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16 avril 2020 4 16 /04 /avril /2020 17:38
Le coronajournal de Joëlle Zask

Comment se fait-il que les faits placés sous

 

nos yeux nous demeurent pourtant

 

invisibles?

 

Le Coronajournal de Joëlle Zask

 

 

https://laboratoirepremierparallele.wordpress.com/2020/03/31/coronajournal-de- joelle-zask/

 

 

Coronajournal de Joëlle Zask

 

 

20 mars Jour 1. Settings.

21 mars De la mondialisation à la question du masque

22 mars Déréguler, réglementer, jouer

25 mars - Contagions

26 mars – A l’ombre du confinement

30 mars - La nature reprend-elle ses droits ?

1er avril - « Ils voient le meilleur et font le pire » .

3 avril - Quand les « travailleurs de l’ombre » viennent à la « lumière » .

6 avril - Les plaies d’Égypte et d’ailleurs.

11 avril - Prenez soin de vous !

14 avril - Ces merveilleux canards et autres bêtes en liberté

17 avril - Famille je vous hai..me !

A suivre...

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27 août 2019 2 27 /08 /août /2019 08:55
Quand la forêt brûle, le nouveau livre de Joelle Zask (2019)

Introduction (extraits)

 

Les pompiers ont sauvé la maison et une partie du jardin. Autour, à peine plus loin, visibles de chaque point de l’horizon, se profilent les carcasses noires des arbres qui ont brûlé. Beaucoup sont entièrement consumés, certains conservent quelques branches plus ou moins épargnées. Le squelette des végétaux, habituellement dissimulé par la végétation et fondu dans une multitude d’éléments plus ténus, est désormais exposé. Le spectacle, très graphique, rappelle certaines planches botaniques reproduisant méthodiquement la ramure propre à chaque espèce. Le sous-bois a entièrement disparu. Il ne reste que le fantôme d’une forêt privée de ce qui faisait son caractère, son charme, sa vitalité, du bois même dont elle est constituée. Les odeurs, asphyxiantes, et les sons, assourdis, sont altérés. Plus de cigales, plus de chants d’oiseaux. Le bruit du vent dans le feuillage s’est évanoui. L’espace de la forêt résonne. L’écho de chaque son est amorti par la poussière. Sinon, le silence.

Cette forêt du cap Bénat dans le Var, que je connais bien, a été dévastée par un violent incendie les 26 et 27 juillet 2017. Le sentiment de désarroi et de perte ressenti à l’égard d’un paysage aimé dont la disparition m’a semblé, à mon échelle, brutale et irréversible est le point de départ du texte que vous avez entre les mains.

J’ai d’abord pensé explorer ce que représente la disparition du paysage sous l’effet d’un phénomène réputé normal, le feu de forêt. Mais très rapidement, mes réflexions se sont heurtées à l’émergence d’un phénomène extrême, les « mégafeux », qui, contrairement aux feux classiques – lesquels peuvent être bénéfiques, saisonniers, anticipés, circonscrits –, dévastent ces forêts et ces arbres que nous avons récemment appris à mieux connaître grâce à une vaste littérature qui en présente la complexité. Ce sentiment de perte a été d’autant plus aigu qu’il s’est doublé d’un sentiment d’injustice, voire de colère. Car cet incendie inextinguible, intervenu après une période anormalement longue de sécheresse, m’est apparu comme le symptôme d’une véritable collusion entre les grands responsables du dérèglement climatique et l’incendiaire qui, de fait, a déclenché le feu du cap Bénat. La confusion entre catastrophe naturelle et phénomène criminel, leur interdépendance inextricable, le fait que les mobiles humains et les dynamiques de la nature, si distincts dans nos esprits, puissent être en réalité si intriqués qu’il faille abandonner nos raisonnements habituels, la nature sociale de ces très grands feux de forêts humainement incontrôlables, voilà ce qui constitue la toile de fond de mon essai.

 

 

 

 

 

 

En 2017, le Groenland a brûlé. Des plaines enneigées ont pris feu. À l’été 2018, c’était au tour de la Lettonie et de la Suède jusqu’au cercle polaire. Toutes les forêts d’Europe du Nord ont été exposées ; les pays nordiques et baltes ont été victimes de pics de chaleur couplés à une longue sécheresse et à des vents erratiques. Des dizaines d’hectares de la lande britannique sont partis en fumée en juin 2018, puis à nouveau en février et en avril 2019. Les feux qui consument aussi la Californie, la Grèce et l’Australie ne correspondent à rien de connu. Les témoins expriment un sentiment de jamais vu. Camp Fire qui, en novembre 2018, a détruit, entre autres, la ville de Paradise, en Californie, a été « sans précédent, irrésistible » ; selon les pompiers, il s’est propagé à une allure phénoménale, jusqu’à conquérir l’étendue d’un terrain de football par seconde[1]. Beaucoup de gens ont été capturés par les flammes. Malgré les mesures de prévention qui avaient été prises, 88 personnes sont mortes, 250 000 ont reçu l’ordre d’évacuer, 620 km2 de forêts et environ 20 000 maisons ont été détruits. Face à la violence et à la vitesse de propagation des feux, les exercices d’évacuation qui avaient été menés dix-huit mois plus tôt se sont révélés tout à fait vains.

Les feux de forêts sont des phénomènes que l’on connaît depuis toujours. Mais leur ampleur est désormais telle qu’ils semblent avoir changé de nature. Partout dans le monde se propagent ces « très grands feux de forêts[2] », appelés aussi VLF (very large fire), big fire, megafire, feu extrême, LFF (large forest fire), hyperfire, The Beast, mégafeux. Qu’il s’agisse de leur intensité, de leur vitesse de propagation, de leur étendue, de leurs conséquences écologiques et humaines ou de leur récurrence, ils sont sans commune mesure avec ce qui se produisait dans le passé. Ils ont aussi ceci de particulier qu’il est strictement impossible de prévoir leur comportement et de les contrôler.

Ils sont aussi catastrophiques à l’égard de la nature qu’alarmants sur l’efficience de nos instruments de prédiction. Mais ils sont aussi tragiques, au sens où, du point de vue humain, il n’est possible ni de s’y adapter ni de les éviter. Ils franchissent toutes les frontières, passant d’un plan assez distant, comme peut l’être un spectacle envoûtant, à l’intériorité la plus intime. L’incendie de la « forêt » de Notre-Dame à Paris ne fut certes pas un grand feu de forêt. Mais la confusion qu’il a provoquée entre notre expérience de spectateur médusé, réduit au silence au milieu d’une vaste foule muette, comme pétrifié par l’impossibilité de penser ce qui se passe, et le bouleversement de ce qu’il a de plus intérieur – de la peur ancestrale du feu au sentiment de destruction d’un lien avec l’Histoire – est un indicateur du désordre spécifique qu’engendre le choc entre le feu, phénomène sauvage, et la civilisation.

Le grand feu de forêt est abordé ici comme un révélateur, un indicateur, un avertisseur : révélateur, il l’est dans la mesure où, confrontées directement au passage du feu et à la vision de la forêt calcinée, beaucoup de croyances volent en éclats. En particulier celle selon laquelle il s’agirait un phénomène contrôlable grâce aux sciences et aux techniques modernes ; mais aussi, à l’inverse, celle selon laquelle le feu de forêt serait normal, « naturel », bénéfique à la biodiversité. Face à la violence et à la soudaineté de l’événement, les promesses de domination de la nature ou, à l’opposé, les propos naturalistes lénifiants, voire romantiques, perdent en crédibilité et pertinence.

C’est ce qu’expriment les victimes de Camp Fire, dont les témoignages ont été soigneusement consignés, leurs souvenirs étant désormais leur seul lien avec la région où ils vivaient. En premier lieu, un impensable : comment un tel désastre est-il possible ? Pourquoi, à l’âge de la technologie la plus avancée, de l’aménagement rationnellement planifié, de la surveillance tous azimuts, n’a-t-on pu ni prévenir ni juguler l’incendie ? La volonté de Dieu, évoquée par de nombreuses victimes, se révèle elle-même indéchiffrable : « Comment Dieu peut-il emporter une ville qui s’appelle Paradis (Paradise) ? » se demande un témoin[3].

Ensuite, un sentiment de fin du monde face auquel les arguments en faveur de l’utilité des feux et de leur contribution à la santé de la forêt sont tout à fait déplacés. Un autre témoin décrit un cauchemar, celui d’un milieu si amenuisé qu’« il n’y a plus nulle part où aller ». Là où foisonnait la nature bienfaisante se déploie un espace lunaire.

Ce contraste auquel le mégafeu donne un relief saisissant pourrait aussi servir d’indicateur : il signale que nous nous trouvons dans une impasse. Il agit comme une sonnette d’alarme et rend absurde la structure dichotomique qui sous-tend notre relation de la nature, au sujet de laquelle nous nourrissons finalement deux grands idéaux : celui d’une nature si dominée qu’elle doive docilement obéir à nos besoins et à nos prévisions, ou celui d’une nature vierge destinée à être respectée et contemplée à distance. Car ni l’interventionnisme à tous crins ni l’évangile du préservationnisme, qui caractérise un courant important de l’écologie, ne semblent offrir les bonnes réponses face aux mégafeux, ne permettant ni de les contrer ni même de les penser.

Phénomène paroxystique et imprévisible, le très grand feu de forêt peut apparaître comme un « événement total », à la fois social et naturel, qui serait en partie de notre fait, et ce, en premier lieu, pour la simple raison que 85 à 98 % d’entre eux, selon les sources, sont provoqués par des êtres humains négligents, imprudents ou criminels. En cela il pourrait aussi jouer le rôle d’un puissant avertisseur. En effet, les mégafeux qui détruisent durablement de vastes portions de forêts et les essences qui s’y développent, parfois depuis des siècles, et qui parviennent à pénétrer de plus en plus loin dans les villes, voire à en effacer certaines de la surface de la Terre, engagent clairement la responsabilité humaine. Leur degré de gravité atteint celui des tsunamis, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. Pourtant, alors que l’idée de maîtriser ces catastrophes ne viendrait à l’esprit de personne, le projet de dominer le feu perdure et, avec lui, l’intensification des conditions favorables à sa propagation future. En outre, alors qu’un être humain ne peut déclencher aucun des autres phénomènes extrêmes, il peut mettre le feu à la forêt. Un seul individu peut craquer une allumette et, grâce à des conditions favorables dont, s’il est criminel, il a pris soin de s’informer, incendier des dizaines de milliers d’hectares.

 

 


[1] Corine Lesnes, « La Californie désarmée face aux incendies géants », Le Monde, 12 novembre 2018, https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/11/12/la-californie-desarmee-face-aux-incendies-geants_5382352_3244.html

[2] Concernant cette expression, voir par exemple R. Barbero, J.T. Abatzoglou, E.A. Steel, « Modeling very large-fire occurrences over the continental United States from weather and climate forcing », Environmental Research Letters, n° 9, 2014.

[3] Amir Vera, « Wildfire victims detail their harrowing stories of survival », CNN, 13 novembre 2018, https://edition.cnn.com/2018/11/13/us/california-wildfires-woolsey-camp-hill-testimonies/index.html

Quand la forêt brûle, de Joëlle Zask.

 

Table

 

Introduction                                                                           9

 

Vers les mégafeux                                                                 17

Par le feu tout change                                                           22

Le feu de forêt est-il un phénomène « normal » ?                29

La part du feu                                                                        35

Le feu, un « monstre tueur »                                                 39

Naissance du complexe industriel du feu                             45

Il y a forêt et forêt                                                                 53

L’aménagement du territoire en question                             60

Une maison dans les bois                                                      67

Le réchauffement climatique en cause                                 71

Pyrocène                                                                               79

Cultures du feu                                                                      83

La nature a besoin des feux                                                  91

Extinction des feux                                                               94

Scénario du pire                                                                    103

« Cleaning country » : cultiver la forêt, ouvrir les

paysages                                                                                107     

« Il pleuvait des oiseaux »                                                    116

La perte du paysage                                                              122

Ce que les mégafeux disent du paysage                               130

Un monde sans futur                                                             139

Abomination                                                                         145

Pyro-terrorisme                                                                     153

 

Conclusion : vers la « culture du feu »                                 161

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9 décembre 2018 7 09 /12 /décembre /2018 10:51
Pieter Bruegel de Oude - De bruiloft, Detroit, vers 1566

Pieter Bruegel de Oude - De bruiloft, Detroit, vers 1566

Joëlle Zask

 

Texte rédigé pour le catalogue de l’étape de Tour d’enfance à Bordeaux,

5 décembre 2018

 

 

 

Entre injonction et appel à la mobilisation, la participation est au cœur d’un nombre croissant de discours et de pratiques. Cependant, il arrive bien souvent que le résultat soit décevant, surtout lorsque participer se limite finalement à légitimer un dispositif existant, sans pouvoir se prononcer ni sur les motifs poursuivis ni même sur les décisions qui sont prises. Afin de donner au verbe « participer » un sens fort et partageable, je vais proposer des réponses à deux types de questions cruciales : d’une part, que signifie participer ? Qu’est-ce que cela implique ? Quelles sont les différentes phases de cette participation ? Et d’autre part : pourquoi faudrait-il participer ? En quoi une situation de participation est-elle meilleure qu’une situation non participative ?

 

En réponse à la première question, considérons la participation suivant trois phases que j’ai mises en évidence dans mon essai intitulé Participez ; essai sur les formes démocratiques de la participation (2011) : prendre part, apporter une part, et bénéficiez d’une part. Disons d’emblée que la situation la plus satisfaisante à la fois pour l’individu et pour le groupe dont il est membre est caractérisée par un équilibrage, il est vrai délicat, entre ces trois phases. Tout déséquilibre important entraîne de l’injustice sous une forme ou une autre, de la colère ou du ressentiment, de la souffrance ou de la spoliation. Par exemple, contribuer à un ouvrage commun, quel qu’il soit, sans bénéficier des conséquences de cet ouvrage (que ses conséquences soient bonnes ou mauvaises) est une situation marquée par une injustice flagrante : si la conséquence est bonne, on peut dire de l’individu qu’il est exploité et si elle est mauvaise, qu’il fuit ses responsabilités. Mais tout aussi injustes sont les très nombreuses situations dans lesquelles le bénéficiaire d’une action commune ne contribue en rien à la production de l’avantage qu’il en tire, en quoi on peut à juste titre voir en lui un profiteur, un usurpateur, un exploiteur, etc.

 

Ces trois phases de la participation n’existent que très rarement à l’état pur. Empiriquement nous les trouvons entremêlées dans des situations extrêmement différentes qui toutes témoignent d’un degré d’équilibre plus ou moins important. Nous pouvons cependant proposer de les isoler les unes des autres afin de mettre en exergue leurs caractéristiques singulières.

 

En premier lieu, le « prendre part » (à un repas, à une conférence, à une promenade, etc.) signale une forme de vie sociale courante mais mal identifiée, dont les termes de sociabilité ou encore de convivialité rendent compte. Elle doit être mise en contraste par rapport à des types d’association caractérisés par l’effacement de l’individualité des participants au profit d’une entité alors à bon droit qualifiée de « collective » (adjectif ici distingué de « commun »). C’est ce qui oppose par exemple une réunion amicale d’un bataillon de soldats qui, normalement, — la vertu du simple soldat étant d’obéir —, font taire leur avis et leur volonté pour former un tout indivisible agissant comme un grand individu. Si cette réunion d’amis s’oppose au groupe au profit duquel chacun de ses membres se met entre parenthèses, elle s’oppose aussi par exemple à une foule dans un magasin, qui se caractérise par le fait que les individus qui la composent n’entretiennent entre eux aucun lien. La sociabilité se distingue aussi bien de l’un que de l’autre : elle est à la fois libre, désintéressé et socialement riche et satisfaisante. Le prendre part revêt souvent une allure informelle, ponctuelle, à géométrie variable. Et pourtant il correspond sans doute à la forme la plus plaisante de la vie sociale, celle qui advient lorsque nous cultivons tout simplement le plaisir de la compagnie des autres (Simmel).

 

« Apporter une part » signale un aspect de la vie sociale différent mais tout aussi ordinaire que le premier, quoi qu’il soit plus rare et plus difficile à réaliser. Schématiquement, la contribution consiste dans le fait que l’individu apporte au groupe un élément spécifique sans lequel ce groupe serait autre qu’il ne devient. La part apportée n’est pas simplement donnée, elle est de nature à créer une relation ou à modifier celle qui existe, et par rapport à laquelle elle doit être adaptée. Offrir un livre à un aveugle n’est pas adapté à ce que le grand économiste Amartya Sen a appelé ses « capabilités » (qui sont, contrairement aux capacités, des possibilités concrètes d’usages dans un environnement particulier). Par exemple, le chercheur en neurochimie qui contribue à une découverte apporte quelque chose qui lui est propre et bien de son fait mais qui en même temps se connecte aux apports des autres et ouvre de nouvelles perspectives. Il en va de même dans le domaine de l’art où les artistes, loin d’être des individus capricieux et enfermés dans leur subjectivité pour lesquels ils sont parfois tenus, sont des contributeurs à l’histoire des formes qui constituent le champ de leur pratique spécifique.

 

Mais la contribution dépend d’un autre facteur, qui est identifiable à partir de la 3e phase de la participation, recevoir une part ou bénéficier. Pour être telle, il est nécessaire qu’elle soit prise en considération par l’individu ou le groupe à qui elle est adressée. Trois conditions minimales sont alors requises : d’une part, il faut que l’individu possiblement contributeur reçoive des groupes auxquels il est lié les ressources sans lesquels il ne pourra contribuer d’aucune manière. Par exemple, un jeune primo-arrivant à qui le français en tant que langue étrangère n’est pas enseigné aura beaucoup de mal à devenir le membre pleinement participant et intégré du groupe qu’on appelle la France. D’autre part, une autre condition souvent difficile à mettre en place réside dans le devoir que le groupe soit constitué de manière à pouvoir être transformé par la contribution des individus qui y prennent part. Il lui faut une certaine souplesse, une plasticité et une adaptabilité que souvent la rigidité institutionnelle, le poids des traditions, la frilosité collective, l’intolérance, interdisent. Finalement, il est requis que le groupe, qu’elle qu’en soit la forme, auprès duquel la contribution a lieu, reconnaisse la part apportée et l’inscrive en quelque sorte dans son patrimoine commun. À défaut de cette attitude, une situation d’injustice se met en place dans laquelle l’individu contributeur peut avoir le sentiment d’avoir été superflu et sans effet sur la structure sociale et l’histoire qui sont les siennes.

 

Voilà donc quelques indications qui attestent le sens positif de la participation et dégagent les exigences qui sont les siennes. Tout en mettant en évidence pourquoi la participation à tous les sens du terme peut être dite ordinaire et la source d’un équilibre satisfaisant, elle met aussi en exergue la complexité et la difficulté d’instaurer des situations réellement existantes où elle puisse pleinement se produire.

 

Ces considérations peuvent être appliquées à autant de domaines qu’il existe de relations interhumaines. Quant à leur application au sujet qui est le nôtre ici, à savoir l’enfance, elle revêt le caractère une évidence particulièrement éclatante. En effet il est avéré qu’un enfant ne grandit que dans la mesure où une confiance dans son pouvoir de grandir de lui-même et par lui-même lui est accordée.

 

L’enculturation d’un individu et sa réalisation en tant que sujet indépendant dépend certes de matériaux, de méthodes et de ressources que la communauté présente à l’enfant, mais elle dépend tout autant des divers usages que l’enfant va en faire, des explorations qu’il va mener à partir d’eux, des découvertes qu’il va faire, bref, de ses propres expériences. Si l’éducation au sens propre diffère de l’instruction, du formatage, du conditionnement, c’est parce qu’elle consiste en l’association étroite entre bénéfices et contributions. Nous pouvons attribuer à cette association le terme d’expérience (au sens pragmatiste du terme) : l’enfant apprend à partir de, par et avec les résultats observables de ses propres manipulations, ou de ses actions. En fonction de ces résultats, il forme l’idée d’une expérience ultérieure qui sera donc reliée à la première, en continuité avec elle. Le « soi » ou le sujet se réalise et s’épanouit non dans des relations d’obéissance et de sujétion, mais dans le jeu et l’improvisation inhérente à l’expérience en général et dont le processus complet relève d’une auto-formation.

 

Cette remarque permet de répondre à la deuxième question qui a été posée plus haut, à savoir en quoi la participation permet-elle des situations meilleures que celles dans lesquelles elle est empêchée ? Nous pourrions répondre que la participation n’est pas une possibilité parmi d’autres. Comme en témoigne l’enfance, elle est la seule solution possible. Même si, tendanciellement, l’instruction tend à l’emporter sur l’éducation, le fait est qu’aucun enfant ne peut arriver ne serait-ce qu’au seuil de ses possibilités et développer une forme de santé psychique s’il ne participe pas activement à l’élaboration des conditions matérielles et mentales de sa propre croissance.

 

Aujourd’hui, les suppressions d’opportunité participation sont générales. Un grand nombre de mécanismes de dépossession, d’aliénation, de subordination, etc., concours à cette suppression. Que ce soit dans le monde du travail en vertu d’un management de plus en plus contraignant, dans celui des loisirs de masse, à l’école, à l’hôpital, et même dans le monde des arts, l’exclusion la règle et la participation l’exception. Penser à rétablir la participation dans des domaines qui, quand ils en sont privés, sont voués à la production de conditions de vie inappropriées voire inhumaines, ce n’est pas révolutionner la société en y important une considération radicalement nouvelle, c’est chercher à revenir à la normale. Autrefois tous les arts, la musique, les arts plastiques, le théâtre, étaient résolument participatifs. Par exemple, l’écoute concentrée et docile d’un morceau de musique de ce fait sacralisé dans une salle de concert, est un phénomène qui date du début du XIXe siècle. Auparavant, la musique était intimement liée à tous les aspects de la vie ordinaire, qu’elle ait été religieuse, économique (les jours de marché), politique bien sûr, ou encore médicale (la tarentelle était destinée à guérir), etc. La séparation entre la musique savante et la musique populaire, de même que plus largement, l’opposition idéologique entre la haute culture et la basse culture, relève d’une habitude récente dont la caractéristique majeure est qu’elle a « spectatorialisé » la culture et a enfermé le « spectateur » dans une posture de réceptivité passive qui est tout à fait contraire aux conditions mêmes de l’existence des œuvres d’art.

 

Pour conclure, le Tour d’enfance proposé permet de remettre en jeu et en circulation les valeurs inhérentes à la participation bien comprise. Les propositions d’atelier qui sont faites me rappellent le principe fondamental sur lequel reposait une université de premier cycle très progressiste, le Black Mountain College, dans laquelle exerçaient de grands artistes : enseigner toutes choses comme on enseigne l’art.

Participer, qu'est ce que ça veut dire? (2018)
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14 novembre 2018 3 14 /11 /novembre /2018 08:50
photo sur https://www.lemoniteur.fr/photo/marseille-la-place-de-la-plaine-ou-comment-rater-un-amenagement-que-tout-le-monde-attend.2003729/graffitis-sur-le-mur-d.1

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La Plaine à Marseille ou la démocratie emmurée | AOC media -... https://aoc.media/opinion/2018/11/07/plaine-a-marseille-democra...

 

Opinion

mercredi

07.11.18

 

 

La Plaine à Marseille ou la démocratie emmurée

Par Joëlle Zask

 

 

Depuis le 29 octobre dernier, la Plaine à Marseille est ceinte par un mur de béton de 2,5 m de haut. Ce qui était jusqu’à cette date la plus grande place publique de la ville a fait l’objet d’un plan de « requalification » – soit une privatisation lucrative. Alors que d’autres quartiers sont laissés à l’abandon, cet emmurement est le symbole de la violence des politiques d’aménagement urbain et de l’échec de la démocratie.

À Marseille, un nouveau paysage, entre prison, état de siège, camp d’internement, est apparu. Depuis mardi 29 octobre 2018 se déploie autour de la plus grande place de la ville, la place Jean Jaurès, appelée plus communément la Plaine, une ceinture de béton de 2,5 m de haut. Ce jour- là, la pluie tombe dru, ajoutant du sinistre au monstrueux, floutant la violence disproportionnée du dispositif face à quelques dizaines de protestataires détrempés – assez peu soutenus par le gros de la population locale il est vrai.

Séparés des opposants par des cordons d’agents de police et de CRS, les ouvriers disposent à l’aide de machines géantes des éléments en L, 50cm plus hauts que ceux qui ont été utilisés pour interdire l’accès au plus grand site d’enfouissement de déchets radioactifs en France, celui de Bure. Leur fonction, est-il annoncé, est de « sécuriser » le long chantier au terme duquel la place sera entièrement « requalifiée ». Serait-ce un nouveau « mur de la honte » ? La place la plus populaire, la plus vivante, la plus hétéroclite et la plus polyvalente de la ville pourra-t-elle résister au sort de « montée en gamme », de « saut qualitatif » et d’« attractivité » que la municipalité et sa société d’aménagement locale, la Soleam, lui réservent ?

Dans le temps existait sur cette place un plan d’eau dont le centre accueillait une île miniature plantée de 4 magnolias, qui sont toujours là. Les enfants pouvaient naviguer dans une barque que manœuvrait un faux matelot. Cela s’appelait « faire le tour du monde ». Pour quelques sous, on embarquait pour la Chine, l’ Amérique, l’ Australie, on tirait son mouchoir pour dire adieu aux parents puis célébrer les retrouvailles.

 

La démocratie comme fin ne peut être atteinte que par des moyens eux- mêmes démocratiques.

 

Entre la Plaine qui promettait aux enfants un beau et long voyage, et la place désormais cernée d’une barrière de béton au-delà de laquelle la circulation automobile et pédestre est compactée à l’extrême, se loge tout ce qui sépare la place publique propice aux modes de vie démocratiques de la place qui ne l’est pas. Pour qui souscrit au principe énoncé par John Dewey, selon lequel la démocratie comme fin ne peut être atteinte que par des moyens eux-mêmes démocratiques, il y a peu de chance que la Plaine le devienne.

D’une manière générale, les relations entre les places urbaines et la démocratie, loin d’aller de soi comme on a tendance à le croire, sont très conflictuelles. En raison d’une longue tradition remontant – en passant par le fascisme, le nationalisme, l’impérialisme – à l’époque monarchique, et d’une large indifférence du public, les places vers lesquelles nous nous dirigeons pour exercer nos libertés, expérimenter le « vivre-ensemble » ou revitaliser nos démocraties (comme ce fut le cas des « Mouvements des places », Occupy ou Nuit debout) se révèlent pour beaucoup d’entre elles tout à fait inadaptées au rôle que nous souhaiterions leur voir jouer.

Espace géométrique, esplanade exposée au vent, au soleil, à la pluie (pensons à ce qu’est devenu le Vieux-Port à Marseille), système giratoire dont le niveau sonore est souvent insupportable, absence d’assise, d’arbre, de relief et de coins, érection d’une statue monumentale au centre d’un espace autrement évidé et uniforme, on aura reconnu le design typique de nos grandes places historiques. Au lieu d’accueillir la « démocratie » ou d’en être le siège naturel, elles la rejettent brutalement ; à preuve ce qui s’est passé sur les places haussmanniennes que sont par exemple la place de la République à Paris et la place Tahrir au Caire ou, plus anciennement, en 1989, sur la place Tian’anmen à Pékin. Ce sont des places où voyager est impossible, et même interdit.

Le voyage suppose une invitation, des allers-retours, des adieux et des retrouvailles, des rencontres, de l’imprévu et de nouvelles expériences. Il est à la fois formation de soi et formation de liens mutuels. « Monter à la Plaine » (formule paradoxale s’il en est, mais qui s’explique par le fait que Plaine vient de Plan en provençal, la place ayant reçu le nom de « Plan Saint-Michel ») signifiait justement partir en voyage, dans une certaine mesure faire le tour du monde. Malgré de nombreux défauts, les uns dus à la négligence coupable des usagers, les autres à d’énormes erreurs d’aménagement ainsi qu’à l’abandon des pouvoirs publics cherchant à préparer en amont la légitimation d’un plan de « requalification » juteux pour l’image de la ville et certains investissements, la Plaine était depuis des lustres le site de traversées, de promenades, de divertissements diurnes et nocturnes en tout genre.

 

Le marché est au centre commercial ce que la place démocratique est à la place autoritaire.

 

Le vaste marché de 300 forains qui s’y installait trois fois par semaine attirait jusqu’à 10 000 personnes par matinée. Or le marché est au centre commercial ce que la place démocratique est à la place autoritaire : on y va non pour consommer suivant un circuit prévu d’avance, mais pour effectuer un voyage de découverte parmi des marchandises, des conversations et des cris de forains, des gens venus de partout et de toutes les couches de la population, les cafés alentour, le quartier aussi qui, depuis l’emmurement de la place, a brusquement perdu 70 % de sa fréquentation.

L’espace de la place royale, haussmannienne ou même fasciste s’avère tantôt l’espace de troupes marchant en bon ordre, tantôt celui de foules « psychologiques » (dans la terminologie de Gustave Le Bon) composées d’individus ponctuellement désindividués, tantôt celui de masses dont les membres sont désocialisés, isolés et d’autant plus interchangeables qu’ils se méfient les uns des autres, se privant ainsi de la subtilité et des variations que seuls la conversation ordinaire, l’ échange d’ opinions, l’enquête partagée, l’action commune, apportent – Tocqueville le faisait remarquer. Au contraire, dans un espace adapté aux valeurs que nous avons pris l’habitude d’associer aux formes de vie démocratiques, la palette de comportements possibles est aussi vaste qu’il y a d’individus et de groupes.

De même que les enfants jouant dans des aires de jeux pensées avec eux et pour eux (celles que Isamu Noguchi et Louis Khan avaient imaginées par exemple, sans pouvoir les réaliser), chacun peut courir ou se reposer, s’associer ou se séparer, explorer l’environnement, l’ausculter, ou se réfugier dans ses pensées, lire ou converser. Pour le riverain, le touriste, le passant occasionnel, le client, s’ouvre un champ d’usages susceptibles de contribuer à la création de manières d’être et de faire. Par contraste avec l’utilisation des espaces contraignants qui dictent aux gens, qu’ils en aient conscience ou pas, leurs désirs et leurs gestes, les usages sont des interactions, autrement dit, des rencontres entre des ressources d’action mises à disposition (une pente, des agrès, un espace ombragé, des lieux diversifiés, des espaces protégés) et des modes d’existence, sans assignation.

 

Le meilleur moyen d’assurer la démocratie est que les intéressés prennent activement part à la conception des espaces communs.

 

La Plaine n’est pas une place de quartier réservée à ses habitants, c’est la place de Marseille au sens où, dans l’Antiquité jusqu’au Ve siècle, l’agora était la place d’Athènes, son salon, là où se croisaient ou coexistaient, voire cohabitaient en certaines occasions, les forains, les prêtres, les philosophes, les hommes, les femmes et les enfants, les joueurs de trictrac, les juges et les députés, les montreurs de bêtes et les gens de théâtre, sans oublier les citoyens bien sûr. Ce qui faisait la qualité démocratique de cet espace initialement multiple et polyvalent dont le mobilier était démontable, ce n’était pas l’excellence de la vie publique produite par l’assemblée des citoyens capables de raisonner et d’échanger calmement des arguments (le fait est que cette assemblée siégeait non sur l’agora mais sur une hauteur appelée la Pnyx), c’était cette forme de liberté voyageuse dont la fragilité est telle qu’il faut une lourde machinerie politique ainsi que des mœurs convergentes (tolérance, attention à autrui, civisme, indépendance, responsabilité) pour la protéger.

Institutionnellement ou culturellement, le meilleur moyen d’assurer cette forme de démocratie est que les intéressés prennent activement part à la conception, à la protection et à l’entretien des espaces communs – sans quoi ils ne sauraient être usagers, mais seulement utilisateurs ou consommateurs. C’est une autre sorte de voyage autour du monde que celui de gouverner ensemble un espace et de le maintenir commun au cours du temps. Car cela suppose de sortir hors de soi et de l’entre-soi, ainsi que de toute position dogmatique arrêtée, pour aller vers les autres, le dehors et l’altérité, élaborant progressivement, exactement comme le souhaitent l’Assemblée de la Plaine, Pensons le matin, un Centre-ville pour tous, et bien d’autres acteurs à Marseille, un projet commun et un espace de liberté.

En contradiction avec leurs déclarations qui ont cette qualité versatile issue de l’absorption continuelle des arguments de l’adversaire en faveur d’un plan de communication efficace, ni la mairie ni la Soleam, certaines de leur bon droit, de leur expertise, de leur supériorité, affichant un certain mépris à l’égard du citoyen ordinaire jugé incompétent, conservateur, parasite, mineur, n’ont accepté d’organiser une véritable concertation selon les procédures démocratiques pourtant fortement suggérées par la législation nationale en matière d’aménagement du territoire et souvent mises en œuvre par les collectivités.

L’implication du public est indispensable, non parce que le « décideur » serait d’autant plus légitime qu’il tiendrait compte de multiples usages existants et orchestrerait comme il le pourrait (souvent très mal) leur compatibilité, mais parce que ce n’est que lorsque les personnes concernées, si différentes qu’elles soient, pensent et organisent ensemble un espace donné, cherchant à s’entendre, qu’un lieu commun peut être concrètement configuré et conservé de manière à ce qu’il ne soit ni confisqué par un groupe au détriment des autres ni privatisé ni saccagé ni abandonné.

Faute de cette implication, qui va bien au-delà de la consultation (d’autant que, comme le montre l’exemple marseillais, celle-ci est un simulacre sans impact sur la réalité), nulle communauté ne peut durablement exister. Le « droit à la ville » dont, dans le sillage de Jane Adams, de Lucien Kroll, de Yona Friedman, nous nous réclamons, est non seulement un droit de bénéficier des équipements urbains, en particulier d’un logement, mais aussi un droit de participer à la conception et à l’organisation des espaces partagés. Il se double d’un devoir, celui de mettre notre citoyenneté et notre qualité de public actif au service de la création d’espaces propices aux pratiques qui en relèvent et au sein desquels elles pourront s’exercer.

https://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2018/10/marseille-la-coupe-de-la-plaine.html

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14 novembre 2018 3 14 /11 /novembre /2018 08:38
photo sur https://ecotree.fr/blog/chaleur-secheresse-gare-aux-feux-de-foret

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AOC

A Analyse

Ecologie

Pourquoi il faut avoir peur des megafires

 

Par Joëlle Zask

Philosophe

 

Portugal, Californie, Grèce, Suède… Notre maison brûle, littéralement, et dans des proportions jamais vues. Au point qu’un nouveau terme, « mégafeux », est apparu pour qualifier un phénomène causé à la fois par des individus négligents ou criminels et par le réchauffement climatique de la planète. Face à ces catastrophes qui s’amplifient, grandit un alarmisme raisonnable. Que faire ? Comment penser les relations entre la nature et les humains de manière à poser les bases d’une attitude adaptée ?

 

 

 

Le grand incendie de forêt est un « fait total », indissolublement social et naturel : big fire, megafire, feu extrême, LFF (large forest fire), hyper feu, « The Beast », ce sont des feux catastrophiques, ces dernières années en témoignent, dont l’ampleur, en termes d’étendue, de violence, de température, d’extension, de conséquences humaines ou de récurrence, est très supérieure à ce qui se produisait dans le passé.

 

En 2017, le Groenland a brûlé. Des plaines enneigées ont pris feu. Cet été, c’est le tour de la Suède. Toutes les forêts d’Europe du Nord, victimes de pics de chaleur couplés à une longue sécheresse et à des vents erratiques, sont exposées. Les feux qui consument aussi la Californie, qui connaît les plus grands incendies de son histoire, la Grèce, l’Australie, ne sont pas habituels. Les témoins expriment un sentiment de jamais vu.

C’est pour nommer le caractère inédit du phénomène que le terme « megafire » est apparu et a commencé à s’imposer. Son auteur, Jerry Williams, qui fut responsable du service des forêts américain, observe que, même si ce terme n’est pas clair et qu’il n’y a pas de consensus sur ce que qualifie « mega », il met en exergue le fait que les grands feux ont un « comportement » que les spécialistes n’ont jamais observé dans le passé et qui, en outre, ne cesse de se modifier : « le phénomène semble se réinventer sans cesse de lui-même et se refermer sur nous, en même temps que nous luttons pour le définir. » Selon Edward Struzik, il pourrait « reconfigurer les écosystèmes que sont la forêt et la toundra d’une manière que les scientifiques ne comprennent pas vraiment. ». Selon lui, il est probable que les forêts d’Amérique du Nord changent de nature, que les industries ferment, que les eaux soient polluées, que des villes entières soient déplacées.

