Menu
Libération
Récit

En Hongrie, Viktor Orbán ou la crème de l’extrême

Le Premier ministre hongrois, qui a phagocyté les institutions jusqu’à vassaliser la Banque centrale, est perçu comme un «modèle» par les nationalistes européens.
par Florence La Bruyère, Correspondante à Budapest
publié le 20 mai 2016 à 20h31
(mis à jour le 21 mai 2016 à 17h58)

Les conservateurs au pouvoir en Pologne l’encensent, le chef du gouvernement slovaque l’estime, et pour Heinz-Christian Strache, chef du FPÖ, le parti d’extrême droite autrichien donné gagnant à l’élection présidentielle de dimanche, c’est un «modèle». Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, fascine. Ce politicien de droite nationaliste, partisan d’un Etat fort, magnétise les droites extrêmes d’Europe. Il a su prendre le contrôle total des médias publics, se tailler une loi électorale sur mesure et phagocyter les institutions démocratiques.

Dernière en date, la Banque nationale de Hongrie (MNB). Depuis qu’Orbán a nommé l’un de ses fidèles, György Matolcsy, à la tête de l’institution, en 2013, celle-ci est au cœur d’un scandale.

Tout a commencé par des dépenses fastueuses de la Banque : un château classé du XIXème siècle, puis un palais budapestois estimé à 34 millions d’euros et payé… 46 millions. La MNB a aussi acquis un tableau du Titien pour 14,3 millions d’euros et projette d’investir 30 milliards de forints (90 millions d’euros) dans l’acquisition d’œuvres d’art d’ici 2018. Jusque-là, rien d’exceptionnel - toutes les banques centrales investissent dans l’art – si ce n’est le montant astronomique des chèques.

Ce sont surtout les six mystérieuses fondations créées par la MNB qui ont causé le scandale. A mesure que le forint s’est déprécié, en raison de la politique de taux bas menée par la Banque centrale, ses réserves en euros se sont appréciées d’autant face à la devise hongroise. De quoi générer un «surplus» équivalant à 1,8 milliard d’euros en 2014. La MNB s’en est servie pour doter ses fondations de 830 millions d’euros, soit 1 % du PIB hongrois. Intrigués, plusieurs media commencent à s’intéresser aux dépenses de ces organismes.

Viktor Orbán tente alors d'étouffer l'affaire, en faisant adopter par sa majorité une loi orwellienne, qui stipule que «lorsqu'il est transféré à une fondation, l'argent public perd son caractère public». Mais le président de la République, pourtant un pilier du parti d'Orban, renvoie le texte devant la Cour constitutionnelle, qui l'annule le 31 mars.

Les fondations sont, depuis, contraintes de communiquer leurs comptes. On y apprend qu'avec les deux tiers de leur dotation, elles ont acheté des bons d'Etat, finançant ainsi le gouvernement, ce qui est en principe interdit. Le reste de l'argent, soit 80 milliards de forints (252 millions d'euros), a été placé ou fastueusement dépensé. La fondation Pada (Pallas Athéné Domus Animae) a acquis une maison baroque classée où elle ouvrira une boutique de vins et de fromages, après une rénovation - de 9,4 millions d'euros - confiée à un entrepreneur ami du Premier ministre. Ont aussi été financées une étude sur «le développement du secteur bibliothécaire en Afrique de l'Est» et l'édition d'une histoire de la Hongrie (123 000 euros) destinée à «façonner la vision des jeunes et à renforcer leur sentiment patriotique».

Largesses. Les projets semblent systématiquement surfacturés. Plusieurs proches du gouverneur ont bénéficié des largesses de la MNB ou de ses fondations, dans lesquelles siègent… les administrateurs de la Banque nationale, y compris le gouverneur, ainsi que des membres de sa famille, et ses protégés. «En dehors de ma famille proche, j'ai une centaine de cousins ; il est fort possible qu'une cinquantaine d'entre eux aient bénéficié d'un programme de crédits», s'est justifié György Matolcsy, le patron de la MNB, dans la presse hongroise (il a décliné les demandes d'interview de Libération). Autre problème : les fondations financent généreusement plusieurs programmes d'enseignement supérieur, dont un cycle de doctorat à l'université de Budapest et un autre à l'université de Pécs (sud de la Hongrie). A Pécs, les étudiants - des employés de la Banque centrale - reçoivent une bourse de 1 000 euros par mois, plus qu'un universitaire en début de carrière. «La Banque centrale utilise l'argent public sans aucun contrôle», a protesté le comité économique de l'Académie des sciences. Sous-financées par l'Etat, «les universités sont obligées d'adhérer aux desiderata ouverts ou implicites du donateur pour obtenir un financement, ce qui met en péril leur autonomie».

C'est la clef de voûte du régime Orbán : asphyxier les institutions pour mieux les vassaliser. Et créer des organismes parallèles à l'Etat, qui échappent à tout contrôle public. «La MNB n'a pas à assumer des responsabilités qui reviennent au ministère de l'Education ; une Banque centrale doit se limiter à conduire la politique monétaire», critique Péter Róna, ancien membre du conseil de supervision de la MNB et professeur à Oxford. Derrière l'ambitieuse pédagogie de la banque, il y a une idéologie claire. «Pour gagner les prochaines élections, il faut changer la façon dont pensent les gens, enseigner notre pensée dans chaque université, la faire rentrer dans la tête de tous les étudiants. Il faut faire table rase des formations existantes en sciences économiques», a expliqué sans ciller Csaba Lentner, ancien député d'extrême droite et administrateur d'une fondation, à la télévision.

«Rhétorique». Mais quelle est cette nouvelle économie prônée par György Matolcsy ? «La "flat tax" [impôt à taux unique, ndlr] sur le revenu introduite par le gouvernement est un cadeau classique aux riches. Et la rhétorique selon laquelle l'industrie manufacturière est plus productive que les services financiers est archiconventionnelle : ça vient de Karl Marx ! ironise Gábor Oblath, chercheur à l'Académie des sciences. Le pouvoir se plaint que les intellectuels de gauche dominent la science et les arts. Il veut en fait former, créer sa propre intelligentsia.»

La Banque centrale européenne s’est alarmée, s’étonnant aussi que la MNB ait acheté la Bourse de Budapest. « Il n’y a que des pays comme la Chine où le gouvernement est propriétaire de la Bourse, et peut manipuler les cours !  Si on n’a pas mis noir sur blanc dans les traités européens que c’était interdit, c’est parce que personne ne pensait qu’un Etat membre ferait une chose pareille » juge Lajos Bokros, professeur à l’Université d’Europe centrale et ancien ministre de l’économie sous un gouvernement socialiste-libéral .

Mais la BCE n’a aucun pouvoir de sanction. La Commission européenne, elle, est restée muette. Plusieurs plaintes ont été déposées par l’ONG Transparency International et des partis de l’opposition pour «détournement de fonds publics» par les fondations de la MNB. Invoquant le fait que ces dernières faisaient déjà l’objet d’une enquête administrative, le procureur a rejeté les plaintes au pénal. Il faut dire que sa femme est directrice des ressources humaines… à la Banque centrale, et siège également dans deux fondations.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique