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KAN YA MA KAN

(il était une fois - once upon a time)

Par Roland BERTIN

 

Au hasard de mes pérégrinations sur l’Internet, je retrouve le site d’Albert Pardo avec tous ces merveilleux souvenirs qu’il a recueillis et édités. Je l’en ai félicité et au cours de nos échanges épistolaires, nous nous sommes retrouvés à 70 ans de distance avec des amis et des souvenirs communs. Sachant que j’avais moi-même un manuscrit qui dormait dans les cartons, il a insisté pour en publier de larges extraits. Bien de choses avaient déjà été dites sur cette époque, j’avis hésité, puis j’ai accepté ce dont je l’en remercie.

                                  Roland BERTIN

 

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QUI EST ROLAND BERTIN ?

Par Albert Pardo

 

 

Au risque de blesser sa modestie, je ne peux m’empêcher de publier ici ses différents titres qui retracent sa longue carrière :

- Décoré "officier dAcadémie" à 27 ans pour services rendus à la cause
française.
- Co-fondateur -avec Emile Mosseri- de la société des Ecrivains  d'Egypte d'Expression française;
- Organisateur (avec Mme Naila Berger et Mireille Zola) d'émissions
théâtrales en français à l'ESB (Egyptian State Broadcasting)
- Directeur artistique de l'Auberge des Pyramides et organisateur de
très nombreux galas et manifestations artistiques au cours desquels se
sont produites toutes les vedettes françaises de l'époque;
- Organisateur de nombreuses manifestations

caritatives; puis en France, Président pendant plus de 20 ans  du syndicat national des agents littéraires et artistiques.

- Puis Président de la Fédération Européenne des professions du spectacle.
- Chevalier des Arts et lettres,
- Officier de l'Ordre National du Mérite. Etc .etc.

 

 

L'histoire de MON Egypte à travers la saga de deux familles juives Sépharades installées en Egypte vers la fin du dix-neuvième siècle et les multiples évolution

sociales et politiques de ce pays pendant les deux premiers tiers du 20e siècle.

 

 

 

" Tant de morts dans la mémoire dont on ne pourra bientôt même plus parler avec des vivants puisqu'ils ne les ont pas connus, tant d'émotions, d'espoirs, de souvenirs, de pleurs, de joies évanouis et désormais incommunicables.

 

" Et puis cette impression que chacun des disparus a emporté votre propre enfance, votre propre jeunesse, qu'aussi longtemps qu'ils étaient là, parce que quelqu'un avait en soi l'image de ce que vous aviez été, elle vivait quelque part... "

                             Françoise Giroud« Si je mens »

 

 

 

 

 

AVANT PROPOS

DADA  HANEM

WHOSE WHO

MON PRECEPTEUR DE PERE

LE LYCEE FRANÇAIS

LE LYCEE DE LA RUE HAWAIATI

PARLER LARABE

LES SOUVENIRS GUSTATIFS

LE COUS COUS TUNISIEN

LES SŒURS BENATTAR

LE DOCTEUR HADDAD

L’ENTREVUE DE LA TANTE MATHILDE

LE MARIAGE DE L’ONCLE JULES

LE MARIAGE DE L’ONCLE EMILE

LA FAMILLE PATERNELLE « Les ABRAM »

LE RESTAURANT ISSAEVITCH

LE THEATRE

LES VACHES MAIGRES

LA FETE DE PAQUE

MON ENTREE DANS LA VIE ACTIVE

LE CABINET DE MAITRE ZARADEL

LES TRIBUNAUX MIXTES - LES CAPITULATIONS

LES ECRIVAINS D’EGYPTE D’EXPRESSION FRANCAISE

1939/1945

LE CAMP DE MENA

LE PAM PAM

SIMONE ALEX

LA LUNE ROUSSE

FAROUK, SOUSSA ET L'AUBERGE DES PYRAMIDES

MIREILLE

LA RUE MOHAMED MAHMOUD

LES CRAYONS « BIC »

LA REVOLUTION DE NASSER

LA GUERRE DE SUEZ

LES EXPULSIONS

LA FRANCE

LA  RUE DE PONTHIEU

MON ACTIVITE PROFESSIONNELLE LUSKA

LA SOCIETE « ALPHA PORDUCTIONS »

LETTRE DE M. ROLAND BERTIN DU 18 MARS 2009

 

 

 

 

 LE 31/10/2007

 

 

AVANT PROPOS

 

Des semaines, des mois, des années se passent entre la rédaction des premières pages de mon récit en Octobre 85 et les pages suivantes.

Le 6 Octobre 2005 j'ai fêté mes quatre-vingt-cinq  ans.

        Aîné de ma génération, j'appartenais à une classe d'âge charnière entre la génération précédente et la suivante et suis ainsi dépositaire de souvenirs que les plus jeunes ont cherché à connaître pour retrouver leurs racines. Et c'est vers moi qu'ils se sont souvent tournés. Mais cela méritait-il la rédaction d'un récit ?

Puis, à bien réfléchir, je me suis dit que le vrai grand événement de la période égyptienne de la famille a été l'évolution et la mutation de l'Égypte pendant les deux premiers tiers du vingtième siècle.  C'est à cette évolution que se rattachent les faits marquants de ma vie et de celle de tous les personnages périphériques.

L'Égypte colonie, l'Égypte protectorat anglais, l'Égypte indépendante, l'Égypte tolérante, francophile et francophone, puis, à cause de la guerre de Suez, l'Égypte francophobe et xénophobe.

Toute cette évolution s'est faite pendant l'immigration de mes deux familles en Égypte, leur installation, les relations avec les Égyptiens et les différentes colonies d'immigrants. L'époque de Farouk, l'occupation anglaise, les Tribunaux Mixtes, la vie sociale de la petite bourgeoisie européenne, ses relations avec les différentes couches sociales égyptiennes, le Cham El Nessim, le Lycée Français, la Maccabi, la vie pendant la guerre 39/45, la révolution de Nasser, tout cela a été mainte fois raconté avant moi.

Ici, c'est l'histoire de MON Égypte qui est racontée à travers ma propre histoire. Et cela méritait que je persévère dans la rédaction de mon récit.

 

R.B.

 

DADA  HANEM

 

C'est ainsi que commençaient les histoires que nous racontait la "dada", c'est à dire, en arabe, la gouvernante, ou la nourrice. En réalité, je ne trouve pas le mot exact en français pour définir le rôle de la "dada" dans la maison. C'était moins une gouvernante dans le sens que nous lui donnons en Europe, mais plus qu'une servante. Engagées au début comme bonne à tout faire, les "dada" dépassaient bien souvent cette qualité en s'insérant petit à petit dans le tissu familial. Elles passaient alors une grande partie de leur vie dans la même famille, partageant pleinement les joies et les peines. Nous les gosses, nous les adorions. Elles nous passaient tous nos caprices, supportaient nos taquineries, étaient nos complices, et puis et puis, elles nous racontaient de si belles histoires !

La "Dada" qui avait le plus marqué mon enfance était la "Dada Hanem". Elle était entrée dans la famille de mon oncle par alliance Isaac Chalem, s'était occupée de lui, alors adolescent, puis, à son mariage, l'avait suivi pour s'occuper de ses enfants.

Lorsque au cours de réunions familiales, nous exaspérions les parents par nos cris ou nos querelles, Dada Hanem nous réunissait dans une pièce de la maison, et assise en tailleur sur le tapis, nous racontait des histoires qui débutaient toujours par le traditionnel "Kan Ya ma Kan" (en arabe : "il était une fois")

Ses histoires avaient pour héros le "Chater Hassan", "le brave Hassan" dont le comportement valeureux devait être un exemple pour nous. Aujourd'hui, ce n'est pas une histoire du "Chater Hassan" que je me propose de vous conter, mais celle d'une famille juive dont l'une des branches s'est implantée en Egypte aux environs de 1910, et les autres probablement quelques dizaines d'années auparavant. Je crois surtout avoir eu besoin d’égrener ces souvenirs comme l'on égrène un chapelet pour regarder avec plus de sérénité, le temps s'écouler.

 

 

WHOSE WHO

 

L'auteur de ces lignes se nommait antérieurement "Abram".

Ici une parenthèse pour mieux expliquer ce changement de nom Abram en Bertin. Ce n’était pas pour fuir ma judéité que je n’ai jamais reniée ou, comme certains, pour me cacher des nazis. J’avais choisi ce pseudo pour mes activités littéraires et artistiques et par la suite, il m’avait tellement collé à la peau que je l’ai finalement adopté par Décret.

Lieu de naissance : le Caire. Selon toute probabilité mes aïeux paternels avaient dû quitter l'Espagne lorsque, il y a plus de cinq cents ans, le roi Ferdinand d'Aragon et la reine Isabelle de Castille ont signé le décret expulsant de toutes les provinces du royaume les juifs qui y résidaient depuis des siècles, à l'exception de ceux qui accepteraient de se convertir au catholicisme.

Mes aïeux ont dû faire partie de ces cent vingt mille juifs refusant la conversion et qui se sont répandus dans tout le bassin méditerranéen.Ce sont les juifs "Sépharades" ce qui se traduit en hébreux par "espagnol".Installés en Algérie, mes aïeux paternels ont bénéficié, des siècles plus tard de la loi Crémieux qui leur octroyait la nationalité française.

La branche maternelle, les Benattar, également victime probable du Décret de Ferdinand d'Aragon, s'était fixée en Tunisie après un passage par Gibraltar - alors possession anglaise - ce qui lui conférait la nationalité Britannique.

 

 

MON PRECEPTEUR DE PERE

 

Un événement important en 1927 : mon entrée à l'école. Ma mère voulant reculer le plus possible la séparation, ne fusse que diurne, avec son fils chéri, c'est mon père qui, jusqu'à l'âge de sept ans, me servit de précepteur. Je ne sais s'il avait suivi des études avancées, mais il avait une formation générale très complète.

Ses voyages de jeunesse (assez rares à l'époque) avaient certainement aidé à cette formation. Il parlait parfaitement l'Italien, le Grec, l'Arabe, l'Espagnol... et que sais-je encore. Sa calligraphie faisait l'admiration de tous. Et pas une faute d'orthographe ! Avant son mariage, il avait quitté tout jeune l'Egypte pour les Amériques, avec pour tout pécule, quatre-vingts livres en or dissimulés dans sa ceinture.

Plus tard, bien plus tard, lorsque j'atteignis l'âge adulte, les soirs de certaines confidences, lorsque nous nous trouvions seuls, il me racontait des épisodes de son expérience américaine, les entreprises lucratives qu'il avait initiées, celles qu'il avait ratées, ses relations féminines, dont une au moins avait été une liaison solide ayant probablement donné naissance à des frères et sœurs que je ne connaîtrais jamais. Cela, il ne me l'a jamais avoué, mais cela se devinait par le déroulement des aventures américaines qu'il me contait. Bref, fortune faite...et défaite, il s'en était retourné au bercail, avec les seules quatre-vingts livres en or qu'il avait emportées au départ et des trésors de souvenirs. En épousant ma mère, le grand aventurier, brasseur d'affaires, devint tout bonnement le "Beauf" des Benattar Brothers.

Mon père employait souvent des dictons, énonçait des principes, utilisait des métaphores.  Il faut, disait-il, une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Il énonçait des principes en Hébreux (qu'il ne connaissait pas d'ailleurs) et de nous les illustrer par une histoire dont je n'ai plus le souvenir.   Si on osait le contredire, il répondait invariablement : "un jour tu diras, mon père avait raison!" Et lorsqu'un événement venait confirmer ses prédictions, il prenait un air suffisant pour dire : tu vois, je te l'avais bien dit, ton père a toujours raison !, oubliant, du coup, les multiples fois où ses prédictions ne s'étaient pas réalisées.

 

 

LE LYCEE FRANÇAIS

 

Ma formation préliminaire assurée par mon précepteur de père m'avait permis de sauter les classes maternelles et d'entrer directement en dixième, C’est-à-dire, dans le langage actuel, en classe préparatoire, au Lycée français du Caire, dans la classe de Madame Leproux. C'était une dame de taille moyenne, d'un physique moyen, bref la française moyenne, portant lunettes et parlant d'une voix pointue et saccadée.

Son mari, Monsieur Leproux, s'occupait de la classe de sixième, celle qui suivait le certificat d'étude. Malgré notre désir de grimper rapidement les échelons de la scolarité, nous avions une appréhension maladive d'arriver en sixième, chez Monsieur Leproux. Il portait en permanence un gant de cuir à sa main droite. Certains prétendaient qu'il s'agissait d'une prothèse et qu'il avait perdu sa main à la guerre de 14-18 Plausible mais jamais confirmé. Bref, nous avions une sainte terreur de cette "main de fer dans ce gant de cuir", car on prétendait que les mauvais élèves la recevaient en plein visage... et que cela faisait très mal ! À vrai dire, nous ne l'avons jamais vu frapper un élève, ni connu un qui aurait subi ce châtiment. Mais la légende persistait.

Madame Leproux installait ses élèves en classe par ordre de grandeur, les plus grands dans le fond, afin de permettre aux plus petits de mieux voir le tableau. Et comme par rapport à mes condisciples, J'étais de grande taille, c'est le dernier pupitre qui me fut dévolu. Je tentais en vain de faire modifier cette décision que je jugeais arbitraire. Se trouver dans le fond de la classe en Egypte ne présentait même pas l'avantage du voisinage d'un radiateur. Que ferait-on d'un radiateur dans une ville où la température oscillait entre 25 et 40 degrés.?

C'est alors que me vint l'idée des lunettes. Je volais une paire de lunettes appartenant à l'un de mes oncles (je me souviens que toute la famille avait cherché pendant longtemps ces lunettes dans tous les recoins de la maison). Je volais dis-je ces lunettes et me présentais le lendemain en classe les arborant sur mon nez.

Pendant le cours, je m'avançais fréquemment dans le couloir entre les pupitres pour mieux voir le tableau. Madame Leproux, myope elle-même, fut sensible à mon "infirmité" et m'installa au premier rang. Mais avec ces foutues lunettes de myopes, dont j'étais maintenant obligé de m'affubler, je ne voyais plus grande chose. Je ne me souviens plus de la manière dont je m'étais sorti de ce piège, mais je crois que Mme. Leproux n'a pas été longtemps dupe, car je me revois à nouveau au fond de la classe.

 

LE LYCEE DE LA RUE HAWAIATI

 

Puis le lycée avait emménagé dans de nouveaux bâtiments à la rue Hawayati. C'est là que j'ai fait mes classes à partir de la septième, c’est-à-dire l'année du certificat d'études, que je passais d'ailleurs de justesse. Il m'avait fallu un bon paquet de chance, car à dire vrai, je ne faisais pas grand-chose. Mais l'essentiel avait été de l'avoir.

Notre professeur de dessin s'appelait Stoloff. L'un de ses fils a fait par la suite, une belle carrière de producteur à Hollywood. L'heure de dessin se situait à la fin de la journée scolaire. À la sortie, on trouvait devant la porte des tricycles de marchands de glaces, des vendeurs de bonbons, de cacahuètes enrobées de sucre caramélisé et autres friandises. Les sticks (bâtonnets) de glaces "Groppi" étaient les plus appréciés, et c'était souvent la première gâterie que les élèves se payaient...

Un autre personnage merveilleux de cette époque était le professeur d'arabe Monsieur El Etre. Comme je le dis par ailleurs, à l'époque l'étude de la langue arabe présentait très peu d'intérêt. Les professeurs, eux-mêmes, qui nous l'enseignaient n'étaient pas convaincus de leur mission. Aussi, l'heure d'arabe était pour nous, sinon l'occasion de chahut, car nous craignions l'arrivée du surveillant général, du moins la possibilité de faire quelques bonnes blagues.

Ce pauvre El Etre était myope comme une taupe. Nous avions ainsi la possibilité de quitter la classe en faisant répondre "présent" à l'appel de notre nom par un autre camarade. Mais ce manège nous a quelques fois valu des heures de retenue pour ..... bavardage en classe ... alors que nous en étions absent. C'était le revers de la médaille.

Miss Volkonsky, princesse russe épargnée par la révolution et réfugiée en Egypte était notre professeur d'anglais. Elle avait une perruque rousse, bien fixée à sa tête par un ruban qui lui enserrait le front. Que de fois avons-nous étés tentés d'arracher, "par mégarde" ce ruban pour voir tomber la perruque ! Sa mâchoire supérieure dotée d'une dentition proéminente la faisait ressembler à un lapin. Je me souviens encore du premier poème qu'elle nous avait enseigné : "Twinkle, twinkle little star, how I wonder what you are, etc....Lorsque nous faisions trop de chahut, elle appelait à son secours le surveillant général, Monsieur Staresky, autre personnage de la noblesse déchue. Celui-ci à l'occasion nous gratifiait d'un beau billet de consigne, deux heures de retenue qui nous faisaient revenir le jeudi suivant au Lycée sous la surveillance de "Monsieur David".

Ah, ce Monsieur David, quel personnage ! - "Taisez-vous, toi ! " nous criait-il lorsque nous faisions du chahut pendant les heures de retenue sous sa surveillance. Nous prenions un malin plaisir à nous payer sa tête. Nous avions la possibilité, soit de faire des "lignes" (vous me ferez cent lignes !), soit de conjuguer des verbes sur tous les temps, soit, lorsque le surveillant nous le permettait, de faire les devoirs que nous devions rendre les jours suivants.

Nous interrogions constamment ce monsieur David qui n'avait pas dû aller très loin dans sa scolarité, sur les devoirs que nous avions à faire et lui demandions de nous expliquer au tableau tel problème d'algèbre ou telle analyse logique ou grammaticale. Et ce brave David qui n'osait pas avouer son ignorance tentait de nous amener au CQFD d'un problème pendant que tous les élèves en retenue ( et vous vous doutez, que ce n'étaient pas parmi les plus sages de l'école ) feignaient de rectifier à qui mieux mieux, du fonds de la classe, toutes les erreurs qu'il commettait tout en l’entraînant vers de nouvelles erreurs.

Pendant les heures de classe, la mauvaise tenue, le bavardage, n'étaient pas toujours sanctionnés par des heures de retenue. Quelquefois la sanction se traduisait par un certain nombre de "verbes" à écrire à tous les temps et à rapporter le lendemain.  - " Vous me conjuguerez cinq verbes pour demain ! " Un condisciple du nom de illel Schwartz avait un jour trouvé l'astuce de raccourcir la punition en conjuguant  le verbe "pleuvoir".

Autre souvenir, ce papetier arménien du coin de la rue Hawaiati à l'enseigne "la Phalène". Il nous gratifiait d'un bonbon pour chaque achat effectué dans son magasin.  Ce brave Monsieur "La phalène" (nous l'appelions par le nom de son enseigne) a été un jour victime d'une affaire incroyable. Il avait acheté un lot de livres de classe usagés qu'il exposait dans un bac devant son magasin et qu'il offrait en solde à une ou deux piastres pièce. Peu cultivé, il n'avait même pas trié ces livres, se disant que les élèves intéressés le feraient eux-mêmes. Or, il s'est trouvé dans ce lot un livre très peu destiné à l'usage scolaire et contenant des photos de jolies dames dévoilées.

Le premier jeune acquéreur de ces livres en solde, négligeant les traités d'algèbre ou autres, se précipita sur cette aubaine l’emporta à la maison où il fut découvert par les parents. Plainte fut déposée à l'encontre du papetier pour vente à de jeunes élèves de livres licencieux. Monsieur "La Phalène" fut emmené menottes aux poings. Il fit appel comme témoins de moralité à tous les élèves qu'il servait ainsi qu'à leurs parents qui

n'avaient rien à lui reprocher. Ce n'est qu'au bout de quelques semaines et après avoir prouvé sa bonne foi qu'il pu enfin redistribuer des bonbons à ses jeunes acheteurs

 

PARLER L’ARABE

 

A cette époque-là, les communautés étrangères avaient le snobisme de ne pas parler arabe... sauf pour donner des ordres aux domestiques. Il y avait des clivages entre les nombreux groupes nationaux qui résidaient en Egypte : Italiens, Grecs, Français, Anglais, Arméniens et autres cohabitaient harmonieusement sur la terre d'Egypte, mais cloisonnés dans leur "colonie" sans jamais fusionner ou très rarement.

Une subdivision venait compléter ce tableau : catholiques, protestants, orthodoxesou juifs se regroupaient à l'intérieur de leurs églises, temples ou synagogues. Et comme les juifs doivent toujours se singulariser plus que les autres, il y avait les synagogues sépharades, la synagogue eskinase et même une synagogue maronite !

Si les langues nationales étaient utilisées à l'intérieur des groupes, le français était la langue universelle employée dans les relations intercommunautaires. C'était la langue de la "Society". Cette règle s'appliquant également à la noblesse et à la haute bourgeoisie égyptienne musulmane.

Pendant longtemps, dans les écoles (sauf, bien entendu, les écoles publiques) l'Arabe n'avait pas plus d'importance que le dessin et moins que la gymnastique. Au Lycée français, jusqu'à une classe assez avancée, nous n'avions que deux heures d'arabe par semaine.

Paradoxalement, on manifestait une grande admiration à l'égard de "l'européen" qui maîtrisait la langue arabe. Probablement parce qu'il représentait l'exception. Et l'oncle Isaac parlait l'arabe "comme un Arabe", disait-on, d'où son obligation d'être de corvée pour les formalités administratives de la famille.

 

 

LES SOUVENIRS GUSTATIFS

 

Marcel Proust allait à la « recherche de son temps perdu » en dégustant ses petites madeleines trempées dans une tasse de thé. Moi, « ma » recherche du temps perdu avait le goût de couscous, de Molokhia, de Koubéba.. Entre autres souvenirs de mon enfance, les souvenirs gustatifs ont une place éminente et chacun d'eux se rattache à des événements particuliers.

Avec les Haddad dans la famille , nous entrions dans la période "koubéba". La Koubéba est une spécialité syrienne faite de boulettes de blé concassé farcies de viande, de pignons et d'oignons. Par la suite, avec les Chalem, dont la famille s'était implantée en Egypte bien avant celles de mes parents, nous avons eu la période "Moulokhia", soupe égyptienne faite avec une sorte de cressons ou de bettes.  Mais, par dessus tout, il y a eu le "couscous" ! le "couscous" judéo tunisien, importé par la branche maternelle, avec ses boulettes à la viande et aux légumes....C'était, bien entendu la grande spécialité de la famille. Les sœurs rivalisaient entre elles pour sa confection, mais de l'avis général, c'était ma mère qui le réussissait le mieux.