 

Le degré de gravité de ces feux atteint celui des tsunamis, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre. Pourtant alors qu’un être humain ne peut déclencher aucun de ces phénomènes, il peut mettre le feu à la forêt. Un seul individu peut craquer une allumette et, bénéficiant de conditions favorables, incendier des milliers d’hectares. Les mégafeux qui en 2018 ont détruit environ 400 000 hectares de forêt en Californie, fait déplacer 20 000 personnes et provoqué la mort d’une dizaine, semblent avoir été criminels. C’est le cas de Holy Fire dans Cleveland National Forest, dont le responsable a été arrêté en août 2018.

 

[Là où les mégafeux passent, il ne reste rien.]

 

Les mégafeux sont des révélateurs. Ils mettent à l’épreuve nos conceptions politiques, environnementales, économiques. Ils récusent aussi bien l’idéologie de la domination de la nature que celle des équilibres spontanés. Provoqués en immense majorité, de 90 à 98 % selon les sources, par des êtres humains négligents ou criminels, ils sont pourtant si incontrôlables qu’il est probable que des zones entières devront être évacuées.

 

Les laisser passer, au prétexte qu’ils feraient partie des équilibres écologiques, c’est accepter la déstructuration durable des sols, la disparition des forêts et de leurs habitants, la destruction des biens et parfois des vies humaines. Chercher au contraire à les dominer, c’est alimenter les processus, notamment industriels, qui expliquent leur genèse et contribuent à leur expansion. Que faire ? Comment penser les relations entre la nature et les humains de manière à poser les bases d’une attitude adaptée ?

Grâce à un ensemble nourri de publications (en particulier l’ouvrage collectif The Wildfire Reader édité par Wuerthner en 2006), d’émissions et de films, l’idée que les feux, loin d’être ces « monstres tueurs » auxquels ils ont été assimilés, sont « naturels » et bons pour la forêt, a été largement acceptée. Les feux sont utiles à la persistance d’espèces animales, à la régénération des plantes devenues pyrophiles ; ils maintiennent le paysage ouvert, éliminent au fur et à mesure la masse de combustible qui s’accumule au sol, éclaircissent le sous-bois, favorisent la pousse d’herbages dont certaines espèces, tels les bisons d’Amérique ou les wallabies d’Australie, sont friandes, suppriment certaines espèces invasives, comme les mimosas, au profit d’espèces moins proliférantes, sauvegardent la biodiversité, répandent les semences, décomposent la matière organique, enrichissent les sols, etc.

Mais c’est là confondre plusieurs « régimes du feu », selon l’expression de Stephen Pyne, qui distingue feux naturels, aborigènes, industriels. Les mégafeux constitueraient-ils un nouveau régime ? Ils sont en tout cas d’un autre ordre. Loin de régénérer la forêt, ils la détruisent durablement, du moins à l’échelle de la vie humaine, voire de l’humanité. Là où les mégafeux passent, il ne reste rien.

 

[On peut redouter que le scénario de la destruction par les flammes du monde qui constitue les conditions d’existence de l’être humain, s’avère le plus imminent.]

 

Le rapport entre le feu d’entretien motivé par des pratiques de défrichage ou d’écobuage, et le grand incendie qui, sautant de colline en colline, détruit des milliers d’hectares, est aussi contrasté que celui qui oppose le brûlage des ordures ménagères et l’incendie qui anéantit toute une ville. Le phénomène est si brutal qu’on peut parfois redouter que, parmi tous les scénarios des catastrophes naturelles liées au changement climatique que nous avons imaginés, celui de la destruction par les flammes du monde qui constitue les conditions d’existence de l’être humain, s’avère le plus imminent.

Il faut considérer en tout cas ce que les grands feux de forêt révèlent. D’une part, ce sont des événements violents, paroxystiques, indéniables. Il est impossible de s’y adapter. Aucun des processus d’équilibre dynamique qui caractérisent les communautés biotiques et expliquent l’adaptation des espèces à leur environnement ne peut ici prévaloir. En cas de feu extrême, la rupture écologique est si profonde, certaines espèces, telles les tortues d’Hermann, si menacées, l’espace est si violemment et brutalement transformé, l’habitat des vivants si durablement déstructuré que les évolutions favorables ne sont plus possibles, du moins à l’échelle qui est la nôtre.

 

Vivre « avec les feux », en bonne intelligence, comme le recommandaient certains écologistes il y a encore une dizaine d’années, comparant le compagnonnage envisagé à celui que nous pourrions utilement restaurer avec les loups, est hors sujet. Le grand feu est un voisin infréquentable que nulle « diplomatie », selon le concept utilisé par Baptiste Morizot concernant nos voisins les loups, ne peut acclimater au vivre ensemble.

 

D’autre part, la réponse qui consisterait à rechercher dans les sciences et l’industrie une solution pour dominer les grands feux semble à l’heure actuelle introuvable. Contrairement à ce que pourrait faire croire la vigueur des actions destinées à les combattre, le niveau des investissements en hommes et en matériel, les avancées de la recherche en matière de nouvelles technologies, l’héroicisation des « soldats du feu », les grands feux de forêts sont incontrôlables. Ils ne s’éteignent que quand le vent tombe ou quand le combustible vient à manquer. Leur comportement apporte un démenti cinglant à la logique dominante qui est celle d’une gestion maîtrisée des ressources naturelles et d’une administration « rationnelle » du territoire, qui voudraient que les phénomènes « obéissent » invariablement à des lois, qu’ils soient donc prédictibles et contrôlables.

 

[Le chemin qui mène du projet de domination de la nature au dérèglement climatique est désormais bien identifié.]

 

C’est en se réclamant de ces croyances positivistes (par contraste avec les principes des sciences expérimentales) que les politiques de suppression complète des feux traditionnels se sont imposées, puis se sont focalisées sur leur extinction afin de protéger les biens et les personnes une fois qu’ils sont allumés, plus que sur des mesures qui permettraient de les éviter ou, du moins, d’en limiter la gravité.

Le nouveau phénomène appelé « the fire-industrial complex », « le complexe industriel du feu », est le bras armé d’un projet de contrôle dont la connotation martiale est évidente. Destiné à la « guerre » contre les feux, il inclut hélicoptères, robots surdimensionnés, produits retardants et extincteurs, canadairs, personnels, véhicules, formation et recherche, réservoirs d’eau, matériel en tout genre, le tout pour un coût abyssal qui absorbe une partie croissante du budget des services des forêts dans le monde, et ce pour une utilité reconnue comme douteuse.

 

Cette posture est d’autant plus problématique qu’elle est une cause majeure des mégafeux. Le chemin qui mène du projet de domination de la nature au dérèglement climatique est désormais bien identifié. Du discrédit des pratiques d’écobuages et autres feux aborigènes qui assuraient depuis des milliers d’années l’entretien des forêts, aux mégafeux qui contribuent au réchauffement, en passant par les feux criminels et la constitution d’une task force impressionnante, un cercle vicieux se met en place.

 

D’une part, la relation entre incendies et réchauffement ne peut plus être niée : la saison du feu s’allonge, ayant augmenté, par exemple aux États-Unis, entre 1970 et 2015, de 78 jours en moyenne. D’après de multiples rapports recourant à « l’indice forêt météo » (IFM) — (il s’agit un calcul de probabilité tenant compte de données telles que la température, l’humidité de l’air, la vitesse du vent et les précipitations), « À l’horizon 2040, l’IFM moyen devrait progresser de 30 % par rapport à la période 1961-2000. Certaines simulations montrent que cette augmentation pourrait atteindre jusqu’à 75 % d’ici 2060. À cette échéance, une année comme 2003 deviendrait ainsi la norm. » Les rapports préliminaires établis à l’occasion de la COP 21 de 2017 confirment ces inquiétantes prévisions. En 2017, le nombre d’hectares brûlés en forêt a doublé. Il est probable qu’en Europe du Sud, il augmente de 50 % à plus de 100 % au cours du XXIe siècle.

 

[Contribuer au réchauffement climatique ou mettre le feu en profitant des nouvelles conditions météorologiques relèvent de logiques complémentaires.]

 

D’autre part, l’impact des mégafeux sur le climat est avéré : la destruction de millions d’arbres qui privent la planète du poumon qu’ils sont pour elle, l’augmentation des risques hydrogéomorphiques (en 2017, les mégafeux ont provoqué au Chili l’interruption de l’approvisionnement en eau pour plus de 5 millions de gens), la production de tonnes de CO2, aggravent la situation. En septembre 2015, les feux en Indonésie ont généré chaque jour plus de gaz à effet de serre que l’activité économique américaine tout entière. D’après des modèles générés par ordinateur, on craint que les grands feux engendrent en quelques mois dans certains endroits plus de carbone que les voitures de la même région en une année. Dans les zones froides, comme en Alaska ou en Sibérie, le carbone et le méthane qui étaient emprisonnés dans le permafrost sont massivement libérés dans l’atmosphère. Autre désastre, les cendres qui retombent dans les mers sont emportées jusqu’au Groenland où elles absorbent la chaleur du soleil et contribuent donc à la fonte des glaces.

 

Les feux sont certes meurtriers (le récent drame en Attique près d’Athènes est là pour le montrer) mais les causes qui les provoquent le sont aussi. Contribuer au réchauffement climatique ou mettre le feu en profitant des nouvelles conditions météorologiques relèvent de logiques complémentaires. Pour les pyromanes et les terroristes, l’avenir est radieux. La guerre par le feu ne rencontre comme obstacle sur son parcours qu’une guerre contre le feu dont les pouvoirs sont limités.

 

Cette situation est emblématique, je pense, d’un ensemble plus vaste marqué par une perspective guerrière dont les acteurs sont en quête non de richesse, de pouvoir ou de liberté, mais de la sécurisation de leurs conditions de survie. Ils forment des binômes activés par la prémonition plus ou moins consciente de l’épuisement des ressources planétaires (à commencer par celui d’eau potable), opposant très riches et très pauvres, habitants et migrants, accaparateurs géants de ressources planétaires et populations locales et, de plus en plus, habitants des zones provisoirement épargnées par le réchauffement et réfugiés climatiques, dont le nombre pourrait atteindre des millions sous 30 ans.

 

Depuis le poste d’observation que sont les feux de forêt grandissent un alarmisme raisonnable et l’indispensable sentiment d’urgence d’agir afin de limiter l’impact humain sur le climat, qui autrement font défaut.

Joëlle Zask

Philosophe, Professeure de philosophie politique à l'université d'Aix-Marseille

Service abonnement : contact@aoc.media

 

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26 avril 2018 4 26 /04 /avril /2018 12:13

Université d’Aix-Marseille

Campus Schumann, Aix-en-Provence

Département de philosophie

Parcours-type professionnel et recherche « Analyse ergologique du travail et interactions sociales »

 

Axe Interactions sociales et démocratie

 

Responsable : Mme Zask. joelle.zask@free.fr

 

Cette formation est un des deux axes du parcours « Analyse ergologique du travail et interactions sociales » qui dépend du master mention « philosophie ». Il propose une formation de philosophie sociale adaptée, d’une part, à une meilleure compréhension du fonctionnement complexe du monde actuel et, d’autre part, à des professions variées dans les domaines par exemple du journalisme, de la médiation culturelle, des services de DRH, du conseil, des responsabilités administratives et territoriales, de la publicité, etc.

Dans le monde changeant qui est le nôtre, les attentes des employeurs à l’égard des forces de proposition émanant des jeunes sont très grandes. En outre, l’acquisition d’une confiance en soi pour contribuer à la reconstruction du métier et du rôle social est devenue essentielle. La philosophie est attractive et les démarches consistant à l’appliquer au monde du travail sont très valorisées.

En accord avec la tonalité philosophique de la formation, comme sagesse pratique et théorique, c’est l’objectif de ce master de vous aider, certes à être « compétitif » sur le marché du travail, mais aussi à contribuer à créer les conditions de votre participation sociale, qu’elle qu’en soit la forme. Il vous oriente aussi bien vers le monde professionnel que vers la recherche dont la thèse de doctorat est l’aboutissement universitaire.

 

Semestre 1 :          Textes et concepts (6 crédits/ 48h/ mutualisé)

                                    Méthodologie de l’enquête philosophique (3 crédits/30h/mutualisé)

                                    Langue vivante

                                    Théorie de l’action publique (6 crédits/42h)

                                    Démocratie et participation (6 crédits/42h)

                                    Philosophie pratique (6 crédits/42h/ mutualisé)

 

Semestre 2 :          Méthodologie de l’enquête philosophique (6 crédits/ 48h/ mutualisé)

                                    Théorie de l’enquête sociale (6 crédits/42h)

                                    Éthique et société (6 crédits/42h) 

                                    Enquête sociale, mémoire ou stage de 2 mois minimum (12 crédits)

 

Semestre 3 :          Argumentation et influence sociale (6 crédits/36h)

                                    Philosophie politique (6 crédits/36h/mutualisé)

                                    Épistémologie des sciences sociales (6 crédits/36h/mutualisé)

                                    Politique et médiation culturelle (6 crédits/36h)

                                    Philosophie et entreprise

 

Semestre 4 :          Penser le contemporain (6 crédits/36h)

                                    Questions d’actualité (6 crédits/36h)

                                    Mémoire de recherche ou mémoire de stage (18 crédits)

 

 

Précisions suite à des questions récurrentes :

 

  • Pré-inscription sur e-candidat avant le 10 mai 2018
  • sur e-candidat, l’axe « interaction sociale » n’apparaît pas. Il faut sélectionner le parcours « analyse ergonomique du travail et interactions sociales », le choix de l’axe se faisant au moment des inscriptions pédagogiques.
  • L’inscription en « formation initiale » est la plus courante. Elle est au prix habituel d’environ 200 euros
  • Le parcours fait bien partie du master mention « philosophie ». L’obtention du master est celle d’un master de philosophie.
  • Les cours signalés ci-dessus comme mutualisés sont communs à différents parcours du master philosophie et sont des occasions de rencontre avec les autres étudiants du département.
  • Questions et demandes d’aide bienvenues.
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17 avril 2018 2 17 /04 /avril /2018 10:56
Nouvelle parution : Quand la place devient publique (18 avril 2018)
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28 janvier 2018 7 28 /01 /janvier /2018 16:19
Corita Kent, apprendre à créer (2017)

Joëlle Zask

 

Corita Kent, une école de la création

(à paraître dans Théma, terminé en novembre 2017)

 

 

Comment enseigner l’art ? Et surtout, comment enseigner toute chose comme on enseigne l’art ? Ces questions furent au cœur du programme éducatif par exemple du Black Mountain College (1933-1957), cette université de premier cycle dont les professeurs furent aussi de grands artistes. Mais cet établissement, de plus en plus étudié actuellement, n’était pas le seul dans son genre. Il a existé un autre lieu d’expérimentation pédagogique très radical : le college catholique en arts et lettres du Cœur Immaculé de Marie, à Los Angeles[1].

Ouvert en 1916 pour les jeunes filles et fermé puis remodelé à partir de 1970, c’est sous la direction de la Sœur Corita Kent (1918-1986) que sa section d’enseignement artistique devint importante, voire incontournable. Fréquenté par John Cage, Alfred Hitchcock, Charles et Ray Eames, Bukminster Fuller, Henri Miller, c’était un établissement où la recherche, l’enseignement et la création se reliaient étroitement. Il devint un surprenant foyer d'art d'avant-garde. Plus exactement, c’était un lieu où l’enseignement des techniques artistiques eu pour fonction d’être un moyen pour la vie et ce qu’elle a de plus précieux, la créativité individuelle.

Quant à Corita Kent, elle était une artiste américaine proche du Pop Art, qui aurait dû avoir sa place parmi ses représentants devenus les plus illustres comme Andy Warhol, Ed Ruscha ou Roy Lichtenstein. Elle a été largement oubliée mais peu à peu, depuis quelques années, son œuvre réapparaît, des ouvrages sont publiés et suscitent de nouvelles études.

Son œuvre graphique, porteuse de messages de justice, d’amour et de paix, politiquement très engagée, notamment en faveur des mouvements des Droits Civiques, de Martin Luther King et de la paix au Viet Nam, est considérable[2]. Ses messages sont simples et voulus démocratiques, accessibles à tous par l’intermédiaire de l’exploration d’une technique de reproduction qu’elle va porter dans le domaine des beaux-arts, la sérigraphie. Corita fut une « joyeuse révolutionnaire » dans des domaines aussi différents que l’art, la politique et la religion[3]. En 1968, elle quitte l’école et les ordres en même temps, s’installe à Boston et se consacre à son œuvre.

Corita Kent dirige pendant vingt ans, de 1947 à 1968, le département d’études artistiques de son établissement, qu’elle fait passer d’un petit cours confidentiel à un centre international de design et d’art. Elle apporte un exemple de l’éducation par l’expérience dont la pédagogie progressiste a fait son fer de lance. Sa contribution à la pédagogie est l’objet de cet article.

 

 

 

 

Au centre du programme pédagogique qu’elle élabore avec Charles et Ray Eames, et qui, d’après Alexia Gotthardt, allait devenir un évangile d'éducation artistique, se trouvent des méthodes pour éveiller et encourager l’esprit créatif de ses élèves[4].

Ce programme est fondé sur une conviction transversale : la capacité « créatrice  » est consubstantielle à l’être humain. Les enfants, Matisse le faisait remarquer aussi, sont impressionnés non par la représentation des choses, mais par les choses elles-mêmes, sur lesquelles ils portent un regard qu’ils parviennent sans cesse à renouveler. Même les lieux les plus familiers ont le pouvoir de les surprendre et d’éveiller leur curiosité.

Corita Kent recommande parfois à ceux qui n’ont pas d’enfant d’en « emprunter » un, âgé de deux ou trois ans, pour observer comment sa conduite est comme innervée par ses incessantes activités de découverte.

La créativité est « naturelle » en ce sens : « La créativité est le propre de l’artiste qui est en chacun d’entre nous[5]. » Réaliser son humanité est dans une certaine mesure la créer, c’est-à-dire inventer des outils et des buts d’expérience, explorer le réel et apprendre à l’observer, entrer en relation avec le monde. On y reviendra. Mais la priorité est d’abord de dissiper quelques malentendus.

Le principal serait d’amalgamer l’art au sens habituel du terme et la créativité. Corita Kent prend soin d’éviter un tel amalgame. S’il y a en chacun d’entre nous un artiste potentiel, il est pourtant hors de propos d’affirmer comme idéal que chacun contribue à l’élaboration des formes qui prennent place dans une histoire de l’art, c’est-à-dire qui sont nouvelles par rapport aux anciennes et se situent par rapport à elles, reçues en héritage. L’artiste est une chose, le peintre, le sculpteur, le vidéaste, le graphiste, en est une autre. Le premier contribue à la production des moyens et des finalités de son existence, tandis que le second concentre sa pratique dans l’invention plus spécialisée de formes plastiques identifiables en tant qu’œuvres d’art.

Il arrive à Corita Kent d’utiliser le mot « art ». Mais c’est une concession. Elle écrit par exemple : « Nous n’avons pas d’art, tout ce que nous faisons, nous le faisons le mieux possible » (p. 6). L’art n’est qu’une « étiquette ». Son système d’éducation artistique repose sur la classe en tant qu’environnement qui apporte les outils visuels pour apprendre et faire. La méthodologie est simple dans son inspiration et les moyens nécessaires : commence, regarde, connecte-toi et crée, travaille et joue, fais la fête. Au mot « art », elle préfère des verbes, c’est-à-dire des actes : danser, chanter, dessiner, etc. Son interprétation de tout ce qui relève de l’art en tant que mode de faire fait écho d’après elle à la philosophie et à la langue balinaises, qui ne possèdent pas le mot « art », mais des types d’action valorisés, parce qu’accomplis avec style et perfection.

L’art dont il est question n’est donc en rien pris dans les catégories habituelles qui sont celles de la représentation, de la reconnaissance, de la marchandisation, ni même de l’évaluation qui met un point final au processus créatif. C’est un mode de vie : « Dessiner, peindre et fabriquer des choses sont des activités humaines naturelles, mais pour beaucoup elles restent à l’état de graine, comme des possibilités ou des souhaits[6] ».

La proximité de sens et de localisation entre l’art, l’artiste et la création débouche sur ce rapprochement entre l’art et la vie dont les artistes de l’époque sont familiers et qu’ils défendent avec les outils spécifiques qui sont les leurs. D’Albers à Kaprow, de Fuller à Corita Kent, de Filiou à Cage, de Dubuffet à Eames, se déploie la déclinaison d’un « art confondu avec la vie[7] » qui, pour citer Filiou, « rend la vie plus intéressante que l’art ».

L’art confondu avec la vie est un art de vivre, à distinguer de « l’art en tant qu’art », forme ou objet achevé et détaché du processus créatif. Le propre des artistes acquis au principe de la confusion entre l’art et la vie est de faire coïncider l’exploration des champs de l’art auxquels ils se consacrent et l’invention de nouvelles formes de vie ; comme dans la performance ou dans la subversion des objets de consommation courante, les relations sociales et le rapport individuel au monde deviennent le matériau même de leurs recherches.

Si la distinction entre l’art (en tant qu’art) et la création permet de ne pas réduire la position de Corita Kent à la célébration naïve des pouvoirs natifs de l’être humain, sa théorie pédagogique nous prémunit contre une confiance exagérée en les pouvoirs individuels d’auto-développement.

Les propositions pédagogiques qui témoignent d’une telle confiance sont nombreuses. Le philosophe John Dewey, connu pour sa théorie de l’éducation « par l’expérience » qui a inspiré, entre autres publics, de nombreux artistes, les qualifie de « chicken soup ». Elles postulent que l’enfant possède des aptitudes naturelles, voire des « instincts, comme pour G. Stanley Hall, qu'il suffit de laisser se développer. Les théories d’une « éducation centrée sur l'enfant » (child-centered education) reposent sur la foi en un développement spontané à partir du moment où les enfants cessent d’être contraints et, en l’absence de normes sociales nécessairement coercitives, jouissent pleinement de leurs pouvoirs et de leur liberté[8]. L’individu préexiste à sa socialisation, il est « tout fait ». Éduquer équivaut alors à « laisser faire ». De même qu’en ce qui concerne les théories « libérales » de l’économie de marché, le moteur réside en une sorte d’instinct d’action créatrice (de valeur), d’initiative, d’entreprise ou de maximisation (chacun de ces termes renvoyant à une théorie économique particulière) dont on peut repérer l’amorce au sein d’une morale minimum, et dont les résultats sont censés s’accorder spontanément entre eux, pour le plus grand bénéfice de tous et dans l’intérêt constant du bien commun. Dans cette perspective, l’individu prétendument préexiste à sa socialisation

Certes, comme en témoignent les enfants, il existe un potentiel créatif en chacun. Mais ce potentiel n’est ni pour Dewey ni pour Corita Kent substantiel. Le seul « capital non appris » est le pouvoir apprendre (Dewey) ou de « se perfectionner » (Rousseau). Sinon, aucun comportement n’est inné.

Les enfants ne savent pas spontanément dessiner. Ils ne savent pas non plus observer leur environnement. Mais ils ont le goût de s’y exercer. Comme pour Mead, Dewey, la plupart des théoriciens de l’éducation progressiste, qui ont redéfini la place du jeu dans le processus éducatif, et plus tard, Winnicott, le jeu est le fondement de l’inclination à l’observation et à l’expérimentation. Il est primordial et les enfants y sont spontanément enclins. C’est en jouant que l’enfant développe ses pouvoirs. S’il explore le monde, l’ausculte, le transforme, y apporte de petites contributions à son échelle, arrange les choses à sa façon, imagine des méthodes de découverte, ce n’est ni par devoir ni par obligation, c’est parce qu’il éprouve l’attrait irrésistible du jeu ; non cette activité opposée au travail qui sert de compensation ou de dépense d’un trop-plein d’énergie, mais cette pratique qui explore le vaste monde des relations entre les causes et les effets, les outils et les conséquences, les images et les faits, les potentialités et les actes. Le rapport ludique aux choses transforme la relation au monde extérieur, si étrange et différent qu’il soit, en aventure.

Par le jeu, l’enfant s’entraîne inlassablement à agir sur le monde, à en transformer des parties à sa guise et, pour y parvenir, à comprendre son fonctionnement : « working is playing », « travailler est jouer », écrit Corita Kent, ce qui fait écho au « travail-jeu » de Célestin Freinet. On doit à George Herbert Mead une insistance sur la différence, au cours du développement psychique de l’enfant, entre play et game[9]. Elle a ici son importance, d’autant que la langue française ne fait pas la distinction entre le jeu libre (play) et le jeu suivant des règles. Le premier est individuel, le second est social. Dans le premier cas, l’individu joue en manipulant des choses tandis que, dans le second, il doit s’accorder sur les règles du jeu avec ses partenaires et en outre, afin de jouer, anticiper l’action des autres et agir en fonction de son anticipation. C’est donc la propension au play qui est « naturelle ».

En revanche, ni les résultats ou productions auxquels le jeu conduit ni les compétences qu’il développe progressivement ne le sont. Le dessin, la peinture ou le théâtre de marionnettes peuvent certes donner lieu à des résultats universellement partageables, mais, dans le cadre de l’auto-éducation à laquelle procède un enfant « normal » (Winnicott) qui cherche à se séparer du monde sans le quitter, ce sont de simples moments d’une activité vitale nécessaire à l’émergence de soi, comme, à vrai dire, elle l’est, d’une manière plus générale, aux pratiques de la citoyenneté.

C’est une évidence pour quiconque considère, comme le philosophe John Dewey et les artistes Pollock ou Kaprow qui se situent sur la même ligne, que l’art est une « expérience » ; ce qui signifie, d’une part, que l’art vous arrive en tant que tel par l’intermédiaire de la création d’une situation inédite dont vous êtes le partenaire actif et, d’autre part, que l’art est le produit d’un ensemble d’activités explorant des possibilités réellement existantes. Il y a de l’art quand il y a du jeu : il faut un espace de possibilités concrètes pour explorer et renouveler. Quand le milieu est rigidifié, l’esprit figé, les conventions écrasantes, la marge de manœuvre de l’individu réduite, l’imagination circonscrite, les moyens matériels inexistants, rien de ce qui ressemble à de l’art n’advient. Art et jeu (qui ici est aussi éloigné du divertissement qu’une œuvre d’art l’est d’un objet à consommer) ne sont pas antagonistes mais au contraire complémentaires.

 

[1] http://www.immaculateheartcommunity.org/history.html

[2] Sur son oeuvre, voir la présentation de Jonathan Show, « Nun with a Pop Art Habit », et les raisons du manque de considération dont elle a été victime : “Corita Kent in her habit couldn’t very well go hang out at The Factory with Warhol. There wasn’t really room in Pop art’s macho style for women artists.”

Cet article a été rédigé à l’occasion d’une première exposition monographique au Musée de Harvard, en 2015-2016.

2015https://harvardmagazine.com/2015/08/corita-kent-nun-with-a-pop-art-habit

Voir aussi Ian Berry et Michael Duncan (ed), Someday is Now: The Art of Corita Kent, 2013

[3] L’épithète est de l’artiste Ben Shahn, préface de Corita Kent, Learning by Heart: Teachings to Free the Creative Spirit, Allworth Press; 2nd edition, 2008. La première édition de cet ouvrage date de 1992, six ans après la mort de Corita Kent. Sauf mention contraire, toutes les références suivantes sont à cet ouvrage.

[4] Alexia Gotthardt, “How to Free Your Creative Spirit, According to Sister Corita Kent”, 

https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-frebe-creative-spirit-1960s-radical-nun

[5] Learning by Heart, op.cit, p. 4

[6] Ibid, p. 1

[7] Allan Kaprow, L'art et la vie confondus, Editions du Centre Pompidou, 1999.

[8] Sur ce point, voir je me permets de citer J. Zask, L'opinion publique et son double, Livre II : John Dewey, philosophe du public. Paris, l’Harmattan, 2000, (Coll. « La philosophie en commun », 314 p.), chapitre 3.

[9]George Herbert Mead, D. Cefai et L. Quéré (traduction), L' esprit, le soi et la société, Coll. Le Lien social, Paris, PUF, 2006

Corita Kent, apprendre à créer (2017)

Dans le domaine de l’art, les artistes qui ont encouragé le jeu et ses qualités d’expérience personnelle ne sont pas si nombreux. Isamu Noguchi peut être ici rapidement évoqué non seulement parce qu’il est de la même époque que Corita Kent et parfois d’esprit « pop » (le design de meubles fait partie de sa pratique) mais surtout parce qu’il a voué ses « formes sculpturales » à l’expérience ludique des enfants tout en leur conférant une portée à la fois esthétique et éducative. Son premier projet de 1933, Play Mountain, est une sorte de earthwork bien avant la lettre. Un paysage est sculpté dans le sol, incluant cratères, collines, glissades, abris, bassins. C’est un « paysage sculptural ». Les aires de jeu deviennent des playscapes, jardins de jeu. Le projet du mémorial Adele Levy est en 1961 l’aboutissement de cette démarche. Noguchi y travaille durant cinq ans en collaboration avec l’architecte Louis Kahn, lui aussi passionné par ce projet. Il s’agit d’une aire de loisir pour tous « et non une aire destinée à une activité spécifique. Nous avons tenté d’offrir un paysage (landscape) où les enfants de tout âge, leurs parents, leurs grands-parents et les personnes âgées pourraient se sentir bien ensemble[1]. » On y trouve un théâtre, des toboggans géants creusés dans le sol, une pouponnière, une montagne artificielle, des éléments architecturaux et de jeu permanents, une zone de sable et de galets, des lieux d’escalade, d’autres de repos et de pique-nique, etc. Destiné au parc de Riverside à Manhattan, le jardin, dont il n’existe qu’une maquette, évoque un village précolombien dans un paysage lunaire. En 1952, Noguchi parle d’un de ses projets comme d’« une jungle gym, un énorme panier encourageant les ascensions les plus complexes tout en prévenant les chutes. Dans d’autres termes, l’aire de jeu ne devrait pas dire à l’enfant quoi faire (se balancer ici, grimper là) ; elle devrait être le lieu d’une exploration sans fin, d’opportunités sans fin de nouveaux jeux. C’est une belle chose, qui appartient au même genre de belles choses que celui que les artistes modernes ont découvert dans le monde moderne. » Et il ajoute : « Peut-être est-ce pour cette raison que mon projet a été si férocement attaqué par les promoteurs des ponts à péage. » Malheureusement, à l’exception d’un seul, les projets de Noguchi n’ont pas été réalisés ; ses regrets sont aussi les nôtres : « Concevoir les aires de jeu comme un paysage sculptural, naturel pour les enfants, n’a jamais été fait. J’ai trouvé très triste que la possibilité d’en réaliser une de a à z ne se soit présentée que très tard. Pourquoi cela ne s’est-il pas passé trente ans plus tôt, au moment où j’en ai eu l’idée[2] ? »

Qu’il soit réalisé ou non, l’attrait spontané des enfants pour le jeu est cependant insuffisant. Il existe à la fois dans la culture et dans la personnalité de certains individus des éléments qui peuvent le contredire voire l’enfouir. Autrement dit, et c’est un autre malentendu à dissiper, en l’absence d’une éducation appropriée et d’un environnement socioculturel qui autorise, subventionne, encourage, une éducation favorable au développement de l’individualité, aucun individu ne peut atteindre cette indépendance sans laquelle toute initiative, toute innovation, lui échappe radicalement.

L’éducation artistique, peut-on penser, ne saurait être qu’un moment éducatif parmi d’autres. Pourtant, au Black Mountain College et bien sûr au College du Cœur immaculé, l’art est placé au centre de l’éducation et de toute expérience éducative. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi l’enseignement artistique devient-il le paradigme de l’enseignement général ? Qu’est ce qui, dans les méthodes et les finalités qui sont les siennes, le propulse au rang de modèle ? En quoi l’enseignement artistique apporterait-il l’environnement le plus favorable au développement de l’individualité de chacun ?

Il faut préciser, une fois encore, que l’enseignement artistique n’est pas celui de la peinture, du dessin, du modelage, etc.. Ces derniers peuvent s’avérer coercitifs et très peu favorables au développement des potentialités humaines. Rappelons, par exemple, que l’introduction du dessin à l’école au cours des années 1880 en France était destinée à former à la fois l’habileté technique, le respect de l’autorité et la docilité. Aucune « créativité » ni liberté ne lui étaient initialement associées. Dans son Dictionnaire de pédagogie, Eugène Guillaume, dont les textes ont fourni les principes de l’enseignement du dessin dans les écoles de garçons en 1880, écrit les choses suivantes : « Le Dessin est Un » ; « Le Dessin est, avant tout, une science qui a sa méthode, dont les principes s’enchaînent rigoureusement et qui, dans ses applications variées, donne des résultats d’une incontestable certitude[3]. » Il dresse l’enfant rétif dont il discipline la main et l’œil de sorte que ceux-ci entrent en accord avec « l’essence » des choses représentées, qu’ils se plient à leur structure. A l’inverse d’être subversif ou créatif, il enseigne l’humilité et la docilité, la maîtrise de soi et l’effort.

Quand elle propose des exercices de dessin, Corita Kent n’adhère évidemment pas à une telle visée. En insistant par exemple sur la nécessaire lenteur du dessin, sur la continuité du geste qui trace le contour de l’objet, sur l’oubli du temps de l’horloge et de l’utilité factuelle de la chose, elle favorise des prises de liberté.

La capacité créatrice appartient en effet à un autre registre. Comme on l’a vu plus haut, c’est d’elle qu’il s’agit dans cette école qui n’a pas pour but de former des artistes professionnels, même si elle ne l’exclut pas, mais de transmettre aux élèves et étudiants l’art et la manière d’introduire des variations dans leur existence quotidienne et d’inventer dans une certaine mesure leur propre vie. Une telle école forme donc à la citoyenneté au sens complet du terme.

Le grand avantage de l’enseignement artistique par rapport aux autres enseignements est qu’il est véritablement général, « liberal » en anglais. Contrairement au calcul, à la lecture, à la grammaire, à la géométrie, aux leçons d’histoire nationale, il offre plusieurs qualités liées : il ne suppose qu’un petit nombre d’acquisitions préalables, il est peu sujet aux préconceptions et cadres mentaux conscients ou inconscients, puisqu’il entre en conflit avec eux, et il est vraiment universel. Ces aspects décisifs, et inséparables, peuvent être développés par l’intermédiaire de quelques exemples.

Le premier concerne ce qu’on pourrait appeler un entraînement à percevoir. « Looking » est le premier chapitre du livre de Corita Kent. Chaque individu, hormis les aveugles, avance dans son développement et son existence par l’intermédiaire de la vue. L’œil sait voir sans apprendre à voir ou, plus exactement, il apprend à voir en quelque sorte de lui-même. Les « perceptions sont fatales », écrivait Thoreau. Il signalait ainsi qu’il n’est pas en notre pouvoir de faire naître une perception ou de s’anesthésier entièrement par rapport à ce qui nous touche. En tant qu’êtres sensibles, nous sommes nécessairement éprouvés par les impressions qui proviennent de nos sens et ne pouvons pas les supprimer quand des objets les frappent.

La compétence artistique naît au fur et à mesure que nous apprenons non à sentir, mais à gouverner nos sensations. Le matériau sensible est là, il diffère d’un fantasme ou d’une hallucination, mais il est « aveugle » (Kant), inutile ou indifférent tant qu’il n’est pas accueilli par le sujet d’une manière telle qu’il soit associé à une expérience singulière et pensé comme tel. S’entraîner à percevoir obéit à deux finalités : à pouvoir voir ce qui se donne à voir et à organiser les perceptions de manière à intensifier ses manières de voir ultérieures.

Corita Kent recommande ainsi d’entraîner ses yeux. Il faut « s’entraîner à voir, à regarder, à débarrasser la vue de ce qui en empêche le doute, le questionnement, l’exploration ; voilà la meilleure façon de commencer. Il faut prendre soin de ses yeux », développer « les muscles de la vision », régulièrement, obstinément, comme un sportif qui s’entraîne. Elle compare nos yeux à « des outils précieux dont il faut prendre soin, constamment, avec finesse, patience. Il faut les affûter, les huiler, les nettoyer, respecter leur valeur. » Si une telle attention portée à notre faculté d’être attentif est requise, c’est parce que nous avons généralement perdu, au fur et à mesure, « le don de vouloir voir ». Pour retrouver la capacité de voir qui est celle des enfants, il faut de la pratique. L’école est le milieu qui rend possible cette pratique.

