LE MOYEN-ORIENT A L’HEURE DU GOLFE
Lundi 3 et mardi 4 novembre 2014
Colloque organisé par le GREMMO (CNRS-Lyon2 et IEP de Lyon) et l’IEP de Grenoble
Ce colloque se propose de réfléchir aux relations qu’entretiennent les pays arabes de la Méditerranée orientale (Egypte, Syrie, Liban, Jordanie, Palestine), mais aussi la Turquie, et les puissances du Golfe (Iran et Conseil de Coopération du Golfe, voire l’Irak) à travers les aspects économiques et politiques, confessionnels et culturels. Une importance particulière est accordée aux conséquences de cette influence sur les mutations et les crises actuelles dans les pays de la Méditerranée orientale (Egypte, Syrie, Jordanie, Liban).
L’enregistrement audio-visuel du colloque est disponible sur le site de Lyon 2
http://www.univ-lyon2.fr/culture-savoirs/podcasts/podcast-le-moyen-orient-a-l-heure-du-golfe-colloque-international-600310.kjsp?RH=WWW_FR
Deux émissions « Géopolitiques, le débat » de Marie France Chatin, journaliste à RFI ont été enregistrées à cette occasion :
http://www.rfi.fr/emission/20141109-le-moyen-orient-heure-golfe/
http://www.rfi.fr/emission/20141115-etats-unis-obama-republicains-moyen-orient/
Le compte rendu des séances ci-dessous a été réalisé par les étudiants du Master CODEMO de Sciences Po Lyon.
Séance 1 : Quelles sont les stratégies des pays du Golfe à l’égard du Moyen-Orient et comment sont-elles mises en œuvre ? (CR de Nemo Lieutier et Olivier de Trogoff)
Plus de trois ans après le début des révoltes arabes, l’avenir politique, social et stratégique du Proche et Moyen-Orient semble encore bien incertain. Tandis que l’évolution démocratique annoncée n’a pas été uniformément établie, de nouvelles alliances se sont formées, sous couvertes d’un réalignement des intérêts régionaux. Dans ce cadre, cette première séance vise à éclaircir le rôle du Golfe, dont l’ombre tutélaire est un déterminant de l’évolution des problématiques régionales actuelles. Il s’agira de démêler les déterminants et les capacités d’influence du Golfe et de ses géants.
Jamal Abdullah, Chercheur, Al Jeziraa Center, Doha
La Politique Etrangère de l’Etat du Qatar sous Sheikh Tamim : Influence ou Médiation ?
Le 25 juin 2013, Sheikh Tamim bin Hamad Al Thani succède à son père à la tête du Qatar et amorce une réorientation de sa politique extérieure.
Depuis 1995, date de l’accession au pouvoir de Hamad ben Khalifa al-Thani, le Qatar a fait le choix d’une alliance avec les pouvoirs occidentaux et d’une politique étrangère de médiation et d’ouverture basée sur le principe de neutralité. Toutefois avec le début des révoltes arabes à la fin de l’année 2010, un changement notable s’opère dans la politique extérieure de l’émirat qui entend alors exercer une plus grande influence, régionale et internationale, en profitant du vide laissé par les autres acteurs régionaux occupés avec leurs affaires internes. Ce nouvel interventionnisme s’est traduit dès 2011 par la participation au côté de l’OTAN à l’opération en Libye et par un généreux soutien aux rebelles syriens. Théoriquement, nous pouvons dire que le Qatar est passé du soft power au hard power dans la sphère de sa politique extérieure.
C’est dans ce contexte que l’arrivée au pouvoir du Sheikh Tamim marque une nouvelle phase dans la politique étrangère : le smart power qui tente de conjuguer soft et hard power. Dans cette optique, le Qatar offre son soutien depuis 2011 aux représentants de l’Islam politique, notamment les Frères Musulmans, qui s’imposent comme les forces politiques de la région. Cet engagement représente l’avènement d’une politique étrangère réaliste qui cherche un intérêt pragmatique à soutenir les nouveaux acteurs forts de la région.
Les dernières décennies témoignent ainsi d’une évolution de la politique étrangère du Qatar, au fil des différents dirigeants qui se succédèrent à la tête de l’émirat. Après être passé par la neutralité et par l’interventionnisme, le Qatar tente aujourd’hui de concilier son rôle de médiateur à sa volonté de s’imposer sur la scène régionale.
David Rigoulet-Roze, Chercheur, Institut Français d’Analyse Stratégique, chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité en Europe. MEDEA (Bruxelles).
Les conséquences du problème de la succession en Arabie Saoudite sur le fonctionnement interne du pays et ses incidences sur sa politique étrangère.
L’Arabie Saoudite est un Etat dynastique au sens strict, la succession s’y fait par ordre de primogéniture. Depuis la mort du roi fondateur en 1953 les descendants se succèdent selon une transmission horizontale, entre les fils ainés du roi fondateur. Ce système est aujourd’hui dysfonctionnel car il fait accéder au trône des rois très âgés et conduit à la constitution de clans qui impactent négativement le fonctionnement interne du régime et sa politique externe.
Dans l’optique de faciliter la succession au trône, le Conseil d’allégeance fut créé en 2006. Selon la loi fondamentale saoudienne de 1992 la désignation de la succession devait se faire selon un consensus entre les différentes familles dynastiques. Certaines familles étant plus influentes que d’autres, cela conduit mécaniquement à la formation de clans, le plus important étant le clan des sept. Le Conseil d’allégeance tente de limiter l’influence de ces derniers et d’éviter que des rois trop âgés n’accèdent au trône.
Malgré ces tentatives pour faciliter la succession, le Royaume doit désormais compter avec des sous- clans qui ajoutent à la complexité des relations entre les différentes familles dynastiques. La création, cette année, par le roi Abdallah d’un poste de vice prince héritier suscita une forte opposition accompagnée d’une marginalisation du Prince Sultan. A la tête des services secrets Saoudiens, ce dernier joue pourtant un rôle déterminant dans la politique extérieure du Royaume, tout particulièrement sur les théâtres syrien et irakien. Il faut aussi ajouter à ces difficultés une interpénétration des réseaux tribaux. Le roi Abdallah est d’ascendance Chamar, tout comme Ahmad Jabra, président de la Coalition Nationale Syrienne. Ces liens tribaux peuvent avoir une influence très importante sur la politique étrangère du Royaume.
Au regard de cette multiplicité de réseaux et de clans, et de leur impact actuel sur la politique étrangère de l’Arabie Saoudite, il est légitime de s’interroger sur les modalités futures de la succession du roi du roi Abdallah.
Lucas Oesch, Post-doctorant, Université Lyon 2, GREMMO
Le Golfe et les migrants du Proche-Orient.
L’étude porte sur les champs migratoires provenant de la Syrie vers les pays du Golfe et le Liban, avant et après l’explosion de la crise syrienne.
Le Moyen-Orient est un espace de migration très important. Dans cet espace, le Golfe est devenu un véritable pôle d’attraction des migrations régionales, principalement liées au travail. Les travailleurs en provenance de la région ont été longtemps privilégiés, avant d’être progressivement remplacés par la main d’œuvre asiatique, à partir des années 1990.
Après l’immigration du travail, l’immigration forcée est la deuxième grande catégorie de migration au Moyen-Orient, ces deux catégories étant bien entendu étroitement liées. Ainsi, le Golfe a accueilli de nombreux réfugiés palestiniens dans les années 1950, et plus récemment des réfugiés syriens. Les migrants représentent aujourd’hui une grande partie des populations vivant dans le Golfe, entre 1/3 et 4/5 des populations, mais l’accès à la nationalité et à des postes à responsabilité est souvent réservé aux nationaux de ces pays. L’augmentation des prix du pétrole et des revenus pétroliers dans les années 1970 a permis aux pays du Golfe d’investir massivement dans le développement des différents secteurs de l’économie, ainsi que dans la modernisation des infrastructures. On voit alors l’apparition de sociétés dualistes, composées des travailleurs étrangers d’une part et des nationaux d’autre part. Ces deux composantes sont séparées en fait et en droit et vivent relativement à l’écart l’une de l’autre.
On peut schématiquement diviser les travailleurs syriens du Golfe en deux groupes. Le premier groupe est composé de travailleurs qualifiés qui vivent dans le Golfe avec leurs familles, envoient de l’argent à leur famille et reviennent parfois en Syrie, pour les vacances. La deuxième catégorie est composée de travailleurs célibataires qui restent moins longtemps et qui travaillent pour investir dans un terrain, un logement ou un commerce en Syrie. Il s’agit ici de migrations circulaires. La plupart du temps, les migrants économisent pour pouvoir rentrer en Syrie et y investir ensuite. Le régime syrien avait tenté de limiter l’émigration des travailleurs, mais depuis la crise syrienne, les flux migratoires en provenance de Syrie se sont multipliés. Le Liban est ainsi devenu le principal pays hôte des réfugiés syriens. En raison de la proximité des deux pays et de la libre circulation des travailleurs, l’entrée ne nécessite pas en effet de visa. Le Liban ne parvient donc pas à réguler les flux migratoires, contrairement aux pays du Golfe, qui ont efficacement mis en œuvre les systèmes de visa et de sponsoring.
Pour conclure, Le Liban et les pays du Golfe ont adopté des politiques migratoires très différentes depuis le début de la crise syrienne. Dès 2011, les pays du Golfe ont limité l’immigration de réfugiés syriens, tandis que le Liban a laissé ses portes grandes ouvertes.
Haoues Taguia, Chercheur, Al Jeziraa Center Doha
Arabie Saoudite – Iran : enterrer la hache de guerre ?
On peut dire qu’aujourd’hui plusieurs menaces pèsent sur l’Iran et l’Arabie Saoudite. Il s’agit ici de voir comment ces deux pays perçoivent ces menaces et comment ils réagissent. La montée de l’Etat Islamique peut-elle pousser les deux pays à enterrer la hache de guerre et à mettre fin à une période de guerre froide ? Les conditions d’une entente sont-elles aujourd’hui favorables ?
Les menaces sont perçues de façons très différentes. Ainsi pour l’Arabie Saoudite, l’Etat Islamique a l’avantage de casser le fameux arc chiite. L’Iran est donc beaucoup plus menacé par le terrorisme que l’Arabie Saoudite qui est parvenue à le repousser au Yémen. Cela remet en question l’influence iranienne en Irak et isole un peu plus le Hezbollah libanais. Cette situation pousse la République Islamique à faire des concessions. D’un autre côté la montée de l’Etat Islamique délégitime les mouvements armés sunnites, en Syrie ou en Irak qui apparaissent comme ses satellites. Les pays occidentaux, et en premier lieu les Etats Unis cherchent donc à se rapprocher de Bachar al Assad et de l’Iran, ce qui se révèle être finalement une grande opportunité pour le pouvoir iranien puisque cela affaiblirait l’influence saoudienne dans la région.
Le premier intérêt pour l’Arabie Saoudite est que l’Iran reste isolé, cela lui permet de plus de mieux vendre son pétrole, car l’Iran est encore soumis aujourd’hui aux sanctions de la communauté internationale. Pour les Iraniens, accepter une entente avec l’Arabie Saoudite reviendrait à remettre en cause la légitimité du Guide suprême iranien, qui se considère comme le chef universel des musulmans. Or, le roi saoudien fait lui aussi valoir sa légitimité religieuse qu’il voudrait universelle, tout comme le Guide suprême. Ces considérations religieuses éloignent la perspective d’un accord entre la monarchie sunnite saoudienne et les autorités chiites iraniennes.
Plusieurs Etats, tels que la Syrie et l’Irak, ont perdu le monopole de la violence légitime. Les acteurs non étatique prolifèrent et l’Etat n’exerce plus son autorité sur l’ensemble du territoire Des Etats fragmentés ou fédéraux vont faire leur apparition, au détriment des Etats nations traditionnels. Les dynamiques conflictuelles autour de l’Iran et de l’Arabie Saoudite sont donc de plus en plus nombreuses, ce qui rend improbable un rapprochement entre les deux puissances régionales.
Séance 2 : Les paradigmes des révoltes au Moyen-Orient
La déstabilisation des pays du Moyen-Orient a plusieurs causes internes et externes. Il ne faut pas négliger le conflit israélo-arabe bien sûr, mais le sujet ayant été abondamment traité, il convient de s’intéresser à la résultante des objectifs et des modes d’action de l’Iran et du CCG au Proche-Orient arabe. Qu’est-ce qui est commun aux différents pays, qu’est-ce qui est spécifique ? Quels sont les paradigmes des révoltes ? Les explications ne font pas consensus. Le qualificatif de guerre civile en Syrie n’est pas accepté par tous les chercheurs, le caractère « communautaire » du conflit l’est encore moins. Mais c’est précisément ce qui nous intéresse et qui nous permettra d’avancer dans la compréhension de cette crise en ouvrant un débat entre chercheurs sur les causes des crises, les éléments qui la rattachent aux autres mouvements du monde arabe et ceux qui la rendent spécifiques. On peut distinguer trois paradigmes explicatifs, souvent opposés :
– L’échec d’une trajectoire de développement et la remise en question des pratiques de l’Etat
– La résurgence ou la permanence du communautarisme
– La place particulière de la région dans la géopolitique mondiale
Eliott Ducharme, étudiant en master, Lyon 2, sous la direction d’Eric Verdeil
L’impact de la crise syrienne en Jordanie
Quel est l’impact de la crise syrienne en Jordanie ? Dans quelle mesure pèse-t-elle sur les ressources en eau du pays, dont l’importance est corrélée à sa rareté ? L’afflux des réfugiés ces trois dernières années a provoqué des crispations au sein de l’opinion publique jordanienne. Ces crispations entravent grandement l’action humanitaire dirigée vers les réfugiés syriens. D’un autre côté, ceux-ci apportent une manne financière considérable pour le gouvernement jordanien.
Le système de distribution de l’eau en Jordanie est dépendant de l’aide étrangère. Il est financé par les banques de développement, l’USAID, l’AFD, etc. Or, le réseau connaît des dysfonctionnements majeurs : une distribution intermittente (le territoire est coupé en plusieurs zones, chacune d’entre elle reçoit de l’eau quelques heures par jour) ; de fortes inégalités territoriales entre les zones desservies ; un matériel vétuste ; des branchements illégaux et des factures impayés. Face à ces carences, l’argument principal des bailleurs de fond, à l’instar du FMI, reste celui de l’ajustement structurel. La Jordanie a donc été contrainte de mettre en place des politiques néolibérales, ce qui s’est surtout traduit par une réforme tarifaire, c’est à dire faire supporter le coût de la distribution davantage par les usagers que par l’administration. Cette réforme a suscité de forts mécontentements et n’a pas produit l’efficience attendue. Le gouvernement jordanien a fini par geler les réformes et est entré en blocage avec les partenaires occidentaux et les bailleurs de fond.
La crise syrienne et l’afflux de réfugiés donne au royaume hachémite l’occasion de rebondir. En effet, 80% des réfugiés recensés au Haut Comité pour les Réfugiés (HCR) vivent en dehors des camps, et 80% d’entre eux bénéficient de l’eau subventionnée. En arguant du poids que font peser les réfugiés sur les ressources du pays, la Jordanie en appelle à l’aide internationale. Toutefois, dans le National Resilience Plan, élaboré par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), les bailleurs de fonds s’interrogent sur une ambiguïté de l’aide internationale : qu’est-ce qui relève de l’Aide Publique au Développement (APD) dont la Jordanie bénéficie depuis longtemps, et qu’est-ce qui est du ressort de l’aide humanitaire d’urgence déployée pour répondre aux besoins des réfugiés syriens en Jordanie ? Cette différenciation est directement liée à la question de l’efficacité de l’aide. L’objectif du PNUD et du gouvernement jordanien est de mettre en place des politiques dites de résilience, afin que le pays sorte de la situation de crise dans une meilleure condition que celle dans laquelle il se trouvait lorsqu’il y est entré. Mais ce traitement différencié suscite colère et sentiment d’injustice parmi la population jordanienne. Selon une étude du programme Reach, 24% des Jordaniens ont une vision négative des Syriens, accusés de gaspillage de l’aide financière internationale. Dans la région du Mafraq ont éclaté des Water Riot. Les élus, tout comme l’administration, sont en réalité coincés entre la pression des Jordaniens et celles provenant des bailleurs. Une partie de la population jordanienne ressent un fort sentiment d’abandon.