Jusqu'à l'âge de huit, neuf ans, nous habitions un immense appartement rue Maghrabi, au Caire, celui où avait été fêté le mariage de l'oncle Emile. Je me souviens d'une entrée donnant sur un salon aux meubles arabesques et séparé du reste de l'appartement. Nous y recevions les visiteurs qui n'étaient pas des intimes. Les intimes  avaient droit à la grande salle de réception aux meubles "modern style" ou alors, - s'ils étaient de la famille ou vraiment proches - à la pièce qui servait de réunion familiale. Là, il y avait, se faisant face, deux canapés en bois que l'on appelle "déka". Au milieu de la pièce une grande table sur laquelle les filles exécutaient leurs travaux de couture, qu'elles terminaient sur la machine à coudre de marque "Singer" installée dans un coin.

Un immense hall séparait le salon arabesque de cette pièce de "tous les jours". Et donnant sur ce hall, les chambres occupées par la Nona, mes parents et, jusqu'à leur mariage, les tantes et oncles maternels. Pour en revenir aux souvenirs gustatifs, le vendredi soir réunissait immanquablement autour de la table de la grande salle à manger, de nombreux convives avec, bien entendu au menu, le couscous. Il y eut tout au long de mon enfance et de mon adolescence, de nombreux repas de couscous. Mais ce qui se rattache le plus à mes souvenirs, c'est cette immense tablée, les domestiques gantés de blanc qui nous servaient.

Les conversations étaient souvent tenues en tunisiens pour la grand-mère qui ne parlait que cette langue. Il y avait le tunisien pour la première génération, le Français pour la seconde ; mais mon père et l'oncle Isaac se défoulaient en se racontant des histoires en arabe, des "afias" comme ils disaient, sortes de contrepèteries, intraduisibles d'ailleurs. Participait aux repas du Vendredi soir un certain "zaghmen" ou Jaghmen". Comme mes souvenirs me le décrivent, c'était un tout petit bonhomme, avec un chasse-mouches qu'il agitait constamment. Il avait dû être importé de Tunis (pas le chasse-mouches, mais Jaghmen) avec les bagages des émigrés de l'époque.

C'était un peu le fou de la colonie tunisienne aux crochets de laquelle il vivait, prenant son déjeuner chez les uns, son dîner chez les autres..... Il en était aussi la gazette, colportant les nouvelles d'une famille à l'autre, chacune d'elle ne lui racontant,... sous le sceau du secret, que ce qu'elle souhaitait être su des autres.

 

 

LE COUS COUS TUNISIEN

 

Puisque nous parlons de souvenirs gustatifs, je ne peux m'empêcher d'évoquer cette rivalité entre les différents couscous d'Afrique du Nord : l'Algérien, le Marocain, et le tunisien. Mais le Judéo-tunisien se distingue par les fameuses "boulettes de viande aux légumes". Je me souviens encore de ma mère et de mes tantes , entourant la nona, occupées à la longue préparation.  Il fallait couper courgettes, pommes de terre, aubergine céleri en lamelles d'une quinzaine de centimètres et y insérer entre elles une farce composée de viande hachée, de persil, d'oignons et de diverses épices.

Cette première préparation effectuée, elles roulaient les boulettes dans la farine, puis les jetaient dans la friture. Les boulettes frites étaient ensuite déposées dans une casserole, avec un peu d'huile fraîche, de jus de citron et un peu d'eau. Le tout cuisait à feu doux pendant une vingtaine de minutes. Bien plus tard, ma femme Mireillle, (une « goie » bon teint) qui avait assuré la succession de la préparation du couscous, s'était simplifié la vie en mélangeant à la viande hachée une boite de ratatouille au lieu de tous ces légumes qu'il fallait fendre et farcir. Cette nouvelle méthode - quoique peu orthodoxe au regard des puristes - s'est révélée parfaitement acceptable et a été adoptée par de nombreux membres de la famille et des amis.

 

 

 

 LE 31/12/2007

 

 

Avant d’aborder les grands souvenirs sociaux politiques dont j’ai été l’acteur ou le témoin, je souhaiterais évoquer en quelques pages, l’enchevêtrement des diverses branches de l’arbre généalogique qui en se nouant et se renouant ont finit par créer ce que j’appellerai ma famille. Et d’abord le côté maternel

 

 

LES SŒURS BENATTAR

 

 

Nous sommes dans les années 17/18  avec le souci des Benattar Brothers (branche de ma famille maternelle) de caser leurs trois filles. Comme il était de tradition à l'époque, les frères avaient doté chacune de leurs sœurs de mille livres égyptiennes, somme importante si l'on considère que le salaire moyen d'un employé d'administration était d'environ deux livres par mois. Et c'est ainsi que, dans la corbeille de mariage, mon père avait trouvé ma mère, les mille livres... mais aussi ma grand-mère et mon grand père, avec qui la fille aînée et son époux allaient continuer à habiter selon les accords conclus.

Ma grand-mère, Myriam (la Nonna) était de santé fragile et avait besoin d'attentions filiales constantes. Aussi avait-il été convenu que l'aînée des filles présentes, c’est-à-dire ma mère - Ida se trouvant en Tunisie - s'en chargerait. C'était, disaient les frères, du devoir de la fille aînée de s'en occuper. Eux pourvoiraient aux dépenses. En compensation les nouveaux époux partageraient avec les grands-parents la "grande maison" dont l'intendance continuerait à être assuré par les frères Benattar. C'est probablement cette situation qui encouragea mon père à une certaine mollesse dans ses entreprises professionnelles.

Tour à tour importateur de draperies anglaises "made in England", importateur de whisky "pur scotch" administrateur de la mine de gravier chez les beaufs, et que sais-je encore, mon père ballotté par les événements avait tendance à mener une vie assez "cool" comptant sur les beaux-frères, puisque ceux-ci, par contrat moral, lui avaient imposé cette situation. Situation équivoque que je n'étais pas en âge de comprendre mais qui a dû terriblement le faire souffrir malgré ce semblant de désinvolture.

En vérité ma mère tenait énormément à son confort et à l'aisance dont elle bénéficiait en demeurant avec ses parents : maison confortable, nombreux domestiques, voitures, chauffeurs.... alors qu'en quittant le foyer parental, il eut fallu tout recommencer à zéro.

 

 

LE DOCTEUR HADDAD

 

 

L'époux choisi pour la tante Marguerite était pour la Nona le bienvenu puisqu'il était médecin : le docteur Alfred Haddad. Dès son entrée dans la famille, une bonne partie de sa clientèle (hélas gratuite pour lui) se composa des frères, sœurs, beaux-frères, belles sœurs de son épouse, progéniture comprise. Et croyez-moi, cela faisait beaucoup de monde... et cela continuait à en faire !

Sa visite, à des réunions familiales à l'occasion de fêtes religieuses, par exemple la fête de Pâque, s'accompagnait toujours du cérémonial de la "prise de la tension"."Prenez-moi la tension docteur" était traditionnellement la phrase qui suivait - sinon précédait - le "bonjours, comment allez-vous ?" D'ailleurs, il s'y attendait ce brave docteur dont le stéthoscope et l'appareil à tension l'accompagnaient toujours lors de ces visites.

Il fallait voir avec quelle solennité cela se déroulait. Tout le monde se taisait pour mieux lui permettre d'écouter les pulsations. Et lorsqu'il indiquait les chiffres, invariablement ma mère et ma grand-mère - surtout elles - manifestaient leur incrédulité - "vous dites cela pour ne pas m'inquiéter docteur ! dites-moi la vérité !"....

Notre Toubib maison, avant de pouvoir accéder à la salle à manger et participer au repas, devait leur jurer ses grands dieux qu'il disait la vérité, et que, l'une ou l'autre " allait bien mieux que la précédente fois, mais qu'elles devaient quand même se surveiller... ne pas faire d'efforts."

Bien que notre oncle par alliance, toute la famille continuait à l'appeler "docteur". Il y tenait beaucoup. N'oublions pas que cela se passait autour des années vingt, et en Egypte, c’est-à-dire à une époque et en un lieu où le médecin était encore le grand sorcier possédant tous les pouvoirs. .À table, il bénéficiait d'un régime particulier. Il lavait et essuyait à nouveau tous ses couverts. Puis il faisait disposer, autour de son assiette en même temps les divers mets du menu, salade, fromages et fruits compris et il mangeait de tout cela en même temps : une bouchée de poisson succédait à un morceau de fromage, lequel avait précédé une tranche de pomme etc...Je présume que cela devait évoquer pour lui les "mezze", c’est-à-dire les multiples petits plats servis en Orient au moment de l'apéritif, ce que l'on appelle en Afrique du Nord "la Kémia". Car Nessim (dit Alfred) Haddad était d'origine syrienne. Il avait effectué ses études de médecine à Paris, s'était ensuite installé en Syrie où, nous racontait-il, il effectuait ses visites à dos d’âne dans les montagnes syriennes. Puis, toute sa famille était venue s’installer en Egypte.

 

 

L’ENTREVUE DE LA TANTE MATHILDE

 

 

J'avais, je crois trois ou quatre ans lorsque ma tante Mathilde s'est fiancée à Monsieur Isaac Chalem, "l'oncle Isaac". Comme il était de coutume à l'époque, il y avait eu, avant les fiançailles officielles, la cérémonie de l'entrevue. Lorsque deux familles se mettaient plus ou moins d'accord sur l'éventualité d'unir leurs enfants, on procédait à "l'entrevue", c’est-à-dire que l'on organisait une réunion des responsables des deux familles sur un terrain généralement neutre.

Les futurs promis avaient ainsi l'occasion de se rencontrer, de se jauger, pour ensuite exprimer aux parents leurs sentiments sur la personne destinée à partager leur vie.

C'était déjà un énorme progrès par rapport à la génération précédente où les enfants n'avaient qu'à se plier à la décision des parents.

S'agissait-il de souvenirs personnels ou de ce que j'avais entendu raconter par la famille de multiples fois ? Je n'en sais trop rien aujourd'hui, mais je pense que la seconde hypothèse est la plus vraisemblable sur la manière dont s'est déroulée l'entrevue de la tante Mathilde bien qu'il me fût confirmé plus tard que j'étais effectivement présent à cette cérémonie.

Ce jour-là racontait-on, mon père, le volontaire "entremetteur maison", accompagné de ma mère et de leur rejeton, c'est-à-dire, votre serviteur, composaient l'escorte de ma tante.  De leur côté, les Chalem avaient envoyé en délégation le frère aîné de l'oncle Isaac, Victor Chalem et son épouse Victorine. Souvenez-vous des prénoms des Chalem, car il y aura avec cette famille des entrecroisements à ne pas se retrouver.

La rencontre avait lieu chez Groppi, le jardin de thé très "In" dirait-on aujourd'hui. C'était une maison suisse réputée pour faire les meilleurs gâteaux de la ville. Le tout Caire s'y retrouvait à l'heure du thé ou de l'apéritif. Il faut vous dire que cette délicieuse et gentille tante souffrait d'une surdité assez prononcée. Ma mère qui ne voulait pas que les qualités de sa jeune sœur soient dépréciées avait imaginé un stratagème.

Elle s'était installée entre ma tante et son promis et reprenait à voix plus forte tout ce que son prétendant disait, comme si elle même, frappée d'une surdité relative, attendait confirmation de ce qu'elle avait cru entendre. Elle servait en sorte d'appareil auditif à sa jeune sœur. Le stratagème avait-il réussi ? Le charme de ma tante avait-il pris le pas sur son infirmité ? Les mille livres de dot avaient-elles été un facteur déterminant ? Je n'en sais trop rien. Mais ce que je sais, c'est qu'ils formèrent un couple très uni et eurent cinq garçons dont nous aurons certainement l'occasion de parler souvent au cours de ce récit.

 

 

LE MARIAGE DE L’ONCLE JULES

 

Les filles casées, il fallait maintenant songer à marier les garçons et, en premier, l'aîné Jules. La Nona voulait qu'il épousât une brave fille, "bien de chez nous", tunisienne, bonne ménagère et tout et tout. La fille Ida, épouse Ktorza, demeurée à Tunis, fut chargée de cette mission délicate. À la suite de sa prospection, elle avait, écrivit-elle dans ses lettres, découvert la "perle rare", une jeune et jolie fille, famille "religieuse" (très important pour les grands parents) père fonctionnaire, pas argenté, même modeste, mais honorable. La dot, l'oncle Jules s'en fichait ; il avait les moyens de doter lui-même sa future épouse.

Et voilà l'oncle Jules prenant le bateau pour Tunis, rencontrant et ayant le coup de foudre pour cette très jolie jeune fille Yvonne Abitbol, la Tante Yvonne. Après la cérémonie du mariage célébrée à Tunis, le nouveau couple revint au Caire habiter la maison familiale.

 

 

LE MARIAGE DE L’ONCLE EMILE

 

Le mariage de l'oncle Emile mérite quelques lignes additionnelles.L'oncle Emile faisait le désespoir de la grand-mère. À trente cinq ou six ans, il s'obstinait à demeurer célibataire, alors qu'il y avait " tant de braves filles juives de la colonie tunisienne, jolies... et bien dotées " qui ne demandaient qu'à se faire épouser.

L'oncle Emile, alors directeur du célèbre Casino San Stéfano (équivalant du Casino de Deauville en France), ne voulait rien entendre. Pourtant, lors d'une réunion de famille, il avait remarqué, la fille aînée de Victor (le frère de l'oncle Isaac) une très belle gamine de 17 ans. Il informa alors la famille qu'il renoncerait volontiers au célibat si cette jeune fille, prénommée Hélène, acceptait de devenir son épouse. Une énorme différence d'âge - près de vingt ans - les séparait. De plus, on apprenait qu'elle venait d'être promise à un autre jeune homme.

Néanmoins, pour faire plaisir à la Nona, mon père - toujours lui l'entremetteur maison - avait bien voulu se charger de cette "mission impossible". Rencontre avec le papa Victor ; félicitations hypocrites pour les futures fiançailles de sa fille Hélène dont il avait eu connaissance et... regrets exprimés de n'être pas venu plus tôt car dit-il, il avait été chargé de demander sa main pour Emile.

Et le brave petit jeune homme de fiancé, employé comptable dans un commerce quelconque, n'a pas pesé lourd sur la balance face à l'un des hommes les plus fortunés de la colonie européenne d'Egypte à l'époque. D'autant plus, nous avait-on dit - était-ce pour la morale de l'histoire - qu'Hélène, de son côté, avait remarqué le "bel Emile" et qu'elle était ravie de cette proposition.

Fiançailles rapidement rompues avec l'employé comptable et mariage rapidement conclu et célébré avec faste dans notre maison de la rue Maghrabi. J'avais sept ans, la mariée dix-sept. Et c'est à moi qu'elle avait accordé la première danse. Pensez donc si je me souviens de cette fête !

Installés dans la chambre de mes parents, transformé pour l'occasion, en deuxième salon de réception, il y avait Zaki Mourad, célèbre chanteur oriental de l'époque, et son "takht", c’est-à-dire son orchestre. (La fille de Zaki Mourad, Leila Mourad devint une célèbre vedette du cinéma égyptien).

Zaki Mourad et son Takht, c'était pour les Tunisiens de la première génération et les amis égyptiens. Et puis, de l'autre côté de la maison, dans ce qui était habituellement la grande salle à manger des réunions du Couscous du Vendredi, un orchestre de Jazz pour faire danser les autres invités. Le Buffet était organisé par le traiteur habituel de toutes les grandes manifestations judéo-égypto-tunisiennes, "Aslan". On l'appelait "Aslan El Tabakh" (Aslan le Cuisinier). Et c'est ce même Aslan qui, de nombreuses années plus tard - au moment de l'exode vers la France à la suite de la guerre de Suez - ouvrit avec ses fils à Sarcelles un magasin de charcuteries "kasher".

 

 


LA FAMILLE PATERNELLE

« Les ABRAM »

 

 

Mon père avait trois frères. Joseph l'aîné, Samuel et Benjamin.

 

L’ONCLE JOSEPH

 

Joseph était un personnage haut en couleur : un mètre quatre-vingt-dix, un quintal bien tassé, il régnait en maître absolu sur la tribu. Je me souviens encore de lui avec sa haute stature et son inséparable canne. Lorsque, plus grand, il m'arrivait de le croiser dans la rue, il m’interpellait pour me demander comment allait "abouk papa" et "Omak mama".... Abouk signifiant en arabe "ton père" et Omak "ta mère". Il n'y avait d'autre explication à ce pléonasme franco-arabe que le plaisir de se singulariser.

Joseph avait épousé une sienne cousine Sarine Curiel, avec qui il a eu une nombreuse progéniture : Victorine, Dario, Marcelle, Odette, Jules (dit Yuli) Henri (dit Rico) et Rose. On avait attribué à ce mariage consanguin les infirmités décelées, à des niveaux divers, chez certains des enfants. Il s'agissait d'une dégénérescence des cellules musculaires, la "myopathie". Victorine en était la plus sévèrement atteinte, ensuite Rose, puis Rico et Jules. Les autres enfants avaient été épargnés.

L'oncle Joseph avait son bureau au "Hamzaoui" un quartier du Caire extra-muros, où se traitait tout le commerce de la capitale. Il représentait une maison anglaise de tapis et de moquettes, représentation à laquelle il consacrait tout son temps, se refusant obstinément à élargir son activité.

Celle-ci lui suffisait pour entretenir convenablement à l'échelle d'une petite bourgeoisie, sa famille, la Grand-mère Vitoria, le grand-père David, l'une de ses sœurs divorcée Mathilde Carasso et ses enfants et aussi à faire quelques largesses aux membres moins fortunés de la communauté juive du Caire qui résidait à "Haret el Yahoud" (le quartier juif) situé d'ailleurs à proximité du Bureau.

Il avait "ses pauvres" qu'il rencontrait dans les nombreuses synagogues du quartier juif. Je ne crois pas qu'il ait été vraiment pratiquant, c'était plutôt le côté patriarche qui lui plaisait dans sa démarche.

 

 

L’ONCLE SAMUEL

 

Un autre oncle, Samuel, était parti aux Amériques faire fortune. Son portrait, en pied grandeur nature, trônait dans la salle de séjour de la Nona paternelle. Pendant de longues années, celle-ci a attendu le retour au foyer de l'enfant prodige. La nouvelle de son décès accidentel était parvenu à la famille alors que quelque temps auparavant, il avait fait part de sa décision de revenir au pays.

On a soupçonné sa maîtresse de l'avoir "accidenté" pour mettre la main sur le magot. Rien n'a jamais pu être prouvé, mais l'histoire de cet oncle d'Amérique tué aux Etats-Unis, s'est souvent racontée les soirs à la veillée

 

L’ONCLE BENJAMIN

 

Le plus jeune des frères, Benjamin, avait suivi des études de droit à Paris, avec le soutien financier de son frère aîné. Il s'y était installé, s'était inscrit à la Cour d'appel et avait épousé une jeune fille de la bourgeoisie provinciale, catholique, et probablement quelque peu antisémite. Ils ne vécurent pas très heureux et n'eurent qu'une seule enfant, Madeleine, dont je fis la connaissance beaucoup plus tard vers 1948, lors de mon premier voyage en France. Ils se séparèrent au cours de la guerre 39/45, la religion de mon oncle l'obligeant à s'évader en zone libre.

" Demandons à Benjamin". Cette phrase, je l'avais souvent entendue. Rien d'important ne se faisait chez les Abram, principalement sur le plan administratif ou légal, sans qu'un courrier ne soit envoyé à Paris pour avis.

Je me souviens encore de ces longs échanges épistolaires et de l'écriture de l'oncle parisien qui était très particulière : il commençait à écrire sur toute la largeur de la page et puis la marge allait s'élargissant jusqu'à occuper la presque totalité de la ligne en bas de page. Le patriarche ne décidait qu'en fonction de ses avis.

 

LA TANTE ANNETTE

 

La sœur aînée de mon père avait épousé un juif achkénaze, venu de Pologne ou de Russie, Henri Haskia. C'était un bel homme, portant de grandes moustaches aux pointes en bataille. Il était "réceptionniste" (à l'époque on disait "portier") à l'hôtel Sémiramis, l'un des grands palaces de la capitale. J'étais très impressionné par les clefs dorées en croix qu'il portait sur les revers de sa veste.

Je ne sais pour quelle raison la tante n'avait jamais eu de téléphone à la maison. Peut-être que son époux ne souhaitait pas être importuné durant son travail. Lorsqu'elle voulait communiquer en cours de journée avec lui et que je me trouvais en visite chez elle, elle m'envoyait à l'hôtel lui faire la commission. J'en étais heureux car l'oncle portier me gratifiait de cinq piastres pour la peine.

Les Haskia n'avaient pas d'automobile, mais une voiture à cheval avec cocher. La voiture était ce que l'on appelait un "tonneau» ; elle était de forme carrée, avec des banquettes sur les côtés.

À l’époque de mes huit- dix ans, la tante, avec ses deux enfants passaient dans leur tonneau me chercher pour une promenade au jardin de l'Ezbékieh situé au centre du Caire ou à Guézireh, un autre jardin situé sur une presqu’île du Nil. Nous avions notre fournisseur habituel de "sémit" (larges rosquettes garnies de sésames) ou de "shtanguel" (sortes de croissant allongé) que nous mangions pour notre goûter, accompagné d'une tranche de "Guebna roumi" ce fromage que nous appelions grec et qui ressemblait au cantal.

Bien plus tard, vers les années 36/37, son époux avait quitté le Caire pour, avait-il dit, explorer les possibilités d'entreprendre une autre activité. Il ne revint jamais plus en Egypte. De temps en temps il envoyait une carte pour signaler sa présence en Grèce ou en Italie, mais jamais d'adresse et toutes tentatives pour le ramener en Egypte demeurèrent vaines.

Son fils, Charles, devenu majeur, était employé à la Banque Nationale égyptienne. Il assuma dès lors la charge de la famille. À sa sœur, une grande blonde, peu gâtée physiquement et moralement par la nature, sa mère disait qu'elle se marierait, dès que son père serait de retour....

La tante mourut vers les années 50. Le fils, toujours célibataire, emmena quelques années plus tard, sa sœur, célibataire également, en Israël où, un jour par hasard, ils retrouvèrent dans la rue poussant une charrette à bras et vendant de la nourriture ambulante, leur père toujours en pleine forme à presque quatre-vingt-dix ans. Explications brèves, vives et orageuses. Ils ne le revirent jamais plus.

 

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Et c’est ici que s’arrête la première partie des extraits de mon bouquin dont les 300 autres pages dorment dans les cartons. Mais pour ceux que cela intéresse, l’ami Albert Pardo a promis de rouvrir son site pour quelques autres pages.

 

 

 

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 LE 28/02/2008

 

Souvenirs indissociables de la période scolaire :

LE RESTAURANT ISSAEVITCH

 

Le quartier général de nombreux élèves de notre classe était le restaurant glacier Issaevitch de Midan El Tahrir, (le rond-point de la Libération)   situé non loin du Lycée, en face du Mogamaa, c’est-à-dire le centre administratif et de l'autre côté, au fond de la place, le fameux Musée égyptien.

