitans les arrosent à pleins tonneaux.
Pièce jointe à ce rapport, l’attestation du Sieur de Maillot, conseiller épiscopal et grand bailli de la seigneurie d’Oberkirch : «nous certifions que le sieur Dern a consciencieusement exécuté sa mission, et nous nous engageons à faire arrêter les deux individus recherchés, dès que l’occasion s’en présentera».
Le 25 octobre : un compte-rendu succint du voyage et l’attestation de Maillot seront expédiés à Sarrebruck.
Le 27 octobre : décision laconique de Wilhelm Heinrich : «Résolutio Serenissimi : que l’on ne diffère pas davantage l’exécution !»
L’exécution et le procès qui la précède, auront lieu le 29 octobre 1762.
Pour boucler les préparatifs, le délai est court, mais comme deux semaines plus tôt les membres du tribunal ont déjà pu s’initier à leur rôle, il suffira d’une ultime répétition dans la salle du greffe, où le «script» de la mise en scène sera relu.
Car le procès, qui se déroulera sur la place du marché (aujourd’hui la cour de l’école), est une pièce de théâtre, dont le rituel s’inspire des procès de sorcellerie du Moyen-Age.
C’est le gouvernement qui a désigné les intervenants.
La fonction de juge est octroyée à l’assesseur Christian Gottlieb Schoell
Le notaire Christophe Haun assurera celle de procureur («Fiscal» ou «peinlicher Ankläger»).
Le greffier Georges Braun rédigera les protocoles.
Le secrétaire Georges Herrenschmidt servira d’avocat à l’accusé.
Les «Gerichtsshöffen» ou échevins de la commune, Jacob Muller, Hans Nickel Karcher, Philipp Rheinhard Eitelwein et Ludwig Silbereisen, feront également partie du tribunal à titre de «Blutschöffen».
On note l’absence du bailli Stutz. A-t-il été exclu pour avoir osé suggérer que le jeune âge du criminel pourrait justifier une mitigation de la sentence ?
8. Le procès et l’exécution.
Le 29 octobre, vers 8 h du matin, sous le commandement du Stadtschultheiss Dern et de l’ex-militaire Wölflinger, les bourgeois de Harskirchen, armés de fusils, et les délégations villageoises munies de bâtons, se dirigent au pas vers la place du marché, pour y former un cercle autour de la table ronde, qui est placée au centre, recouverte d’un drap noir.
A cette table prennent place, le juge, portant l’épée au côté, à sa droite le fiscal, puis le greffier muni de son attirail de dactylo, et les échevins de justice en houppelandes noires.
Quand l’inculpé apparaît, escorté par le commando de grenadiers, la foule massée autour de la place fait silence.
Bany est placé devant la table, face au juge, à proximité d’un escabeau, posé là en cas de malaise de l’estropié.
La solennelle mascarade peut commencer.
Le juge fait signe à l’huissier, qui, après avoir frappé les trois coups usuels avant l’ouverture du spectacle, ordonne d’une voix de stentor.
-Comme en ce lieu justice doit être rendue, que ceux qui n’ont rien à dire fassent silence !
S’engage alors, entre le juge et les échevins, l’échange rituel des questions-réponses pour rappeler au peuple que, mandaté par Dieu, le prince est investi de la fonction de juge souverain et que le jugement sera rendu selon sa résolution.
Puis le procureur se lève pour lire l’acte d’accusation, rédigé par Schoell, qui en 8 articles démontre que le «Maleficant» est un élément nuisible à la société, et que le vol important et dangereux qu’il a commis «ein grosser und gefährlicher Diebstahl» est passible de peine de mort.
Pour rappeler les droits de l’accusé, les échevins exigent alors qu’il soit assisté par un «Defensor».
L’avocat prend à part le misérable cramponné à ses béquilles, et après l’avoir consulté pro forma, demande la clémence.
Réponse en chœur des échevins :
-Clémence sera accordée dans la mesure où le permettent le droit et la loi.
-A présent, voulez-vous que soit annoncée publiquement et exécutée la sentence rendue par notre gracieux Prince et Seigneur ? dit le juge.
-Oui, nous le voulons !
La sentence sera lue par le greffier, et ratifiée par le chœur des béni-oui-oui :
-«En châtiment de son forfait, le Maleficant est condamné à la pendaison.»
Là-dessus le juge brise en deux la baguette posée devant lui, et en jette les morceaux aux pieds du condamné, qui, incité à rentrer en lui-même pour faire pénitence, et recommandé à la miséricorde de Dieu, est remis aux mains du bourreau, Friederich Ludwig Hermann de Lorentzen.
Ces détails sont consignés dans le script, intitulé «Formalia», que l’on imagine posé sur la table ronde le jour du procès. La pluie est tombée sur la liasse de 8 feuillets, dont les derniers sont quasiment illisibles, si bien que, même à la loupe, on n’y devine que quelques bribes sur la suite des évènements :
Dans un ordre prescrit, le cortège se forme, pour s’acheminer au son du glas vers le «Galgenberg», où le bourreau et ses deux aides accompliront leur besogne.
Au pied de l’échafaud, flanqué de deux prêtres dont on ignore l’identité, le «pauvre pécheur», comme Schoell l’appelle désormais dans son compte-rendu de l’exécution, a demandé pardon à ses juges, comme à d’autres personnes, d’une voix forte et courageuse ( laut und mit viel Herzhaftigkeit ).
De quoi peut-il demander pardon, sinon du fait d’exister ?
Puis tandis que son âme s’envole vers une hypothétique lumière au bout du tunnel, et que les grenadiers repartent vers Sarrebruck, avec dans leurs bagages, outre la cage de fer, une dépouille destinée à la dissection, le reste du cortège reprend le chemin de Harskirchen pour aller reformer le cercle sur la place, point final de la cérémonie et de l’existence d’un mal-aimé.
Ensuite seulement, Schoell donne congé à l’assemblée, qui ira se sustenter, en compagnie des «Herrschaften», dans une des auberges du village, dont la chancellerie paiera la note de 19 florins 5 schillings.
Le peuple, lui, est retourné à ses travaux et n’a pas le temps de s’attarder au souvenir du pauvre transi, grelottant sous la pluie, qui avait si peu l’air d’un mauvais sujet
-De toute façon, dit Peter à sa Kätt, la justice, c’est pour les riches.
Pour ma part, j’ai associé un lieu de deuil à cette histoire, le lieu où, d’instinct, je situais le gibet, avant d’apprendre que le «Galgenberg» de la Ville-Neuve s’étend en contre-bas.
Selon G. Matthis, notre historien de référence, l’ancien «Richtplatz» du comté se trouvait sur le ban de Zollingen, dont une partie fut attribuée à la Ville-neuve lors de sa fondation.
Aussi m’a-t-il semblé que du haut de la colline, à la croisée des chemins, c’est-à-dire à la «Kritzchaussée», donc visible de près et de loin, le gibet aurait joué au mieux le rôle dissuasif qui lui était assigné.
C’est ainsi que le carrefour de la «Kritzchaussée» m’est devenu un aide-mémoire; car lorsque j’y passe, je pense immanquablement à Jean Bany, avec l’illusion, devant le doux paysage qui s’étend à perte de vue, de partager avec lui les dernières images qu’il a emportées de ce monde.
Source : série 1 B 26, 42/43 Archives départementales, 5 rue Fischart Strasbourg.