La vision n’est qu’un sens parmi d’autres et donne lieu à un éventail de perceptions spécifiques. Cage insistera sur l’entraînement à la perception auditive, Cunningam à celle du toucher, etc. Mais il est un artiste très connu qui lui aussi a mis l’accent sur l’importance de commencer par « ouvrir les yeux », c’est Joseph Albers, du Bauhaus, puis du Black Mountain College[4]. Il aurait souscrit à la remarque de Corita Kent selon laquelle « le génie consiste à regarder les choses d’une manière inhabituelle », ou à celle de Matisse, souvent cité par Corita Kent, disant que regarder quelque chose autrement que comme on l’a toujours vu requiert un grand courage.

Pour définir son projet éducatif, Albers déclare : « I want to open eyes ». La tâche du professeur, précise Albers, est de diriger l’œil vers l’observation ; non vers tel objet à observer, mais vers l’activité d’observer elle-même ; enseigner « à savoir que vous voyez et savoir ce que vous voyez[5] ». Ensuite seulement il est possible d’entraîner la main à suivre l’œil et d’exercer ses sens. L’expérience sensible a beau être « fatale », elle n’en est pas moins susceptible d’être travaillée, comme un artiste travaille son matériau. Apprendre à affûter ses sens, c’est faire « grandir l’artiste qui est en chacun de nous ».

L’œil n’est pas une métaphore ; ouvrir les yeux signifie d’abord se préparer (où être préparé) à voir, être prêt à capter ce qui se présente. Ainsi l’observateur qui s’exerce sans cesse à observer, développe une telle disponibilité que, comme le souhaite Albers pour ses étudiants, « on ne pourra plus rater la chance de trouver et de présenter une nouvelle idée, une nouvelle vue[6] ». Ensuite apprendre à observer permet d’identifier les caractéristiques propres d’un objet et de les explorer. Dès la période du Bauhaus, Albers supprime les outils au profit des doigts et engage ses étudiants à avoir un contact direct avec des objets bruts dont la matérialité constitue la caractéristique première, comme du bois, du carton ondulé, de la paille, des journaux, du fil de fer, etc. La découverte tactile des propriétés des matériaux lui semble un moyen privilégié de renouveler les perceptions et d’intensifier aussi bien la sensibilité que la faculté de percevoir et de former des sentiments à partir de ce qui est perçu.

Comme Albers, avec un sérieux et une ampleur similaires, à quoi s’ajoute une bonne dose d’humour, Corita Kent invente des exercices en grand nombre, qu’elle consigne dans ses carnets avant d’en faire la matière de ses livres. On connaît les photos représentant Albers et ses étudiants assis en cercle par terre ou penchés vers des matériaux qu’ils manipulent tout ensemble. Ses « exercices de matière » et ses exercices de couleur, à la fois simples et d’une grande finesse, sont des modèles de l’éducation par l’expérience, de l’art d’intensifier les perceptions et de leur répondre par un geste approprié. Corita Kent pense de même que « L'art ne vient pas de la pensée, mais de la réponse », celle qui est apportée à l’état d’ébranlement dans lequel se trouve le sujet lorsqu’il s’autorise à percevoir et, en même temps, à aller vers le monde extérieur, vers l’inconnu, « vers l’ouest » dirait Thoreau.

« Il faut de la pratique pour retrouver la capacité à voir, ou avant même cela, le don de vouloir voir. Commence par regarder les ombres dans ta chambre », écrit Corita Kent. Note les détails dans un carnet d’expériences sensibles, évide le centre d’un morceau de carton, à la manière d’une diapositive, et regarde les choses, une voiture, un mur, une machine, à travers, entraîne-toi « à regarder les espaces entre les objets et pas seulement les objets », ce qui te permet d’établir de nouvelles connexions entre les choses et leur espace environnant ; « la prochaine fois que tu vas au marché, inscris sur un carnet cinquante choses au sujet de ton déplacement ».

Voici d’autres exemples d’exercice : « rassemble les éléments pour un film. Trouve dix photos de personnes que tu connais. Trouve des photos de fleurs et mets les en relation avec chaque personne. (Le travail consiste à connecter et relier, non à accorder et étiqueter) Rassemble des mots… Recherche la publicité la plus persuasive qui passe à la télévision… Quand tu vas à la bibliothèque, écris les titres des dix premiers livres à couverture rouge que tu trouves… ajoute de la musique. La musique peut être n’importe quel son que tu trouves approprié » (p. 109)

Pour finir, un troisième malentendu doit être dissipé : la créativité humaine n’est pas divine, ex nihilo. Elle est plutôt démiurgique. C’est avec les éléments du monde réel qu’elle a lieu. Pour créer, nous devons aller à leur rencontre, ce qui explique qu’il nous faille nous rendre attentif et apprendre à observer. L’artiste « qui est en nous » n’est un créateur que dans la mesure où, quelle que soit son activité, il l’organise comme une réponse à ce qui est là. C’est dans cette mesure qu’il peut poursuivre un continuum d’activités commencées par d’autres, parfois très longtemps avant lui, qu’il peut se connecter à la nature ou à l’environnement, qu’il peut donc donner un sens (signification et direction) à son activité et en partager les résultats.

La priorité du doing et du making présente dans toutes les philosophies de l’éducation par l’expérience repose sur l’idée que l’individuation humaine se réalise par l’intermédiaire d’un dialogue avec le réel, et non par la contemplation ou, à l’opposé, par le spectacle. Si l’enfant quant à lui éprouve une curiosité et fait preuve d’attention, ce n’est pas par caprice ou arbitrairement, c’est parce qu’il est face à « une situation qui motive » son attention. « Agir et faire sont des actes d’espoir », et plus l’espoir grandit, plus nous avons le sentiment de pouvoir transformer le monde qui est le nôtre.

Ceci étant, il existe une limite à ne pas franchir : transformer le monde n’implique pas de le détruire. Les choses qui servent de matériau au travail ne peuvent le nourrir que si elles résistent et persistent. Le mouvement qui consiste à aller à la rencontre des choses qui deviennent ensuite les données du travail est complété par le mouvement qui consiste à prendre acte des choses et à en restituer la spécificité d’une manière ou d’une autre. C’est sans doute cette distinction entre explorer bénéfiquement une chose, et ce qu’il faut éviter : s’en affranchir en la mettant derrière soi, ou en la supprimant, que Corita Kent découvre dans la sérigraphie. Car il s’agit d’un « processus qui impose sa propre discipline et de ce fait agit à la fois comme source et structure. » (p. 55) De même, Joseph Albers choisissait pour ses exercices des matériaux qui, tout en gardant la trace des manipulations, comme le carton ou le fil de fer, restent ce qu’ils sont. Contrairement à la cire, au plâtre, aux colles, ils ne sont pas sujets à des métamorphoses.

La question à laquelle l’enseignement artistique tente de répondre est générale : comment agir ? Comment canaliser et organiser l’énergie afin qu’il en provienne un doing et un making ? À l’inverse du sentiment d’être écrasé par le monde, comment développer la puissance de le transformer ? La réponse de Corita Kent est la suivante : « Considère n’importe quel projet comme une contribution au monde. » (p. 110)

 

[1] Cité par Leslie McGuire, op. cit.

[2] Concernant les aires de jeu de Noguchi et d’autres exemples de sculptures éducatifs parce que terrain de jeu, voir mon ouvrage Outdoor Art – La Sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte (Coll. « Les Empêcheurs de penser en rond »), 2013

[3] Cité par Claude Roux, L’enseignement de l’art : la formation d’une discipline, Ed J. Chambon, Nîmes, 1999, p. 186.

[4] Voir Martin Bauml Duberman, Black Mountain: An Exploration in Community, Northwestern University Press, 2009 ; J. Zask, « Le courage de l’expérience », Black Mountain Collegeart, démocratie, utopie, J.-P. Cometti (dir), Presses Universitaires de Rennes II, coll. « Art contemporain », 2014.

[5] Cité par Duberman, op. cit., p. 46.

[6] Ibid., p. 47.

Corita Kent, apprendre à créer (2017)
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13 décembre 2017 3 13 /12 /décembre /2017 10:52
Joëlle Zask

Lieux publics

Aménager le territoire ? Cette notion a beau être courante, elle ne convient ni en théorie, ni en pratique. On peut aménager la chambre de son enfant à naître, le tiroir de son bureau, un espace clairement délimité au départ. Mais ce n’est pas le cas d’une ville, d’une zone rurale, d’un quartier. La finalité des interventions abordées durant la journée Sur la place publique est de créer des lieux où habiter, non de restructurer des espaces existants. Pour reprendre une distinction rendue centrale par Gordon Matta-Clark, il ne s’agit pas de cosmétique, comme lorsqu’on décore superficiellement un espace en déposant à la surface divers matériaux, mais d’habitat.

 

La distinction entre lieu et espace est d’emblée utile : l’espace, c’est la neutralité, le sans qualité, le sans forme, réceptacle passif de toutes les formes. Dans son usage public et politique, on l’associe volontiers à ces mêmes caractéristiques : l’espace public est un espace où les pouvoirs publics (et ceux qui leur font concurrence) se rendent visibles, se montrent, se manifestent, et ce d’autant mieux que l’espace est vacant, ou même évidé, comme il le fut en ville par les grands travaux du baron Haussmann durant l’Empire. Quant aux membres du public, les citoyens, ils n’y accèdent en droit qu’après avoir abandonné leurs « différences », réputées privées, au profit de leurs seules facultés considérées comme universelles : la raison et la morale fondée sur la raison (Kant). Ainsi purifiés des qualités secondes et « accidentelles » qui les distinguent et donc, les opposent, ils sont alors disposés, croit-on, à apprécier le spectacle de la vie publique, qui ne les inclut pas plus dans sa facture que la représentation théâtre n’inclut le spectateur.

 

Mais ici c’est de lieu qu’il faut parler : le lieu est la portion d’espace dont nous faisons usage et que nous recréons continuellement par l’intermédiaire de nos usages. Sans usages, pas de lieu. Or un usage est un certain rapport au monde, celui de l’exploration. Certes, tout usage dépend de conditions, comme parler dépend de la langue ; faire un cake, des ingrédients et d’un four ; randonner, d’un chemin praticable. Mais il n’en est pas pour autant déterminé : le chemin n’impose ni la forme, ni le rythme de la marche. Contrairement à un rail, il rend possible une pluralité indéfinie d’usages. Réciproquement, les randonneurs modifient et entretiennent le chemin. Ils le nivellent, le complètent, le détournent quand cela est nécessaire, le représentent ou en font une cartographie. On le devine, le chemin est un lieu d’interactions entre des usages non dictés et des éléments concrets modifiables. Ce qui le définit n’est pas la frontière, la clôture, le mur, mais certaines limites qui apparaissent au cours d’expériences de type exploratoire.

 

La distinction entre clôture et limite est ici importante. Tony Smith la mentionnait au sujet de sa sculpture Wandering Rocks (1967) : « mon intention était de produire une nouvelle mesure de l’homme, en termes d’espace libre, en termes d’un espace qui est défini mais qui n’est pas clos, qu’on peut mesurer mais qui flotte subtilement dans l’infini[1] ».

 

On retrouve la même distinction chez Gordon Matta-Clark : la maison qui vous enferme dans un espace confiné, qui dissocie votre subjectivité des interactions avec le dehors, qui vous renvoie sans cesse à vous-même et vous prive à la fois d’imagination et de capacité d’action, n’est pas la maison ouverte sur l’extérieur, accueillante à l’air, au soleil, à la lumière. Les Buildind Cuts ou découpes que Matta-Clark pratiquait dans les édifices visaient non à détruire, mais à « ouvrir » la maison et la faire « danser » ; à convertir ces espaces neutres de l’architecture moderne qu’il appelait des clapiers, en lieux : lieux de vie, d’échange, d’accueil de l’autre, d’épanouissement personnel, de création d’usages ; lieu où rentrer, ni cachette ni refuge[2]. Mais un lieu tout de même : l’idéal n’est pas la condition de SDF. Sans maison, où ramener ses trouvailles et les étudier ? Où organiser les données recueillies au cours de nos enquêtes ?

 

Dernier exemple de lieu délimité mais non fermé, celui des jardins partagés dont la redécouverte aujourd’hui est galopante. On lit souvent à leurs sujets que ce sont des « lieux clôturés mais néanmoins ouverts ». Les clôtures qui les entourent ne les enferment pas, elles les protègent. Leur fonction n’est pas de privatiser mais de situer. Le jardinier assume la responsabilité de la parcelle qu’il cultive sans pour autant en revendiquer la pleine « propriété ».

 

Il en va de même d’un mot-clé de notre journée, la « place publique ». Il est courant de l’associer à un espace neutre de rencontre formelle entre citoyens dévoués à la cause du bien public. Pourtant, du moins dans l’idéal, la place n’est pas une esplanade, ni même une agora, encore moins un espace public abstrait. Une place est un lieu. Place en anglais, lieu en français. C’est un endroit accueillant, agréable, accessible et retiré à la fois, multifonctionnel, offrant un éventail de possibilités d’usages variés : café, jeux d’enfants, arbres et bâtiments, terrain de boule, bancs, kiosque, sculpture. On peut s’y montrer ou s’isoler, l’arpenter ou y flâner, faire son marché, jouer ou prendre un verre. Public ne signifie plus visible ou manifeste, mais commun et partageable. Le rapport à la place est celui du séjour, encore une fois borné et ouvert. On voit tout ce qui la distingue des esplanades, par exemple celles d’Albert Speer, l’architecte de Hitler, où tout est visible, exposé, uniformisé, où les individus s’assemblent en masse indifférenciée faute d’espace approprié à la diversification de leur conduite et de leurs interactions.

 

En conclusion sur ce point, dont l’utilité pour les questions qui nous ont mobilisées durant la journée doit être manifeste, si la relation au territoire est celle de l’administration, si la relation à l’espace est celle de l’appropriation, la relation au lieu est celle de l’usage, créateur de formes.

 

On peut donc avancer que la finalité des conduites participatives en urbanisme consiste à créer des lieux. Pour « Faire de l’urbanisme une démarche culturelle et participative », il faut produire, non pas tant l’espace, selon la formule d’Henri Lefèbvre, l’auteur de La Production de l’espace, mais des lieux. En effet, les usages ne peuvent être dictés de l’extérieur. Par définition, leur nature, leurs qualités, leur évolution future, dépendent de ceux qui les performent. En l’absence d’une coopération active des « intéressés » ou « parties prenantes » à la production du lieu qui leur est destiné, l’occasion de situer et de définir les usages possibles et nécessaires (besoins, intérêts, désirs et rêves) est manquée. Quand ils sont les simples récipiendaires passifs des politiques d’aménagement du territoire, les « usagers » constatent régulièrement que les transformations de leur quartier ne répondent pas à leurs attentes et souvent même, les excluent.

 

En outre, les usages, leur défense, leur exercice et leur transformation, sont inséparables de l’expérience directe dont les individus dépendent pour leur propre épanouissement. En découvrant de nouvelles possibilités d’usages et en les hiérarchisant, ils s’entraînent à situer leurs activités et à les perfectionner. Le lieu est pour l’adulte ce que le bac à sable ou le toboggan est pour l’enfant : un terrain d’exercice consistant à faire jouer les possibilités d’interaction avec son environnement.

 

Logiquement, de même que réaliser un château de sable repose sur un certain nombre de conditions matérielles et techniques que l’enfant acquiert au fur et à mesure qu’il s’entraîne et qu’il est guidé par des plus savants que lui en la matière, créer des lieux suppose l’observation, le repérage, la compréhension des enjeux du site à investir. Cela suppose donc d’enquêter. Grâce à l’enquête, les personnes concernées, riverains, jeunes, usagers, aménageurs, artistes, prennent du champ par rapport à leurs idées toutes faites, à leurs préjugés, à leur possessivité. Elles sortent d’elles-mêmes et renoncent au rapport d’identification, d’identité et d’appropriation qui prédomine souvent les imaginaires quand il est question de la relation à l’espace public. Une fois déterritorialisée, la personne entre dans une démarche qui la mène, non à abandonner ses croyances pour adopter celles des plus habiles, plus compétents, plus imposants qu’elle, mais à exprimer ses opinions : en les rendant publiques, elle les teste et les met à l’épreuve. Au fur et à mesure que ses interlocuteurs expriment eux aussi leurs idées et lui présentent de nouveaux faits, elle les ajuste, les révise, les complète. Schématiquement, c’est ainsi que le groupe s’achemine vers une situation d’enquête partagée, qui est la condition d’un lieu partagé.

 

Finalement, l’usage est une manière de faire qui se partage et se combine plus facilement avec ceux d’autrui que la plupart des autres pratiques, parce qu’il suppose une réciprocité entre l’intérieur et l’extérieur, entre le subjectif et l’objectif, entre le soi et l’autre, entre le connu et l’inconnu. Il est par nature une interaction entre l’individu et certains éléments de son environnement, qui sont comme des moyens pour atteindre ses buts, mais qu’il doit aussi considérer, éprouver, tester, pour préciser ses finalités, et les sélectionner parmi toutes celles qu’il envisage au départ.

 

Tout usage, je l’ai dit plus haut, dépend donc de conditions précises qu’il fait jouer ou mobilise. Il n’est ni le maître de ces conditions, ni dissout par elle. Par exemple, la subjectivité et la vision du monde de tel locuteur d’une langue particulière sont inséparables de sa langue avec laquelle il forme une unité insécable. Mais au fur et à mesure qu’il développe ses capacités linguistiques, qu’il parle ou écrive, il transforme cette dernière dans une certaine mesure. La langue n’en sort pas dissoute mais enrichie. Les sujets parlants et les langues qu’ils parlent sont plongés dans une histoire qui leur est parfaitement commune.

 

Par contraste, les pratiques qui détruisent, annihilent, dominent, leurs propres conditions d’exercice, comme l’agriculture industrielle détruit la terre ou les semences, comme un führer détruit la citoyenneté et les hommes, ne sont pas des usages. Inversement, les attitudes qui consistent à se soumettre aux conditions telles qu’elles sont, comme cela se produit sous l’effet de la terreur ou de l’obéissance aveugle, ne relèvent pas non plus des usages. Ainsi, en respectant l’environnement même qui les rend possibles, et dont bien sûr autrui et certaines institutions font partie, les usages s’accordent entre eux.

 

En définitive, même s’il est vrai que, comme l’a montré lrving Goffman, les individus parviennent parfois à recréer une petite sphère d’usages personnels même dans une « institution totale » telle la prison ou l’hôpital psychiatrique où ils sont soumis à une surveillance de tous les instants et enrôlés dans des cadences et des actions ultra-réglementés, le fait est que les risques d’échec sont importants, le champ est limité et l’idéal est clairement ailleurs. La production d’un lieu s’accompagne nécessairement de la recherche commune d’une forme qui possède le maximum de caractéristiques propices à la pluralisation et à l’accord des usages présents et aussi futurs. Par l’intermédiaire d’une telle recherche, les arts et leur appréciation entrent en scène.

 

[1] Tony Smith, cartel rédigé par l’artiste, Seattle Art Museum, artist’s proof, promised gift de Virginia et Bagley Wright. Je souligne.

[2] Sur cet aspect, je me permets de renvoyer à mon livre Outdoor Art- La sculpture et ses lieux, La Découverte, 2013.

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22 juin 2017 4 22 /06 /juin /2017 19:29

Participer ; essai sur les formes démocratiques de la participation

Le bord de l'eau, éditions

2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Prendre part

1. Distinction entre « prendre part » et « faire partie »

2. La sociabilité ou l’agrément de la compagnie d’autrui

3. Interdépendance entre individualité et activités conjointes

4. La notion d’intérêt

5. Le commun comme résultat

a. communautarianism versus communautarisme

b. Le cas de la fraternité

c. La communauté autogouvernée

d. Communauté et pluralité

6. « L’art de s’associer » ; quelques remarques concernant l’association volontaire

7. « L’art de se séparer » ; Michael Walzer

2. Contribuer

1. Société close et société ouverte : qui contribue ?

2. Une conception démocratisée de la contribution

3. Sur la différence entre contribution individuelle et contribution personnelle

4. A contrario : quelques remarques sur la superfluité

5. Remarques complémentaires sur la nature du commun ; sa différence avec les collectifs

6. La contribution des citoyens

3. Bénéficier (recevoir une part)

1. Définition du bénéfice (recevoir une part) ; comparaison avec le don

2. « Un environnement suffisamment bon » ; Donald Winnicott

3. De l’individu au groupe, des environnements spécifiques

4. Une « culture véritable » ; Edward Sapir

5. Le bénéfice de la reconnaissance

 

 

 

 

 

 

La « participation » est d’une grande actualité. On la recherche en toute chose. Dans le domaine de l’art contemporain ou au théâtre, on voudrait que les spectateurs participent ; en politique, que les citoyens votent. À l’école, que les élèves prennent part à la classe ou, dans l’entreprise, que les employés s’investissent fortement. Toutefois, il n’est pas anodin que les incitations, voire les injonctions, à participer, soient généralement beaucoup plus manifestes et pressantes que les demandes de participation de la part du « citoyen ordinaire », de « l’homme de la rue », du « touriste culturel » ou du « consommateur moyen », auquel ces injonctions s’adressent. Par exemple, alors que des lois constitutionnelles sur la « démocratie participative » ont été adoptées en France depuis 2003, il n’est pas rare que les assemblées auxquels les citoyens sont convoqués pour donner leur avis soient désertées.

On ne peut donc éviter de poser la question suivante : pourquoi faudrait-il que les citoyens, les riverains, les amateurs d’art, les étudiants, les lecteurs de la presse, les malades et leur famille, participent ? Parmi de nombreuses réponses possibles, trois s’avèrent particulièrement décisives : il semble en premier lieu que, comme le spectateur au cirque à qui le magicien demande de monter sur la scène pour lui tenir son chapeau, celui qui participe agit alors docilement dans un créneau prévu d’avance. Les chances qu’il s’agite et n’en fasse qu’à sa tête sont moindres. En outre, participer de cette façon est divertissant. Cela détourne des sujets plus importants, comme le regrettait Pascal, en particulier du gouvernement.

Si factice qu’elle soit souvent, la participation joue cependant un rôle important. D’une part, on sait que lorsque les gens « participent », ils s’engagent et adhèrent à l’entreprise commune, lui faisant profiter du meilleur d’eux-mêmes. Qu’ils jouent le jeu tel qu’il est prévu d’avance ou qu’ils soient sommés d’améliorer le jeu qu’ils vont jouer au profit de l’organisation qui les incite à participer, comme c’est le cas aujourd’hui dans de nombreuses entreprises, les participants, pour toutes sortes de raisons dont certaines seront abordées au fur et à mesure, cherchent généralement à correspondre au rôle auquel leur position les destine. Soit par peur de sanctions, soit pour s’intégrer socialement, soit pour être estimés des autres, ils se dévouent à la tâche qui leur est confiée.

D’autre part, en participant, ils valident l’organisme qui leur demande de tenir un rôle et lui apportent une légitimité qu’autrement il n’aurait sans doute pas. Quand les files d’attente de candidats à la glissade s’allongent devant les toboggans que Carsten Höller, artiste acquis à l’esthétique participative, a installés dans le hall Turbine de la Tate Modern à Londres, on peut penser que l’œuvre est pleinement légitimée[1]. De même, quand les citoyens se déplacent pour aller voter, quand les spectateurs affluent dans les musées, ou quand les riverains expriment consciencieusement leur opinion sur les quelques options d’aménagement du territoire que leur proposent divers urbanistes, le système politique, l’institution culturelle ou le dispositif de consultation se sentent alors respectivement justifiés. En forçant le trait, on pourrait donc dire que la participation est aujourd’hui un mécanisme dont le but est de tirer le meilleur parti possible des gens au profit d’une entreprise dont les finalités ne sont pas de leur ressort.

Le but de cet essai n’est pas de renoncer à l’idée de participation, mais au contraire de la revaloriser. Je voudrais montrer qu’une participation bornée à ce que les participants s’engagent dans une entreprise dont la forme et la nature n’ont pas été préalablement définies par eux-mêmes ne peut être qu’une forme illusoire de participation.

Il n’y a rien de méprisable, en général, à appuyer sur le bouton indiqué, à répondre aux convocations des organisateurs d’expériences participatives et à tâcher d’exprimer un avis sur des questions que nous n’avons pas choisies et qui parfois n’ont aucun sens pour nous. William James remarquait que parmi les rôles que nous jouons, très peu sont de notre choix. La plupart nous « sont prescrits du fait de notre situation dans la vie » ; c’est ainsi que fonctionne une société. Mais ce n’est pas ainsi, en principe, que fonctionne la citoyenneté dans une démocratie libérale.

En politique, ce qui est problématique, c’est de faire croire à la participation. Quand participer se borne en définitive à « faire figure » de participant dans un dispositif qui n’a en rien été choisi, dont les enjeux nous échappent et dont les finalités ne sont pas les nôtres, il vaudrait mieux utiliser un autre terme. Afin de désigner celui qui effectue ou, plus exactement qui s’évertue à effectuer, le rôle que sa société lui confère, Goffman a utilisé le mot performer, qu’on utilise aussi en français, faute d’équivalent[2]. Le performer n’est ni un acteur, ni un participant. Contrairement à l’acteur, il croit en son rôle ; l’idée qu’il a de lui-même en dépend ; mais contrairement à un participant, il ne contribue pas le créer. Or, ce qui donne un sens distinctif à la démocratie libérale, ce en quoi une société est libre, ce au nom de quoi les injonctions à participer sont officiellement faites, c’est que les individus exercent réellement une influence sur les conditions qui les affectent, qu’ils définissent leurs intérêts, qu’ils influent sur l’agenda de leur gouvernement, qu’ils contribuent à fixer les conditions de leur propre vie, bref qu’ils soient non des performeurs, mais des participants, au sens fort du terme.

Le problème soulevé ici est bien connu des théoriciens de la démocratie, que Tocqueville définissait comme ce régime dans lequel « le peuple prend part au gouvernement ». Depuis au moins Platon, les questions de savoir qui participe, comment participer, dans quelles limites, directement ou indirectement, souvent ou rarement, etc., ont continuellement été discutées par divers partisans. Ces derniers peuvent être classés schématiquement en deux camps : dans le premier se situent les adeptes d’une démocratie « faible » dans laquelle la participation des citoyens est fermement encadrée et limitée. Le pouvoir du peuple est d’après eux une illusion car le peuple ne gouverne pas et, en tout état de cause, n’en est pas capable. Ce dont il est capable, c’est de sélectionner ceux qui sont vraiment capables de gouverner, voire même ceux dont le programme, qui est fait pour gagner des voies, est le plus compétitif, puis de s’aligner ou critiquer après coup ceux qui « accomplissent le travail du monde[3] ».

Dans l’autre camp se situent les partisans d’une « démocratie forte[4] » dont les « pères fondateurs » sont Jefferson, Tocqueville et Dewey. Pour ces auteurs, voter une fois de temps en temps n’est pas suffisant. La participation du peuple au gouvernement ne peut s’y réduire car, si c’était le cas, il n’y aurait ni esprit public, ni associations, ni goût pour la liberté ; il n’y aurait pas même une démocratie politique, car cette dernière repose sur les mœurs. Afin qu’ils participent, les citoyens ne doivent pas seulement exercer un contrôle après coup sur la manière dont les gouvernants utilisent leur pouvoir, et être consultés, ils doivent aussi prendre des initiatives et, par conséquent, jouir du droit d’en prendre.

S’il en est ainsi, c’est en raison du fait que participer au gouvernement — de même qu’avoir une voix au chapitre au sujet des affaires qui nous concernent, prendre part aux décisions dont les conséquences nous affectent, se « diriger sans un maître », s’associer librement pour toute entreprise imaginable, en privé ou en public — sont les conditions incontournables auxquelles les associations que nous formons sont favorables à notre individuation. Si l’homme est, selon Aristote, un « animal politique », c’est parce qu’il se réalise comme humain à partir du moment où il discute avec les autres des conditions de leur vie commune.

Ce livre repose sur une conviction semblable. J’y propose un inventaire des figures de la participation qui, à l’inverse de ses formes dévoyées, assurent aux individus de réaliser pleinement leur individualité dont il faut dire d’emblée qu’elle est tout à fait contingente. C’est par l’intermédiaire d’une participation à la vie des groupes auxquels ils sont liés de facto, que les individus s’investissent dans des activités dont les conséquences sont à la fois personnelles, au sens où elles engagent leur responsabilité, tangibles, au sens où elles modifient, ou contribuent à modifier, le cours et la nature de leur association, et reconnues, au sens où la communauté les authentifie et en tient compte.

Cet examen est mené par l’intermédiaire d’une décomposition de la participation en trois types d’expérience, qui correspondent aux trois parties de l’essai : prendre part, apporter une part, et recevoir une part. Ces trois expériences correspondent aux acceptions les plus communes du terme : participer signifie en effet prendre part, comme un convive participe à un dîner, un étudiant à un cours, un citoyen à une commission ; cela signifie aussi contribuer, comme dans l’expression « participer à un cadeau ». Finalement, cela signifie bénéficier, comme dans l’expression « participer aux bénéfices » d’une entreprise.

1. Prendre part est distingué de « faire partie » et introduit au phénomène social dont Simmel a affirmé qu’il s’agit d’un « un fait social pur », la sociabilité. Le plaisir pris à la compagnie d’autrui se révèle un facteur d’association puissant et joue un rôle irremplaçable. Même s’il ne donne lieu qu’à des unions éphémères et fragiles, il s’insinue dans d’autres sortes d’union plus stables et y introduit une coloration particulière qui est celle du « bien vivre », distinct du « simplement vivre », dans l’éthique d’Aristote. C’est cette tonalité qui confère aux sociétés humaines des caractéristiques dont les sociétés de moutons, de frelons ou de loups, sont dépourvues. On la retrouvera dans l’expérience des associations libres qui sont le cœur et le poumon des démocraties libérales.

2. La deuxième partie explore les enjeux de la participation au sens de contribuer, qui ne sont pas inclus dans la participation au premier sens du terme. En effet, je peux prendre part à une conférence, au sens où j’y assiste, sans y participer au sens où j’interviens activement. Afin d’y contribuer, plusieurs conditions doivent être respectées : il convient d’abord que j’articule mon apport aux questions abordées par le conférencier. Si mon intervention portait sur tout autre chose, on ne pourrait dire qu’elle est une contribution. Il faut en outre que mon apport soit personnel (et non individuel, comme le montrera le troisième point du chapitre), c’est-à-dire qu’il comporte au minimum la marque de mon intérêt et mon effort d’établir un échange. Enfin il est nécessaire que mon apport produise une réaction dans l’assistance, faute de quoi on ne pourrait pas non plus le considérer comme une contribution. La contribution apparaît donc comme un événement profondément interactif dont la caractéristique essentielle est qu’elle intègre le contributeur dans une histoire commune, ce qui est là encore fondamental pour le développement de soi. Pour terminer cette partie, une attention particulière est accordée à ce que devrait être la contribution des citoyens afin que ceux-ci soient véritablement des citoyens.

3. Enfin, la troisième partie analyse le bénéfice comme une condition incontournable d’individuation. Que les individus participent aux bénéfices de la société qu’ils forment est une évidence du droit démocratique et libéral : en échange de leur renoncement individuel à la violence, ils bénéficient de la protection de la puissance publique. Cependant, il existe autant de façons de définir les bénéfices que de conceptions de la démocratie. S’agit-il de la propriété comme pour Locke ? Des « biens premiers » comme pour Rawls ? Des opportunités ou des « capabilités » comme pour Amartya Sen ? La proposition qui est faite ici est de considérer que les bénéfices consistent en la mise à disposition d’opportunités d’individuation dans une société donnée : ces opportunités sont nécessairement contextuelles, de même que le sont les idées que nous nous faisons des manières d’être heureux et de développer nos activités ; ce dont les individus ont besoin pour se réaliser varie d’une époque et d’une culture à l’autre. Or, si le contenu de nos projets de vie est relatif à notre socialisation, il est alors « normal » que la société dans laquelle nous vivons nous procure les moyens de les réaliser. Les notions d’ « environnement suffisamment bon » et de « culture véritable » qui se trouvent respectivement chez le psychanalyste britannique Winnicott et l’anthropologue américain Sapir, viendront préciser la nature du bénéfice de l’individuation. Enfin, dans la mesure où nos contributions, grâce auxquelles nous avons le sentiment de compter pour quelque chose, ne sont réellement telles que si elles sont reconnues par les autres, la question de la « reconnaissance », dont la théorisation est aujourd’hui très intense, sera abordée dans les termes d’un bénéfice fondamental.

La distinction entre ces trois aspects de la participation correspond à une séparation réellement existante que nous constatons de toutes parts. Il est rare en effet qu’ils soient combinés et équilibrés. Certains, que nous appelons par exemple des profiteurs, des voleurs ou des exploiteurs, bénéficient des ressources communes sans contribuer ; d’autres à l’inverse, comme les « exploités », contribuent et ne reçoivent rien, ou pas grand chose, en échange. De même, ceux qui sont méprisés, considérés comme superflu, « jetables », interchangeables, font partie de ces masses de gens privées du bénéfice de la « reconnaissance » de la part de la majorité. D’autres encore ne prennent part à aucune forme de vie sociale. Se sont les « laissés pour compte », les « exclus », les « désaffiliés », les marginaux. Certains sont tellement privés d’opportunités de prendre part qu’ils ne peuvent plus apporter la moindre part que ce soit. Se sont les vagabonds, les psychotiques vivant sur les trottoirs, les gens profondément isolés qui tiennent une conversation normale en moyenne trois fois par an, et qui seraient cinq millions en France.

L’ensemble de cette étude consiste donc en la défense d’une étroite combinaison entre prendre part, bénéficier et contribuer. Je propose de considérer que leur désunion est la source de toutes les injustices, que leur réciprocité est un idéal dont la participation est l’emblème, et que ce qu’on appelle « démocratie » est cette « forme de vie » tantôt sociale, tantôt culturelle, tantôt politique, qui garantit, protège et restaure en diverses circonstances leur réciprocité, car tel est son office.

 

[1] Carsten Höller, Test Site, Unilever Series, 2007.

[2] Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, 1959, trad. Fr La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Ed. de Minuit, 1973. « Performeur » est un mot utilisé pour désigner en art, en musique, au théâtre, celui qui accomplit une « performance ».

[3] Ces deux allusions se rapportent respectivement à Walter Lippmann et à Joseph Schumpeter qui ont attaqué à partir des années 1920 ce qu’il tenait pour le « mythe » de la démocratie populaire.

[4] Cette expression est empruntée à Benjamin Barber, Strong Democracy: Participatory Politics for a New Age, Berkeley: University of California Press. 1984.

 

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6 juin 2017 2 06 /06 /juin /2017 10:22

Le Journal de Culture & Démocratie | numéro 36 | novembre 2014

http://www.cultureetdemocratie.be/journal-pdf/Journal_36.pdf

Le droit à la culture:


un droit de l’homme et du citoyen

 

       

En démocratie, la question des liens entre culture et politique évoque généralement celle de savoir comment utiliser le gouver­nement, notamment le ministère de la Cul­ ture, pour sélectionner et soutenir les for­ mes les plus «parfaites» de l’art, pour assu­rer leur accessibilité à un public le plus lar­ ge possible et en n, pour accroître la visi­ bilité des artistes les plus «représentatifs» de la nation à l’étranger ou sur les scènes internationales. Un certain processus de démocratisation est à l’œuvre dans cette démarche: comme le recommandait Bertolt Brecht, il s’agit d’élever le niveau général et d’augmenter la quantité de con­ naisseurs par l’intermédiaire d’une entre­ prise qui relève de l’éducation publique.

 

Néanmoins la défense et la promotion de la «culture» ne se réduisent pas à celle à des œuvres exceptionnelles qu’un peuple est capable de produire et éventuellement d’identi er comme telles. De même, la cul­ ture ne se confond pas avec la «haute cul­ ture». La polysémie du mot «culture» est en soi un problème insoluble qui d’ailleurs révèle que chaque acception est contex­ tuelle, «culturelle». Dans ce dernier usage, «culture» signi e alors le système complet, à la fois matériel et spirituel, qui canalise les activités humaines, les oriente et, sans les déterminer, assure leur combinaison
et leur équilibre. Or lorsque la culture est comprise en un sens non élitiste ou évolu­tionniste mais en ce sens qui a été promu par les fondateurs de l’anthropologie cul­ turelle comme Franz Boas ou Bronislaw Malinowski, la perspective bascule.
1 Parlons­-en.

