C’est un amour déçu. Des absences qui empêchent que la fête soit totale. Après la large victoire, dimanche 3 juillet au Stade de France, face à l’Islande (5-2) et la qualification en demi-finales de l’Euro contre l’Allemagne, le pays semble tout à sa ferveur pour les Bleus. Et pourtant, de l’autre côté du périphérique parisien, à quelques encablures de l’enceinte dyonisienne, il y a comme un obstacle à l’amour qu’on porte pourtant souvent sans réserve, dans ces banlieues populaires, au football et à ses vedettes.
« Cela aurait été mieux s’ils avaient été là… » Ils ? Hatem Ben Arfa et Karim Benzema. Les deux joueurs n’ont pas été sélectionnés par Didier Deschamps pour le championnat d’Europe. Des absences qui sont souvent vues comme une injustice. Et une illustration de l’exclusion sociale que vivent de nombreux habitants de ces quartiers populaires, surtout ceux ayant une ascendance maghrébine.
« Identification aux joueurs exclus »
« Ce “on veut pas des reubeus en équipe de France”, on l’entend beaucoup. Il y a une identification aux joueurs exclus », confirme Rachid Santaki, auteur de polars à succès qui se déroulent dans les cités. Même les plus « footeux » partagent ce ressenti : « Bien sûr, il y a Sissoko, Pogba qui viennent de la région parisienne. Mais ma génération est déçue qu’il n’y ait pas de reubeus des quartiers, des mecs qui nous ressemblent », insiste Abdellah Boudour, militant associatif d’Argenteuil (Val-d’Oise).
Les noms des deux internationaux écartés reviennent en boucle. Tantôt on se désole pour l’un, tantôt pour l’autre ou les deux. Comme si leur absence créait un vide. Jordan traîne un peu dehors, en attendant la rencontre : « Les Bleus nous représentent bien sûr, mais c’est injuste pour Ben Arfa », dit ce jeune chômeur de 20 ans. Le joueur natif de Clamart (Hauts-de-Seine), qui vient de rejoindre le PSG, sort d’une très bonne saison avec Nice. Malika Saber, responsable d’équipement à l’école La Roseraie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), s’enthousiasme un peu plus, mais garde, elle aussi, une pointe de regret : « C’est une super équipe, elle représente la France mais il n’y a pas Benzema ni Ben Arfa, c’est dommage. »
« La sélection a été faite bizarrement »
Avant le quart de finale entre les Bleus et l’Islande au Stade de France, les 24 drapeaux des équipes nationales flottent sous la voûte de la halle du marché de Saint-Denis. D’énormes ballons juchés sur des containers trônent au milieu de plusieurs carrefours et les cafés ont pavoisé, mêlant parfois le drapeau français à celui de l’Italie ou du Portugal. Les discussions autour des étals comme dans les cafés tournent presque toutes autour du match. On prépare la soirée entre ftour (le repas de la rupture du jeûne lors du Ramadan) et télévision, car dans de nombreuses familles musulmanes la télévision sera allumée à défaut d’aller suivre la rencontre à la fan-zone, située dans le Parc de la Légion d’honneur.
Un groupe en terrasse, grimé aux couleurs nationales, se chauffe. « Benzema, c’est tant mieux vu le bordel qu’il a fait. Ceux qui le regrettent sont juste des rageux ! », s’emporte Clément, étudiant en psychologie. Pour lui, l’implication de l’attaquant – qui a remporté la Ligue des champions avec le Real Madrid – dans l’affaire du chantage à la « sextape » à l’encontre de Mathieu Valbuena justifie sa non-sélection. Son amie Aïcha, elle aussi étudiante, essaie de tempérer : « Supporter notre équipe de France, c’est le minimum car elle est multiculturelle mais… » Elle n’en dira pas plus, elle n’a « pas envie de se fâcher ».
« C’est une équipe où il y a beaucoup de talents individuels, on est derrière car c’est notre pays et notre équipe. Mais il manque Benzema et Ben Arfa », commente Rafaa, lycéen en jogging bleu qui se promène avec ses copains de lycée. « Moi j’étais pour l’Italie car je suis à moitié italien. Maintenant je suis pour l’Islande parce que j’ai pas envie de soutenir l’équipe de France. La sélection a été faite bizarrement », fanfaronne son pote Sofian.
« Notre équipe par défaut »
Dans les discours comme dans les sous-entendus, l’accusation d’un « deux poids, deux mesures » revient systématiquement, faisant fi des critères sportifs du choix de Didier Deschamps, le sélectionneur. « On aurait dû appliquer la même règle à Nikola Karabatic [le handballeur] et Earvin Ngapeth [le volleyeur]. Ils ont été condamnés, eux », assène Djaafar Ayad, président d’un club de futsal à Gennevilliers (Hauts-de-Seine). « L’acharnement médiatique » dont aurait été victime Karim Benzema en serait aussi la preuve. « On a un arrière-goût amer, ils ne se seraient pas déchaînés comme ça sur un autre », veut croire Nabil Koskossi, responsable de l’association Made in Sarcelles. Djaafar Ayad atteste lui aussi de cette bouderie chez les jeunes qu’il entraîne : « J’ai l’impression qu’il y a plus de détracteurs de l’équipe de France, comme si les reproches sur le style de jeu masquaient la rancœur de ne pas y voir les nôtres. »
« C’est notre équipe par défaut », lance un peu plus loin Adel, 21 ans, dans un nuage de fumée odorante, résumant un sentiment répandu dans la jeune génération comme chez les quadras, nostalgiques des Bleus de 1998. Dans ce miroir où le pays s’observe, il manque aux yeux de beaucoup ces deux joueurs qui leur ressemblent. « Ils viennent du même milieu que nous, on peut s’identifier à eux », assure Dave, un grand gaillard de 18 ans en bac pro vente. « D’un point de vue sportif, ils avaient leur place chez les Bleus. En fait, leur vie on s’en fout, ce qui compte c’est le résultat », renchérit Léo, étudiant en Staps venu de Torcy (Seine-et-Marne) voir le match.
Quelques heures plus tard, pourtant, tous ces fans de foot étaient devant leur écran ou dans la foule du Parc de la Légion d’honneur, sautant à chaque but des Bleus. « Faut arrêter ! C’est une des rares équipes où il y a de la diversité. On y voit des Blancs, des Noirs et ça représente la France. Et en plus ils gagnent ! », tranche Maymonna, lycéenne en terminale venue avec sa copine Laurie. Sur son visage d’ébène, les trois traits bleu, blanc et rouge coulent sous la pluie. « Faut garder le plaisir et ne pas se prendre la tête. Tout ça va s’estomper si on bat l’Allemagne », conclut l’écrivain Rachid Santaki.
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