En fait de restaurant, les frères Issaevitch - des Yougoslaves fraîchement immigrés en Egypte - servaient principalement du foul et des tamias, ces deux mets populaires qui composaient essentiellement le repas du travailleur égyptien.

Le foul est composé de fèves brunes cuites à l’étouffée dans de l'eau salée lentement et longuement - pendant toute une nuit - dans des récipients de terre cuite. On mettait également dans ce même récipient des œufs destinés le lendemain à accompagner le plat de foul pour ceux qui le souhaitaient et... en avaient les moyens. Cette lente cuisson dans l'eau du foul leur donnait une coloration marron.

Le second plat populaire la "tamia" (que les alexandrins appellent falafel) est également fait à base de fèves sèches finement pilées, mélangées à du persil, des aromates et de l'eau. On en composait des boulettes que l'on plongeait dans la friture au fur et à mesure de la demande.

Foul et falafel étaient servis à table toujours accompagnés d'une salade de tomates, laitues et oignons, d'un plat de "torchis" (pickles pour l’Europe) et de la "téhina", pâte de graines de sésames préparée en mayonnaise avec de l'ail et du vinaigre (en somme l’aïoli égyptien).

Les plus nantis s'attablaient et passaient commande pour ce repas qui coûtait - si mes souvenirs sont bons - deux ou trois piastres. Les autres se contentaient d'un sandwich de foul servit dans la moitié d'un pain arabe "eich baladi".: Une piastre.

Nous les élèves, allions chez Issaévitch pour déguster un riz au lait cuit au four à la croûte toute caramélisée et qui faisait notre délice. Nous y allions aussi pour commenter les dernières blagues faites aux professeurs et aux surveillants, particulièrement à ce brave Monsieur David.

Quoique dans le même bâtiment, le Lycée des filles était séparé de celui des garçons. Et pour éviter les rencontres, l'heure de sortie des filles était différée  d'une demi-heure de celle des garçons. Une demi-heure passée chez Issaévitch permettait à certains d'entre nous qui terminaient plus tôt la classe, d'attendre la sortie des filles. Alors ceux qui possédaient une bicyclette tournaient un peu autour, sans méchanceté, ni provocation, simplement comme ça pour voir de plus près les filles lorsque nous le pouvions, car beaucoup d'entre elles étaient attendues à la sortie par la maman, la bonne ou le chauffeur.

Nous étions ainsi amoureux de l'une ou de l'autre, de préférence les plus jolies sans, bien entendu, oser le leur dire. Ayant quelques qualités vocales, j'avais un jour poussé la témérité jusqu'à me poster sous la fenêtre de la classe de la fille objet de mes convoitises et  de chanter à tue-tête la sérénade de Shubert : "Je suis là, sous ta fenêtre, palpitant d'espoir....." Mais hélas au lieu de voir apparaître le visage de ma dulcinée, c'est celui de Miss Volkosky, notre prof. d'anglais, qui surgit en m'intimant l'ordre de m'en aller de suite. Le lendemain, je fus convoqué chez le surveillant général, Mr. de Commène, qui me gratifiât d'une bonne quantité d'heures de retenue !

Issaevitch était également, en début d'année, le lieu où s'effectuait la vente des livres scolaires de l'année précédente. Les plus malins en avaient fait un commerce en rachetant tout en début d'année en bloc les livres de plusieurs de leurs condisciples et ensuite quelques jours plus tard - attablés chez Issaévitch - de les revendre au détail.

Longtemps, longtemps après que de nombreux événements aient eu lieu, je me suis retrouvé à nouveau chez Issaévitch au petit matin, à l'heure de l'ouverture, entouré des musiciens et artistes de l'Auberge des Pyramides, dont j'avais été le directeur artistique, pour un petit-déjeuner de foul Quel foisonnement de souvenirs que ces années passées au Lycée français de la rue Hawaiati !

Un jour, alors que j'étais installé à Paris depuis près de trente ans, une secrétaire m'annonce Monsieur l'Ambassadeur Audebert au bout du fil. Je prends la ligne pour entendre mon interlocuteur me rappeler qu'il avait été mon condisciple au Lycée, Pierre Audebert. Je ne l'avais pas revu depuis un demi-siècle !A la sortie des classes, il venait quelques fois à la maison (nous habitions  la même rue Hawaiati) où ma mère nous servait le chocolat chaud et les petits gâteaux tunisiens dont il raffolait.

Il avait fait sa carrière dans la diplomatie et venait de prendre sa retraite. Ses missions diverses lui avaient fait visiter de nombreux pays. Il avait eu ainsi l'occasion de rencontrer ici et là, d'anciens condisciples qui s'étaient égayés autour du bassin méditerranéen et en Europe.

Te souviens-tu me dit-il de Feldman ? Et bien il est général dans l'armée Israélienne ! Et Canakis ? Préfet à Chypre, et Zaki et Teddy Naggar?  banquiers à Paris et. Claude Hussein ?  Ministre de l'Education nationale en Egypte, et Boutros Ghali ?  Secrétaire Général de l'ONU ! Belle promotion que celle de notre classe !

Dans une même classe, quelle mosaïque de nationalités avons-nous eue ! La xénophobie renaissante, ravivée par la guerre avec Israël et finalement la guerre de Suez en 56, avaient, hélas, eu raison de notre amour pour l'Egypte, et chacun s'en était allé vers le pays de ses origines, ou le pays qui avait bien voulu l’accueillir.

 

LE THEATRE

 

Vers mes quinze ans, ma vocation théâtrale se confirmait de plus en plus. Ce fût d'abord au sein de l'UJJ - Union des Jeunesses Juives. C'était une sorte de Maison des Jeunes et de la Culture où un certain Mazuel régnait en maître sur les activités théâtrales.

"Embrassons-nous Folleville", "l'Anglais tel qu'on le parle"... faisaient partie du répertoire que nous présentions chaque semaine à un public qui nous était acquis par avance. L'UJJ se trouvait rue Fouad en face du "Dopolavoro" cette institution sociale créée par Mussolini pour la jeunesse italienne. Pas encore d'antisémitisme à l'époque. Et de nombreux juifs italiens s'y étaient inscrits car leurs installations étaient nettement plus importantes que celles de l'UJJ. Pour les rivaliser, nous n'avions que nos initiatives diverses dont justement le Théâtre.

La Comédie française se produisait régulièrement au Caire. Et à chaque saison les vedettes étaient invitées à l'UJJ au cours d'une soirée en leur honneur. Quelques années plus tard, dans le cadre des activités scolaires, avec quelques camarades et le concours de leurs sœurs, nous montions des spectacles que nous présentions dans la salle des fêtes du Lycée qui comportait une scène de théâtre très bien aménagée.

Notre plaisir de faire du théâtre se doublait de celui de nous trouver en compagnie de la jolie Samiha, Samiha Naili la fille dont tous les garçons étaient amoureux. Chacun à notre tour, nous avions essayé de lui faire discrètement la cour. Je dis "discrètement" car le frère Gamil était un copain et il n'était pas de bon ton à l'époque, de faire la cour à la sœur d'un ami si l'on n'avait pas d'intentions matrimoniales.

J'avais, un certain temps - très court d'ailleurs - pris des leçons de sténo pour noter plus rapidement les cours. Et Samiha à qui j'en avais parlé m'avait dit s'y intéresser. Je lui proposais de l'initier à cette discipline. Et c'est ainsi qu'elle était venue plusieurs fois à la maison où dans la pièce qui me servait de bureau, je lui enseignais les ronds, les bâtons courbés et droits alors que, sous la table, une de mes mains s'égarait entre ses cuisses pendant de longs moments. De sa part, pas de résistance, mais pas de commentaires non plus. La leçon terminée, elle s'en retournait chez elle, non sans m'avoir remercié. Je me suis longtemps demandé si ses remerciements concernaient la leçon de sténo ... ou ce qui s'était passé sous ses jupes.

Nous n'avons jamais parlé de ces leçons très particulières. Et l'un comme l'autre, même lorsque nous nous étions trouvés seuls,  nous n'avons jamais évoqué ces moments et nous nous sommes comportés comme s'ils n'avaient jamais eu lieu, bien que les séances se soient renouvelées assez fréquemment...

Avec son frère Gamil, nous avons eu de longues et multiples aventures scolaires, théâtrales et aussi sociales. L'une d'elles assez cocasse avait failli tourner au vinaigre. Cela se passait bien après les années scolaires, en 48/49, au moment où une grande tension reignait entre Israël et l'Egypte en raison de la création de l’état d’Israël. De nombreuses manifestations se déroulaient dans les rues avec des slogans antisémites et anti-européens. Quittant, le drugstore l'"Américaine", notre lieu de rassemblement où, comme à l'accoutumé nous refaisions le monde, je rentrais à la maison en empruntant la rue Soliman Pacha en sa compagnie.

Je signale que Gamil bien qu'Egyptien musulman, avait la peau blanche et les cheveux clairs. Cela s’explique par l’origine turque de sa famille paternelle alliée à la monarchie de l'époque  et sa maman française. A mi-chemin, nous nous sommes séparés, lui empruntant un autre itinéraire pour regagner son domicile. Et voilà qu'à quelques dizaines de mètres, il fut pris à partie par une bande de manifestants le traitant de sale juif, de traître aux Égyptiens, etc...Je courus à son secours et oh, ironie, c'est grâce au juif au teint mat et aux cheveux bruns que j'étais, qu'il fût sauvé ! Je m'adressais aux manifestants dans un arabe que j'espérais le plus populaire possible et leur ai dit : "ne lui faites pas de mal, c'est un ami, il est pour notre cause". Les cris de haine se transformèrent en applaudissements. Mais il nous avait fallu prendre part au défilé et c'est à grand peine que nous réussîmes à nous en dégager quelques centaines de mètres plus loin.

 

Autre souvenir de mes activités artistiques : le cinéma. Je peux dire avoir été mêlé à la naissance du cinéma égyptien ou tout du moins à ses premiers balbutiements, aux environs des années 35/36. Le grand producteur de l'époque était un certain Togo Mizrahi. Un vieux hangar avait été transformé en Studio et certaines scènes extérieures étaient tournées sur la terrasse de sa villa.

Il avait été lancé par le succès d'un de ses premiers films "Al Warda El Baida" (la rose blanche) dont la vedette était un célèbre chanteur égyptien de l'époque du nom de Abdel Wahab. À l’instar des films français ou américains de l'époque, il était de rigueur d'inclure dans les films certaines séquences de fêtes ou de soirées d'anniversaires et autres où les protagonistes étaient obligatoirement en tenues de soirées.

Si pour les principaux interprètes ceci ne posait pas de problèmes, il n'en était pas de même pour les artistes de complément. Pour la figuration en tenue locale (galabieh) ou pour les vêtements à l'européenne, il y avait foultitude de candidatures pour des cachets dérisoires. Mais pour les smokings ou les robes du soir, cela en était tout autrement, car Togo Mizrahi était très regardant sur les budgets, les films étant uniquement financé par ses propres deniers (à l'époque, point de subvention ou de fonds de cinéma).

Un beau-frère de Togo, qui avait connaissance de mes activités théâtrales, me demanda si je ne connaissais pas des jeunes gens et des jeunes filles possédant une telle garde-robe et qui seraient disposés à prendre part au tournage d'un film.

C'est peut-être à ce moment que ma vocation d'impresario commença ! Bien entendu de telles tenues existaient chez tous les jeunes des différentes communautés européennes. Par le système du téléphone arabe, je fis savoir que Togo Mizrahi offrait à tous les jeunes disposant d'une tenue de soirée de participer au tournage de son film... Un point de rencontre était fixé où un car les attendrait pour les mener au studio. Et en plus de cette excursion "amusante" et "instructive", chacun recevrait une indemnité de 10 piastres. J'en réclamais, bien entendu, un peu plus à Togo pour "mes frais d'intervention". Et ainsi, pendant plusieurs saisons - et à l'occasion de chaque nouveau film - je pus arrondir mon budget alors que justement commençait pour ma famille la période des vaches maigres.

 

LES VACHES MAIGRES

 

La Grand-mère décédée, les oncles mariés, nous habitions désormais seuls. Mon père, pour la première fois depuis son mariage, avait charge complète et entière de sa famille et cela coïncidait avec la période de revers professionnels successifs. La représentation de marques de whiskies, puis celle de tissus pour hommes "made in England", ensuite celle de "savons de Marseille" donnait lieu à une succession d'établissement de bureaux d'import-export dont les durées étaient éphémères.

 

D'année en année, nous emménagions dans des appartements aux loyers chaque fois moins coûteux, mais toujours dans la périphérie du Lycée français "pour que le petit ne soit pas loin de son école ". C'était rue Khédive Ismail, puis rue Hawaiati (la rue du Lycée) puis rue Emir Kadadar. Nous vivions - osons le mot - pauvrement. Mais, je ne pense pas en avoir réellement souffert. D'abord parce que les "restes" des périodes fastes nous permettaient de disposer de ce qui était nécessaire pour ne pas ressentir réellement cette situation et puis, ma mère, avec un talent hors pair, savait nous préparer des repas avec presque rien.

Il y avait aussi cette merveilleuse solidarité du "clan" qui faisait de l'entraide, non pas un devoir, mais tout simplement une attitude normale. C'est surtout avec la famille de la tante Mathilde que nous nous sentions le plus proche. D'abord parce que cela l'était géographiquement puisqu'elle habitait à quelques pas de chez nous, ensuite parce que nous avions vécu pas mal d'événements ensembles qui nous rapprochaient et surtout, surtout parce que la tante Mathilde était une femme foncièrement bonne, simple, sans malice et qui témoignait de beaucoup d'affection à l’égard de sa sœur aînée, ma mère.

Chez les uns et les autres il y avait en permanence portes et tables ouvertes.

 

LA FETE DE PAQUE

 

À propos de tables, je me souviens des fêtes de la Pâque juive qui à cette époque se célébraient chez la tante Mathilde. L'oncle Isaac était le seul officiant de service capable de lire en hébreux. Il y avait tout le cérémonial de l'herbe amère, et du pain azyme enroulé dans une serviette que l'on se passait d'épaule en épaule, et de l'œuf dur que les célibataires devaient manger cachés dans le recoin d'une porte.

Lorsque ma tante s'inquiétait des lenteurs des prières qui risquaient de faire brûler les mets qui étaient sur le feu, l'oncle Isaac profitait de l'ignorance des autres convives pour sauter plusieurs versets afin  d'accélérer le mouvement.

Le repas était traditionnellement composé de Koubéba de riz, de jarrets de veau au safran, de la daba-haya (sorte de gâteau d'œufs, de cervelle et de viande hachée cuit au bain marie - spécialité tunisienne). Le cousin René après un arrosage copieux au vin rouge (kasher pour l'occasion) glissait sous la table pour nous réciter des vers de Omar Khayam. Les gosses de l'époque l'y suivaient, alors que les adultes continuaient leurs conversations autour de la table.

Quelle qu'aient été la variété des plats ou l'abondance des mets, mon oncle lui - Pâque ou jour normal - devait compléter son repas par une assiettée de riz blanc qu'il appelait le "Askari", le gendarme. Allez savoir pourquoi. Il allait ensuite s'étendre sur un canapé qui se trouvait dans un coin de la salle à manger et, tout en faisant semblant de suivre la conversation, s'abandonnait à un long sommeil digestif que les gamins ne manquaient pas de troubler en le chatouillant avec une plume pour lui faire croire qu'il s'agissait de mouches.

Il faisait semblant d'y croire, puis lassé, nous lançait un "eskot ya legno interjection bilingue sans signification aucune, puisque "Eskot" signifie en arabe "tais-toi" et "Légno" veut dire en italien " planche de bois".

 

MON ENTREE DANS LA VIE ACTIVE

 

Un jour, alors que nous habitions à la rue Emir Kadadar, au rez-de-chaussée, je vis arriver mon père dans une voiture à cheval. Le cocher me fit signe par la fenêtre de descendre l'aider. Mon père avait eu une attaque d'hémiplégie en pleine rue. Il avait quand même réussi à héler un cocher et à se faire conduire jusqu'à la maison. Hospitalisation, soins et tout ce qui s'ensuit aggravèrent encore davantage notre situation. Il me fallut arrêter mes études pour subvenir aux besoins de la famille.

Se succédèrent alors une série d'emplois aussi divers qu'éphémères. Le premier était chez un importateur de papier du nom de Joseph Cohen. À l’époque, point de fax, de télex et le téléphone international était fort coûteux... Aussi, l'usage était de transmettre les commandes par télégramme mais en utilisant des codes permettant de condenser en quelques mots la totalité d'un texte.

Ainsi un certain nombre de caractères par mot (huit était le maximum autorisé par le Bureau des télégrammes) pouvait donner un grand nombre d'informations, comme, par exemple : je passe commande de X rames de papier de telle qualité, de tel poids, prière confirmer et indiquer date de livraison. On indiquait aussi le mode transport, le prix etc...

J'avais la charge de rédiger en code les télégrammes de commandes à l'adresse des fabricants européens. Ensuite la commande était confirmée par courrier "avion" et comme l'avion était peu fiable au dire de "Cojos" (c'est ainsi que nous appelions Joseph Cohen, du nom de son adresse télégraphique), copie de la lettre était envoyée par courrier maritime. Mon séjour chez Cojos dura quelques mois à peine, ensuite, mon oncle Isaac me prit dans son usine de tissage qui se trouvait en plein quartier arabe.

C'était un grand hangar, avec des métiers en bois actionnés avec les bras et les pieds. Les ouvriers travaillaient à la pièce, je dirais plutôt au mètre. À la fin de la journée, mon travail consistait à mesurer le nombre de mètres de tissus fabriqués par chaque ouvrier et de le payer en conséquence.

Mais il fallait également surveiller la qualité de la fabrication. Le tissu devait comporter un certain nombre de "points" par centimètre carré. Et cela se faisait à l'aide d'une loupe spéciale. C'est dans cette usine que je me suis approché pour la première fois de l'homme du peuple égyptien.

Entendons-nous. A la maison, au bureau, nous avions des domestiques qui étaient des gens du peuple, il y en avait également dans les restaurants ou les magasins où nous nous servions. Mais ceux-ci étaient passés par un certain "polissage" du fait de leur fréquentation avec les khawagates (les Européens) ou avec la gentry égyptienne.

 

Mais là à l'usine c'était l'homme du peuple à l'état brut., Le fellah (le paysan) qui de son village natal avait débarqué directement à l'usine pour assurer quelques aliments à sa famille. Les valeurs étaient toutes autres : une piastre représentait un repas pour toute sa famille qui souvent s'était contentée d'un pain et d'un oignon pour se nourrir. "Eich ou bassal" disaient-ils. Maintenant le midi, ils attendaient le passage du vendeur ambulant qui arrivait, un large plateau d'osier sur la tête à la porte de l'usine en criant "Ya gaber" (j'ignore la traduction) pour annoncer sa présence.

Il installait son plateau sur une sorte de trépied et déballait la nourriture constituée uniquement d'une tête de mouton bouillie qu'il découpait et farcissait des morceaux dans un demi-pain arabe (eich baladi) agrémenté d'un peu de torchi (marinade de légumes divers) L'ouvrier allait ensuite se désaltérer en prenant l'une des gargoulettes d'eau alignées contre le mur de l'usine à l'ombre pour en conserver la fraîcheur le plus possible.

Ceux qui avaient un peu plus de moyens attendaient le passage du vendeur de "kharoub" contenu dans une vaste bonbonne en verre tenue en bandoulière sur le ventre et contenant ce sirop très sucré où nageaient des glaçons. Son arrivée était annoncée par un tintement de cymbales de cuivre. Je m'étais pris d'une réelle affection pour ces hommes simples et toujours heureux malgré la précarité de leur situation.

Tout cela était passionnant, mais mon travail à l'usine ne correspondait pas exactement à mon tempérament. Conscient de ceci, mon oncle me présenta à un avocat de ses amis, Maître Zaradel, chez qui je fus engagé pour parachever une éducation qui cherchait encore son orientati

 

LE CABINET DE MAITRE ZARADEL

 

L'avocat Zaradel, inscrit aux Tribunaux Mixtes s'était spécialisé dans un travail de "sous-traitance".  Il recueillait les jurisprudences, les traitait, les classait par catégories, inscrivait les plus importants passages des attendus sur des fiches qu'il rangeait dans d'énormes casiers qui occupaient toute une pièce du Bureau. Il fournissait à ses confrères toute la documentation dont ils avaient besoin pour la rédaction des conclusions des affaires qu'ils traitaient.

Nous étions deux à taper à la machine sur les fiches les passages des attendus des jugements qui nous étaient indiqués par Maître Zaradel et, ensuite à effectuer un triple classement par catégorie : pénal, commercial, civil. Nous devions également établir un référencier nous permettant de nous retrouver facilement dans le rapprochement des cas similaires à ceux traités par les avocats demandeurs.

J'ai dit que nous étions deux à effectuer ce travail ; la seconde personne était une jeune fille se prénommant Pauline. C'était une blondinette, assez mignonne aux origines judéo-hispaniques. Le Bureau Zaradel se trouvait au second étage d'un immeuble qui abritait au premier l'agence Reuter dont les coursiers se déplaçaient à longueur de journée pour porter aux journaux les dépêches contenant les derniers événements provenant du monde entier. Le Cabinet Zaradel, bien plus modeste, était composé de trois pièces plus une cuisine où le domestique préparait le café obligatoirement et immédiatement servi à tout visiteur.

Le couloir d'entrée comportait une porte battante et donnait directement sur la pièce du milieu où se trouvait mon bureau et celui de Pauline. Un coin de cette pièce assez vaste servait également de salle d'attente. A droite, le Bureau de l'avocat et à gauche une porte accédant à la salle du fichier. Une large fenêtre située derrière mon siège, légèrement à droite, donnait sur la rue principale.

Aux heures où l'avocat se trouvait au Tribunal et le domestique occupé à effectuer les livraisons de nos travaux à des cabinets d'avocats, nous nous trouvions seuls Pauline et moi. Très souvent, Pauline venait s'accouder à la fenêtre. Elle se trouvait ainsi à portée de ma main qui s'égarait très loin sous ses jupes, alors que d'un œil, je surveillais la porte d'entrée, et elle par la fenêtre, le retour éventuellement prématuré de l'avocat ou du domestique.