 

L’un des verbes qui fait le plus cruellement défaut en français est «se culturer»: nous disposons des verbes «se cultiver» qui in­ dique l’acquisition individuelle des réalisa­ tions les plus achevées et les plus édi antes de notre civilisation, et «s’acculturer» qui désigne l’acquisition d’une culture étran­ gère, mais d’aucun terme signi ant le sim­ ple fait d’acquérir la culture du groupe dans lequel on se trouve naître et grandir. Or, comme le remarquent les anthropolo­gues déjà cités ou Marcel Mauss en France, il n’existe aucun comportement humain qui soit purement «naturel».2 Plus exacte­ ment, la nature de l’homme, c’est la cultu­ re, c’est le fait de se «culturer». Qu’il s’agis­se des fonctions les plus universelles du corps comme manger ou accoucher ou des opérations les plus complexes de la pensée comme le fait de raisonner ou de parler, toutes sont acquises par l’intermédiaire d’une transmission culturelle qui, dans l’idéal, n’a ni début ni n, mais accompa­ gne les individus à travers les générations successives qu’ils forment en assurant à la fois leur héritage et leur contribution à une histoire commune. Toute culture est en ce­ la «vivante», faisait remarquer Malinowski qui s’opposait à la réduction de la culture à une collection d’items séparés: institu­tions, traditions, formes politiques, croyances, techniques et outils... La criti­ que de cette compréhension «chosiste» de la civilisation fut également au cœur de la pensée de Walter Benjamin. Pour com­ prendre ce qu’est une culture, il faut donc s’efforcer de repérer, non les éléments qui la composent ou telle ou telle prétendue «structure» permanente, mais son fonc­ ionnement individuel, sa dynamique ou ses modes d’activation. Cet angle d’obser­vation permet alors de découvrir qu’une culture est un va-­et-­vient entre de l’indivi­duel et du social qui «fabrique» des indivi­dus aussi bien que des modes de sociabilité propices au développement d’individuali­tés distinctives (pensons en particulier à
la formation et à l’éducation), sans quoi elle n’est qu’une «fausse culture».
3

 

Elle cor­respond à un ensemble variable d’interac­tions complexes non seulement entre les divers éléments culturels qui lui sont pro­pres comme la langue, les institutions des bâtiments, les techniques, les représenta tions, les codes vestimentaires, etc., mais aussi entre les individus et les groupes dont ils sont membres. Plus exactement une cul­ ture est vivante dans la mesure où au lieu d’opposer aux individus des habitudes ­ gées qui les contraignent à la reproduction du même, à l’obéissance ou à la docilité, au lieu également d’opposer aux masses quelques œuvres exceptionnelles censées représenter l’avant-­garde de la spiritualité populaire qui serait la sienne, elle est un moyen pour la vie de chaque individu considéré comme une personne en puis­sance dont on peut parler en termes de «forme de vie»4 ou en termes de ressource d’individuation.

 

Ici il faut ajouter quelques mots sur les rela­tions entre individualité et culture. Sché­matiquement, l’individu peut accéder au statut d’individualité ou de personne s’il est doté des moyens de participer à la cul­ ture de son groupe. C’est en participant qu’il explore ses possibilités et se dévelop­ pe. Cette proposition permet de s’écarter de deux solutions antagonistes qui, pour avoir pignon sur rue, ne sont pas pour au­ tant légitimes. Premièrement elle s’oppose à l’idée que la culture est acquise comme l’air qu’on respire, comme le bain dans le­ quel on s’immerge, comme le moule dans lequel on se coule. L’idée que l’acquisition culturelle passe par une participation de l’individu aux expériences fondatrices du groupe nous détache aussi bien de la croyance en l’acquisition spontanée que celle en un quelconque déterminisme culturel. Deuxièmement elle s’oppose à l’idée que l’individu se réalise d’autant mieux qu’il reste à l’écart de toute in uen­ ce et qu’il est capable de développer en tou­ te autonomie les virtualités qu’il contient à la naissance. En réalité, comme dans le cas du célèbre «sauvage de l’Aveyron» qu’ai­ maient citer les fondateurs de la pédagogie moderne – notamment Maria Montessori et Célestin Freinet –, l’enfant qui grandit à l’écart de toute participation culturelle ne peut pas plus atteindre le degré de subjecti­ vation et de spiritualité qui provient du langage et du partage sans n permis par celui­ci qu’être le membre possible d’une société humaine, quelle qu’elle soit.

Autrement dit, la participation cultu­relle n’est pas seulement une condition d’individuation, elle est aussi une condi­tion d’intégration sociale. Plus exacte­ ment, elle est les deux à la fois: l’individu se construit en prenant part au stock com­mun accumulé par les générations succes­sives, en en bénéficiant et en y contri­buant.5 L’expérience ne se délègue pas, elle doit être faite par soi­-même et pour soi­ même à partir des matériaux qui nous sont légués et transmis.

1 Voir par exemple B. Malinowski, Encyclopaedia of the Social Sciences, article «culture» 1937, p. 621.
2 Marcel Mauss, «Les techniques du corps» (1934), repris dans Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1968.

3 La notion de «spurious culture» se trouve chez Edward Sapir, «Culture, Genuine and Spurious», American Journal of Sociology, 29 (1924).
4 L’expression est de L. Wittgenstein dans Investi- gations philosophiques, trad. par Pierre Klossowski, Gallimard, Paris, 1990 (1945).

5 Cette tripartition de la participation est proposée dans J. Zask, Participer - Essai sur les formes démocrati- ques de la participation, Le Bord de l’Eau Éditions, Lormont, 2011.

Les connaissances ne sont pas déversées en l’individu. Ses acqui­ sitions sont le produit de ses e orts, de ses expériences et de son entraînement. Réci­ proquement, le groupe propice à l’indivi­ duation de ses membres (ce qui n’est évi­ demment pas le cas de tous les groupes mais seulement de ceux dont on peut dire à bon droit qu’ils reposent sur un fonction­ nement démocratique) est organisé de ma­ nière, non à injecter autoritairement les ressources culturelles dans le corps et l’es­ prit de l’élève, mais à les proposer à son usage. Aux antipodes de l’instruction, du conditionnement, de la manipulation ou du dressage, l’éducation suppose la liberté de l’élève et l’exalte.

 

Ces quelques remarques paraîtront évi­ dentes pour qui veut bien considérer qu’il n’existe pas deux individus qui parlent de la même manière leur langue commune:
le timbre de la voix, le rythme de la parole, le choix des expressions, l’organisation du discours, tout varie d’une personne à l’au­ tre. Et pourtant quoi de plus culturel et de moins dépendant des décisions individuel­ les que la langue? Cependant, comme l’a clairement montré Ferdinand de Saussure en son temps, il n’y a là aucune contradic­tion. Ce qui est transmis en s’adressant à
la liberté de l’individu sollicite son inven­tivité, son engagement, sa créativité, bref, son expérience. Et, répétons­-le, c’est par l’intermédiaire de cette expérience qu’il se construit comme personne.

 

Le membre d’un pays démocratique n’est donc pas l’individu tel qu’il sort des mains de la nature. Il n’est pas une substance toute faite, dotée de qualités innées et de droits naturels; il est une individualité, c’est­à­dire le fruit d’une éducation qui sollicite l’expérience personnelle du stock d’idées ou de savoir-­faire communs.

 

Nous associons volontiers à la citoyen­neté les idées d’égalité et de participation politique, au minimum lors des échéances électorales. Mais nous devrions aussi lui associer plus fortement que nous avons l’habitude de le faire le principe de l’indi­ vidualité. Ce serait faire justice à un legs essentiel des théories démocratiques car, notamment par l’institution du vote uni­ versel à bulletin secret, la citoyenneté vali­ de, il est vrai sans pouvoir la faire exister en pratique, l’idée que chacun compte pour un. «One person one vote», disait­on aux États­Unis pour justi er l’intégration de la Déclaration des droits dans la Consti­ tution. Cette institution est la clé de voûte de notre système politique très particulier qu’on appelle «démocratie libérale».

 

En­tendons par­ là l’association entre deux principes de gouvernement: le principe de la participation du peuple
au gouvernement d’un côté et le principe de la limitation du pouvoir de l’autre. Or
si l’unicité de l’individu est historiquement incarnée dans l’institution du vote et élar­ gie à la responsabilité civile et pénale, elle ne l’est généralement plus quand il est question d’histoire, d’éducation et de culture.
Kant recommandait que chacun recoure à «son propre entendement» ou fasse un «usage public de sa raison». Il considérait alors que la position idéale est celle qui nous fait nous tenir à distance de nos rôles sociaux ainsi que toutes les conditions non intellectuelles qui sont celles de notre exis­ tence singulière et contextuelle. Il pensait alors que pour atteindre le genre de liberté qui lui tenait à cœur, il su sait à chacun d’abandonner la position confortable où le plongent la docilité et l’obéissance et de faire preuve de courage: «Aie le courage
de penser par toi­-même!»
6

 

La conception des relations entre la politique et la culture ne peut s’en tenir à de telles exhortations dont la futilité doit paraître aujourd’hui manifeste. La culture et le citoyen actif ne sont pas une a aire de décision individuelle et de courage, mais de partage. Or plus la culture est comprise comme patrimoine d’exception au niveau duquel tenter de hisser les masses, ou plus elle est comprise comme l’e ort personnel que l’individu développe à l’abri de toute in uence pour se construire lui­même, moins la politique culturelle est démocra­ tique, plus les conditions d’une culturation universelle se dérobent.

 

Il me semble qu’une politique culturel­ le démocratique devrait consister avant toute autre considération en deux aspects: d’une part, en la réponse publique aux re­ vendications d’intégrité spéci quement culturelle des groupes dont les individus se sentent menacés, qu’il s’agisse de la majori­ té ou de minorités; d’autre part, en la ré­ partition égale des opportunités d’indivi­ duation et donc de participation culturelle. Ces deux aspects sont complémentaires et se xent l’un à l’autre, via la méthode de la discussion publique qui devrait prévaloir dans un pays libre, une limite.

 

L’exemple de la défense publique de la francophonie au Québec qui a été au fon­ dement des théories multiculturalistes de Charles Taylor peut servir d’illustration:7 de même qu’on ne peut accorder à un grou­ pe culturel le droit de contraindre l’indivi­du à une adhésion qu’il ne souhaite pas, on ne peut priver l’individu du droit de parti­cipation culturelle au groupe dont l’exis­tence lui semble constitutive de sa propre identité ou dont l’organisation conditionne son intégration. Protéger la culturation de tous suppose donc de veiller, d’une part, à la nature des groupes en matière de pro­ position et de fonctionnement culturel de manière à éviter tout abus à l’égard de leurs membres et, d’autre part, à la condui­ te des groupes les uns par rapport aux au­ tres. Comme l’a montré Michael Walzer, cela implique de protéger la mobilité des individus, leur droit à se séparer, le plura­ lisme et le système de l’association libre et volontaire.8

 

Une fois les termes ainsi posés, un cor­tège de solutions juridiques, d’institutions ou de nouvelles habitudes peuvent appa­ raître au grand jour. Par exemple, sans l’enseignement du «français langue étran­ gère» aux primo arrivants (enseignement qui fait cruellement défaut dans nos insti­ tutions scolaires et municipales), comment espérer leur intégration culturelle qui est pourtant considérée comme l’un de leurs devoirs? Sans une mise à disposition géné­reuse des ressources culturelles accumu­ lées par les générations successives, com­ ment l’individu pourrait­il exister pleine­ ment? Sans le découplage entre culture et pro t, comment promouvoir une quelcon­ que égalité? Sans une école véritablement éducative pour tous, comment faire adve­ nir la citoyenneté? Sans une valorisation des contributions de chacun, comment faire advenir du commun?

 

Tout en devant être adaptée à chaque situation, la formule qui s’applique est gé­nérale. Elle peut être résumée en disant qu’une politique culturelle démocratique, qui consiste à assurer que les individus accèdent aux ressources culturelles sans lesquelles ils deviendront des citoyens de seconde classe, voire des exclus ou des marginaux, est la base sur laquelle l’excel­ lence culturelle elle­même peut se dévelop­ per. Ce n’est pas de génie ou d’exception­ nalité dont a besoin l’homme pour créer et renouveler ses conditions d’existence. Ce qu’il lui faut est un environnement qui encourage son individualité.

 

6 E. Kant, «Réponse à la question: qu’est ce que les Lumières?» (Beantwortung der Frage: Was ist Au lärung?), 1784.
7 C. Taylor, Multiculturalisme; Di érence et démocratie (1992), Champs Flammarion, 1999.8 M. Walzer, « e Communitarian Critique of Liberalism», Political eory , Vol. 18, no 1 (Feb., 1990), p. 6­23.

Joëlle Zask

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25 mai 2017 4 25 /05 /mai /2017 07:50

 

 

 

 

 

 

Joëlle Zask


Le courage de l’expérience

dans

Jean-Pierre Cometti, Éric Giraud (dir.), Black Mountain College, Art, Démocratie, Utopie, Presses Universitaires de Rennes, Centre International de Poésie Marseille, 2014.

Le Black Mountain College fut un lieu d’expérimentation sociale, éducative, artistique, politique. Un college, c’est-à-dire l’équivalent de notre premier cycle universitaire. Ouvert en 1933, il accueille environ 1200 étudiants et ferme ses portes, après quelques crises, en 1957.

Entre phalange, commune, entreprise autogouvernée, kibboutz, il réarticule « l’art et la vie », à sa façon, en injectant de l’art dans le quotidien et du quotidien dans les pratiques artistiques. Lieu de résidence et d’études à la fois, les étudiants et des professeurs devaient en assurer eux-mêmes l’entretien : faire la cuisine, réparer les toits et repeindre les bâtiments, voire en construire de nouveaux, cultiver des légumes et des fruits. Il s’y est développé une « éducation par l’expérience » dont je vais détailler ici quelques aspects.

Une éducation progressiste

En premier lieu, il faut rappeler qu’au Black Mountain College, la pédagogie est pensée comme une formation à la citoyenneté. Rice, le fondateur, considère comme un auxiliaire de la démocratie la théorie éducative selon laquelle l’élève apprend autant du professeur que le professeur apprend de l’environnement scolaire, selon laquelle la formation à l’intégration sociale et celle qui vise le développement d’une individualité distinctive sont coexistantes et solidaires. L’éducation y est aussi loin que possible de l’instruction ou de toute forme d’enrôlement des élèves, du dressage au conditionnement. L’idée qu’enseigner est apprendre

1

à apprendre par soi-même se trouve au cœur de toutes les méthodes pratiquées dans les ateliers et ailleurs, dans les champs parfois1.

On connaît bien cet établissement pour ses enseignements artistiques, mais on y enseignait tout aussi bien des disciplines traditionnelles comme l’histoire et la géographie, la physique et la chimie, les langues étrangères et la littérature. On y trouvait également des enseignements techniques et artisanaux comme la céramique et le tissage, la cuisine, la maçonnerie, la menuiserie. Ces enseignements n’étaient pas hiérarchisés suivant par exemple ceux qui sont réputés porter sur des pratiques libérales celles qui ont leur fin en elles-mêmes » et celle qui seraient utilitaires, étant destinées à la réalisation d’une fin extérieure. Cette distinction entre praxis et poesis n’a pas de sens au Black Mountain College. Dans l’art la fin « en soi » n’est jamais qu’une étape du travail qui évolue en fonction des possibilités de projeter des fins pour autre chose. Par rapport aux pratiques de l’art, la réversibilité des moyens et des fins, qui ne peuvent avoir d’autre sens que celui d’une sorte d’hypothèse imaginative, est continue.

Si classer les enseignements implique de les détacher les uns des autres, ne pas les hiérarchiser, les pratiquer à égalité, met en jeu et prend acte de leurs complexes interactions.

Au Black Mountain College, on n’enseigne pas l’art et autre chose, on enseigne toute chose comme on enseigne l’art. Les cours de formation artistique sont centraux non parce qu’ils sont plus importants que d’autres mais parce qu’ils sont considérés comme l’archétype de l’éducation par l’expérience. La finalité humaine de l’enseignement artistique en termes de développement de soi, de participation, d’interaction, de socialisation se confond avec la finalité de l’éducation en général

Cette position est alors nouvelle. Elle entre en forte opposition par rapport à l’école traditionnelle qui est abondamment critiquée par les professeurs, au point de constituer un véritable contre modèle. Cette école est dénoncée en raison des séparations qu’elle produit et sur lesquelles elle repose. Il s’agit en particulier de la séparation entre les maîtres et les élèves, entre l’école et le reste de la société et entre les différentes matières enseignées.

Buckminster Fuller par exemple n’a pas de mots assez durs concernant l’école traditionnelle dont le but n’est pas de produire des individualités libres mais au contraire des êtres dociles et utiles à la société. Dans Education Automation (1963 Illinois), on peut lire : « Ce qui se passe en général au cours de l’éducation est que les facultés sont éteintes,

1 Sur l’histoire du Black Mountain College, voir DUBERMAN Martin Bauml Duberman, Black Mountain: An Exploration in Community, Northwestern University Press, 2009.

(Auteur)

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exténuées, bourrées d’informations, et paralysées, de telle manière que quand les individus sont devenus adultes ils ont perdu beaucoup de leurs capacités naturelles. » Au lieu d’un développement de la personnalité, c’est plutôt la constriction de l’esprit et la suppression de la pensée originale qui adviennent. Fuller en conclut que « L’école est une usine à produire l’ignorance2 ». Elle n’est pas faite pour développer l’intelligence, la connaissance ou l’individualité mais seulement pour préparer les jeunes à gagner leur vie en réalisant cette combinaison entre l’indépendance économique et la sujétion mentale qui forme la base de la société moderne.

 

Par crainte de cette sujétion, Fuller se méfiait des discours et des mots, dont l’usage conduisait inévitablement d’après lui au conformisme. Il a même complètement cessé de parler pendant deux ans.

L’opposition de l’éducation « progressiste » à l’éducation conservatrice n’est pas propre au seul Black Mountain College. Elle traverse toute la période durant laquelle pensent, écrivent, enseignent Rudolph Steiner, Maria Montessori, puis Ovide Decroly et Celestin Freinet. Tous ces grands pédagogues adossent leurs idées pédagogiques à une critique des dispositifs sociaux destinés à produire la docilité.

Héritage de John Dewey

Parmi eux, John Dewey occupe une place spéciale. En effet le Black Mountain est une institution que John A. Rice, son fondateur, veut fonder sur les principes éducatifs de Dewey, notamment sur sa « pédagogie centrée » sur l’expérience. Dewey, invité d’honneur, se rend plusieurs fois au College et fait partie de son conseil scientifique. Sa conception de l’éducation est discutée au College et analysée minutieusement par Rice3.

Dewey disait que sa théorie de l’éducation n’était pas une partie de sa philosophie mais ce par rapport à quoi sa réflexion philosophique n’était qu’un moyen. Du début à la fin de sa carrière longue de plus de soixante ans, il écrit sur l’éducation. Son vaste public de pédagogues, qui l’accueille aussi bien en France qu’en Chine, au Mexique qu’en Turquie, en

2 FULLER Buckminster, Education Automation: Freeing the Scholar to Return, Southern Illinois University Press, October 1964. En ligne : http://cdn.preterhuman.net/texts/thought_and_writing/philosophy/Fuller,%20R.%20Buckminster%20- %20Education%20Automation.pdf, p. 7.

3 Sur ces aspects, voir DUBERMAN M.B., op.cit.

3

URSS qu’au Japon, est celui qui lui a été le plus fidèle. Même quand la pensée de Dewey tombe dans l’oubli, ce vaste public persiste.

L’éducation par l’expérience qu’a prônée Dewey toute sa vie peut se comprendre simplement par le fait qu’apprendre est faire. Dans une certaine mesure elle ressemble à la célèbre « éducation des choses » de Rousseau. Ce dernier l’oppose à l’éducation livresque, sorte d’endoctrinement, qui offre le double inconvénient de reposer sur des textes et discours sélectionnés idéologiquement en fonction du rôle social collectivement destiné à l’élève, indépendamment de ses goûts, de ses virtualités et de ses choix éventuels ultérieurs, et de procéder de l’extérieur par implantation de contenus dans l’esprit de l’élève : « Dans l’ordre social, où toutes les places sont marquées, chacun doit être élevé pour la sienne. » Les critiques de l’école conventionnelle, auxquelles Dewey apportera sa voix, visent ce double processus et montre que l’un implique l’autre : il n’y a de canon académique, de curriculum établi, que pour une société qui n’éduque que pour assurer sa propre reproduction4.

« L’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses. » (Rousseau, Émile, livre I). Cette éducation des choses, vers laquelle le maître oriente sans rien prescrire, sans récompenser ni punir, repose sur l’implication du sujet dans l’objet de sa connaissance. En explorant son environnement, l’enfant s’explore lui-même. En observant la nature, il développe ses sens et par eux toutes ses facultés : « Exercer les sens n’est pas seulement en faire usage, c’est apprendre à bien juger par eux, c’est apprendre, pour ainsi dire, à sentir ; car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris ». Manipuler des objets, faire pousser des plantes, pratiquer un métier, dessiner, sont également des activités assurant le développement concomitant des facultés individuelles et des perceptions du monde extérieur. Du point de vue de l’éducation des choses, la connaissance dépend du processus par lequel l’enfant parvient progressivement à organiser sa propre expérience, que cela passe par le truchement du soin de sa propre conservation ou de la poursuite de ses intérêts, qui sont d’autant plus variés qu’il est libre, qu’il découvre et affirme au fur et à mesure de sa croissance.

Dans l’œuvre de Dewey, la notion d’expérience est omniprésente, comme en témoigne le titre de plusieurs de ses grands textes : Experience and Education, Experience and Nature (1925), Art as Expérience (1934). Schématiquement, il est clair que faire des expériences n’est en rien spontané. Personne ne possède instinctivement l’art ou la science de faire des expériences. Sans doute tout le monde a-t-il automatiquement des expériences. Mais alors il

4 Voir par exemple DEWEY John, Démocratie et éducation: suivi de Expérience et Éducation, Armand Colin, 2011.
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ne s’agit pas tout à fait de la même chose. Dewey considère en effet que les empiristes classiques, sensualistes, ne considèrent qu’une seule partie de ce qui constitue une expérience au vrai sens du terme. Ils retiennent seulement le fait de recevoir passivement des informations par l’intermédiaire des sens ou d’être impressionné. Une telle « expérience » se situe hors du champ de la connaissance et s’avère inutile pour la constitution de cette dernière. En outre elle est le propre d’un être qui est, sinon passif, du moins dépossédé, au niveau de son expérience elle-même, du pouvoir de faire naître des stimuli ou de s’engager dans une initiative inédite. Or, selon Dewey, toute théorie tendant à expulser les individus hors de la constitution de leurs connaissances est radicalement contraire à l’esprit de la démocratie ; elle tend au recouvrement de l’éducation par l’instruction. Elle est en outre contraire à l’esprit scientifique moderne. L’expérience désigne à l’inverse cette phase durant laquelle une connaissance est constituée par un sujet qui s’engage dans un processus cognitif sans rapport avec la re-présentation, la contemplation ou la re-connaissance d’une idée prétendument déjà là5.

 

Le sens donné à ce terme sort donc de la tradition. L’expérience est quelque chose qu’on fait, non quelque chose qui nous advient. Dewey explique qu’elle consiste en l’établissement d’une connexion entre le fait de ressentir quelque chose et le fait de s’engager consécutivement dans une activité. Sans l’orientation et la canalisation que lui procure le fait d’être affecté et d’y ré-agir, une action n’est qu’une agitation. De son côté, la réceptivité inhérente au fait d’être affecté par quelque chose d’extérieur ne constitue qu’un premier moment d’une expérience proprement dite.

L’expérience se développe donc dans l’écart qu’introduit une discontinuité ponctuelle entre des moyens et des fins, entre un état réceptif et une action, entre un stimulus et une réponse. Sa finalité est de rétablir l’interaction et la continuité existentielle quand celles-ci deviennent problématiques. Elle est de découvrir, par « la méthode de l’intelligence » un plan d’action susceptible de restituer à l’individu qui en est l’auteur une capacité d’initiative et de développement. L’expérience complète suppose donc la découverte d’une activité qui, parce qu’elle s’articule aux conditions subies, est capable de les transformer et ainsi de restaurer la mutualité, l’influence réciproque et la pluralité qui caractérise les situations paisibles (ou heureuses).

Que l’expérience organisée par des méthodes, des concepts, des observations soit la réponse à une « situation problématique » de disjonction n’implique pas qu’elle soit assujettie

5 Sur la notion d’expérience chez Dewey, je me permets de renvoyer à mon ouvrage John Dewey, philosophe du public, L’Harmattan, Paris, 2000, partie 1.

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à des difficultés qui en dernier ressort seraient toutes du même type, vitales ou existentielles. Chaque domaine d’activités produit des difficultés spécifiques. Le flux des enquêtes et des expériences est particulier à chacun et d’autant plus distinctif que ce domaine a été approfondi par les générations successives, l’histoire et la mémoire.

Qu’en est-il de « l’art comme expérience » ? Cette expression signifie d’une part que l’art est une expérience, et non une illumination, un don des muses, l’œuvre d’un génie traversé par des forces occultes ou, à l’inverse, un bricolage arbitraire qui n’aurait de sens et de valeur que relativement à telle subjectivité, telle idéologie, telle « identité » culturelle. Le fonctionnement de l’art comme expérience explique les dernières pages du livre de Dewey qui analyse, comme Hume l’avait fait, la capacité de l’art à franchir les frontières et à mettre en contact des étrangers. D’autre part, «l’art comme expérience» signifie que l’art est l’accomplissement de la logique de l’expérience. Il s’agit d’une expérience « en tant » qu’expérience. À la question de Goodman « Quand y a-t-il art ? » on peut ici répondre qu’il y a art quand l’expérience est plaisante, accomplie, « parachevée » en tant que telle6. Le plaisir que procure une expérience réussie, qu’il s’agisse d’une expérience de l’art, des sciences, de la promenade ou de cuisine, est esthétique. L’effort de produire l’accomplissement de telle ou telle expérience de manière à ce qu’elle soit à la fois détachée du flux des expériences habituelles, conclusives et productrices des opportunités d’expériences à venir est artistique.

 

 

Accueillir l’imprévisible

L’idée rencontrée plus haut que toute discipline puisse être enseignée comme on enseigne l’art gagne donc en précision. Pratiquer un art implique des allers et venues perpétuels entre ce qui est entrepris, ce qui est éprouvé personnellement consécutivement à l’entreprise, et ce qui dans les conséquences de l’action est observé au titre d’une ressource d’un plan d’action ultérieur. Plus généralement, faire de l’art est régler sa conduite sur le réel — et non sur un monde de fictions, un délire, un mensonge, un déni de la réalité. Il n’est pas utile d’entrer ici dans les détails d’une réflexion sur ce qu’on peut comprendre par « réel » ou « réalité ». Il suffit de remarquer que l’action « produit des conséquences ». Comme je l’ai dit plus haut, l’action se distingue des autres postures (passivité, agitation, instrumentalisation) au sens où elle parvient effectivement à introduire un changement dans la situation qu’elle vise à

6 Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, tr. fr. M.-D. Popelard, Paris, Gallimard, 2007

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reconstruire. C’est ce changement relatif à l’usage d’une « puissance d’agir » qui produit des conséquences réellement existantes dont le sujet est éprouvé et qu’il va constituer, par l’observation, par l’expérimentation, par diverses opérations de test, de jeux, d’exploration, en un objet partageable.

A cette épreuve de réalité consubstantielle à l’expérience s’ajoute le fait que les changements provoqués par l’action ne sont pas toujours sous contrôle, loin s’en faut. Souvent ils font irruption, frappent brutalement le sujet, résistent à toute planification, contraignent à modifier les concepts et les méthodes dont l’activation les a initialement provoqués.

Or, au Black Mountain College, le décalage entre ce qui était prévu et ce qui se passe effectivement, autrement dit l’imprévisible, devient un ingrédient majeur du travail artistique et de l’éducation en général. Ce décalage se situe à deux niveaux dont la distinction n’importe que superficiellement. Le premier se loge au cœur d’une enquête lorsque, comme on l’a vu, l’effet de l’action entreprise sous la conduite de telle ou telle hypothèse est contraire au résultat escompté, ou différent de lui. Au second niveau, on trouve plus généralement ce décalage au quotidien entre d’un côté nos habitudes, nos schèmes d’action profondément intégrés, nos préjugés et nos réponses organisées d’avance et, de l’autre, la pluralité irréductible au « bien connu » des réalités extérieures.

Laissons ici de côté les événements trop ténus pour que nous puissions les percevoir avec nos moyens techniques d’observation disponibles, ainsi que les événements catastrophiques, qui tels un tsunami, forcent l’attention. Entre ces deux extrêmes se trouvent le terrain de jeu de l’art et le domaine d’intervention de l’éducation. C’est le terrain le plus vaste, du moins au cours d’une existence normale. Sur ce terrain, l’imprévisible est une opportunité de « croissance » plus qu’un handicap. Il introduit de la diversité dans le sujet et lui évite l’existence répétitive propre à qui ne rencontre jamais l’occasion de sortir hors de soi. À la forme monobloc de l’existence et de l’individu se substitue, par l’éducation et l’expérience, un continuum de variations suscitées par le fait que la perception de la situation dans ce qu’elle comporte de nouveau impose à l’individu de se réajuster à son environnement.

L’imprévisible apparaît donc comme une catégorie de l’existence qu’au College, tout porte à valoriser. L’attention d’une part, l’observation d’autre part, y jouent un rôle aussi important qu’à l’égard de la méthode expérimentale. Grâce à l’attention, le sujet se décentre. Comme le recommandait Emerson, qui voyait dans la conscience un piège, il laisse venir les perceptions et leur fait bon accueil. Il favorise ce flottement propice à l’irruption du nouveau. Sans se focaliser, il tient toutes ses facultés en éveil et les met en contact les unes avec les autres. L’attention est sans finalité. Elle fait qu’on se rend pleinement disponible à ce qui

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arrive. L’observation est plus directive. Elle est relative à un projet d’action qui lui-même est suscité par une « situation problématique » : on observe cette situation pour y découvrir des moyens d’action. On observe également les conséquences variées de l’action effectuée afin de mettre à l’épreuve la pertinence des choix qui y ont présidé. Il se trouve cependant aussi dans l’observation une part d’imprévisible. Faire une expérience suppose un plan d’action faillible et, par conséquent, révisable et modifiable. Si son déroulement et son résultat étaient connus d’avance, il ne s’agirait pas d’une expérience.

La nature de l’action expérimentale, écrit John Cage, est « simplement une action dont l’issue n’est pas prévue7 ».

 

 
 
 

En outre, l’expérience est l’exercice d’un contrôle des conséquences des perceptions imprévues suivant que l’individu veut les promouvoir, les enrichir, les vérifier ou à l’inverse les éviter à l’avenir.

 

Dans certains cas on s’efforce de les reproduire et, dans d’autres de les extirper à jamais. Et cela implique d’identifier non seulement la qualité de la perception qui nous arrive mais aussi les conditions de sa survenue. Progressivement, on parvient de cette manière à établir des corrélations entre divers ordres de faits, à créer des liens stables entre des choses et à agir en fonction de la connaissance qu’on en a formée. Il se produit donc au cours d’une expérience un mélange entre l’aménagement des conditions de l’imprévisible qu’au cours d’opération d’attention et de test, on provoque, et de contrôle de ce qui se passe. Ce mélange se situe aussi entre des actes consistant à poser des règles et des actes de dérégulation, grâce à quoi le poste d’observation est modifié en fonction de ce qui est observé et ne devient pas sclérosant.

Cette conviction est congruente par rapport à celle qui anime Rice dès le départ et qui donne au College une tonalité particulière : « Au lieu d’être l’acquisition d’un stock commun d’idées fondamentales, l’éducation pourrait bien être le fait d’apprendre une manière commune de faire des choses, une approche commune... Ce qui est important est ce que vous faites de ce que vous savez. Savoir est insuffisant8 ». La polarisation entre le connu et l’expérientiel n’est donc pas accidentelle mais délibérée.

7 CAGE John, Silence: Lectures and Writings. Middletown, Connecticut: Wesleyan University Press, 1961, p. 39
8 RICE, John Andrew, « Fundamentalism and the Highter Learning », 595, cité par C.S. Reynolds, Visisons and Vanities, John Andrew Rice of Black Mountain College, Louisiana State University Press, 1998, p. 148

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Décloisonner

L’aménagement de l’imprévisible se trouve au cœur de la pédagogie d’Albers, de Fuller, et plus tard de John Cage et de Merce Cunningham. Les moyens qu’ils ont utilisés relèvent du décloisonnement qui est pratiqué au sens propre comme au sens figuré.

Au sens propre, le décloisonnement concerne les cloisons, dont John Cage ou Buckminster Fuller vont recommander le démontage. Il s’agit littéralement de faire entrer de l’air dans l’école, d’intensifier les relations entre le dedans et le dehors et d’agrandir l’espace d’opération.

Fuller et Cage veulent que l’école « respire », qu’on lui donne de l’air. Fuller par exemple fait cours à l’extérieur et initie ses étudiants à des ateliers en plein air. Il souhaite supprimer toutes les cloisons non seulement par soucis d’aération mais aussi parce qu’il pense qu’ainsi les disciplines enseignées cessent d’être coupées les unes des autres et se renouvellent du fait des interférences et des nouvelles connexions qui nécessairement adviennent entre elles lorsqu’elles sont en contact les unes avec les autres.

Le décloisonnement n’opère pas comme suppression de toutes les contraintes, des divisions et des frontières, mais comme la recherche d’une organisation entre les choses qui n’est dictée ni par les découpages traditionnels issus d’une certaine conception du pouvoir, ni par une éventuelle logique inhérente aux choses, mais par l’invention de nouvelles possibilités d’ajustement entre elles. Olson, poète et dernier directeur du College, affirmait que le plus important est de « rechercher et trouver les connexions entre les choses9 » (p. 361) L’activité humaine n’est pas celle d’un chef d’orchestre, mais celle d’un participant à l’évolution d’un environnement avec lequel il est en interaction.

John Cage revendique à cet égard une proximité avec Thoreau et le bouddhisme Zen. Décloisonner est « sortir de la cage » et faire se frotter les uns aux autres des voix, des discours, des sons, des perspectives, ce dont il advient forcément quelque chose de nouveau et d’imprévu. De là naissent de nouvelles idées.

La matière sonore et les sons sont au travail de Cage ce que sont les unités géodésiques à celui de Fuller. De même qu’apprendre à écouter les sons suppose de se libérer d’une certaine conception de la musique, fabriquer des structures pyramidales suppose de se libérer d’une conception de la résistance et de la solidité. C’est ainsi que Fuller désolidarise la question de

9 DUBERMAN, M.B., op.cit., p. 361.

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la force et de la solidité d’un édifice de celle du poids et de la masse qui est traditionnellement associé à la sécurité. Le mur est une frontière culturellement conditionnée dont Fuller veut montrer l’arbitraire. Il est la marque distinctive d’une « mentalité de fortification ». Le dôme géodésique composé de tétraodes (pyramides accolées) est une structure qui manifeste au contraire que la solidité dépend de la forme plus que de la densité des matériaux, de leur nature et surtout de leur poids.

Comme le décloisonnement s’applique également aux domaines de la connaissance, l’école cesse d’être disciplinaire. L’art est relié aux moyens de subsistance et le soi devient par moments relais. Par exemple John Cage invente le « multimédia » avec Cunningham et Rauschenberg. Il crée des sons pour des performances impliquant la danse, la peinture, la musique et la poésie et ouvre la musique sur la physique et les sciences. Quant à Fuller, il imagine des lieux où se croisent divers postes techniques, diverses approches, diverses idées. Au lieu des disciplines, cloisonnement, départements, mémorisation, diplômes comme récompenses versus punition. La performance, le happening, les « events » qui sont des modes de production de l’imprévisible, naissent de là.

Ici le décloisonnement se confond avec la pratique du transdisciplinaire, distinct de l’interdisciplinaire. Les arts plastiques, la danse et la musique, les sciences naturelles et humaines, s’ouvrent les uns sur les autres. Fréquemment plusieurs professeurs dont les spécialités sont différentes interviennent ensemble dans un séminaire ou une performance. Ici également la suppression des frontières et limites est bien moins le but que ne l’est, comme le fait remarquer Cage, le fait de faire se frotter des pensées et des activités les unes aux autres, parce qu’il en provient de nouvelles, comme le frottement des sons et des rythmes produisent cette indétermination si essentielle à sa musique. L’idée d’une spécialité ne paraît pas pour autant absurde: seulement son fondement, loin d’être académique et traditionnel, est exclusivement personnel. La spécialité utile et transmissible est simplement celle qui dérive des activités spécifiques à une personne particulière, et dont personne d’autre n’aurait l’idée ou ne serait capable. C’est pourquoi Albers pensait que les professeurs les meilleurs étaient ceux dont la personnalité était la plus forte et dont l’enseignement était le plus personnel ; il leur recommandait d’être « impérialistes » ; non d’imposer, mais de défendre leur point de vue personnel. Réciproquement, il pensait que l’éducation avait pour effet d’approfondir l’individualité de l’étudiant et d’intensifier son caractère.

Enfin, le décloisonnement s’applique à la subjectivité et aux savoirs faire : la conscience, au lieu d’être un piège ou une prison, devient le poste d’observation des événements et de l’imprévisible. Comme pour les pragmatistes, elle est d’autant plus vive qu’elle fait face à

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l’imprévu et d’autant plus sclérosée qu’elle s’attache à l’organisation. Plus on introduit du désordre dans notre existence, plus on est perméable à la perturbation, plus on est conscient et finalement vivant.

To open eyes

La plupart des enseignants du Black Mountain College considèrent comme fondamental d’apprendre aux élèves non pas comment voir ou écouter, ou quoi voir ou écouter. Ils ne mettent pas l’accent sur des méthodes, encore moins sur des objets, mais sur l’activité de voir ou d’écouter elle-même. L’expression utilisée régulièrement pour désigner ce changement d’emphase est celle d’ouvrir les yeux. John Cage écrit par exemple : « Quelle que soit la direction, le chemin, tout passe par la décision de se dévouer, de faire attention à tout ce qui est extérieur à soi-même, de s’abandonner10. » Il explique dans le même texte que le professeur n’a pas à attirer l’attention sur tel ou tel objet, à donner des ordres et à faire agir, mais qui incite les étudiants à cette vigilance qui implique à part égale les qualités éthiques consistant à faire place au nouveau et les qualités cognitives consistant à accentuer l’acuité des pensées et des perceptions. D’après Cage, un bon professeur dirait à ses étudiants : « Si vous entendez dire que Rauschenberg a fini un nouveau tableau, la chose la plus avisée à faire est de laisser tomber tout ce que vous êtes en train de faire et de vous débrouiller d’une manière ou d’une autre pour voir ce tableau. C’est ainsi qu’on apprend à utiliser ses yeux ».

Joseph Albers, le premier à être recruté par Rice, fonde sa pédagogie (qu’il pratique depuis ses années à l’école du Bauhaus) sur l’idée que la conscience des individus doit être « entraînée ». Il distingue, comme l’allemand y prête, l’information (le fait d’apporter des éléments, des faits ou des méthodes, aux étudiants) de la formation de la volonté et du caractère, l’éducation proprement dite11. L’éducation, c’est le fait de donner la liberté d’abord, à travers l’expérimentation, dont les erreurs, les échecs peuvent être amendés dans un second temps aussi bien par les solutions de l’étudiant que par celles qui se sont avéré marcher. C’est ici que l’instruction trouve son point d’ancrage. Dans son anglais rudimentaire, il définit son but ainsi : « I want to open eyes ». Ouvrir les yeux des autres, maintenir les siens ouverts. La tâche du professeur, précise Albers, est de diriger l’œil vers l’observation. Précisons : non

10 KOSTELANETZ Richard, Conversations avec John Cage, 1978, NY, , Ed des Syrtes pour l’éd française, 2000, Paris, p. 338.
11 Cité par DUBERMAN M.B., op.cit., p. 102.

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vers tel objet à observer, mais vers l’activité d’observer elle-même ; enseigner « à savoir que vous voyez et savoir ce que vous voyez12». Ensuite seulement il est possible d’entraîner la main à suivre l’œil.

L’œil n’est pas une métaphore ; ouvrir les yeux signifie d’abord se préparer (où être préparé) à voir, être prêt à capter ce qui se présente. Ainsi l’observateur qui s’exerce sans cesse à observer, développe une telle disponibilité que comme le souhaite Albers pour ses étudiants, « on ne pourra plus rater la chance de trouver et de présenter une nouvelle idée, une nouvelle vue13». Dans la préparation à l’observation se trouvent la curiosité à l’égard de la perception qui se présente à l’esprit et la valorisation de l’imprévisible qui ici conditionne le renouvellement par l’extérieur de l’œil et, par conséquent, des formes de l’art. L’imprévisibilité de ce qui se place sous nos yeux constitue le versant objectif des modifications intérieures subjectives, imprévisibles, auxquelles Albers accorde une grande attention, expliquant par exemple que son enseignement (même s’il était rigoureusement structuré et dans une certaine mesure programmée) devait sans cesse s’adapter aux évolutions imprévisibles de ses étudiants.

Ensuite apprendre à observer signifie aussi apprendre à découvrir et identifier les caractéristiques spécifiques à un objet. Dès la période du Bauhaus, en raison de la proximité qu’il voulait établir entre l’art et les métiers, les ateliers, l’artisanat, Albers avait en partie supprimé les outils au profit des doigts. Enfant, il avait observé les forgerons, les cordonniers, les menuisiers. D’ailleurs sa femme Annie pratiquait un mélange d’art et de tissage. Albers engage donc ses étudiants à avoir un contact direct avec des objets bruts dont la matérialité constitue la caractéristique première, comme du bois, du carton ondulé, de la paille, des journaux, du fil de fer, etc. La découverte tactile des propriétés des matériaux lui semble un moyen privilégié de renouveler les perceptions et d’intensifier aussi bien la sensibilité que la faculté de percevoir et de former des sentiments à partir de ce qui est perçu.

Les matériaux, le papier par exemple, ne sont pas seulement explorés tactilement et visuellement, mais aussi manipulés, et ce afin d’éprouver leurs propriétés au-delà de ce que l’œil sait voir, parce qu’il l’a déjà appris, également au-delà des usages auxquels les matériaux sont habituellement réservés, en art ou ailleurs.

Orchestrant pour ainsi dire un happening de la perception consciente, Albers prend l’habitude de juxtaposer des couleurs afin de rendre perceptible le fait leurs valeurs sont

12 Ibid., p. 46. 13 Ibid., p. 47.

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modifiées par leur juxtaposition, que chacune « travaille sur ses voisines14 ». Il appelle matière studies l’analyse des propriétés de la surface des matériaux qu’il classe en « structure, facture et texture ». Afin de ne jamais perdre cette unicité de l’objet qui lui donne vie et de résister à tout glissement vers le général, Albers affirme que « nous devons caractériser, et non définir15 ». En même temps, les propriétés que l’objet acquiert lors de sa mise en relation avec d’autres font partie de lui.

Introduire des variations de couleur ou de contraste dans un même dessin, plier du papier, un des exercices qu’Albers proposait à ses étudiants en première année, ont en priorité cette fonction de faire découvrir la complémentarité entre ces trois aspects, la relation avec l’extérieur étant alors assurée par les doigts du manipulateur et ce type de manipulation qui, tout en tirant parti des propriétés propres à cette feuille de papier (extension, souplesse, rigidité, inertie). Une fois cette dernière achevée, la feuille de papier était lissée et reprenait sa place dans la pile, prête à servir la prochaine fois.

Les exercices de matière d’Albers sont organisés de manière à faire comprendre qu’il y a en tout objet existe une solidarité entre ses qualités structurelles, son aspect extérieur, et ses interactions effectives avec d’autres objets (et même ses interactions virtuelles)

Ainsi ajouter un objet à un autre — à commencer par un arrière-plan ou un contexte, une couleur ne débouche pas sur une simple addition mais sur la production d’une nouvelle connexion, le renforcement de ces relations étant le but recherché).

L’objet comme limite de l’expérimentation

Il est clair qu’en art comme à la paillasse du laboratoire de recherche ou dans le champ, la manipulation doit avant que la chose sur laquelle elle s’exerce soit détruite. Dans la classe d’Albers, le mélange des formes, des couleurs, les effacements et les ajouts rencontrent une limite factuelle au-delà de laquelle ce n’est plus d’art qu’il s’agit. Cette limite, qui se situe quelque part entre laisser faire sans intervenir et détruire est à la fois normative et objective en tant que condition d’art ou de science. De même art et démocratie sont des termes normatifs et descriptifs. Mais l’art qui est autre chose que la simple production d’un artifice, quel qu’il

14 Ibid., p. 56. 15 Ibid., p. 55.

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soit, doit précisément jouer des propriétés des choses extérieures sans les annuler. Il suit en quelque sorte leur pente naturelle tout les faisant dériver vers une direction qu’elles n’auraient pas d’elles-mêmes.

Albers, en tant qu’ouvreur d’yeux et éducateur à l’observation, sélectionne les situations où cet équilibre est effectivement donné, objectivement, et qu’il généralise. Les objets possèdent des limites à leur manipulation au-delà desquelles ils cessent d’être ce qu’ils sont ; les propriétés objectives des matériaux sont les points de départ de l’imagination créatrice. C’est pourquoi il s’intéresse minutieusement aux boundaries des objets et n’aime pas l’argile, ainsi que n’importe quel matériau entièrement malléable. Il préfère le papier ou le fil de fer, car leurs limites sont plus prégnantes. Pour cette raison il n’adhère pas non plus à l’expressionnisme abstrait, considérant que la couleur n’est pas quelque chose qui se déverse.

Mais inversement au risque de destruction, celui de domination forme une autre limite à préserver : l’espace, la couleur, les autres objets qui sont en relation avec l’objet de notre attention forment un environnement qui ne devrait pas être plus dominé par l’objet que ce dernier ne le domine. Albers remarque que comme n’importe quel objet, « personne n’est continuellement le plus important » ; les choses le sont tour à tour, en fonction de la direction de l’attention et des processus en cours : sans cesse quelque chose apparaît dans l’arrière-plan et devient prédominant. L’arrière-plan fait partie du premier plan : « Quand vous comprenez vraiment que chaque couleur est modifiée par un environnement changeant, vous pouvez réaliser que vous avez appris quelque chose de la vie aussi bien que de la couleur16. »

L’individualité et le courage

Si pour les enseignants du Black Mountain College il est essentiel que l’éducation ait pour objectif l’indépendance de l’expérimentateur quant à la sélection des objets de son attention et à l’organisation de ses activités, c’est en raison de leur conviction que l’individualité libre et créatrice dont on pourrait dire qu’elle est « démocratique » est produite dans l’écart entre l’objet et le sujet quand ils entrent en contact mutuel, l’un réalisant certaines de ses propriétés situées, l’autre réalisant sa différence avec le monde environnant et explorant son sentiment d’exister. Ni la factualité de l’objet ni l’expressivité d’un monde

16 On peut signaler ici la parution d’une nouvelle édition en français de Joseph Albers, Interaction des couleurs, Paris, Hazan, 2013.

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prétendument intérieur ne sont constitutives de l’individualité. Selon Albers, « l’écart entre le fait physique et son impact psychologique finit toujours par se manifester dans la vision et dans toute perception. » Il affirme que « seules les apparences ne trompent pas17 ». Pour Duberman, cette conviction forme le cœur de sa sociologie aussi bien que de son art.

L’expression de soi, précise Albers au sujet de la création artistique, est beaucoup plus qu’une révélation de soi-même ou qu’une ouverture. Un acte créatif est défini par la production d’un point d’articulation entre la subjectivité individuelle déjà constituée et les matériaux procurés par ce qui est vu, qui font l’objet d’une organisation par le sujet observateur. La distinction entre le sentiment et le préjugé n’a pas d’autres sources. Il peut y avoir et il y a souvent au cours une activité créatrice une part d’inconscient ou de préconscient, mais cette part n’a aucun pouvoir créateur intrinsèque. Comme pour Fuller, Cage ou Olson, qui tous opposent à la self expression l’expérimentation, le laissez aller des pulsions, ou leur libération, n’est pas le moteur de l’art. C’est dans la jonction entre la pulsion et l’observation, sous la forme de la pulsion d’observer, que se constitue une activité créatrice, à quelque niveau que ce soit.

La formation emprunte le moyen du « comment » ; tout art, toute création, est une « performance ». Elle fait jouer le contenu, non l’intention. La signification de l’activité créatrice réside avant tout (avant l’œuvre comme résultat et objet d’appréciation par d’autres) dans l’utilisation réglée des données de l’expérience que l’observation a permis d’accumuler. Or cette utilisation est le moyen de faire apparaître une forme, mentale ou matérielle, qui n’était pas préexistante, mais survient progressivement au fur et à mesure que progresse l’entraînement de la conscience : « The performance — how it is done — is the content of art18 ».

L’insistance des membres du College sur le rôle du faire dans la perception consciente et la connaissance rappelle à de multiples égards le célèbre Knowing is doing de Dewey. Comme on l’a vu plus haut, l’expérience correspond à l’établissement d’un continuum entre faire et former une idée. Il en va de même pour Fuller qui précise que faire une expérience (to experience) ce n’est pas être présent de l’extérieur à une chose et porter d’une manière neutre son regard sur elle mais c’est « faire cette chose ». C’est « modeler l’univers », car chaque expérience est un cas particulier à partir duquel on peut généraliser. L’expérience, moment d’intégration d’entités diverses, opère une nouvelle donne. C’est pourquoi chacun peut utiliser son expérience personnelle comme la base de la compréhension de l’univers. Fuller écrit

17 DUBERMAN M. B., op. cit., p. 56. 18 Ibid., p. 47.

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également : « L’expérience est la conscience complexe d’être, de soi, coexistant avec tout le non soi ». Et : « L’univers est la coordination intégrale de toute expérience19».

La réalisation que sans doute dans l’univers entier, mais à coup sûr au niveau de l’existence terrestre qui est la nôtre, l’expérience est à l’origine de ce qui marche (Dewey par exemple l’avait extraite du darwinisme et constituée en moteur de l’évolution des espèces), de ce qui évolue, s’ajuste, change, tout en perdurant, est la clé de l’individualité. Ce qu’on appelle individu correspond à deux conceptions opposées, du moins peut-on ici thématiser l’affaire en ces termes : l’individu est l’atome, la partie distincte et insécable dont le tout est constitué, dont la signification est physique ; une pierre est un individu. L’individu est aussi l’être qui a en lui-même tout ce qui est nécessaire à son existence distinctive. Il se réalise au cours du temps par l’intermédiaire de l’actualisation de ses virtualités. Il est donc à la fois virtuellement complet et factuellement incomplet. Mais sa complétude ne vient pas de ses interactions avec le monde extérieur.

L’individualité, au même titre que le self en anglais, est le concept qu’on peut utiliser pour désigner l’individu suscité par des interactions avec son environnement et agissant sur, avec, par l’environnement. Il est à l’humain ce que l’expérience est à l’univers de Fuller. Toutefois, les conditions dont le respect conditionne la réalisation d’une expérience (dont on a vu qu’elle se situe entre la destruction de l’objet et l’anéantissement du sujet) s’appliquent également à l’individualité, et pour les mêmes raisons. Que le Black Mountain ait voulu consolider les attitudes favorables à la recherche de l’individualité est bien marqué par les affirmations de Rice : « Entre le vaincu qui s’est rendu au monde public et l’invincible, qui ne le fera jamais, il y a ceux qui commencent à se demander pourquoi ils se sont rendus. Ceux-là sont incapables de considérer que leur soumission est définitive, mais ils ne savent pas comment, ni même s’ils pourraient redevenir une seconde fois des artistes. C’est pour ces gens-là que le Black Mountain existe20. »

 

 

Porter sur soi-même le point de vue qui est requis par la création artistique s’apprend. « En général », explique Louis Adamic, « les efforts du Black Mountain College consistent à produire des individualités et non des individualistes (...) La première étape est de rendre l’étudiant conscient de lui-même et de ses capacités ; en d’autres termes, de ‘se connaître lui- même’21 » Le développement de cette conscience de soi ne conduit pas à se considérer

19 FULLER B., Critical Path, NY, St Martin’s Press, 1980. En ligne : http://www.rwgrayprojects.com/synergetics/print/p300.pdf; §§ 301.10, 305.05 et 308.00. 20 RICE J. A., Rice, cité dans le site internet du Black Mountain College, http://www.ibiblio.org/bmc/bmcaboutbmc.html.
21 Ibid., ADAMIC Louis, Visiting Academic Black Mountain College, Sprouted Seeds, 1990, ibid.

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comme une œuvre d’art au sens classique mais comme un mélange de blocages et d’opportunités, de conditions et d’indétermination, de contraintes intériorisées et de zones de liberté. À l’écart par conséquent de l’alternative entre déterminisme et autonomie se déploie un vaste domaine d’interactions passées et possibles dont la réalisation, à la fois reconnaissance de la factualité du monde extérieur et engagement de soi dans la reconstruction de sa propre existence, requiert la vertu la plus essentielle pour qui place l’expérience au cœur de la vie sociale, le courage.

Fuller considère que l’individualité n’advient qu’en vertu du courage : un individu est un être qui a le courage de la « vérité », explique-t-il dans son langage quelque peu exalté, c’est- à-dire dont l’unité est produite par son sens de la vérité relativement aux conditions concrètes, factuelles, de sa propre existence. Le courage est aussi l’engagement dans la poursuite des conditions nécessaires à la durée de sa propre existence consciente. Produire le courage est pour Cage le but de l’éducation : l’enseignant doit « découvrir ce que l‘étudiant sait (...) et ensuite, l’entraîner à être courageux par rapport à sa propre connaissance, courageux et pratique. En d’autres termes, faire mûrir cette connaissance22. »

Au total, la connaissance se sépare de la reconnaissance. L’individu développe son individualité sans avoir à se réaliser suivant un plan, naturel ou divin, prévu d’avance, de même que les efforts d’agir des individus font apparaître des situations et des objets irréductibles à leurs conditions antécédentes de production. En désolidarisant par exemple la perception d’un matériau de ses usages connus, Albers convoque ses étudiants dans la double exploration sans fin d’eux-mêmes et du monde. Loin de la mémorisation, de l’accumulation d’informations, de l’apprentissage de données à la confection desquelles l’étudiant n’a aucunement pris part, l’éducation bien comprise et l’esprit expérimentaliste qui l’accompagne libèrent l’étudiant de ses inclinations à la reproduction. Ce faisant, elle l’introduit dans le domaine de l’art.

22 KOSTELANETZ R., op. cit., p. 339.

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25 avril 2017 2 25 /04 /avril /2017 20:58

Joëlle Zask

 

Contre « l’identité culturelle » et « l’appartenance », la question de la culturation individuelle. 2014

 

 

A paraître dans Pour une politique du hors-sol (sous la direction d'Alexis Nouss et Augustin Giovannoni), Presses Universitaires de Provence (PUP), 2017

 

 

tour de Babel

 

D’où vient l’habitude d’opposer individu et communauté? Sur quoi l’antagonisme entre l’individu et la culture ou la communauté culturelle repose-t-il ? Le but de cet article est d’apporter quelques réponses à ces vastes questions. Cet antagonisme s’exprime depuis une vingtaine d’années sous la forme d’une suspicion marquée à l’encontre de diverses attitudes individuelles témoignant d’un attachement culturel à une minorité quelconque. Les expressions «repli identitaire », « ethnicisation », « communautarisme », « balkanisation », en témoignent1. Elles désignent un prétendu processus au cours duquel l’individu s’amenuiserait au profit de ce qu’il est convenu d’appeler une « appartenance collective ». Personne ne s’en fait le chantre. Une telle « appartenance » suscite au contraire une certaine répulsion et fait l’objet d’une condamnation assez unanime pour des raisons morales, sociales ou politiques. L’argument sous-tendant cette perception est double : d’une part cette identité ne coïncide pas avec l’identité

 

1 Voir par exemple la reprise par l’extrême droite de ces vocables : « La ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires consacrerait la balkanisation de notre pays et le triomphe du communautarisme. » Janvier 2014, site officiel du Front National, http://www.frontnational.com/2014/01/

 

nationale et donc la menace et, d’autre part, plus l’identité collective augmente, plus l’identité individuelle diminue.

Je voudrais montrer que le langage de l’identité qui prévaut dans les deux cas et qui, à bien des égards, alimente nos craintes, repose sur une conception fausse aussi bien de l’individuel que du culturel. Il sera alors sous-entendu que sans culture, aucune individualité n’est concevable ou viable et que, réciproquement, sans individualité pleinement constituée, la culture à proprement parler n’existe pas ou se corrompt en vertu d’un processus de ce qu’on appelait, par exemple avec Montesquieu, la «décadence» et qui a aujourd’hui pour nom la destruction culturelle.

Voyons d'abord ce que recouvrent les termes de repli identitaire, d'identité collective, de communautarisme ou encore d’éthnicisme qui ont fait leur apparition au cours des années 1990. Ces termes sont entrés en usage à partir de l’importation en France, notamment via la presse et certains essayistes ayant pignon sur rue, d’un mouvement de théorie politique canadienne et états-unienne : le « communitarianisme ». Au cours de cette importation, la notion est transfigurée. Voici comment par exemple Pierre-André Taguieff la définit : « le communautarisme est défini par ses critiques comme un projet sociopolitique visant à soumettre les membres d'un groupe défini aux normes supposées propres à ce groupe, à telle communauté, bref à contrôler les opinions, les croyances, les comportements de ceux qui appartiennent en principe à cette communauté2. »

Mais de quoi s’agit-il en Amérique ? Cette théorie est une théorie politique et non sociale. Elle se présente en priorité comme une critique du libéralisme politique dont elle montre les conséquences préjudiciables en termes de justice sociale et

 

2 Pierre-André Taguieff, tribune parue dans Le Figaro du 17 juillet 2003, http://laicidade.org/wp- content/uploads/2007/01/obs-com-taguieff-1.pdf

 

intégration3. Elle n’est pas antilibérale mais propose un amendement du libéralisme classique en recourant à une anthropologie différente. Elle s’attarde notamment sur la manière dont le libéral se représente classiquement l’individu : selon ce dernier, l’individu est donné en quelque sorte à la naissance. Il arrive au monde doté de toutes les qualités qui lui permettent de développer par lui-même son humanité. Substrat permanent, intemporel et constant, il acquiert progressivement les attributs propres au contexte de son développement. Mais c’est surtout une certaine conception de la liberté qui alimente le libéralisme classique, celle du libre arbitre. Cette expression signifie que l’individu est doté d’une volonté indéterminée et inconditionnée. Comme ce fut le cas pour Descartes, cette volonté n’est contrainte ni limitée par rien, pas même par l’entendement. Au lieu de concevoir l’individu comme le produit d’une histoire qui le dépasse, d’une race qui le détermine, d’une langue qui conditionne son esprit, d’un être puissant qui le manipule, on le conçoit (il faut dire d’une manière révolutionnaire) comme un être substantiel capable de sélectionner au fur et à mesure de son existence les expériences et les qualités « secondes » qui seront les siennes. L’individu est donc l’être qui se donne à lui- même les caractéristiques principales de son existence. Il est capable de « se choisir ». Et c’est dans l’élaboration des choix qui président à sa vie et l’organisent que s’élabore sa propre subjectivité. Il est ce qu’il veut être et par conséquent il s’appartient à lui-même.

Cette conception fut d’abord profondément libératrice. Elle a véritablement étayé les revendications d’égalité et de liberté que les révolutions démocratiques ont ensuite portée. Mais comme l’a montré le philosophe américain John Dewey dans un livre important, Individualisme : l’ancien et le nouveau, l’individu libéral qui

 

3 Sur ce point, voir BERTEN A. & DA SILVEIRA P. & POURTOIS H., Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997; LACROIX J., Communautarisme versus libéralisme, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2003 ; J. Zask, « La communauté dans l'état libéral », dans Figures du communautarisme, Shaker Verlag, pp.123-138, 2006.

 

fut d’abord émancipateur se retourne dans les conditions de la société industrielle capitaliste en un individualisme réactionnaire et conservateur4.

C’est celui-ci que combattent les communautariens en affirmant que cette anthropologie repose sur du sable : « l’individu nu » que postule le libéralisme est empiriquement introuvable. Non seulement il est inexistant mais en outre postuler son existence conduit en pratique à des injustices criantes. C’est précisément en raison de ces injustices que les communautariens vont chercher à corriger les excès du libéralisme et le délitement social auquel ces excès mènent.

Disons quelques mots de ces injustices. Il s’agit d’abord de celles qui dérivent du fait que l’individu est tenu pour responsable de ses échecs. Qu’il soit délinquant, ignorant, pauvre ou malade, c’est de sa faute. Il a manqué de persévérance, de courage, de caractère ou de discernement. L’individu doté de la raison naturelle et d’un vouloir libre et efficace est capable du meilleur comme du pire. S’il est fidèle aux promesses contenues dans sa nature, il entre dans ce développement de soi qui est le moteur même du progrès de la Civilisation, tandis que ses manquements à sa propre nature le font stagner et entraver le processus civilisateur national et même planétaire. Pensons ici aux discours évolutionnistes qui ont justifié l’entreprise coloniale ou aux discours volontaristes qui ont justifié la suppression du contrôle public des activités économiques. Spencer, qui tombe dans les deux catégories, soutenaient par exemple que la pauvreté est un vice et que protéger les pauvres en leur attribuant une allocation minimum encourage ce vice5.

Deuxièmement, la posture libérale permet de rejeter à l’arrière-plan la profonde inégalité des chances qui provient des différences de la fortune, de la culture et de la race, du statut social ou du niveau d’éducation, etc. La notion même d’égalité des chances apparaît sous un jour problématique dès lors que l’individu naturel postulé par la tradition libérale disparaît. Car cette égalité ne s’applique que dans la mesure

 

4 John Dewey, Individualism Old and New (1930), Great Books in Philosophy, 1999
5 Herbert Spencer, Autobiographie (naissance de l’évolutionnisme libéral), précédé de Patrick Tort, Spencer et le système des sciences, Paris, PUF, 1987.

 

où les individus sont effectivement égaux au départ, autrement dit, à l’origine. Les théories distributives issues de la critique du libéralisme économique substitueront donc à l’égalité des chances l’égalité d’opportunités, qui est bien différente.

Finalement, on remarque une grande injustice dans le fait que ceux qui adhèrent explicitement à la définition de l’individu comme agent libre et s’y reconnaissent ont un avantage vertigineux par rapport à ceux pour lesquels cette définition n’a aucun sens. Pensons par exemple que la définition traditionnelle de l’individu inclut les quelques facultés déjà mentionnées à travers la notion de libre arbitre comme la raison, l’intelligence et la conduite rationnelle, tout en occultant un large éventail de potentialités comme la compétence manuelle, le chant et la danse, la capacité à s’orienter dans l’espace, la puissance physique, la voyance ou la perspicacité psychologique. Dans un système social encourageant l’individu rationnel, la voie de la réussite et de l’accomplissement de soi est beaucoup trop étroite pour que tous puissent y voyager, et beaucoup trop moniste et unilatérale pour que la pluralité des individus soit préservée.

Quant aux communautariens, ils ont montré qu’il naît des interrelations entre ces différents niveaux d'injustice (dont il ne peut être question en détail ici) un processus de désocialisation. Ce processus a pu être défini par diverses expressions désormais familières : délitement des liens sociaux, désintégration sociale, déliaison, anomie, isolement, égoïsme, repli sur soi, individualisme. Schématiquement, comme l’avait affirmé Hobbes en son temps, l’individu défini comme une substance qui s’affirme et essaie d’augmenter sa puissance est nécessairement en lutte contre tous ses congénères sauf sur le territoire très resserré et ponctuel où il échange des promesses et conclut un pacte avec les autres. L’individualisme libéral (c’est-à-dire celui postule la nature substantielle du sujet humain) s’accompagne d’une défiance universelle. Il n’en dérive pas mais, au contraire, la fait naître.

Pour éviter ces travers, les communautariens canadiens et américains ont attiré l’attention sur l’utilité d’un changement de paradigme anthropologique. Ils ont montré que l’individu ne devient une individualité que s’il participe à une communauté constituée qui est celle par exemple de ses parents, de sa famille, de sa religion, de son pays, de sa culture etc. Même si, trop souvent, ils ont confondu participation culturelle (la seule qui nous intéresse ici) et immersion culturelle, voire allégeance au groupe, ils ont insisté sur le fait que l’individu ne se construit pas de lui-même en isolation par rapport à tous les autres, mais qu’il le fait par l’intermédiaire des ressources culturelles de la communauté constituée dont il hérite. Sur cette base, ils ont affirmé que l’État devrait veiller autant aux droits des individus qu’à l’intégrité des groupes dont les individus dérivent leur individualité.

Certes les communautariens sont restés attachés aux droits individuels, auxquels ils ont accordé une priorité non négociable, mais ils ont montré qu’une fois acquis le principe que le développement de l’individualité est socialement et culturellement conditionné (ce qui implique aussi qu’il soit contingent) il devient évident qu’une politique communautaire prenant acte de la pluralité culturelle là où elle est présente est le complément indispensable d’une politique accordant des droits inaliénables à l’individu.

Ces remarques débouchent sur la question politique du multiculturalisme dont on peut dire ici quelques mots. Il s’agit en premier lieu d’une variante du communautarisme6. Avec des auteurs comme Charles Taylor et Will Kymlicka, Le Canada est sans doute le pays où le « multiculturalisme » s’est développé le plus tôt et le plus complètement, d’autant que la théorie s’est traduite en pratique par la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, promue par le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau (PLC), le gouvernement canadien ayant opté en faveur d'une

 

6 Sur le multiculturalisme, voir Patrick Savidan, Le Multiculturalisme, PUF, « Que sais-je ? » no 3236) ; Charles Taylor, Multiculturalisme, différence et démocratie, Paris, Aubier, 1992 ; Gérard Bouchard et Charles Taylor, Texte intégral du rapport Bouchard-Taylor (lire en ligne [archive]) ; Will Kymlicka, 2001 : (fr) La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités, Éditions du Boréal (Canada), La Découverte et Syros (France). Trad. de Multicultural citizenship : a liberal theory of minority rights, 1995 ; J. Zask “The Question of Multiculturalism France”, In R. Lukic and M. Brint (eds.), Culture, Politics, and Nationalism in the Age of Globalization, p. 113-144. Ashgate Publishing Company, England, 2001.

 

 

politique favorable au multiculturalisme, ainsi que par l’adoption d’une Constitution multiculturelle dans l’état de Colombie britannique. L’importance du multiculturalisme est notable aussi au Québec en raison des dangers guettant la francophonie qui forment le cœur de l’argumentation de Taylor. Le risque qu’elle disparaisse est avéré tant la suprématie numérique et économique de la culture anglophone largement dominante partout ailleurs est grande. Or la langue française et la culture qui l’accompagne représentent pour la majorité des Québécois un acquis profondément significative dont la disparition équivaudrait à un processus de destruction culturelle et produirait l’état de démoralisation que les sociologues ont identifié au début du 20e siècle dans les zones de fortes migrations, intérieures ou extérieures, du fait du développement du grand capitalisme industriel ou des progrès des politiques coloniales.

Dans ce cas également, les demandes en faveur d’une protection publique de la culture ne sont pas purement sociales mais politiques, car elles se sont exprimées au niveau juridique de la reconnaissance des droits des individus à l’intégrité des réalités culturelles qui constituent leur « identité », ainsi qu’au niveau éthique de la reconnaissance de la pluralité culturelle et de l’utilité morale de l’estime publique des diverses formes qu’elle prend. Contrairement à ce que certains commentateurs ont affirmé, il n’a donc pas été question de détruire les droits individuels ou de les relativiser, mais de repenser l’usage du gouvernement à deux titres : d’une part afin que le gouvernement élu par la majorité reconnaisse au nom de la nation tout entière les préjudices que cette dernière a fait subir à certaines minorités culturelles en raison de son mépris ou de la discrimination qu’elle leur a imposée. Cela a par exemple abouti à ce que le chef du gouvernement Canadien Stephen Harper présente le 11 juin 2008 les excuses du Canada aux autochtones. Il a par là même reconnu les crimes des Canadiens à leur égard, notamment ceux qui ont été infligés aux enfants qui ont été enlevés à leur famille et placés dans les sinistres pensionnats indiens qui ont été créés en 1820 et ont perduré pour certains jusque dans les

 

années 1980 : « En plus d’un siècle, les pensionnats indiens ont séparé plus de 150 000 enfants autochtones de leur famille et de leur communauté. (...) Au nom du gouvernement du Canada et de tous les Canadiens et Canadiennes, je me lève devant vous pour présenter nos excuses aux peuples autochtones pour le rôle joué par le Canada dans les pensionnats pour Indiens », a déclaré solennellement Stephen Harper.

D’autre part, le moyen juridique auquel ont recouru les politiques multiculturalistes a débouché sur une nouvelle politique, « l’action affirmative » (affirmative action). Cette dernière a recouru de manière ciblée et provisoire à l’instauration de quota minimum dans des domaines aussi variés que celui de l’accès au logement, à l’emploi ou à telle ou telle université. Son but n’a pas été de promouvoir la « mixité sociale » (l’idéal américain du melting-pot qui a prévalu dans les années 1930) mais d’assurer l’ascension sociale de certains groupes laissés pour compte. Il s’est donc agi de remédier aux inégalités engendrées par la destruction culturelle, le mépris ou la discrimination des membres de tel ou tel groupe minoritaire par un groupe majoritaire ou antagoniste en assurant ponctuellement à certains groupes culturels un avantage par rapport aux autres, soit pour qu’ils soient en mesure de préserver leurs spécificités culturelles par rapport à d’autres groupes plus forts ou prédateurs, soit pour que les membres d’un groupe historiquement discrédités (par exemple les Noirs américains ou les Inuits canadiens) jouissent d'un avantage dans tel ou tel domaine, y compris en matière de mandats représentatifs dans les appareils politiques des États ou de l’État fédéral. Le dispositif consiste alors à substituer à la classique égalité des chances qui est le propre de l’individualisme une égalité d’opportunités qui est, on l’a vue, le propre d’une vision sociale et socialisante de l’être humain compris comme étant tel à partir du moment où il est en relation égale avec les autres.

 

 

Ces quelques indications étant apportées, arrêtons-nous aux circonstances de la migration du communautarisme et du multiculturalisme en France. On les voit singulièrement malmenés car ils heurtent apparemment de plein fouet la vision républicaine classique qui les a finalement diabolisés. Lorsqu’ils franchissent l’océan, la transformation de leur sens et de leurs enjeux est sévère. Alors que ces termes désignent une théorie politique destinée non à détruire le régime de liberté mais à le renforcer, ils sont détournés pour désigner un processus social de fragmentation et de fragilisation de l’union nationale. Alors qu’ils sont positifs et novateurs dans le monde anglo-saxon, ils deviennent négatifs voire insultant en France.

Par exemple, le multiculturalisme a provoqué au cours des années 2000 une levée de boucliers dont l’effet fut fortement réactionnaire. Au lieu d’apparaître comme la possibilité d’une correction des inégalités existantes, il a été perçu d’une part comme le véhicule d’un favoritisme en faveur de personnes alors prétendument stigmatisées par l’avantage même qu’elles subiraient et, d’autre part, comme une démarche qui consistait à réintroduire des différences là où la pensée républicaine postule l’identité et les bienfaits d’un État « aveugle aux différences ». Il a semblé à beaucoup outrancier et fondamentalement antirépublicain que l’État organise des discussions publiques intégrant des variables telles que le sexe de la personne, son origine ethnique ou culturelle. L’action affirmative qui prévalait aux États-Unis s’est transformée symptomatiquement en « discrimination positive ». Il en va de même au sujet du communautarisme : transplanté en France, il ne s’agit plus d’une théorie fondée sur la reconnaissance de la dimension culturelle et sociale du sujet humain, mais d’un séparatisme ethnique, d’un repli identitaire, d’un culturalisme sécessionniste. De nombreuses voix se sont alors élevées pour dénoncer la pente fatale qui lui aurait été prétendument inhérente et qui a été baptisée selon les cas balkanisation, fragmentation, perte du bien commun, égoïsme local ou défense des particularismes7.

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7 Sur le rejet du multiculturalisme, je me permets de renvoyer à mon article “The Question of Multiculturalism France”, op. cit.

 

 

Sans pouvoir entrer dans les détails je voudrais signaler un certain nombre d'éléments destinés à expliquer cette dérive franco-française tout en en indiquant les effets politiques préjudiciables.

Premièrement, le fait qu’on a glissé d’une lecture politique à une lecture sociale a accompagné et souvent renforcé l’incapacité d’établir une distinction, parmi les mouvements d’affirmation culturelle, entre les mouvements politiquement séparatistes et les mouvements revendiquant de l’État une meilleure intégration. Cette situation peut être illustrée par la confusion extrême qui s’est produite entre les mouvements de revitalisation des cultures arabo-musulmanes d’un côté et l’islamisme politique de l’autre. Alors que les premiers ont revendiqué par exemple L'enseignement de l'arabe au lycée, la création d'un consistoire, des écoles privées équivalentes à celles dont bénéficient les juifs et les catholiques, des organes de presse et des publications indépendantes, le second voit dans la majorité un ennemi à combattre. Alors que les premiers demandent la reconnaissance publique d’une culture dont ils estiment qu’elle a participé à produire la France telle qu’elle existe aujourd’hui, Le second postule des valeurs incommensurables et des croyances incompatibles. Il n’est pas relativisme mais exclusif et passible d’un défaut dont l’histoire républicaine française, notamment celle du républicanisme triomphant au sujet duquel Madeleine Rébérioux s’est exprimée, n’est pas exempte, celui de considérer un trait culturel particulier comme un paradigme de l’universel. Alors que les premiers s’expriment en faveur d’une intégration grâce à laquelle ils deviendraient des membres à parts égales de l’État français sans pour autant avoir à renoncer aux habitudes et aux qualités qu’ils estiment essentiellement à l’estime de soi et au self gouvernement, Le second est tout à l’inverse dans la séparation le refus et la violence. Voici donc un premier effet de notre confusion mentale

Mais d’où vient-elle ? Pour répondre à cette question, il faut faire appel à un second paramètre : la célèbre « passion de l’égalité » de Tocqueville. Ce dernier la considérait comme le plus grand danger des démocraties libérales car de nature à favoriser le remplacement progressif des institutions démocratiques par le despotisme. Schématiquement cette passion de l’égalité se traduit par un nivellement. L’égalité qui est l’objet d’une passion est d’un genre particulier, il s’agit « d’un goût dépravé pour l’égalité » qui corrompt le cœur humain8 : ce n’est pas celle qui est revendiquée le droit de tous au self gouvernement et à l’action libre mais de celle qui mène, d’une part, au conformisme et, d’autre part, à l’uniformisation. Le conformisme réside dans le fait que tout le monde désire la même chose et revendique le même traitement. Comme l’ont montré dans des termes proches John Stuart Mill et Tocqueville, il s’accompagne aussi d’une injonction à se conformer : celui qui ne désire pas la même chose est condamné en bloc par la société ; il n’a que peu de chances d’exister dans le regard des autres qui ne le reconnaissent pas, voire qui le méprisent. De là provient l’uniformité. Elle dépend en cela de deux mécanismes : d’une part, le conformisme produit une ressemblance croissante entre les individus et ce, aussi bien dans leur comportement manifeste qu’au niveau de leur organisation psychique ; et d’autre part, le fait que tout le monde désire la même chose conduit à la méfiance et à la compétition qui mènent quant à elles à l’isolement. Or, nous explique Tocqueville, plus les individus sont isolés, plus ils sont coupés des autres, moins ils profitent des apports de la conversation et de l’échange, plus leurs sentiments et leurs idées s’appauvrissent et se dessèchent et plus ils se rapprochent d’une forme très générale, générique, qui est exactement la même pour tous.

On aboutit donc à la conclusion suivante qui n’est que très superficiellement paradoxale : l’individualisme conduit non à l’affirmation héroïque de soi où à l’exaltation de sa différence mais bien au contraire à la dilution du soi dans un grand tout qu’on peut appeler à bon droit une masse — entendant par là une collection

 

8 Alexis de Tocqueville - De la démocratie en Amérique, T. I, première partie, chap. III, Vrin.
 

d’individus identiques alors qu’ils n’ont pas été en contact les uns avec les autres et n’ont échangé ni expérience ni propos.

Un troisième paramètre traditionnellement lié au second doit être mentionné : il s’agit de l’égalité comprise comme une relation d’identité. Notre être ensemble dans cette perspective repose sur ce en quoi nous sommes les mêmes, « semblables ». Or, par le truchement des droits universels et les devoirs des individus envers le souverain qu’ils ont formé, La citoyenneté exprime cette mêmeté. Le raisonnement se maintient alors que la formule de l’identité peut varier d’une époque à l’autre ou d’un auteur à l’autre : l’homme peut-être selon les cas homo erectus, homo sapiens, homo faber, homo economicus. Ces expressions ont l’ambition d’exprimer davantage qu’un trait de caractère fréquent ; elles désignent une caractéristique essentielle et permanente constitutive de l’espèce humaine et transcendant toutes les différences.

Quelle que soit la manière dont est définie l’essence de l’être humain il découle de ce type de raisonnement qu’à l’inverse du prétendu potentiel rassembleur de notre identité collective, tout ce qui nous différencie les uns des autres provoque de la séparation, de la conflictualité, de la mésentente. Comme le dit le proverbe « Qui se ressemble s’assemble». À l’inverse, toute dissemblance provoque de la désunion. La bannière républicaine qui nous est familière : « liberté, égalité, fraternité » est une illustration exemplaire de cette conviction. Au lieu d’associer à l’égalité et à la liberté la solidarité, comme beaucoup le réclamaient depuis la Révolution française, c’est la fraternité qui a été sélectionnée alors même que la Terreur et la suppression des opposants s’en réclamaient. Or les frères se ressemblent non en vertu de leurs expériences communes mais, plus fondamentalement, parce qu’ils sont issus d’une même matrice ou qu’ils ont le même père. Du monarque absolu père du peuple à la mère patrie, la continuité symbolique l’emporte sur la discontinuité révolutionnaire9.

Deux conséquences peuvent être dégagées de ces remarques. Premièrement, l’union politique qui dérive d’une égalité/identité ne possède pas les caractéristiques d’une communauté ni même d’une société politique au sens propre du terme. Car contrairement à une « collectivité », il n’y a de communauté que dans les cas où les apports des individus sont à la fois singuliers et combinables ou compatibles entre eux. C’est le cas par exemple d’une communauté scientifique ou d’une communauté artistique. Ni dans un cas ni dans l’autre, le groupe n’est formé d’avis, d’idée, d’expériences, de personnalités identiques. Au contraire ces groupes sont d’autant plus accomplis que les jugements et les positions des individus qui les composent sont pluriels. Un objet consensuel qui suscite des opinions, des goûts, des théories ou des expériences identiques, ne pourrait par définition relever ni de l’art ni des sciences. En outre, l’expérience de l’art et le jugement esthétique, de même que la recherche scientifique, ne sont tels que s’ils sont constitués de manière à augmenter l’individuation ou la subjectivation du sujet, sans quoi il ne s’agit pas véritablement d’un jugement esthétique ou d’un concept scientifique. Dans le domaine du raisonnement scientifique, Peirce relie clairement ces deux séries de facteurs : la science dépend tout autant d’une innovation dans la manière d’observer les conséquences de nos idées que dans la discussion publique de ces idées : le pouvoir de distinction critique intérieur s’appuie sur les pratiques d’un discernement communautaire qui est d’autant plus efficace que les points de vue convergent et se confortent mutuellement tout en étant individualisés. L’état de croyance éventuellement atteint n’est alors en rien consensuel, traditionnel ou habituel ; il est délibératif et participatif10.

 

9 Sur l’histoire et la critique de la fraternité, voir Mona Ozouf, « Liberté, égalité, fraternité », dans Les Lieux de mémoire, vol. 3, Pierre Nora (dir.), Paris, Quarto, Gallimard, p. 4356 et J. Zask, Participer ; Essai sur les formes démocratiques de la participation, Editions Le Bord de l’eau, 2011.
10 Charles S. Peirce, « How to Make Our Ideas Clear », Popular Science Monthly, 12, janvier 1878, 286-302.

 

 

Le même genre de remarque s’applique parfaitement bien à la communauté politique véritablement démocratique. Le sociologue pragmatiste C. Wright Mill faisait remarquer dans les années soixante que, dans l’idéal, on trouve dans un public autant d’opinions différentes qu’il existe de citoyens. Un public véritable ne repose pas sur une identité d’opinion mais sur des interrelations complexes et changeantes entre des opinions différentes et personnelles, c’est-à-dire entre des opinions dont la facture porte la marque de l’individualité de son émetteur qui s’actualise alors même qu’il tente de les former publiquement. D’ailleurs, le travail d’élaboration d’une opinion individuelle en lien avec celle des autres forme de cœur même de la citoyenneté.

En conclusion sur ce point, la communauté n’est pas antagoniste par rapport à l’individualité mais elle est lui est au contraire à la fois redevable et propice. Elle ne précède pas la mise en contact des expériences individuelles, elle en dérive. Même s’il est difficile à atteindre, ce point de contact est celui qui est progressivement découvert par l’intermédiaire de l’information, de la discussion, de la confrontation, de l’enquête, de la vérification, bref par l’intermédiaire de toutes les méthodes de gouvernance démocratique qui dérivent de la liberté de pensée, de la liberté d’expression et de la liberté d’assemblée

Deuxièmement, de même que l’égalité/identité rend problématique la notion de communauté, elle rend obscure ou contre factuelle celle de culture – point sur lequel il faut désormais s’attarder.

Dans la tradition libérale et individualiste, la culture est conçue comme un aléa comparativement au noyau substantiel que serait l’homme en soi. Elle forme une couche superficielle qui sédimente progressivement sur le substrat. Elle est alors considérée comme historique, contextuelle, accidentelle. La culture qui respecte ce substrat voire même le magnifie a été traditionnellement appelée Civilisation avec un grand C. Celle qui au contraire est tenue pour l’enfouir, le faire disparaître ou le masquer correspond aux simples « mœurs » arbitraires, passagères et absurdes à l’égard desquelles se sont établies pour toute réponse les théories sceptiques et relativistes.

 

Tout ceci serait sans importance si cette thèse de la superficialité de la culture était en quelque sorte insulaire. Mais tel n’est pas le cas. Elle s’accompagne d’une autre thèse complémentaire qu’elle implique ou suppose : le mode d’existence essentielle qui est propre à l’humain en soi diffère du mode d’existence accidentel qui est le propre de l’humain cultivé. Tandis que le premier mode dépend de la prétendue capacité de l’homme à choisir librement ses attributs et à jouir d’une volonté inconditionnée, le second dépend au contraire de son appartenance ou de son adhésion involontaire à un collectif irrépressible qui « fait autorité » (Charles Taylor). Bien que superficielle, la culture est d’autant plus déterminante qu’elle devient inconsciente et forme une « seconde nature ». Elle est dénaturante.

 

Ainsi conçu, le monde de la culture inclut certes des différences mais il ne s’agit que de différences entre les groupes, non de différences entre les individus. Ce qui se passe à l’intérieur du groupe culturel est alors de même nature que ce qui a été mentionné au sujet du groupe national : l’union repose ici encore sur l’identité. L’homogénéité demeure une condition incontournable de cohésion sociale et d’entente. Certes il ne s’agit plus de la même identité : À l’identité substantielle succède ici une identité accidentelle. Car dans la mesure où cette identité collective (culturelle accidentelle) relève d’un processus qui ne doit rien à cette emprise du sujet sur lui-même qui dans la configuration mentale qui prévaut ici, constitue son essence et témoigne de sa marque de fabrique divine, cette identité collective est nécessairement involontaire. Elle n’est pas choisie mais imposée, Elle n’est pas réflexive mais inconsciente, Elle n’est pas libre mais adhérente.

 

L’idée que la culture colle à la peau sans qu’on puisse jamais s’en défaire débouche sur une substantialisation de la culture dont je vais dire quelques mots.

En premier lieu, les termes ethnicité, ethnique, ethnicisation ont été forgés afin de servir de marqueur à une telle substantialisation. Ils portent à considérer une culture particulière comme une sorte de tout unifié que les mœurs d’un côté, l’histoire et les conjonctures de l’autre ont fixée. L’ethnicité apparaît alors comme un indice de fixité. Ce terme joue sensiblement le même rôle que celui que jouait l’expression « primitif » ou « peuple primitif ». Le primitif est celui qui n’a pas évolué au cours de l’histoire, voire celui pour qui il n’y a pas d’histoire. C’est aussi celui dont la personnalité et dont le rôle social est entièrement défini par la structure et les habitudes du groupe auquel il appartient en raison du fait qu’ils n’accèdent pas à la pensée d’eux-mêmes et à l’autonomie subjective qui seule portent au progrès et à l’histoire. Les individus passent et la structure persiste sans se modifier.

 

 

 

Comme l’expression « primitif » a cessé d’être politiquement correcte, d’autres lui ont été substituées. Mais la substitution n’entraîne aucun changement intellectuel politique ou moral : parler d’ethnicité, c’est parler d’un mode de vie sans sujet qui persiste de lui-même sans changer. Le groupe ethnique est une fin par rapport à laquelle les individus sont des moyens. Cette compréhension holiste et immersive de la culture est un facteur d’inégalité et d’oppression considérable quand elle alimente durant tout le 19e siècle la pensée coloniale et racialiste qu’elle contribue à fonder en nature et en raison. Elle se retrouve également au cœur de diverses doctrines ethnologiques et sociologiques influentes, par exemple à travers l’idée de race chez Le Bon, celle d’âme collective, de conscience collective ou encore de fait social qui chez Durkheim ou celle d’habitus que Bourdieu a reprise. Qu’il existe des « cadres » (E. Goffman) de l’expérience est une chose, que ce en quoi les membres d’un groupe peuvent partager quelque chose repose sur leur immersion dans un même moule en est une autre. Or la culture dont la démocratie a besoin n’est pas immersive, elle est participative.

Par rapport à la culture au sens anthropologique du terme11, l’ethnicité comporte une seconde caractéristique notable, celle qui apparaît lorsqu’on se pose

11 Concernant les différences entre les sens du mot « culture », je me permets de citer J. Zask, « Propositions sur ce que devrait être une politique de la culture », dans Les cahiers Sens Public, n° 11-12, octobre 2009, [cairn]

 

la question de savoir comment les ethnies se mélangent. Étant donné le processus de substantialisation auquel les idées d’ethnie proviennent, la réponse est qu'elles ne peuvent se mélanger que mécaniquement ou accidentellement. On pourrait alors citer tout un cortège de mécanismes qui ont été mis en exergue jusqu’à récemment pour expliquer l’existence de contacts interculturels sans avoir aucunement à prendre en compte l’intervention d’individus singuliers qui voyagent, explorent, enquêtent, se rencontrent, les relations de face-à-face, les interactions personnelles, les initiatives individuelles. Citons par exemple le concept quasi magique de diffusion culturelle qui était largement utilisé au XIXe siècle et jusque dans les années 1950, le concept d’âge ou de stades de développement culturel, le concept marxiste de déterminisme économique ou de lutte des classes, ou encore les théories actuelles du métissage par porosité involontaire, influence inconsciente, mélange irrépressible.

 

Enfin, il existe un troisième a priori de la culture définie comme ethnicité, c’est qu’elle se dérobe à l’action de l’individu. Ce dernier la reçoit mais il n’en est pas un membre participatif. Il s’en imprègne sans la modifier. Il en est en quelque sorte le réceptacle passif. Cette manière de penser explique que la métaphore de la propriété et de l’appropriation se soit si largement imposée dans le domaine de la formation culturelle, des politiques culturelles et du travail social. Il est fréquent de parler de culturation en termes justement d’appartenance et d’appropriation : l’individu appartient à la culture et, pour lui appartenir, il se l’approprie. Dans ce cas également, les relations d’initiatives individuelles, de subjectivation, d’exploration d’observation, d’effort, de découvertes, qui sont d’une évidence limpide pour qui considère le long trajet éducatif que chacun d’entre nous a dû parcourir ne serait-ce que pour lire ces lignes, ne sont en rien mobilisées. Il est au contraire sous-entendu que la culture est acquise comme un aliment qu’on ingère, comme un bain dont on s’imprègne, comme l’air qu’on respire. Appropriation et appartenance se

 

conditionnent mutuellement et forment un couple notionnel qui rend proprement invisibles les contributions individuelles à la culture commune tout autant que l’organisation culturelle qui permet aux individus de se construire par l’usage qu’ils en font. L’idée que l’appropriation et l’appartenance résultent en l’impuissance de l’individu face à la culture n’est donc paradoxale qu’en surface. Il est instructif à cet égard de consulter les quelques présupposés sur lesquels a reposé et repose toujours la fabrique de la culture de masse pour constater à quoi mène la logique propriétaire en matière de culture lorsqu’elle est poussée à la limite.

Dans cet article, j’ai voulu indiquer les présupposés que nous admettons pour affirmer l’antagonisme entre l'individuel et le culturel. Et j’ai voulu montrer que ces présupposés alimentent des discours qui sont à la fois erronés, décourageants, et politiquement néfastes : non seulement ils alimentent la peur des autres ou la xénophobie, ils mènent à développer au niveau de la nation elle-même la forme de communautarisme et de repli identitaire sous les espèces d’une « préférence nationale» qui est pourtant si fortement condamnée quand elle touche une minorité, mais aussi, tout en nous rapprochant du nationalisme ethnique et puriste, ils nous éloignent du « patriotisme constitutionnel » (selon l’expression de Habermas) dont nous avons besoin pour protéger nos droits et nos lois communes.

 

Qu’à l’inverse de la culture/détermination, la culture partageable soit propice au développement de l’individualité de tous, est le sujet d’un autre travail. Pour conclure en ouvrant la discussion sur ce que Sapir appelait la « vraie culture » et Malinowski, la « culture vivante », rappelons un événement dont absolument tout le monde a fait l’expérience : celui de l’acquisition de sa langue maternelle. Afin de réintroduire l’individualité et l’altérité dans notre conception de la culture, il est bon de considérer les efforts que représente l’acquisition linguistique la plus ordinaire tout en remarquant qu’il n’existe pas deux personnes parlant leur langue commune de la même façon. Le timbre de la voix, le choix des expressions, la tonalité, le rythme du discours, tout cela varie d’un individu à l’autre. Loin de nous enfermer et

 

de nous unifier, la langue que nous parlons est au contraire le mode privilégié de la fabrique progressive de notre individualité singulière et unique. L’épisode biblique de la Tour de Babel l’indique déjà dans la Genèse : si Dieu disperse les hommes qui ont entrepris de construire une tour qui lui fasse concurrence, ce n’est pas pour les punir et rogner leur humanité, c’est au contraire pour la sauvegarder. La destruction de la tour est celle du projet émanant d’une humanité dotée d’une langue idéalement unique. Dotés d’une telle langue, les hommes s’entendent sans se comprendre et s’efforcent de s’approprier la connaissance sans avoir à la produire. Or la pluralité des langues n’est pas la perte de l’identité humaine mais sa qualité première. Elle ne se réalise comme telle que par le dialogue, le discours, la discussion, la conversation.

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18 avril 2017 2 18 /04 /avril /2017 14:12

Paru dans Sens Public

25 avril 2017

http://sens-public.org/article1246.html

Picsou -- quelques remarques sur la Cupidité

 

 

            Il existe une passion vieille comme le monde et d’une actualité toujours brûlante : la cupidité. Ce « désir violent et immodéré de jouir ou de posséder », « de posséder toujours davantage et de souffrir de ne pas avoir assez[1] », est sans âge. Considérée par les psychanalystes comme un équivalent du plaisir auto-érotique de rétention anale, elle se distingue de l’avarice, de la lubricité (cupiditas en latin, qui en est donc un faux ami), de la convoitise ou de l’avidité. Anciennement, elle était associée aux nourritures, au pouvoir ou au sexe. On parlait de cupidité amoureuse, de cupidité des honneurs, de celle de la domination ou de celle de l’estomac. Aujourd’hui, elle est surtout celle de l’argent.

 

En raison de la tolérance dont cette passion excessive et insatiable bénéficie, et ce alors même que ses conséquences dramatiques en économie, éthique, santé, écologie, etc., nous sont relativement connues, et durement éprouvées par un nombre incalculable de gens, c’est d’elle qu’il va s’agir. Quelle est donc cette passion dévastatrice que pourtant nous acceptons assez bien, au plan individuel comme au plan social ? Quels sont ses effets ? Ici nous laisserons de côté l’analyse des mécanismes psychologiques dont elle est le produit[2], pour l’aborder dans les termes d’un piège dans lequel les sociétés modernes, les individus et le système du libéralisme économique, se sont enfermés. Longtemps justifiée comme l’amorce même du capitalisme, la cupidité n’en serait-elle pas au contraire l’accident mortel ?

 

Quelques chiffres de la cupidité

 

Si la cupidité est un problème, ce n’est pas en raison du fait qu’elle existe, mais en raison du phénomène mondial qui veut que les comportements qui en relèvent ne rencontrent désormais plus aucun frein. Son universalité a souvent été remarquée. Depuis la crise de 2007-2008, de nombreux ouvrages sur le « greed » ont été publiés, surtout en anglais ; en revanche, il en est relativement peu question en français, sauf en vertu de traductions très libres telles Le Triomphe de la cupidité, 2010, offert comme l’équivalent du célèbre Freefall: America, Free Markets, and the Sinking of the World Economy de Joseph E. Stiglitz, ou La course au luxe. L'économie de la cupidité et la psychologie du bonheur, donné pour Luxury Fever de Robert Frank.

 

Mais plus généralement, et plus anciennement dans la littérature qui accordait à l’étude des passions humaines une place de choix, on la découvre à l’œuvre partout, sans cesse, de tout temps. Moralistes et psychologues l’ont identifiée et décrite, dans le but, sinon de la supprimer, du moins d’endiguer les conduites qui en dérivent. La perspective dégagée par Freud, Ferenzy ou Lacan est venue étayer la connaissance de son mécanisme tout en apportant de l’eau à un moulin qui fonctionne depuis longtemps grâce à quantité d’observateurs perspicaces tels Lucrèce, Aristote, Nicole, Mandeville, Smith, Simmel, etc. Voyons donc dans la cupidité un phénomène universel dont tout un chacun serait frappé à un degré plus ou moins grand — et à quoi chacun devrait apprendre à résister en partageant, en prenant conscience de l’utilité des autres pour lui-même, en calculant rationnellement son intérêt, en faisant œuvre commune.

 

Ces considérations permettent de comprendre ses excès mêmes, car le triomphe de la cupidité dont nous sommes les témoins, et peut-être les complices, serait impossible si nous n’étions pas tous peu ou prou cupides et, à ce titre, responsables des mécanismes qui conduisent à la libérer entièrement.

 

Si la cupidité existe au passé et au présent, à grande échelle comme à petite échelle, ses effets sont d’importance variable. Aujourd’hui, ils ont permis d’atteindre un niveau de concentration et de confiscation des richesses planétaires qui n’avait jamais existé auparavant. Les chiffres témoignent clairement du degré atteint : on apprend par exemple qu’il existe actuellement 1810 milliardaires se partageant 6 480 milliards de dollars ; selon le magazine Forbes, les 80 personnes les plus riches possèdent plus que les 50 % les plus pauvres de la planète, soit 3,5 milliards de personnes[3] ; les 400 Américains les plus riches possèdent plus de richesses que les 150 millions d’Américains réunis ; 1 % de la population détient la moitié de la richesse mondiale[4], 8 % en possèdent 82 % alors que 80 % se contentent d’environ 5% ; l’Amérique du Nord et l’Europe en possèdent 7 % ; quant aux ultra-fortunés, ils représentent une petite frange de 0,6 % de la population qui détient plus de 39 % du patrimoine mondial.

 

Les petits cupides, qui existent par millions, trouvent leur vérité dans les grands, qui finissent par les priver de tout. Aux États-Unis, la crise des subprimes en 2008 a déclenché quantité d’analyses qui, publiées sous forme d’articles ou de livres, témoignent à la fois de la puissance de la cupidité et des risques qu’elle fait courir à l’économie mondiale. Dénoncée par Joseph E. Stiglitz comme la cause même de cette crise dans son ouvrage déjà cité, la cupidité serait venue se loger au cœur des grandes sociétés financières et des établissements bancaires. Elle serait si débridée qu’elle pourrait provoquer, à terme, bien au-delà du monde financier, l’effondrement complet de nos sociétés, y compris de nos relations interpersonnelles.

 

Picsou, ou Scrooge MacDuck

 

Le comportement de base en cause est simple : le cupide est celui qui n’a de cesse d’augmenter sa fortune, recourant à tous les moyens pour y parvenir. Sa passion de possession et d’accumulation se cristallise sur l’argent. Il désire la richesse mais aussi, variable aujourd’hui souvent négligée, tire de la possession de la richesse un plaisir maximum : négligée en effet, car greed en anglais signifie aussi voracité, donc ingestion, ce que le mot cupidité n’implique pas. Jouir de sa possession suppose de la conserver en l’état.

 

Adam Smith a présenté de la cupidité une analyse sous ces deux formes, à la fois comme « désir d’enrichissement » et comme jouissance. Grâce à Simmel, nous savons la distinguer de l’avarice : « la cupidité et l'avarice, écrit-il, ne sont absolument pas des phénomènes concomitants, même s'ils partagent fondamentalement la même finalité absolue : l'argent[5] » (138). L’avare, dont la passion est triste, résiste à la dépense de l’argent qu’il possède, tandis que le cupide en cherche toujours plus. Parfois, ces deux rôles s’incarnent dans un même personnage ; c’est le cas de Harpagon de Molière, à la fois un avare qui enterre ses pistoles, et un cupide qui recourt à tous les moyens, notamment à l'usure et au négoce, pour augmenter toujours plus sa fortune.

 

Mais le personnage cupide le plus célèbre et le plus populaire est sans conteste Picsou, le canard qui se vautre dans son tas d’or, s’y enfouit, y fait des plongeons et en tire une satisfaction intense[6]. Dans le monde fictif de la bande dessinée et de Disney, c’est la créature le plus riche du monde.

 

L’histoire de ce Picsou est intéressante : son créateur américain Carl Barks le fait naître en 1947, sous le nom de Scrooge MacDuck. Ce nom lui vient d’un autre personnage, celui que Charles Dickens donna en 1843 au protagoniste de son Conte de Noël, Ebenezer Scrooge, un être cupide, cruel, méprisant, indifférent à l’égard de son employé qu’il exploite et terrorise sans scrupule, jusqu’à le priver, lui et son petit garçon malade, d’un prêt qui lui permettrait de célébrer dignement Noël. Dans le Conte, avant qu’il ne reçoive la visite de l’esprit de Noël qui va lui faire réaliser la noirceur de son caractère et lui faire honte, Scrooge est l’archétype à la fois des inégalités économiques, des injustices sociales, et de l’inhumanité, lui qui va jusqu’à dire que les pauvres sont des hommes de trop et feraient mieux de mourir.

 

Ceci est la version pessimiste et noire de la cupidité, perçue comme un vice majeur, voire une perversion. Cependant, historiquement la cupidité n’a pas toujours été condamnée. On a pu la considérer sinon comme une vertu, du moins comme un mal nécessaire. Elle a même été encouragée. C’est le cas de Carl Barks qui a une très bonne opinion de sa créature : si, selon lui, le cupide parvient à ses fins, c’est parce qu’il est stratégique, inlassable, déterminé et très intelligent. Le canard Picsou est un grand homme d’affaires et un immense chasseur de trésor. Sa détermination est telle qu’il ne recule devant aucun danger et se lance infatigablement dans des entreprises toujours nouvelles : « il est plus fort que les forts et plus malins que les malins » : "tougher than the toughies and smarter than the smarties", déclare Barks.

 

En raison des services qu’elle rend et de son inscription dans ce que la nature humaine a finalement de meilleur en termes d’énergie, de changement et de développement, la cupidité n’est donc un vice que relativement. En 2003, Carls Barks récuse publiquement qu’elle soit condamnable : « On dit que les gens très riches comme les Vanderbilts ou les Rockefellers sont des pécheurs parce qu’ils accumulent des fortunes en exploitant les pauvres. Je pense que chacun a le droit de s’élever aussi haut qu’il peut ou qu’il veut, du moment qu’il ne tue personne. Une certaine exploitation d’autrui est inévitable dans la nature. Cela ne me gêne pas[7]. »

 

[1] Pour une définition récente de la cupidité (greed), voir l’important dossier de Terri G. Seuntjens, Marcel Zeelenberg, Seger Breugelmans et Niels van de Ven, « Defining Greed », British Journal of Psychology, 2014

[2] Sur cet aspect, voir par exemple Susan Long (2008), The Perverse Organisation and its Deadly Sins, Chapter 4, Karnac, London

[3]http://www.forbes.com/forbes/welcome/?toURL=http://www.forbes.com/billionaires/

[4]www.liberation.fr/planete/2016/06/07/1-de-la-population-detient-la-moitie-de-la-richesse-mondiale_1457965

[5] G. Simmel, Philosophie de l’argent, GF, p. 138.

[6] Traduit en français en 1949, il s’appelle Oncle Harpagon, puis Oncle Edgar en 1952, après quoi il devient Balthazar Picsou.

[7] Barks, Carl (2003). Carl Barks: Conversations. University Press of Mississippi.

Picsou -- quelques remarques sur la Cupidité

 

L’utilité sociale de la cupidité

 

Carl Barks n’est pas le seul à justifier la cupidité. Un long cortège de penseurs, économistes, philosophes, sociologues, l’a précédé, justifiant la cupidité en raison des efforts économiques considérables qu’elle suscite chez les individus particuliers.

 

Au XVIIe siècle, c’était déjà le cas de Pierre Nicole qui pensait que la cupidité avait avantageusement « pris la place de la charité pour remplir ses besoins », ajoutant qu’« elle le fait d’une manière que l’on n’admire pas assez, et où la charité commune ne peut atteindre[1] ». Il concluait : « Il n’y a donc rien dont on tire de plus grands services que de la cupidité même des hommes » [30] Quant à la finalité de tout l’appareil « admirable » de l’ordre social et politique, elle n’est pas de supprimer la cupidité mais de réguler correctement ses conséquences.

 

Cette idée est récurrente au cours du siècle. Elle réapparaît avec les jansénistes français, avec Pierre de Boisguilbert, fidèle à l’esprit de ses maîtres de Port-Royal, puis avec certains calvinistes comme Bernard Mandeville. Ce dernier est connu pour avoir repéré l’utilité économique des vices d’argent, notamment de la cupidité, et affirmé dans sa Fable des Abeilles : « les vices privés font le bien public » ; « Les plus grandes canailles de toute la multitude/ Ont contribué au bien commun. »

 

Quant à Adam Smith, le fondateur de la science économique et du libéralisme économique, il considère la cupidité comme le moteur même de l’économie. L’homo economicus est structurellement cupide. Il n’en a jamais assez. Il développe des trésors d’ingéniosité pour s’enrichir, prend des risques inouïs, s’engage à 100 % dans des activités possiblement lucratives. La soif d’argent est le matériau brut dont l’évolution et le progrès vont s’emparer et qu’ils vont transformer en civilisation.

 

Depuis les « classiques », et malgré le constat des méfaits concrets dont elle est responsable, la cupidité, condamnée par certains, persiste à être considérée par de nombreux autres comme le ressort de l’économie et de l’œuvre civilisatrice[2]. Couplée à la poursuite infatigable des intérêts privés, elle est, contrairement à la compassion, au souci du bien-être d’autrui ou au partage, « la motivation humaine la plus noble[3] ». Certes le cupide agit sans aucun égard pour les besoins et le bien-être d’autrui, mais c’est en définitive pour la bonne cause, celle du développement économique, qui profite bien à tous.

 

Ainsi, le libéralisme économique qui a mené (entre autres) à l’émancipation des processus financiers et à leur emballement a été l’endossement théorique et la justification de la cupidité. Les célèbres théories de l’ordre spontané, du laisser-faire et de la main invisible, en passant par la doctrine de l’harmonie naturelle des intérêts humains, s’adossent toutes en effet peu ou prou à cette justification, qu’elle ait été manifeste ou implicite.

 

Le cupide, un non-capitaliste

 

Ceci étant, dans l’esprit des fondateurs de l’économie politique en forme de libéralisme entrepreneurial, cette justification ne vaut que si la cupidité se révèle effectivement, non un outil de pure jouissance individuelle, mais un moyen d’enrichissement collectif. Or rien n’est moins automatique. C’est à cet endroit que le scénario prévu change subrepticement de nature.

 

En premier lieu, au lieu de l’investisseur prévu, le cupide étend son empire ; l’individu qui « maximise » son profit dans le but d’investir, qui ne jouit pas mais prépare l’avenir, est détrôné et neutralisé par le jouisseur de l’argent. Contrairement au capitaliste, le cupide considère l’argent comme une fin, non comme un moyen. Selon Simmel, il témoigne d’une attitude extrême par rapport à l’argent, celle qui apparaît quand « pour un individu, l'argent prend un caractère de fin ultime qui dépasse le niveau d'intensité conforme à la culture économique exprimée dans son milieu[4]. »

 

En risquant une simplification (car ces personnages peuvent bien coïncider dans un même individu, tiraillé), le capitaliste est débouté : comme l’a montré Max Weber, ce dernier, fourmi et non cigale, ne tire aucun profit personnel de ses richesses ; il n’est ni dépensier ni thésaurisateur, mais investit sempiternellement ses deniers au fur et à mesure qu’ils rentrent dans sa caisse, et son capital au fur et à mesure qu’il grandit, dans des entreprises ou des produits financiers dont il prévoit qu’ils seront rentables. Champion de la circulation des richesses, c’est grâce à elle qu’il vaque à sa tâche. Il est peut-être avide, mais il n’est pas cupide au final. Ce qu’il possède, tels des titres de propriétés, des lignes de crédits, des contrats et des avoirs dont la valeur est extrinsèque, dépendant d’investissements futurs possibles, est souvent plus virtuel et volatil que le tas d’or du cupide. Ce dernier ne rapporte strictement rien. Contrairement à ce qui fait le cœur même du capitalisme, l’argent amassé ne produit pas d’argent. Le tas d’or thésaurisé, caché, contemplé, perd le statut de capital financier patrimonial.

 

Ainsi en va-t-il de Picsou : d’un côté il est vrai que son désir de richesse le précipite dans un tourbillon d’activités ingénieuses et affûte son sens de l’entreprise mais, de l’autre, il soustrait son tas d’or aux flux, aux échanges, à tout investissement comme à toute redistribution. L’argent et l’économie se séparent. Les analyses de Freud et Ferenczy, qui font de l’argent en tant qu’objet suscitant le plaisir des sens, dépourvu de toute valeur économique, le résultat d’un déplacement des fèces à un objet dotés de leurs qualités inverses (il est sec, attirant, brillant et, c’est bien connu, sans odeur), permettent de comprendre la satisfaction auto-érotique qu’il procure[5].

 

En outre, si le capitaliste acquis à la loi du marché rencontre dans la satisfaction d’autrui et le devoir de respect de ses besoins et droits légitimes, une limite et même, s’il est assez habile, une source de profit supplémentaire, si en effet, la poursuite de son intérêt n’est pas nécessairement incompatible avec le bien de tous, le cupide quant à lui n’a aucun égard pour autrui et ne peut tirer des limites qu’il lui impose qu’une frustration supplémentaire. À l’instar du libéralisme économique ou, autre exemple lointain, par exemple du système de la kula, une « culture économique », quelle qu’elle soit, n’est jamais purement économique mais repose sur une forme ou une autre d’équilibre (si imparfait qu’il soit dans les faits) entre des aspirations, du commun et du particulier, des justifications publiques recevables pour le grand nombre et des opportunités de développement de soi. La cupidité vient perturber cet équilibre. Par définition pathologique, elle produit des dysfonctionnements d’autant plus grands que la puissance de rétention du cupide augmente.

 

Une troisième différence mérite d’être signalée : le comportement du capitaliste libéral est celui d’un être rationnel qui combine « maximisation » et « self-interest ». Mais le cupide n’est clairement pas aussi rationnel que l’homo economicus que contemple la théorie libérale et capitaliste. Il est au contraire victime d’une passion dévorante voire pathologique, prêt à tout, tiraillé entre la jouissance et la frustration, dépourvu de tout sens moral et du sens des règles communes qui sont la base de la société. Son intérêt personnel, dont le libéralisme fait son fer de lance, n’est pas même concerné. Le cupide n’agit pas en vue de son intérêt bien compris mais, en raison d’une disposition irrationnelle, en laquelle Merton voyait une forme d’ « anomie », à hypostasier un moyen et à s’engager corps et âme dans le processus infini d’un désir sans but.