Haoues Seniguer, Docteur en sciences politiques, chargé de cours à l’IEP de Lyon
Le discours de quelques figures religieuses chiites et sunnites au prisme des révoltes arabes
Les figures religieuses s’inscrivent par des mots et dans des contextes. Leurs discours sur la crise syrienne également. La guerre en Syrie semble en effet être l’exemple le plus récent d’un processus de confessionnalisation d’un conflit armé. Or, plus les conflits s’enlisent, plus les acteurs se montrent schématiques et exclusifs dans leurs discours. Plus la solution politique s’éloigne et plus la frontière entre politique et religieux semble se rétrécir. Comment peut-on appréhender les vecteurs de la confessionnalisation? Il convient à tout prix d’éviter l’essentialisme et de garder à l’esprit le caractère contextuel, donc forcément conjoncturel des discours que les figures religieuses tiennent sur le conflit syrien.
Nous pouvons dès lors formuler trois hypothèses qui structurent notre interrogation:
– Les effets de contexte sont déterminants dans la production de discours confessionnalisants. L’animosité chiites-sunnites n’est ni systématique ni évidente selon les espaces sociaux et les époques. Elle ne répond pas aux expériences historiques et sociales. Ainsi, les sunnites et les chiites n’ont pas été toujours en guerre. Ils ont pu parfois faire alliance, en Irak notamment contre le mandat britannique de l’entre-deux guerres.
– Le confessionnalisme est réactivé dans les discours par la mobilisation des expériences de division.
– Les clercs chiites confessionnalisent moins le discours que leurs homologues sunnites. L’agenda nationaliste est plus fort chez les chiites.
Il est intéressant de constater que la rhétorique confessionnelle est plus présente chez les théologiens des Frères Musulmans (FM) que chez les clercs chiites. Ainsi, l’intervention du Hezbollah est présentée comme le résultat d’une proximité envers l’alaouisme de Bachar al-Assad. Or l’alaouisme est considéré par tant du côté des théologiens sunnites que des clercs chiites comme une hétérodoxie sinon une hérésie. Ce n’est donc pas par proximité religieuse que le Hezbollah s’est engagé en Syrie, sinon comment expliquer qu’il ne soit pas allé prêter main forte au régime de Bachar al-Assad avant 2013 ? Par ailleurs, Ali Khamenei, dans un prêche tenu en arabe le 3 février 2011, rend hommage à plusieurs figures appréciées dans le monde sunnite, notamment Hassan Banna, fondateur des FM, et à Saad Zaghloul, un esprit consensuel reconnu par les chiites comme par les sunnites. Dans les premiers temps des révoltes arabes, on a pu constater un discours unanime pour dénoncer les anciennes dictatures de l’Egypte, de la Tunisie et de la Libye. Ali Khamenei a pu ainsi déclarer que ces révoltes présentaient un caractère a-confessionnel, comme matérialisation d’une Sahwa Islamiyya (« réveil islamique »). L’emploi de ce terme, que l’on rencontre plutôt dans la rhétorique sunnite, par l’une des figures les plus écoutées parmi les chiites peut être interprétée comme une tentative de rapprochement. C’est à partir de la crise syrienne que les discours des uns et des autres évoluent dans un premier temps, et finissent par se radicaliser.
Devenir un acteur majeur dans le Moyen-Orient revêt un potentiel symbolique. L’action du Qatar peut être interprétée comme une recherche d’un nouveau statut symbolique. Les conflits irriguent les relations internationales, et l’on ne peut penser le discours des acteurs sociaux sans tenir compte du contexte dans lequel ils évoluent : Youssouf al-Qaradawi, prédicateur d’origine égyptienne et proche de la diplomatie qatarie, est une figure très écoutée parmi les populations sunnites du Moyen-Orient. En 2014, il a réactualisé une fatwa provenant d’Ibn Tawmiyya qui condamne les alaouites comme « plus mécréants que les juifs et les chrétiens ». En outre, il a pu déclarer ces derniers mois sur al-Jazeera que Bachar n’est plus un lion (« al-Assad » en arabe) mais un rat (« al-Far ») ; ou bien que Le Hezbollah libanais n’est plus le « parti de Dieu » mais Hezb el-Sheitan, le « parti du diable ». La stratégie de délégitimation adoptée par al-Qaradawi se situe avant tout sur le plan religieux. Il s’agit de détruire la figure religieuse de celui qui est considéré comme l’adversaire, en l’occurrence le régime syrien et son allié, le Hezbollah libanais.
En revanche, son leader Hassan Nasrallah va moins loin dans la stigmatisation des sunnites. Il parle en terme généraux de majmu’at takfiriyyat (takfiristes, « organisations qui excommunient »), et jette ainsi la responsabilité de l’excommunication sur certains groupes sunnites sans jamais mentionner qu’ils sont sunnites. La place du secrétaire général du Hezbollah, parti politique impliqué dans les institutions nationales libanaises, le contraint à nuancer son discours. Il ne veut ni ne peut s’aliéner une partie des soutiens potentiels dans les communautés sunnites au sein de son propre pays, mais aussi dans la région. Nasrallah, dans un discours télévisé en 2013, justifie son intervention en Syrie par des raisons logistiques et politiques, car si les takfiristes arrivent au pouvoir en Syrie, le véritable gagnant en sera Israël. Le discours de Nasrallah, s’il n’occulte pas entièrement la dimension religieuse, se situe clairement dans une dimension nationale et politique.
Jérôme Maucourrant, Maître de conférences, Université de Saint Etienne, Triangle
Comment sortir de la vision communautariste du conflit syrien ?
La question mérite d’être abordée d’un point de vue comparatiste, en l’occurrence avec l’histoire européenne. En 1914, Thomas Mann écrit que la démocratie ne saurait convenir à l’Allemagne, dont le peuple se pense comme peuple mondial de l’esprit. Il s’agit de la théorie de la souveraineté universelle, forgée par l’anthropologue Louis Dumont. Ce n’est pas le califat global mais nous nous en approchons.
Marx met en garde contre la dérive empiriste des politologues. « Si l’apparence des choses et leur essence était une seule et même chose, il n’y aurait pas de sens ». Il convient donc, comme nous l’avons vu avec M. Seniguer, de faire la distinction entre l’ordre de la vérité des choses et l’ordre de la vérité des discours.
La nature profonde du conflit syrien serait de nature communautaire. Les forces dominantes, les acteurs comme les observateurs ne cessent de le clamer. Ainsi, dans les années 1980, Michel Seurat postulait que l’orthodoxie des discours transcende les conflits en cours. En 2014, on réédite Michel Seurat et il est déclaré avoir eu raison. Il se situe ici dans une perspective post-Kaldounienne, du nom du penseur Ibn Kaldun qui est à l’origine du concept de ‘Assabiyya.
Il convient de revenir sur le terme de « révolution », sur toutes les lèvres lors des premières manifestations pacifiques de 2011. La révolution réside en l’émancipation des schémas de domination traditionnelle hérités du passé. La France révolutionnaire a rompu les liens de domination qui existaient sous l’ancien contrat social. Dans cette perspective, l’autoritarisme dont a fait preuve le régime syrien face aux premières manifestations est à la mesure de leurs capacités de transformation. En effet, la Syrie a connu d’intenses intenses mutations sociales ces dernières années, qui ont mis à mal le pacte d’obéissance. La stagnation économique a été en partie responsable du phénomène des diplômé-chômeurs, engendrant de la frustration dans des catégories sociales capables d’identifier des besoins, de formuler des mots d’ordre et de se mobiliser.