Pauline prenait un évident plaisir à ce manège qui se renouvelait à chaque absence de l'avocat. Des fois, je la sentais vibrant d'impatience de voir l'avocat se rendre au Tribunal pour se précipiter vers la fenêtre et s'offrir à mes caresses. Tout au long de ma vie de célibataire, j'ai eu de nombreuses et merveilleuses aventures. Il s'agissait de jeunes femmes consentantes avec qui l'acte s'accomplissait jusqu'à son terme. J'ai fait aussi les quatre cents coups avec les copains en compagnie de filles de rencontre.

Plus jeune, je m'étais adonné aux amours ancillaires, et il faut dire que le cheptel domestique se renouvelait assez souvent ! De tout cela je m'en souviens quelques fois avec le même plaisir que l'on a à tourner les pages d'un album de photos souvenirs. Par contre, ce qui est étrange c'est que, dans mes souvenirs, je revois autrement les événements vécus avec Pauline, les moments de leçon de sténo avec Samiha. Il m'arrive dans mes fantasmes de les recomposer, de les prolonger jusqu'à les amener à un achèvement qu'ils n'avaient pas eu dans la réalité.

Les deux ans passés chez Zaradel, en dehors de mes explorations anatomiques, m'avaient permis d'acquérir de solides connaissances en droit, particulièrement en droit des Tribunaux Mixtes, spécialité de notre avocat.

 

LES TRIBUNAUX MIXTES

LES CAPITULATIONS.

 

En ce temps là nous vivions en Egypte sous le régime des "capitulations". Une excellente soutenance de thèse à l’Ecole des Chartes relate la succession d’événements politiques depuis XIXe. siècle qui ont amené progressivement l’Egypte à rompre ses liens avec l’Empire ottoman tout en accordant des concessions  quasi coloniales à l’Angleterre laquelle fut contrainte d’associer à certains de ses privilèges la France, l’Italie, la Grèce, la Belgique et les Etats Unis. Et par la suite d’autres pays européens

Il serait fastidieux ici d’en faire l’historique mais ceux des lecteurs qui s’en intéressent peuvent clique sur leur ordinateur  le site « capitulations ». Disons, pour nous résumer,  que les accords capitulaires permettaient à ceux qui se mettaient sous la protection d’un Etat capitulaire de bénéficier de sauvegardes juridiques, d’avantages fiscaux et de dérogations en matières religieuses.  D’où en matière de sauvegarde juridique, la création des Tribunaux Mixtes. en Egypte.

Premier de ces privilèges : les tribunaux égyptiens n'avaient pas le droit de juger les ressortissants étrangers. Seuls les "Tribunaux Mixtes" créés à cet effet avaient compétence pour connaître de toute affaire ou de tout litige impliquant un étranger.

Si dans un contentieux tous les autres intervenants étaient Egyptiens, il suffisait de la présence d'un seul étranger pour que l'affaire soit confiée aux Tribunaux Mixtes. Les plaidoiries se faisaient en français. Les juges rendaient la sentence "au nom du Roi d'Egypte", mais ils étaient tous étrangers, désignés par les pays signataires des "capitulations".

L'émulation entre les différents pays avait fait bénéficier ces tribunaux du dessus du panier des juristes. Autant dans le civil que le commercial, le correctionnel ou le pénal, ces tribunaux, grâce à la qualité et à la compétence de leurs juges s'étaient fait une réputation remarquable et avaient créé des jurisprudences souvent reprises par des juridictions étrangères.

Avoir son affaire jugée par les Tribunaux Mixtes représentait une garantie de sérieux et d'efficacité. D'où la recherche par tous ceux qui le pouvaient, d'une nationalité les mettant sous la protection des Tribunaux Mixtes afin d'échapper à la juridiction égyptienne Toutes les astuces étaient utilisées pour se trouver des ancêtres ayant une nationalité étrangère... et, à défaut s'en inventer.

Ainsi lors d'un grand incendie, les archives de l'état civil de la ville de Livourne en Italie avaient brûlé. Pour les reconstituer, les autorités italiennes avaient invité tous leurs ressortissants résidant à l'étranger de se présenter dans les consulats, accompagnés de deux concitoyens qui devaient déclarer, sous serment, que l'intéressé était originaire de la ville de Livourne. Cette déclaration était suffisante pour conférer à ce quidam (et à toute sa famille) la nationalité italienne, lui faire obtenir un beau passeport tout neuf et, par voie de conséquence, le faire bénéficier de la protection dont jouissaient les étrangers, et en particulier accéder à la juridiction des Tribunaux Mixtes.

Ce même Monsieur, devenant italien pouvait, à son tour, servir de témoin à un autre postulant qui lui-même, etc... etc... C'est fou ce que l'Egypte a compté de Livournais !

 

Encore que ces manœuvres puissent paraître aujourd'hui répréhensibles et peu honnêtes, elles s'expliquent - sinon se justifient - par la nécessité du petit bourgeois juif de se mettre sous la protection d'une juridiction lui permettant de sauvegarder ses droits.

Mais parallèlement des margoulins et des filous de tous calibres s'arrangeaient pour bénéficier de certains autres privilèges. Par exemple, aucune descente de police chez un étranger ne pouvait se faire sans la présence d'un représentant du consulat dont dépendait le justiciable.

Quelques Egyptiens astucieux et aux activités peu recommandables créaient des sociétés auxquelles ils faisaient participer fictivement un étranger, généralement un pauvre diable qui, moyennant une maigre redevance, concédait la protection de son passeport. Ce manège se pratiquait aussi chez quelques tenanciers de bars louches ou de commerce de prostitution.

La police qui, après enquête voulait effectuer une descente, devait au préalable s'adresser au consulat et demander la présence d'un représentant. D'où perte de temps dont profitait le délinquant pour rendre le flagrant délit quasiment impossible.

Lorsqu'une personne était interpellée par la police dans la rue, la réplique était -"Ana Hemaya ! (je suis protégé) sous entendu "par ma nationalité étrangère"). Quelles ont été les nationalités réelles ou retrouvées ou inventées de tel ou tel groupe de la famille, je n'en sais trop rien ! D'ailleurs comment se retrouver dans la mosaïque des nationalités et des origines composant le conglomérat familial ? Jugez-en :

La famille Benattar de ma mère avait la nationalité britannique, certains ascendants ayant transité par Gibraltar, territoire anglais, avant de s'installer à Tunis puis en Egypte. Du côté paternel la nationalité française semble confirmée par la loi Crémieux. La famille de l'oncle Isaac Chalem a tour à tour été grecque, égyptienne puis à nouveau grecque. Sa mère était d'origine russe. Par la suite ses enfants ont acquit des nationalité diverses : colombienne, israélienne, française.

D'autres membres de la famille ont été, Brésiliens, Italiens, Nord Américains  La génération suivante a vu arriver des Australiens. Et je ne parle pas des nationalités apportées par les conjoints, telles que Belge, Danoise, Suédoise ... et que sais-je encore !

Une anecdote à ce propos. Un cousin par alliance, à qui l’on demandait comment et pourquoi il possédait la nationalité italienne, avait répondu "parce que le consulat d'Italie était plus près de la maison que le consulat de France".

 

 

LE 30/04/2008

LES ECRIVAINS D’EGYPTE D’EXPRESSION FRANCAISE

 

Parallèlement à mes différents emplois, je poursuivais mes activités théâtrales à une échelle maintenant plus importante, avec des pièces que nous présentions à la salle des fêtes du Lycée français ou dans la salle du Théâtre du collège américain, l'Ewart Memorial Hall ou encore au théâtre Ritz que son directeur-propriétaire Naguib Rihani nous cédait aimablement, heureux d’aider des amateurs du théâtre français qu’il aimait énormément.

Naguib Rihani, pour ma génération et celle qui m’avait précédé, était une véritable institution. Directeur de Théâtre, auteur, comédien, il excellait dans tout.Il adaptait également les pièces des auteurs français. Je me souviens de l’une d’elles, « La Petite Chocolatière » qu’il avait traduite par « Dalouaa » ce qui signifie en arabe « enfant gâtée ».

Une de ses œuvres avait eu un immense succès. Elle s’intitulait « Hassan, Morcos et Cohen ». Elle décrivait sur un ton badin et caustique les tribulations de ces trois communautés – musulmane, copte et juive - qui vivaient harmonieusement. Les musulmans étaient dans l’ensemble du pays évidemment  majoritaires à plus de 80%, les copte à 15% et catholiques et juifs à certainement moins des 5% restants. Mais sur le Caire et Alexandrie, c’est-à-dire les deux grandes villes où tout se décidait et se créait, ces deux villes où siégeaient le commerce et l’industrie, où se trouvait le monde intellectuel, où vivaient toute la bourgeoisie européenne et toute la noblesse et la haute bourgeoisie égyptiennes, les proportions étaient différentes.

« Dalouaa » relatait les relations de membres de ces trois communautés, face à leurs différences, sur un ton amical et je pourrais même dire fraternel. Et c’était le cas de l’Egypte de l’époque

Pour revenir à nos propres activités théâtrales, plusieurs groupes d'élèves et d'étudiants issus des Lycées et collèges français avaient également formé des compagnies théâtrales amateurs. Il y avait celle qui se nommait "les Essayistes" dirigée par un condisciple du nom de Claude Taha Hussein. Son père, un célèbre universitaire, aveugle de naissance, le Dr. Taha Hussein avait épousé une Française, d'où ce prénom de Claude, devenu en 1956, à la suite de la guerre de Suez, Mounir Taha Hussein, pour faire oublier la moitié française de ses origines.

Mounir Taha Hussein devint par la suite, ministre égyptien de l'éducation nationale. Victor Green, dans la vie professionnelle, inspecteur d'assurances, et qui participait également à nos émissions de radio, organisa quelques manifestations théâtrales auxquelles je contribuais, avec Simone Alex dont nous aurons l'occasion de parler plus loin Et c'est en 1937, que s'est créée la Société des Ecrivains d'Egypte d'Expression Française, dont j'avais été l'un des fondateurs. Je n’avais que dix-sept ans !

Il y avait là les aînés, c’est-à-dire l'avocat Emile Mosseri, auteur de plusieurs œuvres dramatiques dont "As et Poètes", "la Robe Noire", etc..., Le Docteur Schmeil, Hans Zola, Robert Ayoub, commissaire de bord sur un transatlantique. A chacun de ses retours sur la terre ferme, Ayoub nous ramenait des scénettes en un acte. Il disait les avoirs écrits pendant ses moments de loisir sur le bateau. Aujourd'hui, je le soupçonne de s'être largement inspiré de ce qu'il voyait à chacun de ses séjours en France.

Il y avait aussi un bon gros du nom d'Eddy Hantower, devenu plus tard Eddy Mallet, grand admirateur de Charles Laughton, dont il avait la silhouette. Plus tard et pendant quelques années nous fîmes ensemble carrière professionnelle dans le spectacle. Quoique faisant partie de la Société des Ecrivains, Eddy Hantower n'avait jamais rien écrit, mais il avait un don inné pour la scène. Pour ma part je me spécialisais dans des sketches satiriques sur la vie des colonies européennes d'Egypte.

Faisait également partie du groupe, Clément Harari, excellent imitateur, qui se prenait lui pour Louis Jouvet. Il eut un franc succès dans "Volpone" que la compagnie présenta au cours du cycle de spectacles à l'Opéra du Caire. Clément Harari a poursuivi par la suite en France, une bonne petite carrière dans le cinéma.

Le Théâtre de l’Opéra n’accueillait pas uniquement des compagnies lyriques ou d’opéra, telle la « Scala de Milan ». Toutes les compagnies dramatiques – et particulièrement les compagnies étrangères – s’y produisaient, particulièrement la Comédie Française qui venait tous les an

Nous nous réunissions souvent au cabinet de l'avocat Mosseri, où nous avions priorité sur les clients qui attendaient des fois fort longtemps que nous ayons terminé avec nos "brain storming" sur les projets futurs, avant d'être reçus par le Maître. Et lorsque forcé de recevoir quelques clients ou de rédiger des conclusions, Mosseri nous mettait à la porte, nous traversions la rue pour nous retrouver au drugstore "A l'Américaine" afin de poursuivre nos conversations et refaire le monde. Là, nous étions quelques fois rejoints par Foulad Yeghen.

 Foulad Yeghen était apparenté à la famille royale. Il avait dilapidé toute la fortune que lui avaient légué ses parents. Alcoolique et drogué, il faisait le désespoir de ses proches. Souvent la police le ramassait gisant sur un trottoir totalement inconscient.Mais quel talent avait ce Foulad lorsque la drogue ne l'abrutissait pas ! Conteur, écrivain et surtout poète ! Il lui arrivait de monter sur une table de "l'Américaine" et d'improviser des poèmes quifaisaient l'admiration de tout l'auditoire. Lorsqu'il s'arrêtait, il suffisait de l'alimenter en "carburant"  pour qu'il reprenne de plus belle.

Le soir, après les heures de bureau, nous nous retrouvions à nouveau chez Mosseri avec quelques bouteilles de vin. Et selon l'inspiration, c'était au tour de l'un ou de l'autre d'entre nous de faire la lecture de ce qu'il avait écrit depuis la dernière rencontre. Il y avait aussi les émissions dramatiques hebdomadaires en langue française à l'ESB, (Egyptian Broadcasting), seule radio d'Etat qui consacrait quelques heures par jour aux émissions en langues française et anglaise. Le directeur en était un chef d'orchestre, d'origine probablement Est européenne et la section française était confiée à une jeune française dont j'ai oublié le nom de jeune fille, mais qui s'est appelée par la suite Mireille Zola, puisqu'elle avait épousé l'un des comédiens de ma troupe, Hans Zola.

C’est ce même "Jean" Zola qui fit ensuite une gentille carrière en France. Il joua - entre autres - le rôle de mon Oncle dans le film de Tati, et puis, grâce à son physique - divers rôles d'officier allemand.

Naila Berger s'était vue confier par Mireille Zola l'organisation d'une émission dramatique bimensuelle. La Troupe était composée de Naila Berger, de sa fille Samiha Naili, de Gamil Naili, de Victor Green (jeune premier sur scène comme à la ville), de Hans Zola et de votre serviteur. Nous faisions deux ou trois lectures de la pièce, puis dans l'après-midi de l'émission une répétition à l'ESB pour la mise en onde et le bruitage. Tout se faisait en direct; il n'y avait pas d’enregistrement. L'émission durait en général une heure, il y avait intérêt à ne pas se tromper. C'est vous dire la tension qui régnait.

Après chaque émission, Naila Berger nous réunissait au drugstore "à l'Américaine", offrait une grande glace et vingt piastres à chaque interprète. C'était notre seul cachet ! Personne ne songeait à se plaindre de cette rémunération ridicule, tant nous avions du plaisir à jouer.

Nous savions Naila Berger dans une situation économique assez inconfortable L'époux, Naili Bey, qui l'avait rencontrée, alors qu'elle poussait quelques vocalises au Bataclan de Paris (c'est pourquoi, dans les programmes, son nom était suivi par "des grands théâtres parisiens"), cet époux, dis-je, égyptien musulman d'origine turque - d'où une lointaine parenté avec la famille royale, avait très vite dilapidé son héritage dans le jeu et l'alcool.

Il ne lui restait plus que des terrains en "wakfs", c’est-à-dire inaliénables et invendables dont il ne pouvait que recueillir le revenu. Le père connaissant probablement les penchants de son rejeton, avait eu cette précaution avant de mourir. Et Naila Berger qui, en épousant Naili Bey, avait cru quitter le Bataclan de Paris pour entrer dans une famille de nobles et jouir d'une vie fastueuse, avait dû très vite chercher à travailler, pour ne pas être à la merci du résultat de la partie de poker ou de l'ordre d'arrivée des chevaux de la troisième course à Guézira.

C'est ainsi qu'elle s'était installée "professeur de chant" avec un certain succès car les familles de la bourgeoisie égyptienne et syro-libanaise, étaient très satisfaites de confier leur progéniture au professeur "français" de chant. Mais cela était insuffisant pour subvenir aux besoins de la famille et quelquefois même payer les dettes de jeu de son époux. Aussi, lui laissions-nous volontiers le bénéfice des cachets de l'ESB

 

1939/1945

 

J'avais dix-huit ans et la guerre venait d'être déclarée en Europe. Lorsque, bien plus tard, installé en France, j'assistais aux querelles des partis, j'ai repensé à cette époque d'Egypte où pour nous, il n'y avait ni radicaux, ni communistes, ni socialistes, ni droite, ni gauche, mais uniquement «la France".

La France depuis l'Egypte nous l'aimions dans sa globalité bien qu'un très grand nombre n'y fût jamais encore allé. Nous ne la connaissions que par la culture qui nous était dispensée. Et cela était vrai, je crois, pour tous les juifs, français d'origine, ou adoptés ou de tout autre nationalité et, bien entendu, les apatrides.

Si, pour les Français cela paraissait normal, pour les Juifs les explications pouvaient être diverses. On peut remonter assez loin dans l'histoire, à la Révolution française, avec Napoléon qui accorda des droits civiques aux juifs et qui interdit toute discrimination dans les lieux de sépulture. On peut expliquer aussi que le français à l'époque étant la langue internationale, celle de la Société des Nations, les parents envoyaient volontiers leurs enfants dans les écoles de la Mission Laïque Française ou dans les écoles religieuses.À ceci s'ajoutait le fait que même nés en Egypte et de parents eux-mêmes nés en Egypte, nous n'étions jamais considérés comme des Egyptiens. Et nous-mêmes d'ailleurs n'y tenions pas tellement (voir plus haut l'histoire des tribunaux mixtes). Mais revenons à la déclaration de guerre.

J'avais dix-huit ans et donc pas encore mobilisable, l'âge légal de l'époque étant de 21 ans. Mais quelques amis l'avaient été. Quelques mois après la déclaration de guerre, tous les appelés avaient été envoyés en Syrie, territoire qui à l'époque était sous protectorat français,» la Syrie-Liban". Je me souviens encore du regroupement à la gare du Caire, avec les familles venues saluer les partants, les rires, les pleurs et la Marseillaise entonnée par toute la gare au moment où le train s'ébranlait.

Mais, par-delà ces expressions que nous voulions dramatiquement patriotiques,nous avions le sentiment qu'il s'agissait d'une simple excursion et l'occasion pour les appelés de voir du pays, convaincus que nous étions - comme toute l'Europe - que cela se terminerait au bout de quelques semaines, avant que les mobilisés d'Egypte n'aient eu le temps de terminer leur entraînement. Aussi y avait-il eu chez moi un sentiment de frustration pour n'avoir pas participé à "cette promenade de santé". Mais par ailleurs, je me disais que si j'avais été mobilisé, j'aurais laissé derrière moi un père paralysé, une mère et une sœur dont j'étais le seul soutien moral et matériel.

Et c'est pour cette même raison que, lorsque la France cessa le combat, je ne m'engageais pas dans les forces françaises libres de de Gaulle, alors que tout me portait à le faire : mon amour pour la France et ma haine contre Hitler et son antisémitisme. Alors je m'étais employé à servir la cause française par divers moyens que je relate dans les pages suivantes.

Un moment pénible pour nous a été l'internement des membres mâles de la colonie italienne qui était la plus nombreuse et parmi laquelle nous comptions des amis. Ceux-là ne comprenaient vraiment pas pourquoi ils étaient internés alors qu'ils n'avaient rien contre les français ou les Anglais... mais enfin, c'était la guerre.Nous ne connaissions vraiment pas d'allemands dans notre entourage, mais je suppose qu'ils ont dû également être internés.

La reddition de la France a été vécue en Egypte comme un véritable drame ! Français ou européens de toutes nationalités et, bien entendu, tous les juifs pleuraient. Une grande partie de l’intelligentsia égyptienne était également attristée, particulièrement parmi ceux qui avaient fait leurs études dans les lycées ou collèges français, ainsi que chez les jésuites ou dans les écoles des Frères.

Par contre, la défaite des "colonisateurs" français et bientôt celle annoncée des "colonisateurs" britanniques - surtout ceux-là - était ressentie avec une certaine satisfaction dans la population. Celle-ci était moins pour les allemands, que contre les anglais, dont elle détestait l'arrogance. Mais une censure sévère venant d'être établie, ce sentiment ne se manifestait qu'en privé. Il faut dire que les soldats britanniques casernés, à l’époque à Kasr El Nil, ne faisaient rien pour améliorer les relations avec la population égyptienne.

- "I am British", clamaient-ils à toute occasion, comme si cela suffisait pour leur permettre le comportement le plus arrogant. Bien avant la déclaration de la guerre, plusieurs mouvements nationalistes s'étaient organisés, principalement sous la direction d'un homme politique du nom de Nahas Pacha. Et tous ces mouvements réclamaient la fin des "capitulations" et l'évacuation des soldats britanniques. Certains Egyptiens espéraient que la défaite britannique en Europe leur permettrait d'atteindre leurs objectifs.

Avec la guerre, le nombre de diplomates et d'hommes politiques qui faisaient de l'Egypte la plaque tournante de leur activité moyen-orientale, les états-majors alliés avec le train de leurs intendances, la présence massive de soldats alliés, modifièrent progressivement le visage de l'Egypte.

Les commerces déployaient tous leurs efforts pour attirer cette nouvelle clientèle qui leur apportait la prospérité. Mais les produits d'importation venant vite à manquer, il avait fallu faire appel à l'imagination de ce peuple dont la composition multicolore faisait la richesse, pour inventer des produits de substitution  De la fabrication de pâte dentifrice aux pneus de voitures rechapés s’était créées sur place de nouvelles entreprises. Un laboratoire de produits pharmaceutiques, du nom de Delmar produisait des médicaments sous licence ; les parfums "Chabraouichi" firent fureur parmi la gente féminine

La ville entière grouillait telle une fourmilière avec les petits commerces qui se multipliaient, et le marché noir commença à faire son apparition avec les produits des magasins de l'armée que les soldats revendaient aux civils. Mais le manque d'importations ne se manifestait pas seulement dans les produits de consommation. Les produits culturels et artistiques manquaient également. Plus de saisons de la Comédie française, plus de Scala de Milan, plus de conférenciers.

La prédominance de la langue française tendait à s'émousser au profit de l'anglais en raison de l'omniprésence des militaires Britanniques, Sud Africains, Néo-Zélandais, Australiens etc... avec qui "l'indigène" devait converser pour vendre et commercer. Il y avait aussi les spectacles organisés par les services de loisirs des armées alliées auxquels bien souvent les civils étaient invités.

Le proviseur du Lycée, Monsieur Gossart, et les services culturels de l'Ambassade France nous incitèrent à palier à ce déficit de la langue française. Et c'est ainsi que nos activités théâtrales "de loisir" prirent de l'importance. Le Théâtre de l'Opéra du Caire, où se produisaient généralement la Comédie Française et la Scala, fut mis à notre disposition pour l'organisation de tout un cycle de spectacles dramatiques...Nous avions obtenu l'Opéra grâce à l'intervention de celui que le Caire considérait comme un grand Maître du Théâtre égyptien, Georges Abiad.