 

En définitive, le désir d’argent et de son accumulation, sans lequel, peut-on s’autoriser à penser en accord avec les économistes, l’avènement d’une société fondée sur l’investissement des profits et le « développement » du caractère industrieux ne serait pas au départ possible, ne se lie pas facilement à l’entreprise et à l’investissement et s’en révèle même un sérieux adversaire. La passion de cupidité, éventuellement utile à un moment donné, se révèle un frein à tout développement social, sans parler du bien commun auquel elle soustrait les conditions mêmes de sa constitution et de son maintien. Conçue comme un déclencheur, elle aurait dû logiquement refluer. Mais elle ne se laisse pas embrigader. Elle n’a que faire du calcul, de la prévision, de l’éthique, de la vie même. Loin d’être utile à la société, elle en est une des pathologies les plus graves.

 

Ainsi, le problème majeur dont souffrent les héritiers des doctrines du libéralisme économique est peut-être moins la croyance au « marché » et en la psychologie gagnant-perdant qui la fonde, que la sous-estimation des méfaits de la cupidité, que rien dans sa structure ne permet d’endiguer. Apprentis sorciers des passions humaines, du self-interet, du self-love, de la raison-calcul, du jeu, de la maximisation du profit, de la comparaison des prix, etc., les fondateurs du libéralisme économique et les structures mises en place depuis sous leur influence ont été débordés. Depuis la crise des subprimes, on en convient plus souvent : « laissé à lui-même et à la faiblesse humaine (appelons-la le vice), le marché est trop souvent désintégré par la cupidité (greed) et la corruption, comme le révèle le douloureux krach financier de Wall Street… Le gouvernement devrait encourager l’innovation ; mais il doit aussi contrôler la cupidité[6]. »

 

Le cupide n’est pas non plus un consommateur

 

Si le cupide en lequel les fondateurs du libéralisme avaient placé tant d’espoirs n’est pas un investisseur, il n’est pas non plus un consommateur : sa jouissance, on l’a dit, est celle de l’argent, non celle des biens que l’argent permet d’acquérir. Anticapitaliste au niveau de l’investissement, le cupide se révèle également tel au niveau de la consommation.

 

Par exemple, la cupidité n’a rien à voir avec le goût du luxe qui est la forme la plus élaborée de consommation. Certains économistes, à commencer par de Mandeville, ont confondu cupidité et luxe en faisant état de la propension des riches à participer à la consommation et, par cet intermédiaire, à l’industrie, aiguillonnés en cela par l’attrait des objets rares et le désir d’ostentation des biens possédés. Or pour l’amoureux du luxe, l’argent est encore un moyen ; sa fonction est d’acquérir des objets dont il fait des symboles de sa richesse, un marqueur social ou un fétiche. Entre quête d’une image de soi et usage public d’indicateurs de statut social (comme l’a montré par exemple Robert Frank dans son célèbre ouvrage Luxury Fever), les « signes extérieurs de richesse » restent dans le sein d’une économie générale, s’y rapportent et l’alimentent.

 

Mais il n’en va pas de même du cupide. De nombreuses études, dont les industriels du luxe sont souvent eux-mêmes les commanditaires, cherchant frénétiquement à obtenir quelques écus, montrent, en effet, qu’à l’exception peut-être de certains asiatiques, les super-riches cupides tendent à se détourner de la consommation : ils se « fichent des marques », méprisent les « signes extérieurs de richesse ». Picsou se pâme devant l’argent, non devant la richesse ou les biens. Il conserve précieusement la première pièce qu'il a gagnée, une dîme de 1875 qu'il a reçue en cirant les chaussures d'un cantonnier, et l'appelle précisément son fétiche. Éventuellement, ce que les cupides désirent, outre se vautrer dans l’or, c’est posséder quelque chose d’unique, vivre des expériences inoubliables telles des voyages dans l’espace, des bains chauds au sommet des montagnes les plus hautes, des voyages inouïs en jet privé, la possession d’œuvres d’art : « il s’agit moins d’accumuler des objets que de vivre des expériences enrichissantes[7] ». L’industrie du luxe se creuse les méninges pour satisfaire leur penchant à échapper à la condition humaine ordinaire. Plus soucieux d’ « enrichir » leur individualité que de coller à tel ou tel statut social ou d’ingérer, les cupides enrichis s’autorisent des rêves de toute puissance et souhaitent accéder à l’immortalité ; ils financent de coûteuses installations de congélation post-mortem, le clonage de leurs organes, le transhumanisme sous toutes ses formes. La mort est has been, leur promet-on.

 

En outre, à l’inverse de l’ostentation dans laquelle le luxe trouve une condition de son existence, la fortune du cupide, grande ou petite, est la plupart du temps cachée. C’est sous le matelas ou l’armoire, dans des valises et les mallettes, dans des coffres, dans des abris, à l’étranger, sous la mer, qu’on la trouve. En Europe, il existe environ 100000 personnes qui chaque année traquent les trésors enfouis, armés de leur détecteur de métaux[8].

 

Malgré sa dissimulation et notre immersion dans l’ère du numérique, le tas d’or conserve une grande réalité ; contrairement à ce que suggère Giddens en mettant en exergue le phénomène de l’argent désincarné dans les sociétés modernes[9], qui est celui de l’entrepreneur, l’argent matérialisé du cupide continue d’impressionner et d’exciter. Certes les formes de sa matérialisation varient, mais elles sont de nature à assurer en continue le spectacle des trésors et magots accumulés.

 

On en connaît l’existence via les médias lors de découvertes prodigieuses, telles celle de 100 kg d'or cachés dans les recoins d’une maison de Normandie en novembre 2016[10], ou lors de prises menées par la police ou l’armée. On peut alors contempler avec à la fois délectation et stupeur les photographies très largement diffusées tantôt de monceaux de billets de banque, tantôt des piles de lingot ou de pièces d’or. On se rappelle par exemple les milliards en or enfouis par les Japonais pendant la seconde Guerre Mondiale, l’affaire Karachi des porteurs de mallette, les neuf tonnes d’or qui furent découvertes dans un coffre de Hong Kong à la mort de Pinochet, les 1800 lingots d’or que la famille Ben Ali exfiltra clandestinement de Tunisie en passant tranquillement par la France, les 25 millions d'euros saisis en liquide par l’Espagne en juillet 2011, etc.

 

La publication devenue rituelle du montant des grandes fortunes privées est un autre exemple de l’existence publique du tas d’or. On l’a vu, elle est assurée par un lucratif secteur d’activité, dont il faudrait interroger la signification, qui consiste à publier, commenter, classer les plus grandes fortunes du monde. Que ces fortunes soient investies ou pas est ici sans importance, car seul importe leur montant et leur propension à devenir des tas d’or analogiques, des masses d’argent réifiés, matérialisés. Le palmarès des fortunes est ainsi régulièrement publié par le célèbre magazine Forbes. C’est aussi le cas de Challenges ou Capital en France qui publient régulièrement des classements. Wikipédia rassemble tous ces résultats sous la forme d’une liste des milliardaires de la planète, de 2004 à aujourd’hui, chaque année ayant sa page. La page 2013 nous apprend que le mexicain Carlos Slim Helu possède 73 milliards et que le 10e de la liste, Bernard Arnaud, n’en possède que 29.

 

Étant donné les inégalités abyssales en jeu, la faim et la misère grandissantes, les maladies guérissables non soignées, la masse des populations sacrifiées ou plus simplement, oubliées, on pourrait s’attendre à ce que ces publications de montants qui défient l’imagination soient dotées d’une puissance critique, mais il n’en est rien. Le cupide trouve en chacun de nous un allié. Les discours voulant qu’on cesse de diaboliser les riches et l’argent restent recevables et crédibles. À l’instar du créateur de Picsou, on perçoit les super-riches comme les vainqueurs moralement acceptables d’une course dans laquelle tout le monde a les mêmes chances au départ. Au lieu d’exprimer la contestation, la critique, ou même un peu d’indignation, ces publications fascinent. Elles se font l’écho manifeste d’un plébiscite général du système de la cupidité et des symboles qui le présentent sous l’aspect de la seule jouissance.

 

Picsou, ce compagnon aimé des enfants, est doté d’une puissance corruptrice avérée. Ce sont ses adversaires, en particulier les vilains Rapetoux qui cherchent sempiternellement à le déposséder, qui sont les vrais ennemis de la société. Par rapport à ces pilleurs et voleurs, Picsou, lui qui, dans le premier épisode de ses aventures, fait venir son raté de neveu Donald pour mettre à l’épreuve son courage, est un modèle destiné à être imité. Certes sa passion de l’argent est si forte qu’aucune autre ne peut la contrebalancer, mais elle est justifiée par le déploiement des vertus qui ont été nécessaires pour la satisfaire. Ainsi en va-t-il de la cupidité en général : elle persiste et s’enfle en rencontrant si peu d’obstacles qu’aucune loi ne parvient à en enrayer l’influence.

 

[1] Pierre Nicole, De la Grandeur, 1re partie, ch. 6.

[2] Par exemple, le mobile cupide reste pour Frederic Lordon l’une des manières de saisir la réalité du capitalisme. Voir La politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002.

[3]Walter Williams, professeur d’économie, dans « Greed Versus Compassion », 2000 https://fee.org/articles/greed-versus-compassion

[4] Simmel, op.cit., p. 137.

[5]Voir par exemple Sandor Ferenczi, Ontogenèses de l'intérêt pour l'argent, 1914 http://psycha.ru/fr/ferenczi/biblio.html

[6]Jim Wallis, “Greed in the Economy: It’s the Morality, Sinner”, The Huffington Post, 10/19/2008,http://www.huffingtonpost.com/jim-wallis/greed-in-the-economy-its_b_127428.htm

[7]https://www.businessoffashion.com/memberships/packages?utm_source=BoF&utm_medium=direct&utm_campaign=BoFProfessionalLaunch&utm_content=ArticleBanner

[8] http://info.arte.tv/fr/les-chasseurs-de-tresor

[9] Anthony Giddens (1990) The Consequences of Modernity Blackwell, Oxford 1991, p. 25

[10]http://www.bfmtv.com/societe/en-normandie-une-maison-remplie-de-100-kg-d-or-1062208.html

Picsou -- quelques remarques sur la Cupidité

Les consommateurs au service des cupides

 

En définitive, la cupidité jette sur nos sociétés une lumière particulière : elle débouche non sur une société se définissant par la production rentable de richesses en vue de l’investissement, de la dépense et de la consommation, mais sur une société dans laquelle le processus de consommation lui-même est subordonné à la rétention la plus absolue possible de l’argent.

 

Dans le système capitaliste, certaines règles sont respectées : les pourvoyeurs de travail productif ne sont pas exploités et aliénés au-delà de la limite qui leur permet de contribuer à l’écoulement des marchandises et à la consommation ; certains types de comportement public sont pris en compte. Quant aux produits, ils sont destinés à perpétuer la consommation et à l’intensifier, ce qui implique une prise en compte de la psychologie du consommateur et, dans une certaine mesure, de la qualité des produits. En revanche, dans le système de la cupidité, toutes les limites sautent. A la logique capitaliste qui exploite le travail se substitue la logique cupide qui exploite la consommation, dont elle a besoin pour parvenir à ses fins, la constitution et l’accroissement du trésor. Derechef, tous les moyens sont bons pour faire consommer les masses. Le recours à une myriade de pratiques et de produits addictifs se révèle le plus efficace, de la mal bouffe aux drogues en passant par le tabac, l’alcool et les jeux vidéo. De la aussi les contrefaçons, les fausses marques et les faux médicaments dans lesquels on trouve parfois de l’arsenic, de la peinture de sol, du cirage ou de la craie.

 

La consommation, étayée par toute sorte de moyens, est encore plus dévoyée que dans le système classique de la marchandise : voler, mentir, extorquer, émettre des entités financières toxiques, empoisonner des populations entières, faire mourir d’épuisement les ouvriers, ruiner les gens, polluer l’eau et l’air, détruire les animaux et les plantes, rien n’est interdit au cupide —, c’est tout l’intérêt du conte de Dickens de l’avoir montré.

 

Dans la mesure où sa finalité n’est la dépense ni sous la forme de l’investissement ni sous celle de la consommation, mais l’activité solitaire de la rétention et la jouissance de l’argent, le cupide, tel Ebenezer Scrooge, que personne ne salue jamais, se passe de la compagnie de tous et peut recourir aux moyens les plus cruels. Contrairement à l’acteur économique rationnel qui a besoin des autres et le sait, le cupide n’a besoin de personne. Les prémisses élémentaires de la sociabilité lui font défaut : « Mais qu’importait à Scrooge ? C’était là précisément ce qu’il voulait. Se faire un chemin solitaire le long des grands chemins de la vie fréquentés par la foule, en avertissant les passants par un écriteau qu’ils eussent à se tenir à distance[1] ». Il est assisté en cela par sa misanthropie structurelle. Scrooge méprise les hommes, leur pauvreté et leur dépendance, qui est de leur fait. Il est normal qu’ils en payent les conséquences. Leur faiblesse est la preuve même de la pertinence de sa conduite ; c’est pour ne pas être « comme eux » qu’il travaille, exploite et thésaurise.

 

Dans une société dont le régime dominant est celui de la cupidité, tous les rapports propres au capitalisme sont infléchis : l’individu était le moyen de la production ; il devient, par l’intermédiaire d’un formatage de son désir, d’une injonction à consommer et d’un conditionnement à se réjouir de consommer, le moyen de la consommation. Cette dernière se révèle le moyen de l’accumulation du capital qui est quant à lui le moyen de la constitution du trésor. En bref, il n’y a pas de place dans un régime de cupidité pour la prévision, la planification, l’évaluation des risques, la précaution – l’investissement. Ce qui importe n’est pas l’avenir mais le présent. La cupidité, moteur originel du capitalisme dans sa phase d'accumulation, s’en sépare et pourrait bien le mettre en échec.

 

[1] Charles Dickens, Cantique de Noël, premier couplet, « Le Spectre de Marley ».

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17 avril 2017 1 17 /04 /avril /2017 13:09
Homo Migrans -- La migration comme condition humaine (2016)

Texte issu du Festival Zones portuaires - Colloque du 12 septembre 2016,

Gênes : "Transnationalité : villes et ports du futur" (Nancy Murzilli) A paraître dans Sens Public

Joëlle Zask

 

 

La migration comme condition humaine

Marseille et Gênes sont des villes de migration, d’émigration et d’immigration, de véritables carrefours de la Méditerranée. Ce sont des ports par lesquels sont passés des millions de gens et qui ont dû leur développement au « phénomène » migratoire lui-même. Un port n’est pas une frontière ; la limite de l’eau impose une disjonction tout à fait particulière qui est à la fois visuelle, physique, symbolique. Les images de la ligne gardée, de la stabilité dans le temps, de l’appropriation, du « ici c’est chez moi », de l’enracinement, sont mises en défaut par l’élément liquide qui, potentiellement, engloutit les gens ou au contraire les soutient, selon des logiques dans lesquelles la question de la maîtrise du territoire n’a plus guère de pertinence. Les ports sont des sortes de portes, franchies dans toutes les directions, qui assouplissent les frontières, relient dedans et dehors, figurent des seuils et des lieux de passage. Les considérer ainsi apporte un nouvel éclairage sur les migrations et constitue un poste d’observation qui met en cause un certain nombre de préconceptions problématiques.

 

Parmi ces préconceptions, l’idée que la migration est un phénomène nécessairement négatif est prédominante. Souvent, les migrants sont perçus comme des êtres qui mettent dangereusement en cause les logiques traditionnelles de l’état territorial et bafouent ses prétentions de souveraineté absolue sur son espace politique. Sous cet angle, les migrants apparaissent tantôt comme des parasites, tantôt comme des envahisseurs ou des perturbateurs des équilibres locaux. À l’opposé, mais de façon tout aussi négative, les migrants deviennent des victimes impuissantes dont les bourreaux sont, selon les cas, le fordisme, le colonialisme, le libéralisme ou les processus de mondialisation.

 

Entre prédateur et victime, le migrant ne suscite donc aucune opinion positive, d’autant que ces deux figures se mêlent. La victime est telle parce que sa personnalité, son projet de vie et sa volonté ont été mis entre parenthèses et qui se retrouve là, chez nous, sans l’avoir désiré. Quant à l’envahisseur, ce n’est ni l’amour du pays où il tâche de se rendre ni le projet de s’assimiler à la culture qui l’anime, mais un programme de prédation et d’appropriation. Lui non plus ne désire pas adopter notre mode de vie et respecter nos valeurs. Bref, envahisseur ou victime, les migrants sont des gens de trop qui viennent chez nous sans vouloir de nous.

 

Sans doute ces conceptions ne sont-elles pas aussi schématiques et répandues que ce que je viens de suggérer. Mais elles sont suffisamment présentes, même si la rhétorique qui les porte est plus subtile, pour posséder désormais le pouvoir de provoquer un renversement complet de nos institutions démocratiques et ce, au nom même de la démocratie et des libertés. Ce danger est bien réel : partout dans le monde libéral, la politique anti-migrant fait recette et propulse les partis politiques extrémistes à la première place. La rhétorique nationaliste prend le pas sur la défense des droits sociaux, genrés, symboliques ou culturels des individus et des collectifs auxquels ils sont reliés, et entraîne un assentiment grandissant. C’est pourquoi repenser la figure du migrant est aujourd’hui pivotal.

 

Il y a d’abord lieu de remarquer que, au cours de l’histoire humaine, les migrations sont si massives qu’elles peuvent apparaître non comme l’accident mais comme la norme. Vues des ports de Gênes et de Marseille, c’est une évidence. Par exemple, concernant Gênes, les historiens ont établi qu’entre 1861 et 1875, 2 millions d’Italiens sont partis pour l’Amérique. Entre 1876 et 1901, environ 74000 personnes par jour quittent le port. Le maximum est atteint en 1913, année pendant laquelle 210000 personnes embarquent vers l’Amérique. À Marseille aussi, les chiffres des migrants, ici plutôt entrants, sont impressionnants. Ils sont si massifs qu’à la fin du 19e siècle, on constate que la moitié de la population n’est pas d'origine marseillaise. Parmi les principaux groupes d'étrangers se trouvent des Italiens (Génois ou Piémontais pour la majorité), des Grecs ou des Levantins. Au 20e siècle ce mouvement s'intensifie et les populations se diversifient encore plus : Portugais et Corses, Russes émigrés en 1917, Arméniens en 1915 et 1923, Espagnols après 1936, Maghrébins depuis l'Entre-deux-guerres, Africains après 1945, Pieds-noirs à partir de 1962.

Ces chiffres ne sont que quelques exemples sélectionnés dans une masse de circulations migratoires qui sont, quant à elles, et contrairement à l’art d’établir des statistiques, millénaires. De fait, l’universalité du phénomène de la migration, son intemporalité et sa portée planétaire, est incontestable. Exactement comme toutes sortes d’animaux, les hommes sillonnent la planète depuis la nuit des temps. Par exemple on sait que les aborigènes sont les premiers homo sapiens à avoir quitté l’Afrique, il y a environ 70000 ans. Ils ont alors entrepris de traverser l’Asie et sont arrivés en Australie 20000 ans plus tard. Les très nombreuses données archéologiques qui témoignent des voyages des populations sont aujourd’hui complétées par l’étude des génotypes qui permet de reconstituer des « familles » dont les individus sont désormais distants de plusieurs milliers de kilomètres et ce, depuis des centaines de générations. À l’échelle de l’humanité, la migration est la règle. Comme les baleines, les crickets, les saumons, les hirondelles, les oies ou les cigognes, les hommes sont des êtres migrateurs qui parfois parcourent des distances énormes, parfois, telles les familles se rendant régulièrement dans leur maison de campagne, voyagent sempiternellement à proximité d’un lieu fixe.

 

Penser l’homme comme un homo migrans, plutôt que comme un animal parlant, rationnel ou politique, c’est changer profondément de perspectives tout en pointant des outils de démocratisation des opinions. Je voudrais en indiquer quelques-unes.

 

Premièrement, au lieu de la considérer comme contraire à une existence normale ou à une vie idéale, la migration apparaît comme faisant partie de la vie, biologiquement ou historiquement. Au lieu de superposer le phénomène migratoire à une nature humaine préalable et fixe, voir à le penser comme contre nature, c’est l’intégrer dans cette nature.

 

Après avoir procédé à des milliers d’observations, le naturaliste Marcel de Serres dont le texte date de 1845 siècle, prête aux oiseaux un « instinct impérieux de voyager et de changer de climat », une furieuse passion de voyage, une « humeur voyageuse » plus forte que tout1. C’est ainsi qu’il explique leurs voyages saisonniers, constatant que le seul besoin de nourriture ou de chaleur n’est pas suffisant pour les provoquer et que de nombreuses migrations adviennent en l’absence d’un avantage quelconque dans ces domaines. C’est le cas d’après ses observations du Pipit, un petit oiseau qui circule entre le sud de la France et L’Égypte ou la Syrie, que ni la nourriture ni le climat ne semblent motiver. C’est aussi le cas des alouettes à hausse-col noir, du rollier vulgaire, du guêpier Savigny, des rossignols qui franchissent les mers si besoin est. Les rapaces aussi voyagent sans qu’on sache bien pourquoi.

 

Cette « humeur voyageuse » ne serait-elle pas présente en l’homme également ?

Le deuxième point est lié : même s’il est nécessaire de considérer la spécificité de chaque type de voyage, il est ici justifié de rapporter à cette humeur voyageuse un certain nombre de comportements, tels les voyages saisonniers, les déplacements professionnels, les explorations des

1 Marcel de Serres, Des causes des migrations des divers animaux et particulièrement des oiseaux et des poissons, en ligne, 1845, https://archive.org/details/descausesdesmigr000serr

aventuriers et des savants, les rencontres scientifiques dans le cadre des colloques internationaux, sans oublier bien sûr les migrations politiques et économiques en vue de plus de liberté, plus de bien-être, plus de richesse. Par exemple, selon le sociologue John Urry, notre vision des migrants est fausse, car réductrice : les passagers en situation régulière forment un groupe immense de plus d’un milliard d’individus par an, tandis qu’en permanence, 300 000 passagers survolent les États- Unis ; 31 millions de réfugiés sillonnent le monde mais c’est aussi le cas environ 700 millions de voitures, dont celles de millions de touristes2.

 

Une fois cette liaison établie, il importe de rechercher quelles sont ses qualités spécifiques qui distinguent l’animal migrateur que serait l’homme, selon mon hypothèse, certes des animaux, mais surtout de l’homme tel qu’il est défini traditionnellement, soit comme créature rationnelle ou économique, soit comme créature fabricatrice ou politique. Il importe aussi, selon l’hypothèse avancée, de rechercher en quoi ces qualités seraient éventuellement plus pertinentes pour soutenir l’entreprise de la consolidation des démocraties libérales que les autres. Quelles sont ces qualités ?

 

La première est la propension à un mode de vie pacifique et à la paix : en vertu de l’hypothèse, l’animal migrateur n’est pas un être territorial et, partant, il ne passe pas sa vie à défendre. La condition militaire ne fait pas partie de sa condition. Certes il lui faut produire un espace adapté à ses activités et le partager, mais cet espace ne peut être défini par l’intermédiaire de la forme de propriété qui s’est historiquement imposée : la propriété privée exclusive, absolue et perpétuelle.

 

Ce type de propriété a pour ancêtre « le droit du premier occupant » et même, dans le droit britannique classique, le droit du premier cultivateur. La terre que je cultive à la sueur de mon front est à moi. Le fait que j’en tire ma subsistance légitime que je me l’approprie et que j’y exerce mon droit de propriétaire à l’exclusion de tout autre droit. Cette conviction, souvent prêtée à John Locke, — et quoique ce dernier ait modulé sa démonstration de quantité de bémols et de craintes exprimées —, débouche sur la justification de la formation de l’État. Si ce dernier est nécessaire, ce n’est pas pour organiser la société qui existe indépendamment de lui, mais pour rassembler la puissance publique et la force commune seules à même de défendre les droits des propriétaires occupants et cultivateurs.

 

Aussi bien la construction de l’État territorial que la colonisation de contrées lointaines prétendument incultes et dépeuplées trouvent ainsi une justification. La propriété privée ne trouve de frein à son expansion que quand elle se heurte aux limites que lui imposent la propriété et, dans une certaine mesure, les besoins d’autrui.

2 John Urry, « Les systèmes de la mobilité », Cahiers internationaux de sociologie, 1/2005 (n° 118), p. 23-35.

L’appropriation de terres non cultivées est non seulement permise mais même recommandée, car, explique Locke, cultiver la terre, c’est accroître le rendement local tout en diminuant la portion de terre nécessaire. Prendre la terre pour la cultiver, c’est en fait la « rendre »3. Clairement, quelle que soit sa pertinence, ce droit du premier occupant dérive de l’idée que loin d’être un migrant, l’homme est un animal territorial qui tire sa subsistance de la terre qu’il travaille, et qui transforme la nature pour survivre. La condition étatique forme l’environnement propre à la condition de l’homme comme animal laborans (labours, travail)

 

Dans la perspective de l’homo migrans, les propriétés étatiques de nos constructions politiques et des concepts sur lesquelles elles reposent commencent à se fissurer. Avec elles, les idées territoriales qui se sont développées à partir de la question de la subsistance mais s’en sont au fur et à mesure détachées, révèlent leur faiblesse. Par exemple, l’idée que l’homme est un être ancré en un lieu qu’il considère comme sa « demeure naturelle », ainsi que le large éventail de convictions nationalistes qui expriment une prétendue unité symbiotique entre l’homme et la nature, acquièrent une coloration douteuse. L’homme est il un animal doté de racines ? A-t-il réellement besoin pour son confort personnel, sa sécurité, son équilibre psychologique, son développement, d’une localité fixe et définie qui l’englobe et le leste ? Son « identité » dépend-elle de facteurs antérieurs à son existence et indépendants d’elle ? Ne peut-il réaliser ses virtualités qu’à travers un acte de communion avec l’être collectif que constitue l’union entre la « culture » et la nature ? Pire, doit-il faire un avec son environnement, s’y fondre tout en lui prêtant allégeance, pour être vraiment lui- même ?

 

En l’absence de l’idéologie du « chez moi » au sens fort du terme, lorsque l’idée que je ne peux me réaliser qu’à travers la fusion de mon être avec un tout naturel qui est celui de ma Kultur et de ma terre reflue, alors la migration cesse de nous apparaître exclusivement sous le jour d’une condition exilique psychologiquement coûteuse. Même si migrer peut être douloureux, ça ne l’est pas nécessairement. Dans une certaine mesure, migrer n’est un exil que pour qui décrit son séjour sur la terre en recourant à des termes monistes, unilatéraux et possessifs, qui puisent dans le registre idéologique de l’enracinement et de l’identité.

 

Enfin, il fait partie des vertus de l’homo migrans doté d’une humeur voyageuse de développer ses facultés d’observation, d’attention, d’expérience, car il se trouve régulièrement dans un environnement nouveau qu’il doit connaître le plus précisément possible pour y être à l’aise, voire pour subsister. Contrairement aux propriétaires dont l’activité bénéficie d’un environnement stable qu’ils peuvent avoir le sentiment de contrôler, et qu’ils cherchent à dominer, le migrant recherche

 

3 Sur ces points, voir John Locke, Second Traité du gouvernement civil, Chapitre IX, « Des fins de la Société politique et du Gouvernement ». Voir aussi J. Zask, La Démocratie aux Champs, Ed. La Découverte, Paris, 2016, chapitre 1, partie 3, où je développe ces aspects.

un nouvel équilibre. Comme Abraham dans le désert, il doit s’ajuster à des conditions qui ne lui sont pas familières. Contrairement au pèlerin que sa curiosité malmène et fait ballotter, voire conduit ailleurs que là où il avait prévu d’aller4, le migrateur utilise ses facultés d’observation, d’attention, de mémoire, etc., sans quoi il ne pourrait effectuer son voyage. Les oiseaux eux-mêmes se dirigent grâce à la vue. Les routes qu’ils prennent sont celles qu’ils ont observées quand ils ont suivi la première fois en compagnie de leurs parents les côtes, les fleuves ou les vallées.

 

Tel un voyageur expérimenté, le migrateur développe un art de la migration et acquiert la connaissance des passages, des transitions et des médiations. S’il fallait représenter son terrain d’opération, on montrerait, non des parcelles et des frontières, mais, comme le font les aborigènes d’Australie sur les écorces qu’ils peignent, des voies et des failles, des pistes d’animaux sauvages, des vents, des courants. La science est vagabonde.

 

La migration abordée sous l’angle qui a été proposé n’est pas destinée à masquer les phénomènes très violents de la guerre, de la persécution, de la détresse économique ou de la détresse écologique d’un certain nombre de migrants. Sa finalité n’est pas d’apporter une explication générale à phénomène global, mais d’en modifier la perception. Il y a plusieurs avantages à cela.

 

Le premier, à l’écart du misérabilisme, du rejet ou de la stigmatisation, est de considérer le migrant comme l’un de nous, comme un être qui réalise ou actualise un potentiel commun, celui de voyager, d’apprendre des autres et de s’acculturer, de changer de climat et de partir à l’aventure.

 

 
Homo Migrans -- La migration comme condition humaine (2016)

Le second correspond à la reconnaissance du « projet migratoire » individuel qui est aujourd’hui de mieux en mieux exploré : en « donnant voix au migrant », au lieu de voir en lui un élément destiné à remplir « les poubelles de l’histoire » (Trostski), une victime ou un être errant, le migrant est « humanisé » ; on peut enfin lui accorder le mérite de l’initiative personnelle, du courage et de la détermination, l’espoir d’une vie meilleure ou tout simplement le désir affirmé de dépaysement5.

 

Nier que les migrants soient parfois contraints à la mobilité et souvent chassés de chez eux serait absurde. Mais parmi les candidats potentiels au départ et les victimes d’événements politiques, économiques ou écologiques néfastes, certains partent et d’autres restent. Les premiers seraient ils plus riches, plus peureux, ou plus jeunes que les premiers ? Difficile d’en décider. D’autant que les logiques de décision individuelle, sans être absolument déterminantes, quoi qu’elles puissent l’être parfois, sont à l’œuvre. Bref, considérer la migration sous cet angle conduit à une vision à la fois

 

4 Marie-Christine Gomez-Géraud, « La curiosité, qualité du voyageur ? Enquête succinte sur la littérature viatique du XVIe siècle », Camenae n° 15, mai 2013.
5 William Berthomière, « La mondialisation au prisme des migrations internationales », Mélanges de la Casa de Velázquez, 39-1 | 2009, 141-160.

 

plus inclusive et plus respectueuse d’autrui, vision dont les politiques de migration et les réactions idéologiques des populations pourraient s’inspirer pour s’améliorer et créer des institutions plus équitables que celles qui existent.

 

Finalement, penser l’homme comme homo migrans, c’est intégrer dans la migration un phénomène très présent chez animaux, à savoir les allers-retours. Au lieu de « migration », les spécialistes parlent du « passage des oiseaux ». La distinction entre émigration et immigration cesse d’être pertinente dans l’absolu. Comme en témoignent des millions de mouvements migratoires à diverses échelles, migrer est aller et venir, partir et rentrer. Même s’ils ne réalisent pas leur projet, beaucoup de migrants développent un projet de retour qui pose des problèmes spécifiques. Impossible de ne pas penser ici à la question du retour en Israël que les Juifs se posent depuis la destruction de leur temple par l’armée de Babylone, il y a 3000 ans, et qu’ils évoquent dans chacune de leurs prières ! Pensons aussi à Christophe Colomb qui, depuis Gênes, a sillonné les mers et effectué huit traversées de l’océan atlantique !

 

Aujourd’hui, les politiques « d’aide au retour volontaire » et la naissance de la catégorie de « transmigrant » vont dans ce sens6. Elles plaident en faveur d’une conception à la fois plus positive et plus équitable des migrations humaines. N’y a-t-il pas un migrant en chacun de nous ?

 

6 Sur la question du retour comme perspective insérée dans le projet migratoire, voir par exemple Sophie Massot, « Le retour des migrants ou l’émergence des « nouveaux Ouzbeks » : les effets d’un rite de transition », Revue européenne des migrations internationales, [En ligne], vol. 26 - n°3 | 2010.

Homo Migrans -- La migration comme condition humaine (2016)
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9 avril 2016 6 09 /04 /avril /2016 08:57

Joëlle Zask

 

La démocratie aux champs

 

INTRODUCTION

 

 

 

 

 

Cet essai a pour ambition de montrer que ce qui est progressivement devenu notre idéal de liberté démocratique ne vient en priorité ni de l’usine ni des Lumières ni du commerce, de la ville ou du cosmopolitisme, mais de la ferme. Plus précisément, il examine en quoi les interactions entre le cultivateur et la terre qu’il cultive favorisent les modes de vie démocratiques et, sans les causer ou en être l’origine exclusive, les maintiennent et les renforcent. Il ne se préoccupe pas particulièrement des opinions que les paysans forment sur la politique de leur gouvernement central et souvent lointain, encore moins de leur « comportement électoral », mais s’intéresse à leur capacité d’inventer d’eux-mêmes des formes d’organisation indépendante dans tous les domaines de leur existence. Il explore donc moins des relations verticales entre la base et le sommet que des relations horizontales s’établissant entre des individus et des groupes jouissant d’une certaine égalité.

 

Qu’il existe, dans le fait même de cultiver la terre, des éléments qui prédisposent à l’essor des valeurs qu’on associe à la démocratie, et dont l’analyse, largement négligée, pourrait contribuer à l’examen des conditions d’une écologie politique véritablement démocratique, telle est donc l’hypothèse qui va être explorée. Ces valeurs sont multiples. Sans se confondre tout à fait avec les institutions des démocraties libérales, que nous laisserons de côté, elles en sont les conditions préalables et la source d’inspiration, en quelque sorte leur « esprit », comme l’écrit Montesquieu au sujet des lois. Elles composent notre paysage moral et politique et organisent nos expériences privées comme nos habitudes et nos expériences publiques. C’est l’usage de leur associer les droits de l’homme et du citoyen, l’indépendance, la subsistance et la sécurité, le pouvoir d’initiative personnelle et la responsabilité qui l’accompagne, l’éducation, la recherche scientifique et les libres-échanges que son développement nécessite, la pluralité et le respect d’autrui. Sans avoir à comprimer ces diverses valeurs dans une seule case où elles seraient unifiées, il est possible, en s’appuyant sur l’esprit de la démocratie libérale et sur ses fondateurs qui savaient qu’elle repose davantage sur « les mœurs » que sur les lois, d’en extraire un point commun en disant ceci : tandis qu’en tant que finalité, la démocratie consiste en la distribution égale des opportunités de réalisation de soi, en tant que moyen, elle permet aux individus de mener « d’eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes » (comme le disait Lincoln au sujet du peuple) les expériences par l’intermédiaire desquelles ils découvrent, éprouvent et développent leurs libertés[1].

 

En théorie comme en pratique, ces valeurs ne sont pas apparues d’un seul coup et sont loin d’être complètement réalisées. Parfois les circonstances nous en rapprochent, parfois elles nous en éloignent. Or cultiver la terre est une activité propice à l’exploration et à la revitalisation de leur point de convergence qui, sous le nom d’auto-gouvernement (ou self-government), forme le socle de la culture démocratique ou la démocratie comme culture. On le verra par exemple avec Thomas Jefferson : pas de liberté sans auto-gouvernement. Et pas d’auto-gouvernement sans « l’amour inexpugnable de la liberté ». Contrairement à ce que soutiendra, notamment en France, une longue tradition plus républicaine ou libérale que démocratique, les fonctions des citoyens ne sont que secondairement la résistance à l’oppression et la critique du gouvernement. Leur fonction première, celle dont toutes les autres dépendent, y compris la critique des dirigeants, est de gouverner leurs affaires et de « se conduire sans un maître » en toute occasion imaginable. Là se forgent en parallèle l’esprit social et l’esprit public d’un côté et, de l’autre, la personnalité individuelle, que les divers auteurs que nous rencontrerons exprimeront en termes de responsabilité, d’initiative, d’indépendance ou même, de courage.