Dans la compréhension communautariste du conflit, on s’attarde peu sur la réalité des morts de masse et son impact sur la psychologie collective. Il s’agit en réalité de la mort du social et des capacités de transformations dont a fait preuve la société syrienne en 2011. L’énergie révolutionnaire a été détournée, et les analyses communautaristes laissent de côté cette problématique-là. Le conflit syrien est a ranger sur l’étagère des révolutions ratées et de la peur des masses. L’économiste hongrois Karl Polanyi a expliqué pour l’Allemagne nazie le passage du consentement de la population à une révolution au consentement à un régime autoritaire. La véritable force du régime syrien est d’avoir fait en sorte que les masses se dépossèdent elles-mêmes du pouvoir.
Karim Zouach, Maître de conférences, Université de Saint Etienne, GATTE
L’impact de la libéralisation sur le « processus de transition » en Syrie et en Algérie
Derrière les débats géopolitiques, sociaux et culturels, des enjeux économiques existent. Les révoltes qui secouent le Moyen-Orient révèlent aussi la faillite d’un certain modèle économique. Le socialisme à l’arabe, créé après les indépendances, connaissait déjà quelques difficultés. Le FMI et son aide conditionnée à la mise en place de réformes structurelles a abouti à la destruction du vieux tissu industriel et à l’émergence d’économies de rentes en faveur des classes dirigeantes.
En effet de libéralisation et de développement, la région a connu un statut quo. Revenons sur le processus dit de « libéralisation » des économies arabes socialistes : en Syrie et en Irak, l’objectif du modèle économique du parti Baath était d’assurer l’indépendance économique en favorisant le contrôle étatique des activités. La coordination était assurée par la planification. L’État intervenait non seulement dans le secteur industriel mais également dans le système financier. En d’autres termes, l’État détenait les fonds destinés à l’économie. Ainsi il en allait de même en Algérie : depuis 1976 et le National Plan, la rente pétrolière a financé le plan industriel. Ce dispositif a rapidement montré ses limites puisque dans les années 1980, à la suite d’une chute des prix du baril, l’économie de rente s’est avérée inapte à financer le plan. En résulte une dégradation des termes de l’échange pour l’Algérie et une augmentation du chômage, ce qui a contraint le pays à libéraliser son marché.
En Syrie et en Irak, l’économie sociale et planifiée a été soumise elle aussi à une lente libéralisation. Depuis les années 1980, l’économie ba’athiste est déclarée comme « marché social », ce qui permet l’action d’acteurs privés dans l’économie. Un pas supplémentaire est franchi en 2005 par Bachar al-Assad qui « libéralise » le marché en l’ouvrant aux investisseurs internationaux. Cela passe par la libéralisation des banques et des institutions financières, et à la fin des monopoles d’Etat.
Quels ont été les résultants des politiques de libéralisation ? Les travaux de MM. Belarbi et Zouache ont montré qu’il n’y avait pas eu d’apparition de nouveaux entrepreneurs, mais un recyclage des proches du régime. De plus, dans le domaine financier, l’État a largement repris la main.
En Syrie, les textes de lois se sont avéré être des coquilles vides. Le Conseil de la monnaie et du crédit, instance comparable à une banque centrale mise en place en 2005, a été noyautée et doit rendre des comptes au ministère de l’économie. Dans le même temps, le pays connaît une intense désindustrialisation sous l’impulsion des réformes. De nouveaux acteurs ont certes fait leur apparition mais il s’agit en grande partie de rentiers, qui se montrent peu productifs. Ils sont présents dans des secteurs-clés de l’économie, comme les télécoms. Ces entrepreneurs sont des proches du régime, physiquement, ou par le truchement de lobbies. L’apparition de ces nouveaux acteurs a en outre complexifié le jeu politique tout en en renforçant ses branches conservatrices.
Les ajustements structurels n’ont pas créé de véritable économie de marché. Ils ont contribué à la destruction des compagnies publiques mais pour créer en parallèle des secteurs rentiers, qui à leur tour favorisent des comportements oisifs. La frustration sociale générée par de tels bouleversements peut constituer un élément explicatif des révoltes qui agitent le Moyen-Orient.
Séance 3 : Quelles nouvelles perspectives énergétiques et quelles recompositions possibles de la rente pétrolière ? (CR d’Oliver de Trogoff et Ibtissem Guettou)
Quelles sont les perspectives énergétiques au Moyen-Orient ? Certains pays pourront-ils passer de la rente indirecte à la rente directe grâce aux gisements en Méditerranée orientale ? Quelles conséquences pour la relation entre le Golfe et le Proche-Orient ? Les gaz de schiste en Jordanie peuvent-ils sortir ce pays de la dépendance ? Quel est l’avenir des gisements d’hydrocarbures du Golfe ?
La découverte de gisements pétroliers et gaziers en Méditerranée a-t-elle le potentiel de remettre en cause les relations de dépendance des pays du Levant par rapport à ceux du Golfe ? Pourrait-elle favoriser de nouvelles relations dans une logique de coopération autour de la mise en valeur de ces ressources, ou attisera-t-elle les concurrences ? La prospection autour de nouvelles énergies (nucléaire, renouvelables mais aussi hydrocarbures on conventionnels, comme en Jordanie) peut-elle avoir des effets identiques ?
Eric Verdeil, Chercheur, Environnement Ville et Société, CNRS, Lyon et Eliott Ducharme étudiant Lyon 2
La crise syrienne et son impact sur les services publics dans les pays d’accueil des réfugiés. Le cas de l’eau en Jordanie
Depuis le début du XXème siècle, nombre des conflits dans la région sont liés à des enjeux énergétiques. Eric Verdeil considère alors comme indispensable de s’arrêter sur la notion d’ « écologie politique ». Celle-ci, appliquée à la question de l’énergie, repose sur quatre dimensions :
– la circulation de l’énergie ;
– la transformation de l’énergie ;
– la distribution et la consommation de l’énergie ;
– les représentations et les pratiques autour de l’énergie.
Concernant la circulation, la Jordanie souffre d’une très forte dépendance envers l’étranger, (on l’estime à 96%) dépendance à l’origine de nombreuses tensions avec ses voisins. De même, la Jordanie essaye de passer du pétrole à l’électricité, entrainant d’énormes coûts, et allant vers une politique de transition énergétique à travers un système de subventions. En plus des problématiques internes, la question de l’énergie a de réelles conséquences sur la situation internationale, à travers notamment un conflit ouvert avec l’Egypte sur la question nucléaire.
Eric Verdeil a donc à cœur de replacer la problématique énergétique comme un objet central dans la réflexion sur la géopolitique de la région, problématique dont les conséquences se font ressentir dans la région comme à l’échelle planétaire.
David Amsellem, Chercheur, Institut Français de Géopolitique, Université Paris 8
Découverte de gaz en Méditerranée orientale : enjeux locaux et régionaux
Quel est le lien de dépendance entre les pays du Golfe et le Proche-Orient ? Comment la découverte du gaz va changer ce lien de dépendance ?
Les pays du Golfe sont des acteurs majeurs de l’énergie : ils détiennent 50% des réserves mondiales de pétrole et sont responsable de 35% des exportations. Contrairement à ce qui peut être imaginé, les pays du Golfe sont tout à fait dépendants du Proche-Orient. Longtemps ce dernier représentait en effet un territoire de transit vers l’Occident, via les pipelines traversant notamment le Liban et la Palestine. Cependant, aujourd’hui les techniques d’exportation se sont modifiés et la dépendance affaiblie : une grande partie des exportations se font maintenant par cargo. Parallèlement, de nouveaux acteurs se sont imposés, et notamment l’Asie qui est devenu le principal client des pays du Golfe, affaiblissant encore le lien énergétique entre Proche-Orient et pays du Golfe.
Concernant la situation énergétique du Proche-Orient, David Amsellem note une diversité des situations et des besoins nationaux avec différents degrés de dépendance (entre 97% pour le Liban à 71% pour la Turquie). De manière générale, la dépendance en énergie reste forte dans la région, mais une très grande partie des importations vient de la Russie ou de l’Azerbaïdjan. La découverte récente de réserves d’hydrocarbure au large des côtes israéliennes représente alors une avancée majeure dans la situation énergétique régionale. Cependant, ces ressources nouvelles sont à l’origine de nombreuses tensions entre les pays intéressés, du fait notamment de la difficulté d’établir des frontières claires et acceptées de tous, d’autant plus que nombre de ces Etats sont dans une démarche de transition énergétique et de recherche d’autonomie.