Georges Abiad avait suivi des cours d'art dramatique en France, avec, si j'ai bonne mémoire Charles Dulin. Il possédait tout un répertoire que, pour lui être agréable, nous étions contraints d'inclure dans nos spectacles. Il ne s'agissait pas de pièces particulièrement réjouissantes ; jugez-en : Louis XI, une pièce de cinq actes en vers de Casimir Delavigne, la Mère Courage, et d'autres œuvres dans le même style.

Notre compagnie s'était agrandie par la fusion, lors de mise en scènes et de distributions importantes, de tous ceux qui s'occupaient d'activités culturelles ou théâtrales en langue française. Nous trouvions un grand nombre de volontaires, disposés à prêter leur concours. Le Théâtre de l'Opéra avait mis à notre disposition son metteur en scène, Fattouh Nachati, qui revenait tout fraîchement de France après des études de mise en scène au conservatoire de Paris. Celui-ci était tout heureux de travailler dans la langue de Molière. Et une très forte sympathie était née entre nous.

Nous avions établi un programme de spectacles que l'on pourrait tout simplement qualifier de démentiel : Une pièce différente par semaine, montée et présentée pour deux trois séances tout au plus ! En sept jours, il nous fallait répéter et mettre en scène des œuvres d'une durée de quatre-vingt-dix minutes. Même si certains éléments de la Troupe ne travaillaient qu'en alternance, d'autres se trouvaient dans toutes les distributions avec des rôles plus ou moins importants selon leur activité de la semaine précédente. Un peu comme à la Comédie Française ! Mais quelle mémoire que celle de la jeunesse !

Georges Abiad ne participait à nos spectacles que dans les pièces de son répertoire. Et malgré cela, vu son grand âge, sa mémoire était souvent défaillante. Aussi Fattouh Nachati réalisait-il des mises en scènes qui le mettait toujours à proximité de la cage du souffleur, et souvent assis, pour être encore plus près. Je le vois encore s'arrêtant au milieu d'une grande tirade, pour une appartée « sotto voce »  en arabe à l'intention du souffleur : "ou Baaden ?" (et ensuite ?). En raison de sa grande expérience de la scène, cette coupure au milieu de la tirade était sentie par les spectateurs comme un point d'orgue volontaire. Nous les jeunes, on en riait tout en admirant son manège.

Pendant cette saison à l'Opéra, nous fîmes une grande consommation de "souffleurs" en raison de la courte durée des répétitions. Il s'en trouvait dans la cage, bien entendu, mais aussi côté cour, côté jardin, dans les coulisses pour nous rappeler le texte de nos prochaines entrées, dans les loges aux entractes.....Mais nos activités artistiques ne s'arrêtaient pas là.

 

LE CAMP DE MENA

 

À la déclaration de la guerre, une artiste française du nom de Renée Davelly, qui chantait en s'accompagnant à l'accordéon dans un établissement du nom de "Kit-Kat", s'est trouvée coincée en Egypte faute de moyens de transport pour la rapatrier.Elle s'investit totalement auprès des forces françaises libres installées en Egypte, se produisant devant les troupes et prêtant son concours à toutes les manifestations en faveur de la France libre. Et c'est ainsi que nos activités se rejoignirent. Ensembles, nous assurions les spectacles et les activités de loisirs au camp de Mena, ce camp situé à proximité des Pyramides où venaient se reposer nos soldats retour du front

Nous étions très heureux de nous y rendre, d'abord parce que nous avions le sentiment de servir la cause française, et de contribuer au maintien de la présence culturelle française. Oh, je sais bien que le terme "culturel" est exagéré si l'on se réfère au répertoire que nous présentions aux soldats, mais c'était néanmoins du Français. Et cela m'a valu d'ailleurs de recevoir en 1947, sur recommandation de monsieur Gossart, le proviseur du Lycée, les palmes d'officier d'Académie, "pour services rendus à la cause française". Et je n'avais que 27 ans, âge exceptionnel pour la remise de cette décoration.

Nos expéditions au Camp de Mena avaient pour nous un autre attrait. Après le spectacle, nous étions invités à un dîner au Club des officiers. Et c'était le seul endroit où l'on pouvait encore manger du pain blanc. De grands pains carrés à la mie toute blanche !

Dans la vie, tout est relatif. Alors qu'en Europe, sur tous les fronts des soldats mourraient par milliers, alors que les civils, dans les grandes villes étaient rationnés pour les produits essentiels, en Egypte nous étions très malheureux parce que le pain était plus gris et que nous manquions du superflu auquel nous étions habitués.

 

 

LE 30/06/2008

 

LE PAM PAM

 

Mais revenons à mes activités professionnelles.

Après mon passage chez l'avocat Zaradel qui me laissait assez de loisirs pour le théâtre, mon l'oncle Emile fit appel à moi pour le seconder dans unenouvelle affaire qu'il créait avec un associé du nom de  Simon Sissa. Il s'agissait d'un Restaurant "chic" avec orchestre, dénommé le "Pam-Pam" situé rue Emad El Dine. Sissa devait apporter l'expérience et mon oncle l'argent. Mais, comme dans beaucoup de cas semblables, à la fin de l'envoi, mon oncle a eu l'expérience et Sissa l'argent.

Je devais en assurer l'intendance sous la direction des deux patrons. Le Pam-Pam se voulait d'une belle tenue et destiné à une clientèle d'élite !  C'était compter sans les soldats anglais, néo-zélandais, australiens, Maoris qui déferlaient tous les jours sur le Caire retour du front.

Le restaurant chic du début se transforma rapidement en une sorte de "pub" du style Western. La valeur comparative des régiments, les rivalités entre aviateurs, tankistes ou hommes de troupes, les différences ethniques ou raciales, tout était prétexte, après la troisième chope de bière, à se taper dessus, puis à s'en prendre à la vaisselle, aux tables, aux chaises jusqu'à l'arrivée de la "Military Police".

Le lendemain, sans avoir été convoqués, arrivaient l'ensemble des corps de métier : : menuisier, vitrier, plombier, le représentant en vaisselles, qui avaient pris l'habitude de faire tous les matins la visite des établissements publics. Surpris par la tournure des événements, mon oncle Emile et son associé Sissa ne savaient que faire. Financièrement l'affaire était florissante, mais quel climat !

Dans un premier temps, ils avaient fui l'établissement m'en laissant la direction et le soin de me débrouiller avec les bagarreurs. Ma haute stature et mon côté athlétique me permirent assez fréquemment d'intervenir entre les belligérants pour limiter la casse. Mon oncle et Sissa ne revenaient que le matin pour prendre la recette de la veille et payer les factures des réparateurs et des fournisseurs. Toutefois, la situation devenant intenable, ils réussirent finalement à vendre le fonds à des exploitants à la moralité moins rigoureuse.

Quant à moi, je fus sollicité par un certain Maurice Sion pour diriger un club-restaurant qu'il espérait à l'abri des turbulences en raison de sa situation plus protégée. Hélas cet espoir fut rapidement déçu. Il faut dire aussi, à la décharge des soldats que la solde de plusieurs mois accumulée par leur séjour sur les champs de bataille, passait en une ou deux soirées au Caire, à la grande satisfaction des propriétaires de ces établissements, en dépit de la casse.

Quelques établissements, anciennement installés, avaient eu la possibilité de conserver leur caractère d'avant-guerre en se faisant classer "Out of Bound", c’est-à-dire interdit aux militaires, sauf aux hauts gradés. C'est là que se réunissait la grande bourgeoisie européenne et égyptienne. Et c'est dans l'un de ces établissements dont le nom m'échappe que se produisait un couple de chanteurs fantaisistes du nom de Simone Alex et Léo S

 

SIMONE ALEX

 

Un jour, - cela devait très probablement se situer en 1943 - je retrouvais chez Groppi, Simone Alex. Simone Alex, une jeune et jolie femme avait, quelques années auparavant, contre le gré de ses parents, d'honorables bourgeois de la colonie juive d'Alexandrie, quitté seule (impensable à l'époque) l'Egypte pour suivre à Paris des cours d'art dramatique. À son retour, elle avait quelquefois participé à certains de nos spectacles en qualité de "guest-artist" s'estimant trop professionnelle par rapport aux amateurs que nous étions.

Depuis, Simone avait épousé un Alexandrin du nom de Léon Mouly et vers 1941 ils avaient formé un duo interprétant des chansons et des sketches de "la Belle Epoque". Ils remportaient un excellent succès devant un public privé "d'importations artistiques et culturelles" en langue française.

Simone, qui avait suivi nos activités théâtrales à l'opéra, me fit part de sa lassitude à faire les saltimbanques devant des dîneurs. Elle souhait remonter sur les planches. De mon côté, j'avais eu mon compte dans la gestion des Etablissements à beuveries et à bagarres. Je savais aussi que Maurice Sion, déçu par le climat de son club restaurant, cherchait à s'en débarrasser. Au fil de la conversation, une idée a germé dans nos esprits : transformer cet établissement en Théâtre de poche de chansonniers !

Ce club-restaurant occupait un bâtiment style hôtel particulier, avec la réception au rez-de-chaussée. Au premier étage, les murs avaient été abattus pour n'en faire qu'une grande salle avec en plus quelques dépendances. Les choses allèrent très vite. Maurice Sion consulté donna son accord pour nous céder le local contre une participation dans l'association.

La Troupe fut rapidement constituée, ainsi d'ailleurs que le programme qui devait, bien entendu, correspondre à la spécialité de chacun de ses membres : Clément Harari ferait ses imitations, entre autres celle de Jouvet, de Sacha Guitry et celle de notre professeur d'Arabe El Etre que, bien entendu, une grande majorité de nos spectateurs reconnaîtraient.

Simone Alex et Léo Smith reprendraient les chansons qu'ils interprétaient dans les Hôtels où ils se produisaient précédemment ; Eddy Mallet et moi-même devions interpréter des sketches franco-arabes de ma composition. J'assurerais également une gazette satirique en vers.

Yuki Russel, une belle grande blonde, interpréterait des chansons de charme accompagnée au piano par son mari, un métis Nord Américain du nom de Johnny Smith qui viendrait en guest-artist juste pour le tour de chant de sa femme, car par ailleurs il travaillait comme pianiste crooner dans les hôtels de la capitale.

 

Quelques autres comédiens compléteraient la Troupe. Et tous nous devions interpréter des sketches d'ensemble mettant en scène des chansons connues comme par exemple le Lycée Papillon de Ray Ventura, le texte aménagé à la sauce locale. Un pianiste accompagnerait le tout.

J'empruntais 300 livres à mon oncle Emile (qui me devait bien cela après le Pam-Pam) Simone Alex de son côté fit un apport équivalent. Partant de ce capital de 600 livres, nous commençâmes l'aménagement de l’établissement que nous allions baptiser du nom de « La Lune Rousse ». comme le théâtre  de chansonniers du même nom à Paris.

Il faut savoir qu'en Egypte et dans tout le Moyen-Orient, nous empruntions fréquemment des noms, des titres, des enseignes déjà utilisés et connus en France. Nulle autre intention dans ces emprunts que celle de manifester notre nostalgie à ce qui ne nous était pas accessible et notre attachement à ce que cela représentait pour nous.

 

LA LUNE ROUSSE

 

Tout le monde se mit à l'ouvrage. Un ami italien (qui avait échappé au camp d'internement) prêta son concours pour la décoration. Il était peintre et décorateur d'intérieur. De la cage d'escalier à la porte des coulisses, il peignit sur tous les murs des personnages de la Belle Epoque, (clin d'œil au répertoire de Simone Alex), dans des attitudes évoquant les textes des chansons, comme "le Fiacre" ou la "Goulue"...

Le menuisier-charpentier qui au Pam-Pam nous réparait tous les matins les dégâts causés par les hordes soldatesques, acceptait de nous fabriquer des banquettes en bois. C'était la bonne solution car, d'une part, les fauteuils auraient coûté trop cher, et d'autres part l’exiguïté de la salle nous a fait choisir la solution nous permettant d'accueillir le plus grand nombre de spectateurs, c’est-à-dire 110 personnes. Alors onze banquettes de dix places chacune. Il devait également nous monter une scène d'environ sept mètres de large sur cinq de profondeur. Un seul accès direct à la scène : la porte de la seule loge que devaient utiliser les garçons et les filles.

Choisi comme administrateur de la Troupe, il convenait que j'assume correctement ma première activité théâtrale "professionnelle”.Le budget prévisionnel fût rapidement établit : 110 places à une livre la place, cela faisait 110 livres par soir, ce qui représenterait l'amortissement de notre investissement en une semaine !....Je proposais à chacun des membres de la Troupe une part de la recette après déduction des frais de gestion, de la publicité et de la part revenant à Maurice Sion, notre bailleur.

Mais la grande partie de nos comédiens n'avaient pas cru au succès financier de notre entreprise. Ils y avaient adhéré parce que cela les amusait, mais puisque l'on parlait argent, ils avaient préféré recevoir un cachet fixe. Je pris la responsabilité de promettre à certains deux livres par soir et à certains autres trois livres. Simone Alex, Léo Smith, Eddy Mallet et moi-même nous nous partagerions le reliquat... s'il en restait.

Moins de deux mois après ma première rencontre chez Groppi avec Simone Alex, nous ouvrions notre "La Lune Rousse". Et, Oh, miracle ! dès le premier soir, nous avions nos 110 spectateurs. Normal disions-nous, ce sont des curieux qui viennent voir ce que nous pouvions bien leur présenter.

À travers la fente du maigre rideau de toile qui nous séparait d'eux, on les voyait ricaner devant ces banquettes en bois, eux qui habituellement en Egypte sont dans des salles aux fauteuils de velours larges et confortables, aux rangs espacés. Eux qui avaient des places numérotées vers lesquelles ils étaient dirigés par des "ouvreuses-mâles" les voici à s'installer sur des banquettes inconfortables là où ils pouvaient trouver une place ! Cela ne marchera pas, disions-nous désespérés dans notre loge. Et ceux d'entre nous qui avaient préféré un cachet fixe à une part du bénéfice se félicitaient d'avoir fait ce choix. Je me voyais déjà être obligé de demander une rallonge à l'oncle Emile pour faire face à mes engagements.

J'avais eu la précaution de faire venir ma sœur et quelques-uns de ses amis afin de former la "claque". Il faut dire que ma sœur a toujours été mon meilleur public. Son rire communicatif s'étendait souvent à toute une salle. Les trois coups du "brigadier" - tradition oblige - levée du rideau et, pendant plus deux heures, ce furent des rires à toutes les répliques, de la gaieté, de l'ambiance et, en fin de séance des applaudissements sans fin. Nous avions gagné !

La nouvelle se répandit dans toute la capitale, les billets s'arrachaient de nombreux jours à l'avance, - et nous ne pouvions vendre plus de 110 places par séance ! Des spectateurs acceptaient de rester debout dans les passages (heureusement que les services de sécurité n'étaient pas regardants), des places se vendaient au marché noir ! La haute société égyptienne venait régulièrement.

Nous savions que des personnages de l'entourage direct du Roi Farouk étaient venus nous voir. Nous avons su ultérieurement que des membres de sa garde personnelle venus visiter les lieux lui avaient déconseillé de venir assister à notre spectacle car aucun moyen de sécurité ne pouvait être assuré, vu l’exiguïté de l’établissement et la promiscuité avec les autres spectateurs.

Notre succès se prolongea plusieurs mois. Quelques bons mois durant lesquels les quatre associés se firent pas mal d'argent, au grand dam de ceux qui avaient préféré le cachet fixe. Je remboursais rapidement l'oncle Emile. Hélas, par la suite, les choses se gâtèrent. Ce succès rapide et inattendu nous avait tourné la tête, chacun de nous l'attribuant à sa performance personnelle. Et puis les artistes payés au cachet voulaient maintenant une part du gâteau. Simone Alex, prétendant que tout le succès lui revenait, entendait pour sa part  modifier nos arrangements.

L'élan collectif du début qui nous avait fait aménager, écrire, composer, jouer et nous amuser tout autant que les spectateurs, s'émoussait.


 

FAROUK, SOUSSA ET L'AUBERGE DES PYRAMIDES

 

Pendant notre période de succès, il se passa un événement qui devait influencer mon destin pour les douze années qui suivirent. Farouk était très curieux de voir notre spectacle. Il fit demander à Albert Soussa propriétaire de l'Auberge des Pyramides, de nous inviter à nous produire dans son établissement. Là une pose pour planter le décor et situer les personnages.

Farouk, point besoin de le présenter. Il s'en est dit bien des choses sur sa personne ou l'image que l'on s'est faite de lui à travers les différents échos colportés. Roi fainéant, roi aux mœurs dissolues, roi jouet de son entourage. Rien de cela ne correspond à la réalité telle qu'elle m'était apparue à cette époque, sauf peut-être la faiblesse de son caractère et la versatilité de ses humeurs.

Rappelons néanmoins le propos qu'on lui a prêté : "Bientôt, aurait-il dit, il ne subsistera au monde que cinq rois, le roi d'Angleterre et les quatre rois du jeu de carte." Ce qui dénotait chez lui une certaine lucidité et expliquait une partie de son comportement. Si la constitution faisait de lui un monarque constitutionnel, paradoxalement, la faiblesse de son caractère, le transformait en monarque absolu dans les événements mineurs du quotidien.

Les gros propriétaires fonciers, les pachas, les profiteurs du régime, le maintenaient dans cette illusion qui leur servait de rempart pour la protection de leurs intérêts. Le machiavélisme des Britanniques - à l'époque réels maîtres du pays - s'en servaient pour des considérations de haute politique. Mais il ne fallait pas qu'il en fasse trop, car dans ce cas, ils n'hésitaient pas à faire une démonstration de leur force, comme ce fut le cas un jour où ils entourèrent le palais royal de leurs blindés.

Monté sur le trône très jeune, Farouk avait fait son apprentissage de souverain sous la tutelle d'une mère dominatrice qui le manipulait à ses propres fins. Elle encourageait ses parties de plaisir, ses escapades, le maintenant ainsi loin du pouvoir qu'elle entendait exercer avec des hommes qui lui étaient acquis depuis la mort de son époux.

Albert Soussa, égyptien d'origine libanaise avait une entreprise de fers forgés. Il fabriquait dans ses ateliers les carcasses de luminaires sur lesquelles il faisait monter les cristaux de Baccara importés de France. L'atelier se complétait par un hall d'exposition et de vente rue Talaat Harb Pacha. Ce style de luminaires était très prisé par la noblesse et la grande bourgeoisie égyptiennes où le mobilier de salon se composait souvent de fauteuils et canapés en bois dorés, avec au plafond des luminaires en cristaux de Baccara de chez Soussa. Plus il y avait de luminaires accrochés au plafond, plus on était censé posséder de la fortune.

 

Albert Soussa avait équipé quelques salons des palais royaux de ses luminaires et les faisait entretenir par ses services, ce qui comme bien l'on pense représentait pour son entreprise une bonne source de revenus. Son frère, Edmond, avait été champion du monde de billard. Lui-même n'était pas maladroit dans cette discipline. Aussi l'intendance royale avait-elle cru bon de lui confier également l'entretien des tables de billard des Palais. Il eut ainsi l'occasion, de rencontrer le souverain, et je crois aussi d'engager avec lui quelques parties de billards, ce qui, bien entendu, créa un climat relationnel particulier entre eux.

Les Pyramides de Guizeh se situent à une dizaine de kilomètres du Caire. Une seule route pour s'y rendre, la route des Pyramides. Et cette route était bordée de restaurants de night-clubs de style oriental ou occidental. Ces établissements excentrés de la capitale étaient fréquentés par la haute bourgeoisie égyptienne ainsi que par les membres des colonies européennes soucieux de ne pas s'exposer au regard de la population cairote.

Un mauvais repas pris dans un restaurant de la route des Pyramides, une discussion avec le Maître d'Hôtel et Albert Soussa jura de créer un établissement où l'on pourrait bien manger et être bien servi. Et c'est ainsi qu'en 1943 une villa sur la Route des Pyramides fut transformée en un restaurant, vaste, agréable et décoré dans le style rustique normand. Progressivement un orchestre fut engagé pour créer une ambiance, puis ce furent les Galas, les attractions pour devenir in fine le grand établissement de spectacle où se produisirent les plus grandes vedettes du monde, dont une grande majorité de vedettes françaises.

Pourquoi "l'Auberge" ? probablement en raison de sa vocation première puisque Soussa, au départ ne souhaitait que créer une Auberge-Restaurant sur la route des Pyramides. La suite des événements en ont fait (toute proportion gardée) une sorte de Casino de Deauville ou de Monte-Carlo...(sans les jeux). Il y avait des salons d'hiver, une grande salle de restaurant-spectacles, avec piste de danse.

Bien que les tables fussent installées à une bonne distance les unes des autres avec des fauteuils destinés à accueillir le large séant des orientaux, la grande salle pouvait contenir près de huit cents personnes Les luminaires de la maison Soussa pendaient de partout. À la cuisine trônaient de grands chefs "made in France" arrachés à de grands hôtels, "l'importation" étant impossible en temps de guerre, et le service de salle assuré par des maîtres d'hôtel en habit assistés de "soufraghis" (serveurs) soudanais en gants blancs.

Comme vous voyez, le qualificatif "d'auberge" n'était plus du tout approprié à ce lieu. Mais le nom fut conservé et devint une référence pour les artistes qui s'y produisirent. Les jardins de la villa furent aménagés pour l'été, avec des fauteuils en rotin et le tout à l'avenant, piste de danse, piscine, etc... etc...Soussa en avait confié l’intendance à un certain Roger Léoncavallo petit-neveu du compositeur de la «  « Cavaleria Rusticana »

 

Léoncavallo, je l'avais connu quelques années auparavant, alors qu'il éditait à Alexandrie un hebdomadaire satirique du nom de "Maalèche". "Maalèche" est une expression intraduisible qui contient toute la philosophie fataliste orientale. "Maalèche" : ça ne fait rien ; pardonne-moi ; cela est ainsi, accepte les choses comme elles se présentent. Mais toutes ces interprétations réunies ne définissent pas exactement l'expression "maalèche"

J'étais en stage à cette époque chez l'avocat Zaradel et les circonstances ont fait que Léoncavallo, après quelques articles que je lui adressais me confia la représentation cairote de son hebdomadaire. J'assurais, sur le ton badin et humoristique propre à cette publication, la gazette des manifestations artistiques et littéraires et je tenais également une rubrique sur les potins et les affaires traitées au Tribunal Mixte où mon activité professionnelle me menait fréquemment. Ma rubrique s'intitulait "dans l'antre de Thémis".