Bernard Cornut, Expert énergie dans les pays du Sud de la Méditerranée
Ressources et passages : enjeux d’empires avant 1914, atouts de consolidation régionale en 2014 ?
Le pétrole est la ressource fondamentale de la puissance. La prospection et l’exploitation des ressources pétrolières de nombreuses tensions dès le début du XXème siècle, entre l’empire ottoman et les puissances occidentales. Ces tensions se poursuivent à la disparition de l’empire et participent du partage du Moyen Orient, sous l’influence des puissances européennes.
Monsieur Cornut prône aujourd’hui une harmonisation des taxes afin d’éviter les effets dangereux des hausses et baisses soudaines du prix du pétrole.
Conférence : Les Etats Unis et le Moyen-Orient, les enseignements de l’été 2014 (CR de Max Verlhac et Kristel Guyon)
Henri Barkey, Professeur, Lehigh University, Bethlehem, Etats Unis
Indroduction de Vincent Michelot, Directeur de Sciences Po Lyon
En 2009, le président américain Barack Obama reçoit le prix Nobel de la paix « pour ses efforts extraordinaires afin de renforcer la diplomatie internationale et la coopération entre les peuples ». Au Moyen-Orient, les espoirs et attentes ont été grands envers le nouveau président, comme l’illustre l’écho de son discours du Caire de juin 2009 qui a annoncé une véritable rupture avec la politique étrangère de son prédécesseur, George W. Bush.
Pourtant, cinq ans après, la situation dans la région est pour le moins catastrophique, et le rôle des Etats-Unis y est plus que jamais remis en question. Quels enseignements peut-on tirer des évolutions de l’été 2014, notamment en Syrie, en Irak, et vers quelle type de relations semblent s’engager la puissance américaine vis à vis des acteurs moyen-orientaux ?
Il est difficile d’identifier une stratégie claire de la part de l’administration Obama dans la région. Sa politique moyen-orientale semble dès le premier mandat orientée par une volonté de non-intervention et de prise de risque minimale dans un contexte intérieur fortement marqué par la crise économique. Les grands dossiers aux chances de succès minimes que sont le conflit israélo-palestinien, la situation en Afghanistan et au Pakistan sont délaissés au profit de la question du nucléaire iranien. Incontestable succès pour Barack Obama qui a impulsé les négociations et le réchauffement des relations entre l’Iran et les Etats-Unis, malgré les incertitudes quant à la réintégration complète de l’Iran sur la scène internationale.
La prise de conscience de la situation irakienne a été très tardive. L’administration, obnubilée par Bagdad et l’après 2003, reste très réticente à s’engager dans le conflit syrien. Les bombardements actuels sont une solution d’urgence qui marquent cependant une faillite intellectuelle pour Obama, celle de ne pas avoir su voir, que la politique sectaire de l’ancien Premier Ministre Nouri al Maliki amenait dangereusement à une contre-révolution, qui prend aujourd’hui les contours de Daech. Par ailleurs, le soutien aux peshmergas kurdes restent soumis au pragmatisme de la conservation de l’alliance américaine avec la Turquie. Kobane a été l’objet d’une tension importante entre l’administration Obama et le nouveau président turc Erdogan qui ne souhaite pas intervenir, du fait de la prégnance de la résistance kurde PKK dans la région. Malgré ces tensions, Kobane demeure la pierre angulaire dans la lutte contre l’Etat islamique pour les Etats-Unis.
Ainsi pourrons nous résumer la politique américaine au Moyen-Orient comme l’illustration d’une absence de grande stratégie, de grande idée, sur la région. Absence qui a eu aujourd’hui pour conséquence de faire vaciller l’image de la puissance américaine sur la scène internationale, ayant toujours « un temps de retard » sur les évènements.
Séance 4 : Syrie-Irak : la démocratie est-elle toujours un objectif pertinent dans la région ? (CR de Yasmina Ben Laaouinate, Alexandre Marchal-Perrin et de Caroline Creton)
Le printemps syrien a fait naître de nombreux espoirs de démocratisation qui contrastent aujourd’hui avec le conflit chaotique qui règne dans le pays et avec la possible victoire du régime de Bachar el Assad. Les minorités confessionnelles craignent une démocratisation qui se traduirait par la dictature de la majorité et leur exclusion du pays. Comment les rassurer aujourd’hui alors que les mouvements islamistes radicaux dominent la rébellion ? Le cas syrien interroge sur les voies et moyens de transitions démocratiques dans les sociétés fragmentées du Moyen-Orient, dont l’Irak. Ce pays traverse une crise majeure, dix après la chute de Saddam Hussein, qui provoque la division du territoire sur des lignes ethnico-confessionnelles. S’agit-il d’un processus lié à la démocratisation du pays ou aux jeux des puissances régionales ? La décomposition de l’Irak annonce-t-elle ce qui va se produire en Syrie ?
Fabrice Balanche, Maître de Conférences, Université Lyon 2, GREMMO
La Syrie, entre autoritarisme et communautarisme
Après un bref rappel de la situation catastrophique que vit la Syrie depuis 3 ans, Fabrice Balanche nous fait remarquer que l’Occident n’a pas su prévoir cette situation. Il explique cet aveuglement par
la négation complète des facteurs communautaire et tribaux et par la négligence du poids de l’Iran, pour qui la Syrie occupe une position stratégique cruciale.
Fabrice Balanche nous propose une vision globale qui établit un parallèle avec la guerre de 30 ans, c’est à dire une guerre confessionnelle (chiites/sunnites) sur un fond très important de géopolitique internationale et la possibilité d’alliances contre nature à ne pas exclure.
Le conflit en Syrie s’étant militarisé depuis 2012, les sciences humaines et sociales ont montré leurs limites dans la compréhension du conflit. La Syrie est aujourd’hui dans une situation de guerre civile avec des logiques d’insurrection et de contre insurrection, d’où l’intérêt de chercher à comprendre le conflit avec des outils militaires.
Les rebelles modérés n’existant plus et les autres groupes étant financés par des bailleurs de fonds du Golfe, donc ayant tous de fortes références à l’islam, l’Occident n’a plus d’allié fréquentable dans l’opposition.
Plusieurs facteurs expliquent la résistance du régime d’Assad dont le soutien de ses alliés, l’échec de l’opposition politique et la montée en puissance du Daech qui permet à Assad de rallier une certaine partie de la population à la recherche de sécurité.
De plus, la militarisation du conflit a eu pour conséquence de renforcer l’autoritarisme du régime de Bachar al-Assad en permettant notamment de remplacer certaines élites inefficaces par des cadres fiables qui ont montré leur efficacité dans la répression.
Comme futurs possibles, Fabrice Balanche émet l’hypothèse d’une partition étatique ou d’une fédération molle.
Philippe Droz Vincent, Professeur à Sciences Po Grenoble
La rupture dans les relations Golfe Moyen-Orient récente
Dans toutes les mobilisations récentes du monde arabe, il faut distinguer deux acteurs : la société civile et les corps militarisés. Dans son intervention, Philippe Droz Vincent s’est concentré sur cet acteur en voulant définir sa composition, sa réaction face au stress test, et enfin en dressant le constat de la persistance du complexe militaro-politique. La réaction de ces derniers (s’allier aux revendications populaires ou au régime) vont dessiner des trajectoires et des sorties de conflit différentes selon les pays.
L’armée syrienne est composée d’un corps dépolitisé et professionnalisé, il s’agit d’une grande évolution par rapport à l’armée syrienne des années 1950. Elle est également ancrée dans la société à travers le système de la circonscription militaire. Enfin, elle est proche du régime.
Lors des révoltes arabes, l’armée est confrontée à un stress test du fait de sa proximité sociale avec la société civile (ne serait-ce qu’à travers la circonscription). Une chasse aux déserteurs s’est accentuée dernièrement ainsi que la brutalisation de l’armée afin de la maintenir dans la répression. Il y a eu décomposition de l’armée selon des lignes confessionnelles et sociales mais sans aller jusqu’à une décomposition de corps totale.
En réaction, le régime a reconstruit un appareil sécuritaire pour faire face à ces bouleversements : le corps militaire est désormais plus restreint en terme d’effectifs, le contexte de militarisation va bénéficier à l’armée car en face les mouvements se font de plus en plus violents, enfin l’aide extérieure va dans ce sens. La contre-insurrection menée par les militaires bénéficie donc d’une force de frappe conséquente.
Que restera-t-il de l’armée syrienne après le conflit ?
Akkram Kachee, Chercheur associé, GREMMO, chargé de cours à l’IEP de Lyon
Pourquoi l’échec de l’opposition démocratique en Syrie ?
Akkram Kachee relate premièrement les débuts de l’opposition syrienne dans laquelle il a été militant. Il y eut la constitution d’une opposition intérieure, le Comité de coordination nationale des forces de changement démocratique, et d’une opposition extérieure sous l’impulsion des Frères Musulmans, le Conseil national syrien soutenu par le Qatar et la Turquie.
Un congrès à Damas en septembre 2011 a mené à un programme commun basé sur les “trois non”: non à l’intervention étrangère, non à la violence et non au communautarisme mais de grandes différences persistent entre les deux mouvements. Constatant que le régime de Bachar Al-Assad ne peut pas tomber, le Comité de coordination privilégie une victoire par étapes tandis que le Conseil national syrien désire à tout prix la chute du dictateur et soutient, par ailleurs, une intervention étrangère. Cette divergence de programme a pour conséquence, selon Akkram Kachee, une “dualité” qui a profité au régime syrien et mené à l’échec de l’opposition.
Plusieurs tentatives ont eu lieu afin de parvenir à l’union de l’opposition syrienne. Un exemple notable fut le Pacte du Caire, en décembre 2012, où les différentes parties ont accepté que le conflit reste interne au monde arabe. Mais Burhan Ghalioun, alors président du Conseil national syrien, fut qualifié de traître par les Frères musulmans et déclara finalement qu’il n’approuvait pas cet accord. Diverses organisations ont ensuite été constituées comme la Coalition nationale dont le premier président, Moaz Al-Khatib, a démissionné pour dénoncer l’influence étrangère ou le gouvernement de transition à la répartition floue des pouvoirs. Haytham Al-Manna, porte-parole du Comité de coordination, a déclaré que la seule solution était le dialogue avec le pouvoir. Au fil du temps, l’opposition intérieure s’est donc retrouvée affaiblie.
D’autres problèmes demeurent, comme la résistance kurde qui dispose de son propre organe de coordination ou la question de la nature du régime à instituer après la chute de Bachar Al-Assad, et expliquent l’échec d’une opposition fragmentée qui manque de vision et d’autocritique.
Jordi Tejel Gorgas, Professeur, Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement, Genève
Pour ne pas réifier les positions et les situations des acteurs minoritaires : le mouvement kurde en Syrie et en Irak depuis 2011
De prime abord, Jordi Tejel Gorgas nous livre quelques précautions épistémologiques : une minorité n’est pas forcément un groupe homogène passif et victime. Les relations entre les majorités et les minorités sont des processus dynamiques avec des continuités et des ruptures. Cette dynamique se retrouve dans le champ politique kurde : les gouvernements nationalistes Kurdes, attentistes depuis 2011, sont finalement devenus des acteurs du contexte régional de confrontation.
En Syrie, les Kurdes étaient divisés entre une jeunesse qui souhaitait la chute du régime, des partis traditionnels faibles attentistes et le PYD pour qui la seule lutte est l’autonomie démocratique.
Une sorte de pacte non-écrit entre le PYD et le régime (je ne m’implique pas dans la révolte, laisse moi gagner en autonomie) s’est mis en place qui a finalement permis au PYD de prendre le contrôle politique et militaire du nord du pays, tout en marginalisant les autres partis kurdes. En janvier 2014, le PYD déclare la création de trois cantons autonomes : Jazira, Kobané et Afrin.
Cette autonomie a conduit à son isolement régional. Hôni par la Turquie et lâché par le régime syrien, le PYD se retrouve aujourd’hui isolé et dépendant des Kurdes Irakiens et des forces internationales.
En ce qui concerne le Kurdistan Irakien, reconnu par la constitution fédérale de l’Irak en 2005, il n’a pas été épargné par les conflits de la région. Les Kurdes Irakiens sont divisés entre le PDK et l’UPK et ne sont notamment pas d’accord sur la position à adopter vis-à-vis du PYD et de la Turquie. La Turquie n’approuvant pas l’autonomisation Kurde en Syrie mais étant économiquement indispensable aux Kurdes Irakiens.
On constate que les gains en autonomie du mouvement Kurde ne sont pas accompagnés d’un processus unitaire, au contraire, ce qui permet de questionner l’inscription dans la durée de la solidarité intra-Kurde actuelle autour du sort de Kobané.
Adel Bakawan, Docteur en sociologie et chargé de cours à l’Université d’Evry
Le mythe du Kurdistan indépendant
D’emblée, Adel Bakawan nous fait remarquer que la question kurde est constamment traitée sous le prisme du registre émotionnel. Tout chercheur se doit donc d’éviter cet écueil.
La question de l’indépendance du Kurdistan est une question qui se complexifie avec la création de l’Etat islamique (nouvelle frontière avec le Kurdistan).
L’Irak est marqué par un vide étatique généralisé. Le Kurdistan échappe à ce vide étatique du fait de deux caractéristiques spécifiques : sa stabilité et sa sécurité. On peut faire le constat d’un renforcement des acteurs non étatiques. Adel Bakawan se pose ainsi la question de savoir comment expliquer le monopole des acteurs non étatiques en Irak ? Il émet une hypothèse : selon lui, l’émergence et le monopole de ces acteurs sont dus à l’échec de l’Irak politique, contrairement à l’avis des spécialistes irakiens qui expliquent ce phénomène à travers l’échec de l’armée irakienne.
Selon Adel Bakawan, la question de l’indépendance du Kurdistan se trouve dans la « zone de l’improbable », tout en soulignant qu’ « improbable » ne veut pas dire « impossible ». En effet, de manière objective, il n’est pas en mesure de déclarer son indépendance à cause de trois facteurs : sa fragilité politique, son manque de cohésion interne (notamment sur les positions à prendre à l’égard de Daesh) et enfin sa fragilité économique.
Séance 5 : Egypte, quels rapports entre la société, l’appareil d’Etat et l’armée (CR de Paul Dumayet et Bastien Roland)
Le « Prophète et le Pharaon » (Kepel, 1984) reste-t-il une lecture toujours pertinente ? Après trois ans de tensions et de recompositions, où en sont les rapports entre l’Etat, l’armée et la société ? Comment la société égyptienne évolue-t-elle ? Peut-on mesurer l’impact des millions d’émigrés égyptiens dans les pays du Golfe sur les mutations sociales et les engagements politiques en Egypte ? Quel est désormais le rapport de force entre les groupes pro-occidentaux mondialisés et les Frères Musulmans ? A travers le probable prochain président de la République, quelle place l’armée entend-elle reprendre dans le fonctionnement politique et sociétal du pays ?
Clément Steuer, post doctorant à l’Académie des Sciences de Prague
La répartition territoriale du vote comme grille de lecture des rapports Etat-société.
Clément Steuer traite de la manière dont la répartition territoriale du vote peut être une grille de lecture des rapports Etat-société. Pour lui, la « Révolution du 25 janvier » 2011 et la chute de Moubarak est une rupture importante dans l’interprétation à donner aux élections dans le pays. Avant 2011, les élections sont la traduction d’un système néo-patrimonial où le pouvoir en achetant les voix promet en échange des emplois ou encore des services publics. Moubarak s’appuyait alors sur le PND (Parti National Démocratique) pour asseoir le pouvoir et assurer la continuation de sa domination.