J'ai raconté plus haut comment fonctionnaient les Tribunaux Mixtes et quelles étaient les catégories humaines ou professionnelles qui en étaient justiciables, d'où la multitude de potins juridico-comiques que l'on pouvait extraire. Cela dura quelque temps, le temps que Léoncavallo mis à s'épuiser financièrement et moi à m'éloigner en raison de mes activités théâtrales.

Léoncavallo et son épouse trouvèrent un point de chute avec l'intendance de l'Auberge. Ils n'avaient aucune expérience dans l'hôtellerie ou la restauration, Soussa non plus d'ailleurs. Cela n'avait aucune importance puisqu'ils s'entourèrent des compétences nécessaires et l'argent de Soussa fit le reste. Dès son inauguration, l'Auberge des Pyramides obtint un succès immense. Toute la haute société s'y retrouvait. Y furent organisés les Galas de bienfaisance au profit de telle ou telle institution caritative ou des œuvres des armées alliées. Les salons se louaient pour célébrer des mariages ou autres grands événements de la vie sociale ou professionnelle. Cette ruée vers l'Auberge des Pyramides s'accentua encore davantage lorsque, au cours d'une manifestation de bienfaisance, le roi Farouk fit son apparition, entouré de sa cour.

Jusque-là Farouk n'avait jamais été vu dans un lieu public tel ce restaurant-spectacle. La présence de Farouk se renouvela à plusieurs occasions et les gens se précipitèrent à l'Auberge dans l'espoir de le voir de près ou de rencontrer tel personnage influent de son entourage susceptible de favoriser l'une de leurs démarches. Il a dû probablement prendre goût aux marques discrètes de respect qui l'entouraient, et c'est ainsi qu'une table lui fut réservée en permanence. Une autre table juste derrière la sienne était destinée à sa garde rapprochée. Une voiture du Palais amenait tous les soirs deux policiers de la garde royale qui s'installaient dans le hall d'entrée pour le cas où le roi viendrait par surprise.

Connaissant les entrées de Soussa au Palais, - même si ce n'était que par la porte de service - le bruit courut que le roi était l'un des actionnaires de l'Auberge.Il n'en était rien, mais Soussa aurait été le dernier à démentir un bruit qui ne pouvait que servir son établissement. J’ai eu dernièrement connaissance d’un article publié dans le journal égyptien « AL AHRAM » (Les Pyramides)  daté de Août 2001, qui en chapeau annonçait : « Maintenant la fête est finie » Encore un des monuments du Caire a mordu la poussière. La semaine dernière, écrivait la journaliste Faiza Hassan , la fameuse Auberge des Pyramides, témoin d’un demi siècle de la vie nocture égyptienne a été démolie. »

Elle y relate, dans un très long article, les manifestations somptueuses qui s’y déroulaient, les fêtes de charité, mais aussi les rencontres de Farouk avec des personnalités, tels Sir Miles Lampson (résident Britannique), l’Air Marshal Sir William Sholto Douglas, le secrétaire d’Etat américain Summer Wells et les entretiens officieux qu’il avait avec eux dans un coin retiré de l’Etablissement.. Farouk disait préférer les rencontrer à l’Auberge plutôt qu’au Palais où tout prenait un caractère officiel. Il s’en est réglé et résolus bien des problèmes politiques au son de la musique de l’orchestre de Baby Almanza.

Revenons maintenant au désir du roi de voir le spectacle que nous présentions à la Lune Rousse. Soussa ayant connu mes relations amicales avec Léoncavallo, dépêcha ce dernier pour me proposer de présenter notre spectacle à l'Auberge. A cette époque, il était hors de question pour moi de me produire ailleurs que sur une scène de Théâtre. Une salle où les personnes dînaient pendant le spectacle me paraissait impropre «  à la hauteur de mon talent «  ! Ma réponse fut donc négative. Cette première démarche avait été faite, comme je l'ai dit, au moment du grand essor de la Lune Rousse Mais par la suite, alors que les choses n'allèrent plus aussi bien à la Lune Rousse, une seconde démarche fut entreprise par Léoncavallo à l'occasion d'un grand gala de bienfaisance. Cette fois-ci, je ne pouvais pas refuser et je m'y rendis en compagnie d'Eddy Mallet pour présenter nos sketches franco-arabes. Le succès alla au-delà de nos espérances et je voyais Farouk secoué de rires à chacune de nos répliques.

Quelque temps plus tard, le divorce ayant été consommé entre les artistes de la Lune Rousse, nous entreprîmes avec un groupe excluant Simone Alex Léo Smith et Clément Harari une expérience similaire dans un théâtre de poche "La Cigale" spécialement construit par des hommes d'affaires qui s'inspirant du succès de la Lune Rousse, avaient souhaité créer un établissement concurrentiel et en confièrent la direction à Renée Davelly.

Reneé Davelly avait, dans un premier temps essayé de créer sa propre troupe, mais le personnel artistique n'étant pas foison au Caire, elle fit appel à nous au moment où à la Lune Rousse les choses n'allaient plus. J'acceptais à la condition de prendre la direction. Et cela fut fait. Les choses allèrent bien pendant un certain temps, mais les fauteuils de cuir confortables, la salle aseptisée, ne créaient pas la même ambiance qu'à la Lune Rousse. "La Lune Rousse" avait été une aventure entre copains, "la Cigale" n'était pour les investisseurs qu'une entreprise commerciale.

Cela ne dura pas longtemps, les financiers ne trouvant pas l'entreprise suffisamment rentable pour leur investissement, d'autant que la guerre en Europe venait de prendre fin, ce qui, de toute évidence allait modifier la donne. Quelle explosion de joie, cette fin de la guerre. Renée Davelly, au mieux avec les responsables de la France Libre, s'était arrangée pour trouver une place dans l'un des premiers avions en partance pour la France. À son retour, elle nous ramena... un camembert. Un camembert ! nous n'en avions pas goûté depuis des années. Et puis un camembert, c'était la France.

Cet après-midi, assis en tailleur sur la scène de la Cigale, nous avions déposé religieusement ce camembert sur une assiette et l’avons coupé en autant de parts que d’artistes présents, c’est dire que les parts n’étaient pas grandes, et l’avions savouré lentement étalée sur une tranche de « pain français ». "Le pain français" est une expression bien égyptienne. L'Egypte multicolore produisait de nombreux pains différents. Il y avait d'abord le "pain baladi", c’est-à-dire le pain égyptien, sorte de galette épaisse et molle, consommée par la grande majorité de la population, puis le "pain grec" qui ressemblait à notre pain de campagne à la mie compacte et épaisse, le "pain chami" petite galette d'origine syro-libanaise à la peau très fine que les Israéliens appellent la "pita", divers autres pains et...  le "pain français", ce que nous appelons ici la baguette. Comme vous le voyez, chaque pain était désigné par sa nationalité d'origine.

Cela me rappelle une anecdote. La Tante Marguerite, de passage un jour à Paris, entra dans une boulangerie, et s'adressant à la vendeuse, lui demanda si elle avait .du pain français.......Mais revenons aux derniers jours de la Cigale".

C'est à ce moment qu'Eddy Mallet et moi-même avions répondu favorablement à une troisième proposition de l'Auberge des Pyramides. Nous signâmes un contrat de quinze jours et, personnellement - avec quelques coupures ici et là - j'y suis resté onze ans ! Comme artiste jusqu'à la fin de la guerre et, ensuite, comme directeur artistique. Les manifestations artistiques que j’y organisais,  telle l’élection de Miss Egypte, le Gala des plus jolies jambes, le Gala des Amateurs, le Crochet musical et bien d'autres - ont été le point de départ de nombreuses vocations artistiques et pour ne parler que des plus célèbres, celles de Dalida et de Claude François.

Leurs premières apparitions en public ne laissaient nullement présager l'avenir que, par la suite le destin leur réservait C'est par ses jambes, qu'elle avait très belles, que Dalida commença sa carrière artistique. Issue d'une famille italienne modeste, Dalida, de son rai nom à l’époque Yolanda Gioliotti, aimait se retrouver dans l'ambiance cossue de l'Auberge.

Après le Gala des jolies jambes qu'elle gagna haut la main (si l'on peut dire), elle s’essaya dans la chanson au cours du Gala des amateurs. Mais dans ce domaine, autant pour elle que pour Claude François, les débuts ne furent pas convaincants.

 

Immanquablement, à chacune de ces manifestations, Claude François, avec une persévérance touchante, nous arrivait de Suez pour tenter sa chance. Le public de l'Auberge, amusé par sa bonne tête, ne manquait pas de l'encourager, dans l'espoir de le voir revenir à la manifestation suivante... et faire ainsi usage du "crochet". Vous connaissez le démenti de l'histoire. ! Yolanda, quant à elle, continua de temps à autre à pousser une chanson accompagnée par l'orchestre de Baby Almanza, notre chef d'orchestre, au grand dam de celui-ci. Baby Almanza m'en voulait de lui imposer cette fille qui "chantait faux".Encore un démenti de l'histoire ! D'ailleurs, même à l'époque, le charme de Yolanda lui faisait gagner la sympathie du public.

Des années durant, le Comité français de l'Elégance, venait avec de nombreuses "Miss" européennes présenter pendant toute une semaine  un défilé de mode, avec le concours de maisons de haute couture. Nous faisions coïncider notre Gala annuel de l'Election de Miss Egypte avec le séjour de cette semaine de l'élégance. C'est ainsi que Yolanda Giliotti fit partie des candidates. Mais contrairement à la légende, elle ne fut pas élue "Miss Egypte". Le jury lui préféra une Egyptienne - dont le nom m'échappe - fort jolie d'ailleurs, mais elle avait sur Yolanda, l'italienne, l'avantage d'être égyptienne. Yolanda fut élue première dauphine.

Entre autres cadeaux attribués à Miss Egypte, il y avait un voyage en France, pour participer, avec le Comité français de l'Elégance à une tournée en France. Les parents de Miss Egypte refusant le départ de leur fille, c'est sa Dauphine, Yolanda Giliotti qui fut choisie pour la remplacer. Et c'est ainsi que le sort de Yolanda se décida. La suite, on la connaît par les écrits qui lui furent consacrés.

Très vite, après la fin de la guerre, nous avions accueilli à l'Auberge, des attractions venant de l'Europe. De nombreux ballets se succédèrent, servant le plus fréquemment d'écrin aux attractions les plus diverses qui composaient les programmes. Il serait fastidieux d'énumérer toutes les vedettes que j'avais fait venir en Egypte pour se produire à l'Auberge des Pyramides mais également, pendant une certaine période au Helmia Palace, et puis aussi dans divers théâtres de la Capitale et d'Alexandrie. Quelques pages de l’Album souvenir de cette époque et dont plusieurs noms sont encore dans la mémoire :

 

 

LE 31/08/2008

 

Aznavour 1-1

Charles Aznavour avec à sa droite Maurice Cassab, Directeur du Scarabé autre night club, où Farouk se rendait souvent


06

à sa gauche Roland Bertin et à sa droite Eddy Mallet

 

 

 

LEBAS

entre les deux vedettes Roland Bertin et à Droite Lebovitch un impresario de l’époque


 

 

montand-bertin


 

 

TRENET-MONTANT

Une des rares photos où l’ont peut voir ces deux immenses vedettes trinquer ensemble alors qu’ils ne sympathisaient pas tellement


 

 

 Dario MORENO

 


 

ULMER

 

 

 

Et bien d’autres noms encore tels que :, Maurice Chevalier, Edith Piaf, Roger Nicolas, , Mistinguett, Georges Guétary, , Reda Caire, Gloria Lasso, Rina Ketty, Suzy Solidor, Patachou, Josephine Baker, Léo Marjane, Jacqueline François, Dany Dauberson;, le grand chef d'orchestre José Iturbi, Rosita Serrano À propos de Rosita Serrano, il me vient en mémoire un incident assez cocasse.

A l'Auberge nous vivions au rythme de ces grand événements artistiques qui, à chaque occasion réunissait toute la crème de la Société cairote. Il m'appartenait de présenter la vedette au public. Le soir du récital de Rosita Serrano, j'arrivais sur l'estrade et après un bref rappel de la carrière de la vedette, j'annonçais: " et voici Rosita Serrano ! " Accord musical de l'orchestre pour accompagner l'arrivée de l'artiste.... mais personne n'arrivait ! Re-accord musical…. toujours sans succès. Je priais le public de nous excuser et me précipitais dans les coulisses pour connaître les raisons de ce retard. Je trouvais un des musiciens en train de réparer une corde de la Guitare de Rosita qui venait de casser. À ce moment arrive en coulisse affolé Albert Soussa, le grand patron. Le musicien lui explique que la corde du "mi"- la corde fine - venait de casser. "La corde fine, la corde fine s'exclame alors Soussa, il fallait mettre des cordes grosses, elles casseraient moins souvent ! "

Autre cocasserie de Soussa. Nous avions un chef d'orchestre qui jouait alternativement de la clarinette et du violon. Une soirée de grande foule, Soussa constatait que ce musicien ne jouait que de la clarinette. S'approchant de l'estrade, il lui en demande les raisons, et le musicien d'expliquer qu'il avait un furoncle sous le menton gauche qui l'en empêchait. Et Soussa de répliquer : "vous n'avez qu'à poser le violon à droite". Soussa n'était certainement pas aussi naïf qu'il voulait le faire croire. C'était plutôt un style qu'il se donnait .

Maurice Chevalier, Charles Trenet, Reda Caire, Jose Itrurbi se produisirent en récital sur une scène de Théâtre. Au moment où je rédige ces lignes - Février 2001 - la radio annonce le décès de Charles Trenet.  Que de souvenirs me reviennent en mémoire ! Le Charles Trenet de mon adolescence, avant la guerre. Je me souviens de la bande d’amis assis au sol en tailleur autour du phonographe  écoutant avec un plaisir indescriptible les chansons de Trenet  dont le ton et le style différaient de tout ce que nous entendions alors. Et puis après la guerre, le Charles Trenet que j’avais engagé pour des récitals au Caire.

Ce jour de Février 1948 (55 ans déjà !) où Trenet se produisait sur une scène de théâtre, Yves Montant chantait à l’Auberge des Pyramides. Très gros succès pour les deux. Je savais qu’ils ne nourrissaient pas beaucoup de sympathie l’un pour l’autre, mais je m’étais arrangé pour les faire se rencontrer autour d’une bouteille de champagne à l’Auberge des Pyramides. Parmi les quelques dizaines de photos souvenir que j’avais emporté avec moi du Caire, j’ai retrouvé celle me trouvant entre ces deux vedettes à l’Auberge un verre de champagne à la main.

La présence de Trenet en Egypte failli avoir des conséquences très graves. Parmi les personnes qui l’accompagnaient, pianiste, manager et secrétaire, j’avais remarqué la présence d’un jeune garçon d’une douzaine d’années que je pensais être le fils d’un des accompagnateurs. Voilà que le chef de la Police m’appelle pour me faire savoir qu’Interpole lui avait signalé l’enlèvement d’un jeune garçon qui serait parti au Caire avec Trenet. Je ne connaissais pas à l’époque ses penchants péderastiques. Grâce à nos hautes relations, nous avions réussi à faire embarquer ce jeune garçon dans le premier avion pour la France, étouffant ainsi un scandale qui

aurait pu avoir un retentissement international et des conséquences juridiques fâcheuses.

J’ai su par la suite que Trenet était passé en correctionnelle pour détournement de mineur, mais j’ignore s’il s’agit de la même affaire ou d’une affaire similaire antérieure ou postérieure.

Autre artiste que j’avais engagé à l’Auberge, Fernand Reynaud. Ce n’était pas encore la vedette qu’il est devenu par la suite, mais un petit artiste de music-hall, faisant particulièrement quelques imitations et des sketches mimés. Gros flop ! au point d’être obligé de raccourcir son contrat. J’en parle ici parce qu’il y a une suite à l’affaire Fernand Reynaud que vous connaîtrez dans le déroulement de mes souvenirs.

 

 

MIREILLE

 

MIREILLE

 

 

          Les parents de Mireille, mon épouse, étaient belges. Son père, Joseph Mossiat était venu avec sa famille s’installer dans le nord de la France où il a participé, comme chef de travaux, à la reconstruction de la cathédrale d’Amiens et c’est là à Bouzincourt, petit village voisin, que naquit Mireille le 31 Janvier 1924. Retour en Belgique et après de confortables études économiques, Mireille est entrée à la Banque Nationale Belge, où elle a été affectée au service « économique », qui s’est traduit pour elle – comme il est d’usage d’utiliser les compétences - à compter et recompter les billets de banque ! Travail monotone qui l’avait amené à rechercher une activité annexe, d’où son entrée dans une école de danse dirigée par Marcelle Attout.

          Marcelle, issue d’une famille de la grande bourgeoisie belge, avait elle aussi, recherché dans la danse, un dérivatif au train-train familial. Une longue et belle amitié s’était établie entre Mireille et Marcelle, amitié qui s’est prolongée par l’introduction de Mireille dans la famille de la sœur de Marcelle, Josette Gheur et ses enfants auprès de qui elle avait trouvé  la chaleur affectueuse qui lui manquait dans sa propre famille d’un rigorisme « petit bourgeois catho »

          Les aventures amoureuses de Marcelle – trop longues et complexes à raconter dans mon livre – l’ont amené à quitter la Belgique pour l’Espagne, entraînant avec elle Mireille qui démissionna de la Banque. Comme assez souvent dans les équipées amoureuses, celle de Marcelle se termina par une grande déception, et voilà nos deux jeunes filles seules abandonnées en Espagne sans ressources. La seule solution pour vivre et avoir assez d’argent pour retourner en Belgique a été de se faire engager comme danseuses dans un théâtre de revue.

          Un enchaînement de circonstances amena Marcelle à rentrer en Belgique où sa famille aisée pouvait l’aider à surmonter son chagrin…et ses finances, et Mireille, dont ce n’était pas le cas, à intégrer un Ballet en partance pour « l’Auberge des Pyramides » dont j’assurais la direction artistique.

          Mireille a fait partie d’un Ballet dirigé par une ancienne étoile des Ballets du Bolchoi Hélène Eliroff. Ce ballet s’était déjà produit auparavant à l’Auberge des Pyramides.  J’avais tout de suite remarqué la beauté, la douceur et la gentillesse de Mireille à qui j’ai fait une cour assidue. Elle n’a pas été insensible à mes avances ce  qui m’amena rapidement à une demande en mariage.  C'était en 1953, c’est-à-dire au début de l'ère Nassérienne.

À cette époque, les époux des trois sœurs, venaient de disparaître en peu de temps d'intervalle, ma sœur avait déjà émigré en Israël avec son époux, en 49. Un cousin, Jacques se trouvait à Roubaix où son père l'avait envoyé pour suivre une formation d'ingénieur textile et un autre cousin, René s'employait à Paris à refaire le monde avec l'aide de la gauche intellectuelle. Un autre frère Fernand resté au Caire, poursuivait ses études de médecine au C.H.U. de Kasr El Eini Ma mère et la Tante Mathilde avaient décidé d'habiter ensemble rue Boustan, unissant leur veuvage et leurs moyens financiers.

 

LE 31/10/2008

 

 

Lorsque survint la mort du mari de tante Marguerite, le toubib, l’aîné des fils, Lucien se trouvait à Paris engagé par le génie de l'armée américaine en qualité d'architecte. Seul demeurait auprès de la tante Marguerite le second fils Robert. Et c'est à ce moment que je décidais d'épouser Mireille. En brave garçon respectueux des traditions, Il me fallait obtenir le consentement non seulement de ma mère mais également de ses deux sœurs.

Mes cousins Fernand et Robert étaient mes complices et avaient bien préparé le terrain auprès de leurs mères pour les amener à admettre cette jeune fille belge, catholique au sein de notre famille juive. Au jour décidé pour les présentations, les trois sœurs étaient assises sur le canapé du salon de la rue Boustan aux sièges dorés. Mireille arriva tout intimidée pour passer cet "examen" devant ce tribunal qui finalement la trouva gentille, mignonne, bien élevée, mais avec hélas ce seul défaut d'être catholique.

Devant ma détermination, ma mère et mes tantes m'accordèrent leur consentement surtout lorsque je précisais que ma mère continuerait à vivre avec nous. Cela allait d'ailleurs de soi étant le seul soutien de famille Mais c'est avec les trois sœurs que finalement nous allions cohabiter. Il nous fallait maintenant franchir un obstacle important : les complications administratives.

Mireille n’avait qu’une carte de séjour temporaires de travail et, en raison de la nouvelle situation politique en Egypte, il devenait très difficile d’obtenir une carte de résidant. La réponse des autorités avait été qu’elle quitte d’abord le territoire pour présenter, à partir de l’étranger une demande de résidence pour mariage. Le climat ambiant nous laissait craindre qu’une fois dehors la résidence lui serait refusée. Conseillé par un ami avocat judéo-égyptien ancien magistrat, nous décidions de nous marier et ensuite de demander la résidence. Et c’est le 4 Janvier 1955 que nous confirmions ce mariage au Consulat, faisant de Mireille une nouvelle Française, bien que conservant également sa première nationalité belge. Parce que Mireille,  née en France, avait conservé la nationalité belge de ses parents. D’ailleurs cette double nationalité nous a drôlement servi au moment des expulsions.

Merveilleux souvenir que la fête qui suivie le mariage dans notre appartement de la rue Mohamed Mahmoud.  Cela coïncidait avec la présence de nombreuses « Miss de beauté » venue en Egypte avec le Comité Français de l’Elégance pour des défilés à l’Auberge des Pyramides, ce qui entraîna à la fête journalistes et photographes !Le Chef d’orchestre de l’Auberge, Baby Almanza, venu en invité avec quelques-uns de ses musiciens n’avait pas manqué d’apporter ses instruments de musique mettant ainsi une belle ambiance à la soirée.

 

 

mariage roland

 

 

Mais, dès le surlendemain, il nous fallait faire front aux difficultés administratives pour les papiers de Mireille ! Les autorités égyptiennes soupçonnant un « mariage blanc » qui permettrait à une étrangère de demeurer en Egypte, rejetèrent la demande et dès le lendemain un avis d’expulsion de Mireille nous parvenait à la maison. Catastrophe ! Sur les conseils de notre avocat, Mireille alla se réfugier à Alexandrie chez mon oncle Emile et nous répondîmes aux policiers qui venaient la chercher que nous ignorions où elle se trouvait.

Ce délai permis à notre avocat d’introduire un recours devant le Conseil d’Etat, stoppant de ce fait l’expulsion. Et le jour du procès, toute ma famille était présente au Tribunal donnant ainsi l’impression d’une solidarité familiale excluant toute manœuvre de « mariage blanc ».Et notre avocat, Maître Schinazi, avec de grands effets de manches, brandissant le certificat de mariage de l’Eglise, de clamer que « ce que Dieu avait uni, l’homme ne devait pas désunir » !