Après 2011, on remarque plusieurs changements fondamentaux. D’abord, la participation électorale quadruple : le vote qui était jusqu’alors le résultat du clientélisme (touchant donc en particulier une population paupérisée) devient un vote politique notamment grâce à la diminution de la fraude et de la violence politique.
Cette expression politique est également rendue possible du fait de la création de multiples nouveaux partis en particulier l’autorisation pour les Frères musulmans d’exister légalement.
Il évoque également l’importance de comprendre le clivage centre/périphérie dans la préférence politique et le comportement électoral des égyptiens. Globalement, le centre de l’Egypte, à savoir Le Caire et le Delta, vote plus pour les partis libéraux et la participation y est plus importante. La périphérie de son côté a tendance à voter pour les Frères musulmans à deux exceptions près que sont le fief salafiste du nord-ouest du pays (vers Marsa el-Matrouh) et les zones touristiques du Sud et du sud Sinaï qui votent pour les tenants de l’ancien régime, car il assurait la stabilité nécessaire à l’activité touristique.
Stéphane Lacroix, maître de conférence à l’IEP de Paris et chercheur au CERI
Les islamistes égyptiens à l’heure de la restauration autoritaire : la stratégie du parti salafiste al-Nour
Stéphane Lacroix aborde lui la question de la surprenante montée en puissance du parti salafiste égyptien Al Nour et de son attitude vis à vis du nouveau pouvoir autoritaire. Ce parti est issu d’un mouvement se revendiquant de la « prédication salafiste » et rejette à priori le pouvoir politique en tant qu’objectif.
Pourtant le parti se présente lors des premières législatives de 2011 et prend la deuxième place derrière le parti Liberté et Justice des Frères Musulmans. Ce succès inattendu s’explique par une forte représentativité dans le tissu social égyptien mais aussi par une communication très moderne mettant en avant la jeunesse et l’ouverture.
Toutefois le comportement politique des salafistes pose question. En effet, le mouvement s’oppose systématiquement aux Frères Musulmans alors qu’ils appartiennent à la même catégorie « islamiste ». Or, les salafistes soutiennent successivement dans leurs alliances politiques les libéraux, Abdoul Fotouh, candidat modéré dissident des Frères Musulmans, et enfin ils soutiennent l’armée qui a éliminé le président Morsi et la répression menée contre les Frères Musulman qui a suivi.
En réalité les salafistes, au-delà de la catégorie « Islamiste » qu’on leur affuble, sont en opposition radicale et durable avec la stratégie et le mouvement des Frères Musulmans. Les Frères Musulmans veulent créer un Etat Islamiste et accordent moins d’importance aux questions théologiques pures. Au contraire les salafistes souhaitent islamiser la société « par le bas » et sont intransigeants sur un certain nombre de questions. Par conséquent la politique est pour eux un moyen de faire du « lobbying » en faveur de réformes religieuses « favorables », quelque-soit le pouvoir en place, et elle n’est donc pas une fin en soi comme pour les Frères Musulmans.
C’est donc cette différence stratégique fondamentale qui pousse les salafistes à vouloir éliminer leur adversaire sur le terrain social, quitte à se compromettre dans leur ligne idéologique en s’associant avec des « libéraux » au risque de se faire mal comprendre par leur base.
Sophie Pommier, maître de conférences à Sc Po Paris, directrice du cabinet Meroe
De Washington à Riyad, l’Egypte vit elle une « révolution » diplomatique ?
Sophie Pommier développe son argumentaire autour des évolutions importantes de la diplomatie égyptienne et évoque un passage de la domination de Washington à celle de Riyad. Elle rappelle rapidement que Moubarak a hérité de la politique de Sadate et de la forte coopération militaire (en formation et en matériel) avec les Etats-Unis. Puis elle en vient au premier changement intervenant avec la présidence de Morsi. Ce dernier a opéré une diversification des partenaires pour se départir du trop important allié américain. Il s’est tourné vers les pays émergents : Brésil, Inde… Mais surtout le Qatar qui était le premier financeur du nouveau gouvernement des Frères Musulmans.
Ce soutien trouvé par les Frères, haïs par le nouveau gouvernement militaire, nécessite d’être revu par le régime du président Sissi. Car ce financement qatari indispose les autres pays du Golfe qui voient d’un mauvais oeil le soutien du Qatar à des islamistes (qui sont de potentiels déstabilisateurs internes à leur pays). Sissi se tourne donc vers l’Arabie Saoudite et non plus vers les Etats-Unis qui n’ont pas soutenu Moubarak en 2011. On estime aujourd’hui les promesses de financement de Riyad pour Le Caire à 26 milliards d’euros, dont environ 20 milliards seraient déjà versés.
Marc Lavergne, directeur de recherche au GREMMO
Egypte : nœud du problème régional ou clé de la solution ?
Marc Lavergne dresse un bilan de la situation égyptienne post-« révolution ». Il rend compte du fait que l’Egypte ne réussit pas sa transition économique, car elle ne se dote pas de projets et n’affecte pas l’argent prêté par les pays du Golfe dans des perspectives d’amélioration de la situation économique du pays. Pour lui, l’objectif des militaires est de garder la mainmise sur le pouvoir et d’éviter une nouvelle explosion sociale.
Selon Marc Lavergne les différents pouvoirs de transition n’ont pas abordé une seule des réformes structurelles nécessaires tant au niveau économique (sur le système de perception des impôts, des subventions de produits…), qu’au niveau des infrastructures, de l’éducation ou de la gestion de l’eau.
Pour l’ensemble de ces raisons que sont la volonté du nouveau régime égyptien de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, l’absence d’administration efficace et de projet économique à long terme, Marc Lavergne reste à priori plutôt pessimiste quant à l’avenir de la transition politique et économique du pays et de son rôle dans la région.
Séance 6 : Quels scénarios pour le Moyen-Orient ? (CR de Nemo Lieutier et Max Verlhac)
Cette dernière séance constituera la synthèse du colloque. Elle essaiera d’évaluer des scénarios sur l’avenir du Moyen-Orient. Sa place dans la nouvelle division du travail, car si les pays du Golfe sont riches, en revanche, ils sont improductifs et leur modèle rentier sclérose les activités productrices dans l’ensemble de la région. Après la réaction saoudienne en Egypte et l’écrasement des Frères musulmans, que reste-t-il des transitions politiques initiées en 2011-2012 ? L’Egypte peut-elle se réformer elle-même ? Le Liban peut-il continuer à s’intégrer de façon parasitaire dans le système-monde ? La Syrie et l’Irak pourront-ils maintenir leur unité territoriale ? Quel avenir pour l’islam politique à travers ses différentes versions au sein du sunnisme (Frères Musulmans et salafistes), mais aussi du chiisme ? La confessionnalisation des débats et conflits politiques va-t-elle perdurer, dans le Golfe comme au Levant ? Enfin, bientôt quatre ans après le début des « printemps arabes », selon quels scénarios les rapports de forces entre l’Iran, l’Arabie Saoudite et la Turquie peuvent-ils être réévalués ?
Barah Michael, Chercheur, FRIDE Madrid : Une fragmentation pluridimensionnelle ?
Les scénarii du possible pour le Moyen-Orient
Parler de scenarii, chercher à anticiper les évolutions politiques, est loin d’être chose évidente dans cette région du monde. Il s’agira dans cet exposé d’évoquer seulement des tendances globales qui pourraient voir le jour à l’avenir. Ainsi, alors que les Etats-Unis bénéficiaient d’une position forte dans la région il y’a quinze ans encore, la tendance aujourd’hui est à l’affirmation d’un véritable anti-américanisme et d’un occidentalo-scepticisme. De plus, les bouleversements opérés à partir de 2011, et notamment à travers la situation syrienne, ont tout fait modifié la lecture des événements à venir dans la région. Les enjeux internationaux se réaffirment : Russie et Etats-Unis se déchirent sur le cas syrien, la Chine fait son apparition diplomatique dans la région et l’Union Européenne, malgré ses efforts, ne parvient pas à trouver sa place. Quant aux enjeux régionaux, ils ont une importance plus grande encore. Les Etats du Golf, et malgré les rivalités entre ces différents Etats, se sont imposés ces dernières années comme des acteurs essentiels de la région, en grande partie du fait de leurs capacités diplomatiques et financières. Ainsi, l’anticipation des événements à venir semble grandement liée aux prises de décision de ces Etats et à leur gestion des conflits régionaux, et notamment du cas iranien. De fait, il reste extrêmement difficile de répondre aux questions que nombre d’observateurs se posent en Occident : Quel avenir pour la Syrie ? Quel poids dans l’avenir pour l’Iran ? Les révoltes arabes, et notamment dans le Golfe, sont-elles définitivement éteintes ?
Jean-Paul Burdy, Maître de conférences, IEP-Grenoble
L’Iran dans le Golfe depuis 2011 : un acteur incontournable en voie de réhabilitation internationale”
Jusqu’en 2013 la Turquie et son modèle politique et diplomatique semblait-être un modèle pour la région entière. La popularité du premier ministre Recep Tayyip Erdogan et de son ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu était à son plus haut et leur activité diplomatique intense.
Pourtant ce modèle tant vanté en Occident s’effondre en l’espace de deux ans, achevé par les révoltes arabes, notamment en Libye et en Syrie, et par une crise politique interne.
La politique étrangère de l’AKP au pouvoir, dite de « zéro problème avec ses voisins », semble fonctionner jusqu’en 2011. La guerre civile en Syrie, la situation en Irak et les jeux d’alliances que cela implique vont mettre un terme aux espoirs de la Turquie qui ne réussit pas à jouer son rôle de médiateur en Syrie et qui s’implique probablement trop dans les affaires internes irakiennes. Ankara rompt avec Damas, sa relation avec Bagdad est détériorée au profit d’Erbil et son revirement contre Bachar el-Assad en 2011 fragilise ses relations avec l’Iran et la Russie.
Au niveau régional on ne peut que souligner son attitude particulièrement ambivalente concernant la question kurde. Ses relations chaleureuses avec la région autonome du Kurdistan irakien n’atténuent pas la méfiance envers les kurdes turcs et syriens, comme le montre sa réaction embarrassée face au siège de Kobane.
En plus d’un risque d’isolement régional les relations entre la Turquie et les pays occidentaux se sont considérablement refroidi depuis les manifestations de juin 2013 et les accusations d’Erdogan à l’encontre des Etats-Unis. La Turquie hésite entre la conservation de ses alliances occidentales et régionales et ne parvient pas à choisir.
Jean Marcou, Paris, IEP Grenoble
La Turquie comme acteur de la décomposition/recomposition de l’Irak depuis 2005 ?
À mains égards les relations entre l’Iran et les pays du Golfe ressemblent à une situation de guerre froide dans laquelle les deux puissances s’affrontent indirectement au Moyen-Orient.
La chute de Saddam Hussein en 2003 et l’installation d’un pouvoir chiite en Irak est le précurseur de cette guerre froide, l’Iran gagnant un relai de poids dans la région au désavantage de l’Arabie Saoudite. Celle-ci va jouer un rôle actif dans l’insurrection sunnite de 2006, rôle qu’elle prendra également en Syrie dès 2012.
Les révoltes arabes obtiennent le soutien de l’Iran jusqu’à l’invasion saoudienne de Bahrein et la militarisation du conflit en Syrie qui va pousser l’Iran à intervenir sur le terrain. Du côté de l’Arabie Saoudite et du Qatar on observe le même phénomène : la Syrie devient rapidement un terrain propice à un affrontement indirect avec la puissance iranienne.
Ces affrontements indirects vont être confessionalisés par les deux puissances qui vont se servir des clivages entre chiites et sunnites pour justifier leurs interventions en Syrie, au Bahreïn ou en Irak et pour dissimuler les réalités sociales, économiques et politiques des conflits.
L’Iran bénéficie de la détente de ses relations avec les Etats-Unis et d’une politique étrangère payante dans certains pays du Golfe comme aux Emirats Arabes Unis ou à Oman. C’est une puissance stable de poids au Moyen-Orient ce qui stimule les inquiétudes de l’Arabie Saoudite.
Sophie Pommier Directrice du cabinet Meroe, Paris
La vision de la situation géopolitique du Moyen-Orient est caractérisée depuis une décennie par un retrait des idéologies et par un manque de doctrine. George W. Bush a essayé d’imposer la promotion de la démocratie et des droits de l’Homme pour prendre de cours le phénomène djihadiste, en vain.
De plus cette vision axée sur les droits de l’Homme se heurte aux incohérences de la politique étrangère américaine, notamment en Egypte où les Etats-Unis ont fini par accepter le coup d’Etat de juin 2013.
Du côté des populations l’échec de les islamistes au pouvoir laisse un vide qu’aucun contre-projet n’est à même de remplacer pour l’instant.
Face à une situation politique catastrophique ce sont les attentes économiques et sociales qui se réaffirment parmi les populations qui s’adaptent à la situation locale faute de projet fédérateur.
C’est une tendance que l’on retrouve dans les interventions occidentales, notamment à travers la promotion d’une diplomatie économique. On constate une contradiction entre les schémas du développement et la poursuite des intérêts économiques des pays du Nord. S’est imposée une logique à court terme, dans laquelle les droits de l’Homme ne s’insèrent que là où l’intérêt économique potentiel est absent.
Ce phénomène est rendu visible notamment par les ventes d’armes qui alimentent la course aux armements qui se dessine au Moyen-Orient, et dans le Golfe en particulier.
En alimentant des pays instables et dictatoriaux en armes et en matériel militaire les pays du Nord hypothèquent la stabilité régionale au profit de leurs intérêts économiques.
Jamal Abdullah Chercheur, Al Jeziraa Center, Doha
Le Qatar, indépendant depuis 1971 et pas plus grand que la Corse, a réussi, depuis l’arrivée au pouvoir de « l’Emir Père » en 1995, à renforcer considérablement sa position régionale et internationale. Parvenant à retrouver une autonomie vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, il bénéficie aujourd’hui de bonnes relations avec son voisinage, d’alliances solides avec des puissances occidentales (Etats-Unis, Grande-Bretagne et France notamment) ainsi que d’une très bonne image de marque (à travers les media, la diplomatie ou encore l’éducation). Aussi, d’une tradition de neutralité, le Qatar s’est attelé à partir de 2011 de renforcer son influence internationale, profitant également de la baisse de celle des autres acteurs régionaux (Egypte, Arabie Saoudite, Syrie ou Irak). Ainsi, d’un « soft power » très efficace, l’engagement du Qatar a pris une tournure nouvelle : il participe aux côtés de l’OTAN à l’intervention en Libye et soutient les rebelles contre le régime syrien. Enfin, depuis la succession pacifique au pouvoir avec l’arrivée de Sheikh Tamim en juin 2013, on note un réajustement politique et le mariage entre « soft » et « hard power ».
Marc Lavergne, Directeur de recherche, GREMMO, CNRS Lyon
L’Etat Islamique en Irak et au Levant – Daesh – est au cœur de l’actualité du monde arabe. Méconnu de la plupart des chercheurs, les motivations de ceux qui s’engagent ainsi que leurs objectifs, tout comme les capacités de son administration et de leur matériel militaire, restent des plus obscures.
La réussite économique des pays du Golfe peine à cacher son incapacité à créer un système social équilibré, et pousse nombre de jeunes à se réfugier dans des structures telles que Daesh ou Al Qaida. De même, les révolutions au Maghreb et au Machrek, à travers la redéfinition des rôles sociaux qu’elles proposent (et notamment dans les relations hommes/femmes), auront renforcé l’Islam en tant que force mobilisatrice au sein de la société.
Une série de questions viennent alors se poser quant à la situation régionale :
– Alors que le cours du pétrole se stabilise, comment vont réagir les économies régionales pour la plupart dépendantes de cette manne ?
– Quelle est la position du premier ministre turc, islamiste, Edorgan quant à l’Etat Islamique ?
– Quel est le rôle du Maghreb dans le renforcement du phénomène islamiste ?