Sa plaidoirie et peut-être aussi le fait que le président l’avait connu alors qu’il était magistrat, firent que la décision administrative a été annulé et Mireille s’est vue accorder une résidence de dix ans. Ouf !

 

LA RUE MOHAMED MAHMOUD

 

Après la mort du Toubib, les trois sœurs avaient décidé de vivre ensemble dans un immeuble rue Mohamed Mahmoud où Robert et moi allions prendre l'appartement en Duplex qui faisait tout le dernier étage. Il y avait au premier niveau le salon, la salle à manger et les dépendances. Nouveauté : un frigo venait remplacer la glacière classique qui pendant si longtemps nous obligeait à faire venir deux fois par jour des pains de glace. Au deuxième les chambres des trois sœurs, la chambre de Robert, la chambre de Fernand qui terminait ses études de médecine et enfin notre chambre meublée sur mesure par un atelier du nom de Manadili (je me souviens du nom !) car deux des murs de la chambre était en arrondit, ce qui avait nécessité cette commande particulière.

Cette cohabitation excluait toute vie intime de couple, mais Mireille s’en accommoda parfaitement, retrouvant une chaleur familiale qui lui avait souvent manqué. Mes tantes et ma mère étaient pleines d’attention pour elle, mes cousins l’adoptèrent rapidement. Elle venait souvent me rejoindre le soir à l’Auberge des Pyramides, puis très vite elle nous annonça l’arrivée d’un  bébé. Il y avait de quoi faire avec les préparatifs.

De 1954 à Décembre 56, nous vécurent deux années merveilleuses, une vie professionnelle prospère, avec les engagements à l'Auberge, les récitals de vedettes, les manifestations artistiques de tous ordres. Et la représentation en Egypte de la pointe "BIC" qui venait de se faire connaître dans notre région. La pointe BIC : un autre épisode de ma vie professionnelle dont je vous parle plus loin.

Entre-temps, à l’Hôpital français du Caire, le 24 Novembre 1955, Mireille donnait naissance à notre fille Anne-Marie, ce qui fit la joie de toute la famille.

Il faut, vous dire que ma tante Mathilde avait eu cinq garçons, la tante Marguerite deux garçons. Toutes les deux avaient tant voulu une fille. Et enfin arrivait Anne-Marie qui, de suite a eu trois grand’mères et de nombreux grands cousins pour prendre soin d’elle !  Pas besoin de nou-nou puisque toute la maisonnée se disputait le tour de la garder !

 

LES CRAYONS « BIC »

 

En Egypte, peu ou pas de cloisonnement entre différentes activités professionnelles. Directeur artistique de l’Auberge des Pyramides, j’avais également une agence artistique (l’Agence BIS – Bureau International du Spectacle) qui plaçait des artistes dans divers pays du Moyen-Orient, organisait des tournées théâtrales, souvent en accord avec Fernand Lumbroso, grand entrepreneur installé à Paris. Trois associés géraient cette agence, Jacques Lumbroso (cousin du Fernand de Paris), Albert Soussa qui, pour me permettre d’avoir une activité parallèle à celle de directeur de son établissement, avait réclamé une part du gâteau et moi-même. Pour les besoins de la programmation, nous nous déplacions en Europe en alternance, Lumbroso et moi.

Un jour, à son retour de Paris, Jacques Lumbroso rapporta un colis contenant une sorte de crayon que nous ne connaissions pas encore en Egypte : c’étaient les fameuses pointes « BIC » qui venaient de faire leur apparition en Europe. Lumbroso flaira le succès de cette entreprise. Mon cousin Robert Haddad travaillait à ce moment-là à la maison anglaise de papiers « Croxley ». C’était donc la personne tout indiquée pour s’occuper d’une première prospection. Le succès fut immédiat ! Les quelques premiers milliers de Bic importés partirent comme de petits pains. Et tout le monde en redemandait.  Notre coût d’achat était multiplié de nombreuses fois par rapport au  prix de vente aux papetiers. Et nous ne cessions d’en commander à la maison mère de Paris

Mais Nasser arrivé au pouvoir commençait les nationalisations. Il limita aussi les importations de l’étranger aux produits de première nécessité et aux produits susceptibles de créer de nouvelles activités. D’où notre idée de créer une « usine » de montage de pointes « BIC ».

D’une part, nous créâmes une filiale de l’agence BIS en la baptisant « Bureau Egyptien pour le spectacle et le commerce»  en y associant pour une part symbolique un des employés de Soussa (Egyptien musulman) chargé habituellement des démarches auprès des administrations ; Et d’autre part nous installâmes dans le sous-sol du magasin Soussa de la rue Talaat Harb, deux ouvriers chargés de fixer dans le support extérieur la partie intérieure de la pointe bic, celle contenant l’encre et la bille du bout, importées chacune séparément. C’était cela notre usine de montage. Et ainsi nous avions créé une nouvelle activité qui nous permettait de continuer à importer des BIC en « pièces détachées »  dont le  montage » était assuré en Egypte ! Cette prospérité, hélas pris fin avec la guerre de Suez.

 

LA REVOLUTION DE NASSER

 

Drôle de sentiments qui se mêlaient dans nos esprits dès le début de cette guerre. Nous sentions bien que tout allait changer, que quel que soit le résultat, rien ne serait comme avant. Déjà, avec l’arrivée de Nasser au pouvoir il y eut un premier changement. Démocratie me direz-vous, oui mais démocratie militaire  et autoritaire inspirée par des conseillers allemands (ex-nazis) qui entouraient le « Raïs ».

Cette démocratie, pensais-je, si j’avais été Egyptien, l’aurai-je acceptée ? Peut-être bien que oui, désireux de me venger des dizaines d’années d’occupation et d’humiliation. Mais, nous serait-elle profitable dans l’avenir ? Réponse ambiguë et douteuse qui se trouvera dans l’après-nasser, après des années d’euphories, mais aussi de déceptions multiples ! Mais, voilà, je n’étais pas Egyptien et je me trouvais face à une guerre qui, comme je dis plus haut, entremêlait tout dans mon esprit. Je suis né en Egypte, j’ai vécu en Egypte, j’aime l’Egypte, j’aime les Egyptiens et me voici maintenant à souhaiter la victoire de leurs adversaires, des Français, parce que je suis français, et celle des Israéliens, parce que je suis juif !

Il faut dire quand même que depuis la première guerre entre les pays arabes et Israel, j’avais senti fortement un sentiment d’antisémitisme se développer. Et je prenais naturellement parti pour ce petit pays contre toute la coalition arabe. Dès la première « expédition punitive » contre Israel, Farouk avait préparé son beau cheval blanc pour aller caracoler à Jérusalem. Et ce fut la déroute pour l’armée égyptienne, avec des montagnes de bottes laissées dans le désert, leurs propriétaires préférant courir pieds nus (comme ils en avaient l’habitude dans leurs villages) pour aller se réfugier à l’arrière. Le monde riait de ce tableau, mais nous pensions que les Israéliens ayant fait la preuve de leur résistance, la colère arabe allait s’apaiser et peut-être cette partie du monde retrouver la paix et la fraternité.

Hélas ce ne fut pas le cas et la colère ne faisait que s’accentuer contre les Juifs. De défaite en défaite, les Egyptiens finirent par détrôner Farouk et porter au pouvoir Nasser. Disons plus exactement  Nasser s’empara du pouvoir. Farouk sauva sa tête en abdiquant puis en quittant le pays, sur son Yacht que Nasser voulu bien lui prêter pour son dernier voyage avec dans ses bras le nouveau roi Fouad II, âgé de quelques mois, et dans les cales une montagnes de bagages qui lui avait été permit  d’emporter.

Dès son départ, il y eut d’abord l’abolition des titres de noblesse : plus de Pachas, plus de Bey ! Le pauvre Albert Soussa, venait, depuis quelques mois à peine de recevoir le titre tant attendu  de « Bey ». Il en était tellement fier ! Il avait fait réimprimer son papier à lettres avec, à l’entête un superbe « Albert Soussa Bey ». Cette suppression lui fit mal au cœur, lui qui attendait depuis longtemps l’obtention de ce titre ! N’ayant plus le droit de l’utiliser, il rayait très légèrement ce mot de Bey de son nouveau papier  afin qu’il soit encore très visible.

Suivit ensuite une campagne destinée à ternir l’image de Farouk en le montrant en roi aux mœurs dissolues, autoritaire, dispendieux, versatile.. Les portes des palais furent ouvertes au peuple pour montrer le nombre considérable de chaussures, de cannes, de costumes,  la vaisselle, l’argenterie. Puis il y eut l’interdiction d’avoir des enseignes de magasins écrites en français ou en anglais. Tout devait être écrit en arabe ! Un grand nombre de rues devaient changer de nom pour évoquer la révolution, les martyrs etc…

 

 

LA GUERRE DE SUEZ

 

Enfin Nasser s’en prenait au canal de Suez en le nationalisant et en déboulonnant la statue de Ferdinand de Lesseps qui se trouvait à l’entrée du Canal . Là, il a eu tort de s’attaquer aux intérêts financiers. S’en était trop ! Un scénario s’organisait pour faire intervenir français et anglais, premiers intéressés dans cette affaire de nationalisation. Les Israéliens devaient attaquer militairement par le désert, pretexte pour français et  anglais d’intervenir « afin protéger le passage du canal » seule voie praticable vers les mers du Sud. Et c’est ainsi que commença la guerre de Suez qui ne dura que quelques semaines, les Israéliens arrivant au bord du canal, avec ordre de ne pas aller plus loin, anglais et français arrivant par les airs et la mer……

Au premières bombes qui tombèrent sur l’aérodrome d’Héliopolis, les membres de la famille étaient venus se réfugier chez nous au Caire. Il y avait la famille de l’oncle Edmond et des amis que nous avons hébergés également. Le salon était devenu un dortoir. En réalité il n’y eut que quelques bombes éparses. Nous suivions anxieusement les nouvelles à la radio sachant que les civils français, anglais et Juifs de toutes nationalités résidants en Egypte devenaient des ennemis qui allaient être les premières victimes.

Dans les premiers jours de la guerre, les Egyptiens trop occupés à se défendre contre la coalition, nous laissèrent en paix, se contentant de nous consigner à nos domiciles. Puis la situation se renversa. Les Russes, en pleine guerre froide, n’entendaient pas laisser la main-mise aux alliés ; elle les menaça de toutes ses foudres. Les Etats Unis peu soucieux de créer un conflit nouveau, s’allièrent aux russes pour intimer l’ordre aux belligérants de se retirer et Nasser sortit politiquement vainqueur et en possession de cette immense source de revenus qu’était le Canal de Suez. La première conséquence pour les résidents étrangers des pays ennemis et des juifs de toute nationalité a été de recevoir l’ordre de quitter le pays.

 

 

Je ne connaissais pas le sort qui m’attendait, aussi ma femme (non expulsée, ainsi que ma mère) se rendit au Consulat de Belgique et fit inscrire ma fille sur son passeport belge.

 

 

LES EXPULSIONS

 

          À propos de l'Egypte xénophobe, résultant de l'occupation anglaise et plus particulièrement au moment de la guerre avec Israël, il faut reconnaître qu'à part quelques cas particuliers, les expulsions ordonnées se sont effectuées avec beaucoup ... je cherche le mot ... de souplesse, sauf pour quelques amis internés pour "intelligence avec l'ennemi" et passablement maltraités, sans que cela atteignît, fort heureusement pour eux, le comportement nazi. Il me vient à l'esprit une anecdote. Mes démarches pour l'obtention des permis de travail en faveur des artistes que je faisais venir en Egypte m'avaient amené à connaître un grand nombre de fonctionnaires du Ministère de l'Intérieur, à qui j'avais souvent accordé des invitations pour l'Auberge, d'où avec eux un climat relationnel "cordial".

          Un jour que je me trouvais dans le Bureau de l'un de ces fonctionnaires est arrivée une brave vieille dame juive de Haret El Yahoud (le quartier Juif). Née à Haret El Yahoud, de parents nés à Haret El Yahoud, ne parlant que l'Arabe, elle n'avait jamais connu d'autres horizons. Elle s'est assise sur le sol en tailleur, et s'est entendue signifier son ordre d'expulsion, que de prime abord, elle ne comprenait pas

Le fonctionnaire lui expliqua qu'il fallait qu'elle parte.

- Qu'elle parte ? mais partir ou dit-elle ?

- Là où vous voulez lui répliqua le fonctionnaire !

Alors la vieille : - A Alexandrie ça vous ira ?.....

C'était pour elle le bout du monde !

          Une autre anecdote de la même inspiration :

La guerre Israelo-arabe, nous faisait craindre d’évoquer publiquement le nom d'"Israël" la police voyant en chaque Juif un espion en puissance. Alors entre Juifs, pour parler d'Israël, nous disions : "chez nous". Toujours dans le Bureau de ce fonctionnaire, arrive un Juif désemparé d'avoir reçu son ordre d'expulsion. « - Je ne sais où aller disait-il ! «  Et ce fonctionnaire qui ne manquait ni d'humour ni du sens de l'observation lui répliqua : - Et bien, allez "chez nous" !

          J'étais moi-même assigné à résidence, sauf pour me rendre au Ministère de l'Intérieur ; mon compte en banque bloqué, la ligne téléphonique coupée... enfin précision : un technicien s'était présenté à mon domicile accompagné d'un officier de police pour couper la ligne. Mais cet officier que je connaissais (pour l'avoir invité souvent à l'Auberge) me prit de côté et m'indiquât comment rebrancher la ligne après leur départ. Sympa, non ?

          Toujours à propos de la "souplesse" avec laquelle nous avions été maltraités, l'officier chargé des expulsions (celui de "chez nous» ) me téléphonait pour me dire que la pile des dossiers des expulsions baissait régulièrement. Il s'employait bien à mettre mon dossier au bas de la pile, mais le moment était venu où il serait obligé d'ordonner mon expulsion. Alors me conseilla-t-il de partir très vite avant que des mesures plus sévères ne soient prises à l'encontre des ressortissants des nations "ennemies". .

          Il me fallait avoir quelques liquidités en vendant ce qu'il m'était possible de vendre : vaisselle, argenterie, bibelots, tableaux, tapis tout cela clandestinement, car tous nos biens avaient été saisis mais aucun inventaire n'avait été établit. L'officier, chargé de ma résidence surveillée, me fit savoir qu'il fermerait l'œil mais me demandait en revanche de lui réserver quelques beaux objets qu'il achèterait au prix offert par les acheteurs. Ce qui fut fait, notamment un merveilleux immense vase en cristal de Baccarat que m'avait offert l'Ambassadeur de France pour me remercier d'avoir organisé quelques années auparavant une superbe fête du 14 Juillet.

          Ma belle voiture "Studebaker" demeura consignée au garage sous la surveillance du cousin Fernand, non expulsé lui et qui devait demeurer au Caire jusqu'à la fin de ses études de médecine qui se terminaient incessamment. Les bijoux de ma femme (sauf ceux inscrits sur son passeport à son entrée en Égypte) ont été vendus au poids de l'or. Je dois dire avec émotion, que les personnels du Bureau et de la maison nous ont été fidèles et solidaires au risque de représailles sévères.

          Ainsi les comptes bancaires étant bloqués seuls les chèques émis avant la déclaration de guerre étaient honorés. J'ai pu ainsi émettre quelques chèques antidatés à l'ordre de mon employé de Bureau et du domestique de la maison qu'ils ont encaissé pour me remettre les sommes. Mon oncle Émile était propriétaire d'un grand immeuble à Alexandrie. C'est le gardien de l'immeuble (le Baouab) qui s'était chargé d'encaisser les loyers en émettant des reçus antidatés.

          D'une manière générale, nous étions très aimés par le personnel égyptien : les employés subalternes, les baouab, les gens de services qui préféraient travailler chez les "Khaouagates" (les messieurs européens) plutôt que chez les grands bourgeois égyptiens. Nous les traitions avec considération, en personne humaine, alors que chez les bourgeois égyptiens le ton était souvent arrogant, dédaigneux pour les originaires de certaines régions du pays.

          J'avais été l'un des derniers à être autorisé à emporter autant de valises de vêtements et autres produits, sauf les objets de valeur, tels que bijoux, argenterie etc. Nous ne pouvions pas emporter de l'argent, mais nous étions autorisés à acheter des billets d'avion "open date" ainsi qu'une lettre de crédit émise par l'agence Cook pour une valeur de trois cents livres par personne. Quelques jours plus tard, les expulsés ne pouvaient emporter qu'une seule valise et plus de lettre de crédit de Cook. Pour ma part, j'avais fait le plein de vingt-deux valises ! et des lettres de crédit autorisées.

           Et c'est le 11 Décembre 1956, que nous embarquâmes (papa, maman, mémé et la petite Anne-Marie alors âgée de juste un an) sur le bateau "Aéolia" à destination de Marseille où nous arrivions le 16 Décembre. A bord, le commissaire me demanda - afin d’aider la Croix-Rouge à l’arrivée - d’établir des listes différentes pour les personnes qui souhaitaient se rendre directement dans leurs familles, celles qui souhaitaient se rendre provisoirement dans les centres d’accueil en attendant de rejoindre leurs familles et enfin - et c’étaient les plus nombreux - celles qui n’avaient d’autre solution que de demeurer dans les centres d’accueil.

            J’ai retrouvé une copie de cette liste dans le dossier de mes souvenirs. Les trois listes totalisaient deux cent quatre-vingts personnes dont quatre vingt-quatre enfants de moins de seize ans.  En parcourant cette liste j’ai pensé à ce fameux film « Un carnet de Bal » de Julien Duvivier (si je ne me trompe).  Dans ce film, une jeune débutante à son premier bal, avait inscrit sur son carnet de bal le nom des cavaliers qui l’avaient successivement invitée à danser.

             De nombreuses années plus tard, devenue veuve, elle retrouve ce carnet et se met à la recherche de tous les cavaliers de son premier bal. Et de découvrir des situations des plus inattendues.

             Alors je me suis demandé ce que sont devenus les deux cent quatre-vingts personnes de notre aventure. Les adultes avaient plus ou moins mon âge. Il ne doit probablement pas rester grand monde. Mais ces quatre-vingts jeunes de moins de seize ans ? J’ai bien envie de me mettre à leur recherche et de savoir ce qu’ils sont devenus. Si certains d’entre eux se reconnaissent dans mon récit, je serais heureux de les rencontrer et d’évoquer avec eux les souvenir de cet exode sur l’Aéolia » de Décembre 1956.

 

               Ici s’arrête le premier volet de mon Kan ya ma Kan.
 

LE 31/12/2008

 

LA FRANCE

 

Arrivés à Marseille le 16 Décembre et désireux de disposer de quelques liquidités, nous apprenions hélas que l'agence Cook n'honorait plus les lettres de crédit émises par ses bureaux du Caire. Nous fûmes accueillis par des représentants de la Croix-Rouge et hébergés dans des hôtels saisonniers de la côte, vides à cette époque de l'année.

Pour nous c'était l'hôtel Oasis à Carry-le-Rouet. C’était un bâtiment comprenant, si je me souviens bien, cinq ou six chambres desservies par une pièce centrale. Dans un second bâtiment se trouvait la salle de séjour qui tenait lieu de salle à manger, ainsi que la cuisine et les dépendances.

Chaque famille occupait une chambre. Il y avait avec nous le docteur Fangous (celui qui m'avait passé l'examen pour le service militaire) et son fils, la famille Larchet (directeur de l'École Fax) et deux autres familles dont je ne me souviens pas beaucoup. Les Larchet, les Fangous et nous-mêmes nous nous étions regroupés par affinité sociale. Les repas étaient pris dans la salle de séjour autour d'une grande table.

L'hôtel était tenu par un certain Thévenot à qui la Croix-Rouge versait une somme de mille francs (anciens, bien entendu) par personne pour l'hébergement et les repas. Cela ne devait pas représenter grand chose au taux de l'époque, c'est dire que le repas était assez frugal, composé principalement de pommes de terre, de haricots, de pâtes. Au bout de quelques jours nous nous étions liés d'amitié avec Thévenot, ancien comédien, avec qui j'évoquais quelques souvenirs relatifs à certains artistes et à parler cuisine en déplorant la qualité de ce qu'il nous servait.  – « Mais que voulez-vous que je fasse, nous disait-il, avec les mille francs que je reçois ! «

 

      Pourtant piqué au vif, il voulut nous prouver ses talents culinaires. C'est ainsi que nous avions vu s'améliorer le quotidien, à force d'exclamations de joie et de félicitations sur ses talents de "grand chef". "Tout flatteur vit au dépend etc....."

Autre souvenir de l'hôtel Oasis. Les chambres n'étaient pas chauffées et en ce mois de Décembre, il faisait particulièrement froid. Thévenot nous suggéra d'aller couper du bois dans la forêt voisine et d'allumer le pôelle qui se trouvait au centre de la salle desservant les chambres de notre bâtiment. Il nous prêterait scie et brouette. Mais, nous avait-il dit, on ne pouvait pas couper n'importe quelle branche. Il nous ferait accompagner par son fils âgé d'une quinzaine d'année qui nous désignerait celles que l'on pouvait scier. Et nous voici, Larchet, Fangous et moi, tous trois bien peu entraînés à cet exercice, essayant maladroitement de scier la branche. Le fils Thévenot, riant de notre maladresse, finit par avoir pitié de nous. Il s'arma de la scie, et grâce à notre encouragement vocal et à notre admiration pour son adresse, fit le travail à notre place. À notre retour, la brouette pleine de bois, le père Thévenot nous accueillit en nous disant:"et bien, vous voyez, ce n'était pas si difficile que ça !

    Un autre merveilleux souvenir de cette époque. Le 31 Décembre 1956, ma femme et moi sortîmes de l'une de ces vingt-deux valises que nous avions emporté, une superbe robe du soir et mon smoking.  Et dans cette tenue nous nous sommes rendus dans le seul bistrot du village, où les quelques consommateurs qui s'y trouvaient, étonnés de notre accoutrement, nous virent commander au comptoir et nous partager un verre de cognac pour nous souhaiter la bonne année. C'était le seul luxe que nos moyens de l'époque nous permettaient !

    Après un court séjour à Carry-le-Rouet., j'ai pensé que le seul moyen de m'en sortir était de me rendre à Paris où j'avais quand même quelques relations. N'ayant pas d'argent pour prendre le train j'ai utilisé les billets d'avion open achetés en Egypte.

                 Dario Moreno que j'avais accueilli chaleureusement à mon époque faste égyptienne me reçut très amicalement et a essayé de m'aider dans mes premières démarches. L'accueil de mes confrères fût particulièrement frais (un concurrent qui venait s'installer) Mais j'ai une grande reconnaissance envers Paul Dubas (frère de Marie Dubas) le seul agent qui m'accueillit dans son Bureau des Champs Elysée et m'offrit d’utiliser une pièce disponible. « Nous verrons pour les conditions plus tard »  m'avait-il dit . Merci Paul Dubas. Merci de m'avoir permis - quelques semaines après mon arrivée en France - de disposer d'une pièce dans votre bureau des Champs Elysée et d'un téléphone. Plus tard, au long des nombreuses années de notre collaboration, sa générosité lui fut rendue au centuple, mais cela n'enlève rien au mérite de son accueil du départ.

Quelques jours plus tard, j'apprenais que les lettres de crédit de l'agence Cook étaient enfin honorées. Et les choses s'enchaînèrent très vite. Une annonce dans le journal proposait un studio à la rue de Ponthieu (parallèle aux Champs-Élysées). Avec l'argent dont je disposais maintenant, je payais trois mois de loyer, envoyais des billets de train à ma femme, ma fille et ma mère demeurées à Carry-le-Rouet, et nous nous sommes installés dans ce studio de la rue de Ponthieu. Ce devait être auparavant un local de "travail" pour les dames galantes qui circulaient dans le coin. Une belle salle de bain, une grande cuisine et une seule pièce de trois mètres par trois séparée en deux par une cloison en bois à mi-hauteur. Mais il y avait le téléphone et l'eau chaude.

Songez à la chance que j'avais eue : à quelques semaines de mon arrivée, je disposais d'un logement avec téléphone à proximité des Champs-Élysées et d'un Bureau au 33 Champs-Élysées avec téléphone ! À cette époque 56/57 il n'y avait pas un seul logement de libre dans Paris et les listes d'attentes dans les mairies étaient interminables ! Et la mise à disposition d'un téléphone (je dis bien la mise à disposition) se vendait à prix d'or ! Aucune ligne nouvelle de disponible aux PTT. Encore une fois merci Paul Dupas pour le Bureau et merci à ma bonne fortune pour le studio.


 

 

LA  RUE DE PONTHIEU

 

Dans le studio de la rue de Ponthieu, nous étions vraiment très à l'étroit. La seule pièce était partagée en deux par une séparation en bois élevée à mi-hauteur. D'un côté il y avait un lit d'une personne que je partageais avec mon épouse et un tout petit bureau sur lequel était posé le précieux téléphone, et de l'autre un canapé sur lequel dormait ma mère, et le petit lit pliant importé dans nos bagages, destiné à ma fille Anne-Marie.

Anne-Marie a décidé depuis de se prénommer uniquement "Marie". Donc faisons lui plaisir, appelons la désormais Marie dans la suite de mon récit. Le lit que nous occupions était si étroit que la nuit, pour me retourner, je devais d'abord me lever. Le studio me paraissait si petit que je lançais constamment cette boutade : pour y entrer il me fallait un chausse-pied et pour en sortir un tire-bouchon !

L'exode d'Egypte continuait. Et Paris a été la plaque tournante pour ceux qui cherchaient une nouvelle destination ou qui cherchaient à s'installer en France. Le studio de la rue de Ponthieu, à proximité des Champs-Élysées, devint le centre névralgique de toute cette activité. Famille et amis s'y succédèrent, s'entrecroisèrent. Il y eut jusqu'à huit personnes à y séjourner pendant quelques jours.

Notre solidarité traditionnelle nous faisait un  devoir à les accueillir alors qu'ils étaient désemparés et que nous avions eu la chance de trouver un logement. On dormait comme on pouvait, par terre, dans la baignoire....... Et sur la petite table, on mangeait à tour de rôle. Mais croyez-moi, cela n'avait rien de dramatique. Nous étions joyeux, dynamiques et très confiants dans l'avenir.

Avec les mille francs (de l’époque) que la Croix-rouge nous allouait, ma mère s’arrangeait à nous préparer d’excellents repas. Pour les vêtements et accessoires, nous étions largement pourvus grâce au contenu des vingt valises emportées d’Egypte.

La tante Marguerite, avec ses deux fils Lucien et Robert et leurs épouses y transitèrent avant leur départ pour le Brésil, où la femme de Robert avait déjà de la famille là-bas, ce qui pensaient-ils faciliterait leur installation, puisque les Haddad n’étant pas français, ils ne pouvaient pas bénéficier de l’aide que nous espérions recevoir de l’Etat.

Professionnellement, je m’activais énergiquement pour mettre fin à une situation précaire. J’y suis arrivé assez rapidement grâce à ma collaboration avec mon amie Luska.

 

LE 28/02/2009

 

MON ACTIVITE PROFESSIONNELLE

LUSKA

 

Lorsque j’assurais la direction artistique de l’Auberge des Pyramides au Caire, il m’arrivait souvent d’engager des Ballets et parmi eux le Ballet d’Hélène Eliroff dont j’ai parlé à l’occasion de ma rencontre avec mon épouse

A son premier engagement – avant son réengagement au cours duquel j’avais rencontré Mireille – et alors que son ballet se produisait à l'Auberge des Pyramides, je devais me rendre à Paris pour assurer les prochaines programmations. Hélène Eliroff me chargea d'une mission auprès de sa fille. Et c'est ainsi que j'ai connu Luska. Cela fera plus de cinquante ans !

Quelques mois d'une liaison amoureuse et épisodique et puis cinquante ans d'une amitié non équivoque et d'une complicité, d'une collaboration professionnelle et artistique qui n'ont jamais failli !Luska était et est toujours une merveilleuse dessinatrice de costumes et de décors de théâtres. Elle avait dessiné entre autres des costumes pour des revues parisiennes dont le spectacle changeait tous les ans.

Elle eut l’idée de racheter les costumes des années précédentes et de monter pour son compte de petites revues « d’exportation » composées en général d’un chanteur, d’une chanteuse, de danseuses, de danseurs et d’une attraction visuelle, le tout « made in Paris ». Un pianiste avec les orchestrations sous le bras accompagnait la Troupe. Les autres musiciens étaient ceux des établissements dans lesquels le spectacle se produisait.

Elle me demanda de placer ces spectacles dans les pays voisins : Italie, Belgique, Espagne. Avec ma connaissance des langues, ma prospection s’étendit bien plus loin, en Suède, en Finlande, au Danemark, au Moyen-Orient et jusqu’au Japon où tout ce qui était parisien était merveilleusement accueilli.

La qualité de ces petits spectacles, ma connaissance des langues et le climat de confiance que j’étais arrivé à établir avec les différentes directions transformèrent les contrats d’engagement qui étaient en général de deux semaines, en contrats semestriels et même annuels. Ainsi, en Finlande, pendant onze ans consécutifs nous avions présenté au « Fennia » des spectacles différents tous les six mois. Au Japon dans les Théâtres des Hôtels « Juraku » ce fut, pendant sept ans, des spectacles dans deux ou trois hôtels de la chaîne Juraku, simultanément.

 

À propos d’Italie, j’ai souvenance d’une histoire qui s’est produite au Casino de Saint Vincent d’Aoste où je présentais un spectacle. Le Casino comportait également un Hôtel de grand luxe où j’étais invité par la direction à séjourner.

Le directeur vient me voir pour dire que trois clients très importants du Casino (qu’il soignait particulièrement) cherchaient un quatrième pour un bridge dans le salon de l’hôtel. Je tâtais à peine depuis un an à cette discipline, mais acceptais pour lui faire plaisir.

Présentation en Italien, on se met à table pour un bridge tournant, c’est-à-dire pour rencontrer successivement chacun des trois partenaires. N’étant pas très habile à l’époque pour les calculs, je leur laissais le soin de marquer les points sur leur carnet. Il m’a semblé être victorieux à chacune des rencontres, c’est le propre des néophytes.

En fin de partie, celui qui tenait les comptes me félicita et m’annonça que j’étais le seul vainqueur. Chacun des joueurs sortit une liasse de billets en Lires et les déposa devant moi. J’en avais un monceau ! ce qui à posteriori me donna des sueurs froides, car ne connaissant pas le taux auquel ces messieurs jouaient, je me suis demandé ce qui serait advenu, si à contrario j’avais été vaincu ! Champagne et autres libations et tous mes frais de séjour furent payés par mes gains au bridge.

Un souvenir de Finlande. Lors de la première représentation, je me trouvais dans l’ombre sur le côté de la salle face au public pour voir les réactions de tous les membres de la direction assis aux premiers rangs.

Je ne voyais que des visages tristes renfrognés, peu d’applaudissements, pas de rires aux passages supposés comiques. Je m’étais dit que le lendemain il nous faudrait plier bagage et rentrer en France. Quelle ne fut ma surprise , à la fin de la représentation , de voir venir vers moi le directeur, une mèche blonde lui tombant sur l’œil, me dire avec  un air  renfrogné et  triste : « thank you very much, it was  very very good, thank you »

Je compris que dans ce pays aux neuf mois de nuit dans l’année, les réactions étaient bien différentes que celles des riverains de la Méditerranée. D’ailleurs leur satisfaction fut confirmée par le banquet qui suivit la représentation. Drapeaux français sur la table, vodka et vins à profusion, chansons à boire, à boire, à boire, tant et si bien qu’à la fin du repas nous tenions difficilement sur nos jambes, particulièrement le pianiste. Il nous fallait le raccompagner. Un taxi aurait été inutile. Et je m’explique. Le Fennia avait logé les principaux interprètes dans des hôtels. Les autres membres de la Troupe étaient logés dans des chambres chez l’habitant. Cela était courant en Finlande.

 

Notre pianiste se souvenait de la rue, il avait bien dans sa poche la clé de la porte de la rue et de celle de l’appartement, mais avait oublié le numéro de l’immeuble. Un taxi ne saurait donc pas où le déposer.Deux d’entre nous sommes donc partis tenant le pianiste titubant sous les bras, faire la rue de son logement et essayant la clé à toutes les portes cochères de gauche et de droite pour enfin trouver après de multiples tentatives, la serrure correspondante. Et pendant onze ans, ce furent les mêmes visages tristes, les mêmes marques d’appréciation et d’amitié, et à chacun de mes passages les mêmes libations.

Au cours de l’un de ces voyages vers la Finlande qui s’était effectué en train jusqu’à Stockholm, puis de Stockholm en bateau vers Turku le port Finlandais, nous avons été témoins d’un événement tragi-comique. Lorsque le matériel était important, il arrivait que du personnel de la direction nous accueillait à Stockholm pour les formalités douanières. C’était aussi pour eux l’occasion de prendre quelques jours de vacances et surtout de s’adonner sans limites à la boisson.

Ce jour-là le sous-directeur nous accueillit d’un air très triste et nous annonça que le directeur avait été trouvé mort dans sa chambre d’hôtel. Arrivés la veille pour nous recevoir, le directeur et lui-même avaient passé la nuit à boire et puis s’étaient séparé au petit jour devant leurs chambres d’hôtel. C’était un hôtel dont les lits remontent automatiquement vers le mur pour se transformer en meuble pendant le jour. En arrivant à son lit, le directeur s’était effondré sur le ventre et, par une manœuvre malheureuse, le lit était remonté en l’étouffant.

Toujours à propos de tournées, je me souviens d’une drôle d’aventure arrivée au Japon. J’accompagnais les spectacles dans leurs déplacements jusqu’à la première représentation. Au Japon j’étais merveilleusement accueilli par mes correspondants locaux ainsi que par la direction des Hôtels « Juraku ».

Les hôtels Juraku étaient constitués d’une chaîne d’Etablissements de vacances situés soit en bord de mer, soit en montagne. Chaque établissement était constitué, indépendamment de l’hôtel même, de galeries avec de multiples magasins où l’on pouvait tout trouver, des salles de thalassothérapie, de multiples restaurants, et de grands théâtres où justement nous présentions nos spectacles.

La clientèle était composée de cadres supérieurs uniquement japonais qui venaient passer quelques jours de vacances avec leur famille. Ils arrivaient tous à l’hôtel, habillés à l’européenne, s’installaient dans leurs chambres et en ressortaient vêtus du kimono mis à leur disposition par l’hôtel et pour ne reprendre leurs vêtements européens que le jour de leur départ. Ainsi nous voyions circuler dans l’hôtel une armée de kimonos identiques. Reconnaître des Japonais entre eux c’était déjà difficile, mais alors tous habillés du même kimono !

Lors de mon second voyage, la compagnie d’aviation avait perdu mes bagages. Après une dizaine d’heures de vol en tenue décontractée, j’éprouvais le besoin de me laver et de me changer. Mes bagages demeurant encore introuvables, il me fallait acheter sur place un minimum de vêtements. Accompagné de mon correspondant, je me rendis dans un grand magasin, style « Printemps » ou « Galerie Lafayette »

Me voyant arriver avec mes cent kilos et mon mètre quatre-vingt-dix, la responsable au rayon des vêtements, fit de grands signes de négation de la main. Pas de vêtements dans les magasins japonais pour des personnes de mon gabarit !Après plusieurs tentatives infructueuses dans divers magasins, j’étais désespéré, d’autant que la compagnie d’aviation ne trouvait toujours pas mes valises.

Le père de mon correspondant eut alors une idée : -  pourquoi ne pas vous rendre au quartier des « Sumo » ? C’était une idée lumineuse ! Les Sumos à Tokyo vivent tous dans un même quartier avec, autour d’eux des magasins qui leur sont consacrés. C’est là que j’ai pu enfin trouver des vêtements provisoires avec des tours de taille trop larges, des manches trop courtes et des tours de cou trop larges qui me donnaient l’air d’un clown. Mais il fallait faire avec.

Dans les hôtels Juraku même problème avec les kimonos. Informé de mon arrivée, chacun des hôtels confectionnait un kimono à mes mesures communiquées par téléfax ; et je me trouvais ainsi vêtu d’un kimono d’une texture différente de celle des autres puisque fabriqué avec un tissu improvisé.

Pendant quelques années, les spectacles de Luska nous permirent d’assurer le quotidien. La longueur des contrats me permit également de souffler un peu et de rechercher d’autres formes d’activités artistiques.

 

 

LA SOCIETE « ALPHA PORDUCTIONS »

 

Mon expérience antérieure au Caire avec les vedettes de dimension internationale m’incitait à prétendre à des choses plus grandes Et c’est là qu’est intervenu le cousin Alberto Elgazi de Colombie dont la fortune lui permettait de faire joujou dans le domaine du spectacle. Grâce à son investissement dans une société de production, je créais au nom de mon épouse, la Société Alpha production. Pourquoi au nom de mon épouse ? Ici j’ouvre une grande parenthèse et je reprendrai ensuite l’histoire de « Alpha Production ».

J’avais dit la chance d’avoir pu, au lendemain de mon rapatriement, m’installer dans un Bureau aux Champs-Élysées mis à ma disposition par l’agent artistique Paul Dubas . À cette époque, la situation des agents artistiques était très particulière. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le Bureau de l’Organisation Internationale du Travail avait adopté une convention disposant que « les bureaux de placement payants » seraient supprimés. Or, par une interprétation que l’on a admis bien des années plus tard comme étant aberrante, les agences artistiques avaient été classées parmi les Bureaux de placements payants.

Appliquant les décisions de l’Organisation Internationale, les autorités avaient supprimé la délivrance de nouvelles licences, autorisant les anciennes à continuer de fonctionner jusqu’à l’extinction de leur titulaire. Ils pouvaient néanmoins engager des « collaborateurs ». Bientôt le nombre de ceux-ci augmenta considérablement en raison des besoins de la profession. Ces collaborateurs n’étaient en fait que des agents travaillant sous le parapluie d’un agent licencié. Et au fil des ans les agents vieillissants, ces collaborateurs devinrent les vrais agents, mais sous la licence de l’agent titulaire à qui ils versaient une dîme mensuelle pour bénéficier de cette couverture.

C’est ainsi que Paul Dubas, bien que grand agent artistique depuis de nombreuses années, versait une indemnité mensuelle à l’agence Rottembourg, titulaire de la licence. Cette situation me donna enfin l’occasion d’exprimer à Paul Dubas ma reconnaissance pour m’avoir accueilli et hébergé dans son bureau à mon arrivée en France.

Fort de mon statut de rapatrié, ayant perdu tous mes biens en Egypte du fait de la guerre de Suez, je réclamais aux autorités françaises la possibilité de pouvoir poursuivre mon activité en France. Appuyé dans mes démarches par Ernest Pezet, Vice-Président du Sénat et président des Français de l’Etranger, je pus obtenir une licence qui devait être « provisoire jusqu’à la possibilité de ma réinstallation en Egypte»  ce qui, vu les circonstances, transformait ce provisoire en permanent. Et c’est ainsi que j’offris à Dubas d’être mon collaborateur, sans bien entendu, rien avoir à me payer, le libérant ainsi des honoraires qu’il payait jusque-là à l’agence Rottembourg.

Le comique de la situation, c’est que désormais, dans son propre Bureau, Dubas devenait mon collaborateur, pour répondre aux exigences légales. La licence d’agent me permettait d’effectuer des placements d’artistes, mais m’interdisait de produire des spectacles car, à l’époque, il y avait incompatibilité entre les licences d’agent et de producteur.

Une parenthèse pour parler du SNAAL. Le Syndicat des Agents Artistiques et Littéraires Le syndicat de l'époque avait un objectif principal : celui de préserver ce monopole et d'en interdire l'accès à tout nouveau candidat. J'avais moi-même risqué d'en être la victime.

Rapatrié en France à la suite de la guerre du Canal de Suez. Je m'attendais à un élan de solidarité de la part de mes confrères. Quelle ne fut ma surprise de voir la vive réaction des responsables du syndicat de l'époque, jaloux de la préservation de leur monopole. Ils protestèrent auprès des ministres, de l'administration, et multiplièrent les interventions afin de me faire interdire l'accès à la profession. Fort heureusement ils n'y parvinrent pas. Et cela grâce à l’intervention d’Ernest Pezet, Vice président du Sénat qui fit comprendre à l’administration que mon statut de rapatrié, victime des expulsions d’Egypte, devait me permettre de continuer mon activité sur le sol français. Mais mes confrères refusèrent néanmoins mon adhésion au syndicat. Cela ne m'empêcha pas de travailler et de travailler fort bien, collaborant même avec ceux d'entre eux qui finalement avaient bien voulu reconnaître mes qualités.

Ici j'ai un souvenir ému pour Paul Dubas, le seul agent qui m'ouvrit toutes grandes les portes de ses bureaux aux Champs-Elysées me donnant ainsi la possibilité de mettre le pied à l'étrier.

Je crois que la situation de monopole que je décris aurait perduré encore longtemps sans l’intervention de Félix Marouani. Félix Marouani était le patriarche du “clan” du même nom. Les Marouani ont été et continuent d'être fort nombreux dans tous les domaines du spectacle vivant, de l'édition musicale ou de la production audio-visuelle. A une époque, on disait même qu’en cas d’insomnie, plutôt que de compter les moutons il valait mieux compter les Marouani.

Félix a été un grand du spectacle et sa notoriété dépassait de loin nos frontières ! Mais, malgré l’importance de ses activités, il n'était officiellement - de par les restrictions imposées par la Convention de Genève - que le collaborateur d’un titulaire de licence : Albert Tavel..D’ailleurs, dans toutes les disciplines, les plus grands agents n’étaient que des “collaborateurs” ou des “conseillers artistiques” ou des “Directeurs de Bureaux de Concerts”.

Je n’en nommerai que quelques-uns : Gérard Lebovici, Olga Horstig, Marceline Lenoir (pour l’audio visuel) ; Dandelot, de Valmalète, Werner, pour les Concerts ;  Roland Ribet, Eddy, Charley, Maurice, Daniel Marouani et tant d’autres pour les variétés.

Félix Marouani avait décidé de mettre un terme à cette situation ridicule et grâce à ses relations, et à l’influence des vedettes qu’il représentait, il fit ressortir des archives du Ministère les dossiers poussiéreux qui contenaient les nombreux projets de loi restés sans lendemain.

C’est à ce moment que j’entrais en scène. Poussé par Jean-Paul Guérin je rejoignis le syndicat que je boudais depuis mon rapatriement. Il a fallu de longues années de lutte, d'explications, de patience, d'interventions multiples pour démontrer l'utilité du métier d'agent artistique, pour faire reconnaître la multitude des services rendus aux artistes et pour faire admettre que, par-delà le "placement", l'agent artistique était l'une des composantes importantes des professions du spectacle. Et c'est ainsi qu'au forceps nous parvînmes enfin à arracher cette fameuse loi de 69.

Enfin, notre syndicat était reconnu par les Pouvoirs publics et les autres interlocuteurs du monde du spectacle comme la seule organisation représentant la profession A situation exceptionnelle, personnalité exceptionnelle et Félix Marouani en a été une. Il venait d'atteindre son objectif. Toute la profession lui en a été reconnaissante, mais, dès lors, il devenait encombrant. Encombrant parce que l'importance de son agence faisait craindre une main mise sur le syndicat, d'autant que beaucoup le soupçonnaient d'avoir agi dans son intérêt personnel afin de pouvoir se séparer d'Albert Tavel. Cela était vrai en partie, mais que pouvait-on lui reprocher dès lors que son intérêt personnel rejoignait l'intérêt collectif !

Marouani fut nommé président-fondateur et les membres du Conseil, à la recherche d'un autre président introuvable, faute de se mettre d'accord sur un nom, et après moult conciliabules, adoptèrent la proposition de Lilette Voland et se retournèrent vers votre serviteur, qui ne devait être qu'un président de transition, un président provisoire, un provisoire qui a duré 22 ans...

Au bout de ces 22 ans, je laissais un syndicat fort d'une réputation qui a dépassé les frontières, fort du crédit qu'il a su acquérir auprès des autorités et des organismes sociaux-professionnels.

 

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Dans la suite de mon récit je reviendrai sur la Société Alpha Productions.

 

 

Avril 2009

 

 

Reçu le 18 mars 2009 de Monsieur Roland Bertin :

 

Mon Cher Albert,

 

Ma santé ne me permet plus de m'attarder devant l'ordinateur. Je ne peux plus t'envoyer la suite de mon livre KANYAMAKAN. Un ami a transmis la totalité de mon livre sur le site et le lien que tu trouveras ci-après

et, pour ne pas décevoir tes lecteurs, je te prie de leur signaler ce lien : http://aidinfo1.free.fr/kan/index.html avec " roland " comme mot de

passe.

Amitiés

Roland Bertin

 

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Chers Amis Lecteurs,

 

   Je  remercie  notre Ami Roland  BERTIN, en votre nom et le mien, de sa délicate attention  et lui  transmets par la présente tous nos vœux de BONNE SANTE.

 

 

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