 

Une fois cette hypothèse formulée, les conceptions, toujours vivaces, du paysan, soit comme ce personnage authentique, simple et vertueux que dépeint le romantisme, soit comme ce personnage généralement associé à la droite, arriéré et conservateur, dont la conscience n’irait pas au-delà des limites de son lopin de terre, matérialiste invétéré et égoïste, voire réactionnaire, qui n’a que haine pour la ville, la société, l’étranger et le progrès, commencent à refluer. À leur place s’ouvre un vaste domaine assez peu exploré jusqu’à présent où, fondamentalement, la culture cesse d’être contraire à la nature. Un cortège bigarré de conceptions et d’expériences qui, sans être universelles ou éternelles, n’en sont pas moins édifiantes et exemplaires, se met à défiler sous nos yeux. Tout « commence », si l’on peut dire, par le jardin d’Éden, qui ici donne le ton : Adam, dit le texte biblique, doit « cultiver » le jardin et en même temps, le « garder » (shomer, équivalent au care), c’est-à-dire en prendre soin. Comme à l’égard d’un enfant, cultiver est garder, garder est cultiver. On entrevoit d’emblée le poids politique et écologique d’une telle combinaison et, par contraste, la nature des conséquences auxquelles ont mené l’oubli, le déni, l’occultation de son importance cruciale.

 

Lié à prendre soin ou conserver, cultiver la terre n’est pas un travail comme un autre. Ce n’est pas suer, arracher, rentabiliser, s’essouffler, souffrir, arraisonner. C’est dialoguer, écouter, proposer, prendre une initiative et écouter la réponse, mêler des rythmes et des logiques différents, faire des expériences et des interprétations, prévoir sans annoncer, viser l’avenir sachant qu’on ne peut calculer à coup sûr. Sous cet angle dont Adam est le protagoniste sans âge, les notions de propriété et de pénibilité au travail qui ont été historiquement liées au libéralisme doivent être réinterrogées.

 

L’agriculture comme culture de la terre, dont on verra qu’elle est liée à la culture de soi, n’a que très peu en commun avec la production agro-industrielle et l’organisation capitaliste de cette production. Elle s’en distingue comme la subsistance se distingue du profit et souvent s’y oppose, comme la fertilité s’oppose au rendement, comme l’occupation ou la jouissance de la terre se distinguent de son appropriation exclusive, comme le jardinier ou le petit paysan s’opposent à l’agriculteur industriel, dont il ne sera pas question.

 

En raison du fait que, comme en éducation, cultiver est rencontrer une chose autre et s’adresser à ce qui, en elle, est capable d’indépendance (tel est aujourd’hui l’enjeu de la permaculture), on verra que le cultivateur ne peut trouver dans l’enfermement en soi qui a pour nom « individualisme » qu’un dangereux antagonisme. En cultivant ses plantes, il cultive une société et contribue à produire des ressources communes. Cette culture par l’intermédiaire de laquelle s’instaurent des interactions entre, d’un côté, le cultivateur, ses besoins, son art, ses connaissances, ses habitudes, etc., et, de l’autre, son coin de terre et son environnement, se rencontre donc à une certaine échelle, celle de l’agriculture paysanne et celle du jardinage, celle du petit paysan et celle du jardinier des campagnes comme des villes.

 

À travers les Cercles des Landes gasconnes, l’agriculture urbaine de Savannah vers 1750, la « petite république » que fut la ferme pour Jefferson, les jardins ouvriers de France, le village de Canudos au Brésil, le lopin russe, les jardins communautaires de New York, les jardins pédagogiques de Maria Montessori, les jardins thérapeutiques des vétérans, l’agriculture environnementale actuelle, les « incroyables comestibles » de Todmorden en Angleterre, et bien d’autres épisodes tous plus inventifs les uns que les autres, on montrera que le cultivateur qui forme avec la terre une sorte de petite communauté développe aussi cet « art de s’associer » avec les autres dont Tocqueville a fait le cœur des modes de vie démocratiques. S’il s’associe en effet, ce n’est pas en priorité par calcul ou utilité, encore moins en raison du sentiment d’une identité collective en laquelle communier, mais par goût pour la vie sociale et par solidarité. Que « l’esprit public » et l’amour de la liberté puissent naître de ces inclinations est la conviction que Jefferson puis Tocqueville à sa suite ont énoncée avec force.

 

La culture de la terre qui se trouve à l’origine des pratiques démocratiques, non ­ — encore une fois — comme leur cause, mais comme leur accompagnant, forme un futur dont la nature est encore indistincte, mais dont il est clair qu’il ne sera « durable » que s’il est aussi « environnemental ». Et il ne sera tel que si les expériences en cours sont de nature à préserver et à refonder en continu et conjointement l’indépendance des individus par rapport aux liens sociaux, celle des cultivateurs par rapport aux contraintes naturelles que sont les aléas de la nature et les besoins alimentaires, et celle de la nature par rapport aux activités humaines. Qu’aujourd’hui comme hier, la parcelle cultivée soit le site où s’inventent de nouveaux modes d’association, de participation et de socialisation, ne doit pas surprendre. Elle découle de la quête normale de formes de vie plus cohérentes et complètes que celles, aberrantes et écologiquement catastrophiques, auxquelles a mené notre société industrielle.

 

La configuration dont je vais tenter de tracer les contours et d’énoncer les caractéristiques, loin d’être une utopie irréalisable, est au contraire massivement présente dans le monde : l’agriculture partagée, locale, familiale, paysanne, écologique, traditionnelle, raisonnée, diversifiée, etc., n’est pas un rêve mais une réalité. Par exemple, la FAO (Food and Agriculture Organization) a établi en octobre 2015 que la première forme d’agriculture dans le monde, l’agriculture familiale, est « la gardienne d'environ 75 pour cent des ressources agricoles mondiales » ; elle représente environ 500 millions d’exploitations, soit 9 exploitations sur 10, qui produisent plus de 80 % de l’alimentation mondiale. Quant à l’agriculture urbaine, elle concerne à elle seule un citadin sur quatre, soit 700 millions de personne[2].

 

Or ces types si répandus d’expérience agraire à petite échelle sont pourtant passés relativement inaperçus. Bien que nécessaire, et même si elle est souvent fragile et insuffisante, l’agriculture des petits paysans et jardiniers n’a été intégrée ni dans l’anthropologie générale, ni dans la métaphysique, ni dans la psychologie, ni même dans la théorie de la richesse. Quant à nos conceptions politiques « modernes », libérales et démocratiques, elles n’en tiennent aucun compte. Pire même, elles se développent dans son dos et contre elle. Il suffit de rappeler que le mot « politique » vient de « polis », la ville en Grec, tandis que la « citoyenneté » est étymologiquement, par définition, le fait de l’habitant de la Cité, la ville cette fois en Latin. En France, avant les citoyens, nous avions les « bourgeois », c’est à dire les habitants des bourgs qui seuls jouissaient d’un « droit de cité ». Quant aux autres, c’étaient les « manants ». Que penser par conséquent d’un pays « démocratique » dont jusqu’à 90% de la population est ou fut paysanne ?

 

Cet essai n’a donc pas l’ambition de dévoiler un fait rare mais au contraire de rendre saillant un fait d’une banalité extraordinaire dont la mise au rancart signale mécaniquement le peu de démocratie « politique » réalisée dans le monde, le phénomène du lopin de terre. Il en existe pourtant des formes historiques aussi nombreuses que politiquement édifiantes, de même qu’il en existe actuellement quantité de formes qui sont vécues comme des moyens d’intégration sociale, de transition écologique et de transition démocratique. Des millions de gens s’engagent en leur faveur, des Green Guerillas et Mouvements paysans dans bien des régions d’Amérique du Sud aux rizières urbaines implantées sur les toits de Tokyo, des micro-coopératives agricoles en Inde à l’agriculture urbaine participative dans les villes d’Amérique du Nord et d’Europe.

 

Passées ou présentes, celles qui sont abordées ici sont tout à fait spécifiques. Elles s’écartent autant des conceptions réductrices d’un retour à la terre et à la prétendue simplicité des mœurs primitives qu’aux utopies agraires coercitives et souvent paternalistes, voire fascistes, dont l’histoire est aussi jalonnée. Car contrairement aux sociétés qu’ont imaginées des penseurs aussi connus que Fourier, Owen, Godin dans une certaine mesure, ou des chefs politiques comme Himmler, Staline et Mao Zadong, celles dont il va s’agir, qu’elles soient passées ou présentes, sont des expériences agraro-politiques (ou politico-agraires) qui, au lieu d’englober l’individu dans une structure collective jugée parfaite de manière à ce qu’il soit modelé par elle, se caractérisent par la recherche d’un équilibre et d’une complémentarité étroite entre les libertés de l’individu et la vitalité de l’association qu’il forme avec d’autres.

 

Elles visent donc la formation d’une communauté au sens littéral du terme, — c’est-à-dire d’un groupe dont les finalités et la structure ne sont pas fixées à l’avance mais progressivement décidées en commun. Dans un groupe de ce genre, l’individu se relie aux autres sans se dissoudre. Il participe aux activités communes et s’intègre au groupe exclusivement en tant que participant (et non en tant que possesseur d'une même origine, religion ou statut que les autres). En parallèle, le groupe communautaire est aussi celui qui veille à la distribution des ressources devenues communes et les met à la portée des individus qui en sont membres — comme lors d’échanges de savoirs faire ou de force lors des grands travaux des champs, de connaissances, de boutures et de graines ; par le partage de certains équipements collectifs, des surplus ou des invendus, du voyage vers les foires et les marchés ; ou encore par le soutien d’actions participatives en tout genre, de systèmes coopératifs, des producteurs par les consommateurs comme c’est le cas des AMAP françaises aujourd’hui, et ainsi de suite. On montrera que l’accord entre le cultivateur et la terre qu’il travaille se révèle le premier terme d’une série d’accords sociaux et politiques continus et congruents dont l’ensemble correspond à une dynamique sans fin de démocratisation.

 

Faire le tour de toutes les expériences de liberté dont le site privilégié est la parcelle cultivée n’est pas possible dans le cadre d’un livre. À défaut d’exhaustivité, j’ai choisi d’intégrer dans une structure tripartite, qui va du plan de la réalisation de soi à la vie politique, en passant par des exercices de sociabilité, des exemples paradigmatiques d’une « culture » démocratique, à tous les sens du terme.

Par distinction avec le seul « débattre et décider ensemble » que la démocratie délibérative met aujourd’hui en avant, chaque cas présente un « faire ensemble » caractéristique de l’associationnisme participatif qui constitue à l’échelle de la planète le mouvement sociopolitique sans doute le plus inventif et le plus prometteur. Chacun est exemplaire à deux titres : d’une part, il forme un tout unique correspondant à une « expérience-type » dont « l’expérience en tant qu’expérience » que John Dewey a associée à l’art, ou les « tentatives microscopiques » capables d’éclairer le monde abordées par Félix Guattari, donnent une première idée. D’autre part, chacun d’eux est un bon exemple des caractéristiques qui contribuent à donner forme à nos modes de vie et à nos aspirations démocratiques : individualité avec le paysan d’Emerson, pluralité avec les jardins multiculturels de Buffalo, partage et mise en commun avec l’antique système des communaux, intégration avec les jardins familiaux, indépendance et auto-gouvernement avec tous les mouvements paysans et jardiniers, science et éducation depuis la nuit des temps.

 

Dans tous ces cas, nous verrons apparaître le fait que cultiver la terre tout en en prenant soin est une sorte d’ « éducation des choses », selon l’expression de Rousseau dans Emile, qui pourrait s’avérer l’éducation nécessaire à l’essor d’une culture démocratique bien comprise et déboucher sur une configuration où culturer (acquérir une culture, recevoir une éducation), acculturer (rencontrer une culture autre), cultiver (faire croître des plantes) ou se cultiver (développer son individualité par le truchement d’expériences situées) deviennent complémentaires et mutuellement ajustés.

 


[1] Concernant cette conception de la démocratie et de la culture démocratique, je me permets de citer mon ouvrage Participer ­– Essai sur les formes démocratiques de la participation, Ed. Le Bord de l’eau, 2011.

[2] FAO [en ligne] http://www.fao.org/news/story/fr/item/260735/icode/

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20 mars 2016 7 20 /03 /mars /2016 13:34
Un nouveau livre : La démocratie aux champs, 24 mars 2016

Mise en vente : 24/03/2016
 

La démocratie aux champs

Du jardin d’Eden aux jardins partagés,
comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques


Joëlle Zask
Les Empêcheurs de penser en rond – 250 pages – 18,50 €

 

 

 

On a l’habitude de penser que la démocratie moderne vient des Lumières, de l’usine, du commerce, de la ville. Opposé au citadin et même au citoyen, le paysan serait au mieux primitif et proche de la nature, au pire arrièré et réactionnaire.

 

À l’opposé de cette vision, ce livre examine ce qui, dans les relations entre les cultivateurs et la terre cultivée,favorise la formation de la citoyenneté. Défile alors sous nos yeux un cortège étonnant d’expériences agricoles, les unes antiques, les autres actuelles ; du jardin d’Éden qu’Adam doit « cultiver » et aussi « garder » à la « petiterépublique » que fut la ferme pour Jefferson ; des chambrées et foyers médiévaux au lopin de terre russe ; du jardin ouvrier au jardin thérapeutique ; des « guérillas vertes » aux jardins partagés australiens.

 

Cultiver la terre n’est pas un travail comme un autre. Ce n’est pas suer, souffrir ni arracher, arraisonner. C’est dialoguer, être attentif, prendre une initiative et écouter la réponse, anticiper, sachant qu’on ne peut calculer à coup sûr, et aussi participer, apprendre des autres, coopérer, partager. L’agriculture peut donc, sous certaines conditions, représenter une puissance de changement considérable et un véritable espoir pour l’écologie démocratique.

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7 février 2016 7 07 /02 /février /2016 09:30
Patrick Raynaud (1989), Villeurbanne
Patrick Raynaud (1989), Villeurbanne

Joëlle Zask

Outdoor art

La sculpture et ses lieux

Paris, Ed. La Découverte, 2013

Introduction

« Si je tiens à ce que la sculpture ne soit pas architectonique, je n’aime pas non plus qu’elle devienne un simple décor. À un certain moment, l’accumulation plastique cesse d’être sculpturale ; elle perd sa spécificité et devient purement décorative, comme un papier peint ou un tapis. Entre ces deux extrêmes, il existe un point où l’œuvre fonctionne pour soi tout en étant située dans l’espace. C’est ce point-là que j’ambitionne d’atteindre. »

Carl Andre[1]

Beaucoup d’œuvres d’art se trouvent à l’extérieur, dans les villes, entre les villes ou à leur périphérie, sur des ronds-points, dans la nature, sur des parcours ou dans les parcs. Certaines soulignent un bâtiment, d’autres, le centre d’une place, d’autres encore forment des aires de jeu pour les enfants. Parfois des espaces leur sont entièrement dédiés, comme les jardins de sculptures dont il existe de nombreux exemplaires. Il arrive qu’elles deviennent indissociables des lieux où elles sont installées, comme la statue de la liberté à New York ou la pince à linge d’Oldenburg à Philadelphie[2]; il arrive aussi qu’elles ne fassent que passer ou ne parviennent pas à s’installer durablement, comme Tilted Arc de Serra à New York ou le Mât des Fédérés de Buren à Marseille.

Elles sont de tous styles : statues, monuments, fresques, photographies, mobiles, mosaïques, jardins, lumières, installations, excavations, dispositifs sonores. Les matériaux dont elles sont faites sont aussi d’une grande diversité : béton, métal, carton, néon, bois, pierre de toute sorte, céramique, terre, basalte, résine, blocs de glace, matériaux de construction, miroirs, dispositifs électroniques, etc. Certaines sont faites pour résister aux intempéries, d’autres sont destinées à disparaître. Il y en a qui sont « nées pour être brûlées » ou d’autres qui, étant en glace, fondent progressivement[3]. Il arrive aussi que des œuvres passagères, à l’instar de Spiral Jetty de Smithson, soient tout de même conservées, grâce à de gros efforts techniques et d’importantes dépenses.

Comparé à l’art à l’intérieur, dans les musées, les galeries, les maisons, les châteaux, les églises, l’art à l’extérieur forme une catégorie particulière. Cependant cette catégorie est loin d’être homogène et les termes que nous employons ne sont pas clairs. Par exemple, il est fréquent que nous utilisions l’expression « art public » pour désigner un art qui est tout simplement dehors. C’est le cas du service culturel de la Ville de Montréal dont le site web explique que l’expression « art public » « désigne l'ensemble des œuvres situées dans des espaces urbains, tels les places publiques et les parcs, ou encore à des œuvres incorporées au mobilier urbain, à des édifices ou à l'aménagement paysager. Ce sont pour la plupart, et selon l'époque à laquelle ces œuvres ont pris place dans notre environnement, des monuments commémoratifs, des sculptures monumentales, des murales ou des éléments de l'aménagement paysager[4]. » Or l’art qui est placé à l’extérieur est parfois public, parfois privé. Tout dépend de la nature du commanditaire, de celle des fonds l’ayant financé, du lieu où il est situé, de ce qu’on appelle « public ». De même, il est fréquent que « l’art public » soit à l’intérieur, placé sous un toit.

Étant donné que les œuvres d’extérieur peuvent avoir un statut, une fonction, un rôle social ou politique, une valeur esthétique, extrêmement variables, je propose de les classer en sous-groupes afin de mettre au jour des distinctions qui pourraient avoir une double utilité : celle de revisiter l’histoire des arts en plein air, et celle d’aboutir à une typologie des combinaisons entre les œuvres, leurs usages sociaux et les enjeux politiques de leur implantation dont l’identification anime une partie importante de ce livre.

D’une manière générale, en art ou dans la conduite ordinaire (les manières de faire de l’art étant révélatrices des paramètres de base de notre conduite), il existe schématiquement trois façons d’être à l’extérieur : dans le premier cas, nous restons enfermés en nous-mêmes, nous sommes indifférents ou imperméables à ce qui se passe ou posons sur le monde et la nature un regard utilitaire, voire dominateur. Il est alors possible que nous allions jusqu’à détruire notre environnement. Nous ne nous en soucions que pour notre utilité et restons fermés à ce qui ne s’y plie pas. Par la domination, l’indifférence ou même le déni, nous imposons au monde extérieur notre logique et le formatons (« l’arraisonnons », écrivait Heidegger) de sorte qu’il lui obéisse, ou qu’il se taise. En art, il est fréquent que la statuaire urbaine classique soit exemplaire de ce cas : séparée par son socle de l’espace où se trouvent les bâtiments et les passants, les statues sont faites pour être vues par elles-mêmes, comme signe ou symbole, et non par l’intermédiaire des lieux où elles se trouvent, auxquels elles sont indifférentes, parfois même hostiles.

À l’autre extrême, il arrive que l’environnement soit « trop fort pour nous », comme l’écrivait Turner, l’historien de la frontier américaine, au sujet du monde sauvage[5]. Cela s’applique aussi à la « jungle » humaine, la « société », qui souvent broie les individus. Soit vous disparaissez, soit vous êtes assimilé, absorbé en elle. Là, il n’y a plus de négociations possibles, le monde ne tient pas compte de vous et vous annihile. Certaines œuvres in situ, éphémères, convenues, esthétiquement si faibles ou techniquement si inadaptées qu’elles n’ont ni consistance ni résistance, sont dans cette situation.

Enfin, il existe une situation intermédiaire, la seule qui m’intéresse ici et dont cet essai tente l’exploration : là, nous ne sommes ni dominé ni dominateur, mais en interaction avec le lieu ; ce lieu agit sur nous et nous agissons sur lui. Cette situation est celle de l’art outdoor, situé dehors. Le Groupe de quatre arbres de Dubuffet sur la place de la Chase Manhattan Bank à New York, la Bicyclette ensevelie d’Oldenburg dans le parc de la Villette à Paris, Stairway de Bruce Nauman dans le ranch des Oliver en Californie, Big Bambou des frères Starn sur le toit du Metropolitan Museum à New York, et bien d’autres, ont ce statut. Je dirai de ce seul groupe de sculptures qu’elles sont dehors au sens littéral, concret et imagé, du mot outdoor, côté extérieur de la porte, hors de la maison et de tout espace fermé. C’est à ce dehors, par opposition au dedans, que pensait Oldenburg quand il écrivait : « Il faut que l’art qui a si longtemps sommeillé dans des mausolées dorés et dans des cercueils de verre sorte prendre l'air, fume une cigarette, boive une bière (…) Il faut l’ébouriffer, lui apprendre à rire, lui donner des vêtements de toutes sortes, lui faire faire un tour à vélo ou dans un taxi avec une fille[6]. »

Pour réaliser ce programme, j’ai dû réduire les observations et les exemples à un domaine précis qui est encore trop vaste, celui des sculptures contemporaines et même, de seulement quelques-unes d’entre elles. Laissant de côté les questions d’histoire de l’art, de hiérarchies et de filiations, j’ai sélectionné dans ce domaine lui-même une petite région, celle qui concerne l’emplacement des oeuvres. Celui-ci découle parfois d’un choix délibéré, parfois d’une habitude, parfois d’un inconscient refoulé. Il est relatif aux bâtiments et à l’architecture, aux rues et aux places, aux possibilités de vision et de déplacement, aux éléments naturels, aux cours d’eau et au cours du soleil, bref, à l’environnement, naturel ou urbain.

Dans la mesure où les situations produites par les choix de localisation des sculptures n’ont été que peu analysées, il a fallu s’aventurer. En effet, que les décideurs concernés aient été les artistes eux-mêmes (ce qui est rarement le cas), les pouvoirs publics ou certains commanditaires particuliers, l’emplacement de l’œuvre n’a généralement pas été considéré comme une variable significative de l’histoire des formes et des pratiques sculpturales. Le célèbre ouvrage de Rosalind Krauss, Passages in Modern Sculpture (1977), de même que l’immense majorité des monographies, n’en font que rarement état. Le fait que, la plupart du temps, les documents photographiques accompagnant ces ouvrages représentent les sculptures dans des lieux tronqués, indifférents, neutralisés, souvent invisibles en raison d’un cadrage serré et vide d’hommes, renforcent la déréalisation de la question de l’implantation. Or, il me semble que s’en préoccuper est un bon moyen de mettre à l’épreuve non seulement la cohérence formelle et les innovations artistiques que l’œuvre considérée peut apporter mais aussi, plus généralement, la nature politique et sociale du mode d’existence publique qui se trouve être le sien.

Étant donné qu’il n’y a pas d’équivalent en français du terme outdoor et que, par ailleurs, des entreprises de décoration des lieux en plein air et d’affichage public, des fabricants de chaussure de marche et des traiteurs pour pique-nique situés en France s’en sont récemment emparés[7], j’ai pensé pouvoir en faire usage au fur et à mesure des besoins, plutôt que de leur abandonner. Au sujet des sculptures qui quant à elles ne sont pas en dialogue avec le lieu où elles se trouvent, soit parce que rien ne montre que l’environnement a été pris en compte, soit parce qu’elles s’y dissolvent, je dirai qu’elles sont simplement à l’extérieur.

Être dehors, out of doors, Thoreau le faisait remarquer, c’est être exposé aux intempéries. La pensée elle-même, écrivait-il, en est modifiée ; elle est, comme la peau, « tannée par le soleil ». Être dehors est aussi se trouver en un lieu dont les paramètres ne sont jamais intégralement sous contrôle. Le monde qui se trouve de l’autre côté de la porte quand on sort de la maison est un monde en partie inconnu. La nature et les gens y sont imprévisibles. Pour cette raison, notre attitude change : dedans, on est à l’abri ; notre environnement est intime, son fonctionnement, les objets qui s’y trouvent, ses dimensions, sont bien connus ; l’ensemble est « rassurant ». C’est parce que la maison est un lieu familier qu’elle est paisible. Dehors, on est au contraire exposé, comme une œuvre d’art. Du coup, on se met en alerte, notre regard balaie la situation, certaines circonstances que nous ignorions frappent notre curiosité, certaines nous attirent, d’autres nous repoussent. Alors que le dedans résulte de stratagèmes inventés pour se prémunir contre les effets du dehors, — par exemple la température et la lumière sont scientifiquement régulées dans les musées —, le dehors par définition nous affecte. Nous percevons son influence et, que nous le voulions ou non, nous sommes modifiés par lui : notre personnalité, nos idées et nos croyances, notre conduite, la manière dont nous nous déplaçons, sont travaillées, parfois profondément transformées, par l’expérience du dehors.

La relation au dehors proprement dit — qui ne se confond pas, selon la prémisse admise, avec l’extérieur en général, susceptible d’être détruit ou de nous détruire —, inclut un large spectre de perceptions et de situations : une fois dehors, nous pouvons éprouver de la frayeur, de l’inquiétude ou, à l’inverse, un sentiment d’allégresse, une excitation, une intense satisfaction. Dans ces diverses situations, notre attitude consiste avant tout à observer ce qui se passe. Que nous soyons effrayés ou que notre curiosité soit excitée, nous nous approchons pour décrypter le phénomène qui nous affecte, nous faisons varier les conditions de notre expérience. Bref, nous nous rendons disponibles à la perception qui nous arrive et nous sommes attentifs. Le mode d’existence outdoor est fondamentalement celui de l’attention.

Cette gamme de situations, si variées qu’elles soient, forme un tout nettement distinct des deux autres types déjà signalés, la domination et l’indifférence d’un côté, l’assimilation ou la fusion de l’autre : dans ces circonstances, l’interaction avec le dehors n’advient pas. Schématiquement, dans le premier cas, notre conduite, bien qu’à l’extérieur, est celle que nous aurions à l’intérieur, entre quatre murs. Si le dehors définit la part de l’expérience humaine provoquée par le fait de percevoir fortuitement une donnée que l’on reconnaît en même temps être telle, comme une sorte d’irruption du « principe de réalité », alors l’attitude consistant à neutraliser l’influence des réalités extérieures ou à s’y rendre insensible, qu’il s’agisse de gens, de phénomènes naturels ou de choses, est destructrice d’une relation avec le dehors. On pourrait dire de quiconque l’adopte, individu, artefact ou collectivité, qu’il est sans dehors[8]. Par ailleurs, si le dehors est l’occasion de réaliser un aspect de nous-mêmes par le fait que nous y participons, que nous répondons et ré-agissons à ce que nous en percevons, alors le fait de se fondre dans l’environnement, de fusionner avec lui, de faire un avec lui, de coller à sa demande ou de lui obéir docilement, est également destructeur d’une relation avec le dehors ; car dans de telles circonstances, il n’y a plus de dedans, indoor, c’est-à-dire de lieu où se retirer et où chercher à être cette individualité qui, tel un botaniste, rapporte à la maison les plantes qu’il a ramassées dans les champs et les étudie à l’abri. Il n’y a pas de dehors sans dedans.

Les œuvres qui sont véritablement dehors sont qualifiées par le fait d’être dehors. Contrairement aux œuvres situées dans des lieux fermés, indoor, c’est-à-dire derrière la porte qui se ferme sur elles et sur les gens qui viennent les voir, contrairement en particulier à celles qui sont placées dans ces espaces neutralisés que Brian O’Doherty a désignés par l’expression de « cube blanc » (white cube[9]), elle sont en interaction avec des situations où l’on fait autre chose que regarder des œuvres d’art, et où se trouvent toutes sortes d’éléments, intégrables et inintégrables, prévisibles et intempestifs. Même dans un jardin dédié aux sculptures, il y a des oiseaux et des mulots, des avions qui passent, la pluie qui tombe ou le soleil qui aveugle, le vent, le jour, la nuit. On y trouve aussi, outre des amateurs d’art, des familles et des vandales, des enfants qui jouent au ballon et des passants. Les sculptures situées dehors sont exposées aux intempéries ; leurs relations avec l’environnement ne sont pas unilatérales mais complexes et changeantes en fonction des conditions naturelles et aussi de l’espace et de l’époque d’où on les voit. Elles y séjournent comme si elles y étaient fortement attentives. Ceci étant, elles ne sont pas déterminées par l’endroit où elles se trouvent. Au contraire, elles lui apportent des qualités qu’autrement il n’aurait pas ou qui ne seraient pas tangibles. Celles qui marchent, soit qu’elles entrent en interaction avec l’environnement, soit qu’elles constituent un environnement distinctif, forment des « lieux ». Sans être ni tapageuses ni discrètes, elles existent en compagnie des autres éléments qui se trouvent là (arbre, réverbère, trottoir, plan d’eau), ainsi bien sûr qu’en compagnie des visiteurs, des passants, des riverains ou des regardeurs. A travers des exemples, ce sont les caractéristiques de cette configuration bien particulière, dont les implications sont autant esthétiques que politiques et sociales, que cet essai explore.

[1] Carl Andre[1], entretien avec Irmeline Lebeer (1974), dans L'art, c'est une meilleure idée, Editions Jacqueline Chambon, 1997, p. 42.

[2] Chothes Pin (1976), Center Square Plazza, Philadelphie, Etats-Unis.

[3] Mircea Cantor, Born to be burnt (2009), Johnen Galerie, bâtons d’encens d’un mètre de long ; Yoko Ono & Arata Isozaki, Penal Colony, 2004

[4] La collection d'art public de la Ville de Montréal est riche de près de 300 œuvres réparties sur tout le territoire de la métropole, dont 225 sur des sites extérieurs et 75 œuvres intégrées à l'architecture. http://ville.montreal.qc.ca/portal

[5] Frederick Jackson Turner, The Frontier In American History, 1883.

[6] Claes Oldenburg, cité par Diana Crane, The Transformation of the Avant-Garde: The New York Art World, 1940-1985, University of Chicago Press, 1989, p. 66.

[7] A preuve : <espaceoutdoor.com/magasin/1/Chaussures> ; <cbsoutdoor.fr>

[8] Cette acception peut être rapprochée de la « pensée du dehors » abordée par Michel Foucault, dans Critique n°229, juin 1966, repris dans Dits et écrits I, 1954-1975, dans la mesure où Foucault estime que cette pensée, même si elle est irréductible à l’intériorité, se forge non en interaction avec les éléments du dehors mais dans un « vide qui lui sert de lieu », par « la distance dans laquelle elle se constitue ».

[9] Brian O’Doherty, Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space, The Lapis Press, San Fransisco, 1976.
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4 novembre 2015 3 04 /11 /novembre /2015 19:40
Une &quot;sculpture lieu&quot;: le toit de la Cité Radieuse de Le Corbusier (Marseille)

Une "sculpture lieu": le toit de la Cité Radieuse de Le Corbusier (Marseille)

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4 novembre 2015 3 04 /11 /novembre /2015 14:35

Joëlle Zask
« Paysage sculptural » ; les aires de jeu d’Isamu Noguchi
⟶ 2015 : « Paysage sculptural — Les aires de jeu de Nogushi », catalogue d’exposition, Paul Cox, éd.
Fotokino n°11, Marseille


Un jour, à l’occasion de sa restauration en 2009, les habitants d’un quartier
d’Atlanta (USA) découvrent que l’aire de jeu que fréquentent assidûment leurs
enfants depuis des décennies, et qu’eux-mêmes enfants ils ont pratiquée, est
l’oeuvre d’un grand sculpteur dont le nom leur est pourtant inconnu, Isamu
Noguchi. Elle date de 1975. L’ensemble est peuplé d’agrès de couleurs vives,
balançoires, toboggans, cubes empilés, bac à sable, cage à poule, monticules
divers. Tout pour glisser, grimper, creuser, explorer. Tout pour plaire à l’amateur
d’art aussi : formes inédites composant un tableau vivant, rythmes variables en
fonction du point de vue, intégration dans l’environnement, correspondances et
disjonctions. L’ensemble motive donc à égalité une approche ludique et une
approche esthétique.


Certains se poseront la question : est-ce de l’Art ? Escalades et glissades sontelles
compatibles avec le mode d’existence propre aux sculptures publiques ?
Valeurs d’usage, utilité et utilisation peuvent-elles être associées aux valeurs
esthétiques ou au contraire les chassent-elles ?
L’oeuvre de Noguchi, trop mal connue dans ce domaine de l’aire de jeux qui a
enfin de beaux jours devant lui, est une réponse passionnante à ces questions : les
sculptures, disait-il, sont achevées par le derrière des enfants qui y glissent, y
grimpent, s’y agrippent ; elles sont faites pour cela et par cela. L’aire de jeu est
centrale dans son parcours. En 1933, il explique que Play Mountain, son premier
projet de « jardin de jeu » (playscape), est le « noyau » dont ses « idées de la relation
entre la sculpture et la terre ont grandi ». A cette occasion, il annonce qu’il
concevra l’aire de jeu (playground) comme un moyen emblématique de la sculpture
et un « paysage pionnier sculptural1. » Et il ajoute : « En ce qui concerne la
création et l’existence d’une sculpture, la possession individuelle est moins
significative que le plaisir public. Ce plaisir est un but en l’absence duquel le sens
même de la sculpture devient problématique. Par sculpture, nous entendons ces
relations plastiques et spatiales qui définissent un moment d’existence personnelle
et illuminent l’environnement de nos aspirations. Cette définition est fondée sur
ma connaissance de la sculpture des temples du passé. »


Non seulement le jeu ne ternit pas la valeur d’une oeuvre mais il la rehausse et
l’actualise. C’est une évidence pour quiconque considère, comme le philosophe
John Dewey et les artistes Pollock ou Kaprow qui se situent sur la même ligne,
que l’art est une « expérience » ; ce qui signifie, d’une part, que l’art vous arrive en
tant que tel par l’intermédiaire de la création d’une situation inédite dont vous êtes
le partenaire actif et, d’autre part, que l’art est le produit d’un ensemble d’activités
explorant des possibilités réellement existantes. Il y a de l’art quand il y a du jeu : il
faut un espace de possibles pour explorer et renouveler. Quand le milieu est
rigidifié, l’esprit figé, les conventions écrasantes, la marge de manoeuvre de
l’individu réduite, l’imagination en berne, les moyens matériels inexistants, rien de
ce qui ressemble à de l’art n’advient. Art et jeu (qui ici est aussi éloigné du
divertissement qu’une oeuvre d’art l’est d’un objet à consommer) ne sont pas
antagonistes mais au contraire complémentaires.


En affirmant le lien entre la sculpture et les jeux, en particulier ceux des
enfants qui jouent pour apprendre, grandir et nouer des liens sociaux, Noguchi ne
dévoie pas la fonction des oeuvres d’art, il affirme que l’art existe à travers des
« usages ». Ce n’est pas le mot qu’il emploie. Mais, emprunté à la philosophie de
Wittgenstein, « usage » convient bien ici. Il faut d’abord le distinguer de l’utilisation
qui est déterminée par les règles inhérentes à l’objet, comme dans le cas du mode

d’emploi de la machine à laver. La fantaisie n’est pas de mise. Il vous faut
simplement suivre la règle docilement et scrupuleusement pour faire fonctionner
l’engin dont par ailleurs vous ne connaissez rien. Dans le cas de l’instrumentalisation,
c’est l’inverse qui se produit. L’utilisateur dicte ses règles à l’objet (il peut ici s’agir
d’une chose, d’un animal ou d’un humain) et le soumet à leur pouvoir. Il peut
recourir à l’habileté, à la contrainte ou à la violence, au choix. L’important est que
l’objet n’existe qu’en rapport avec son plan d’action et ses fins, et qu’il soit donc
privé de liberté. Mais dans le cas de l’usage, l’usager et l’objet interagissent de
manière à poser des règles communes. Ces règles leur permettent de fonctionner
de concert et même, si cela leur chante, de fonctionner en indépendance l’un de
l’autre tout en profitant des acquis de leur association ponctuelle.


C’est évidemment le cas des enfants qui jouent à inventer des règles ou, plus
basiquement encore, de la langue qu’on apprend de son entourage et à l’école : la
langue et le sujet parlant s’adaptent l’un à l’autre et se transforment en raison de
leur contact mutuel. Ma langue ne me dicte pas plus mon discours que je ne dicte
à ma langue mes conditions. Clairement, c’est d’usage qu’il s’agit. La langue dont
j’hérite et que j’étudie à l’école forme une réserve de possibles qui, loin de
m’enfermer, me constitue comme sujet. Mais libre à moi d’en apprendre une
autre, et libre à ma langue, si l’on peut dire, de se métisser d’autres contributions
qui rejoindront éventuellement le grand pot commun du dictionnaire de
l’académie française.


Il en va de même des sculptures de Noguchi. Elles fabriquent les enfants qui
eux-mêmes les fabriquent. Elles existent indépendamment d’eux mais aussi par
eux ; à leur tour, ils s’accomplissent à leur contact d’une manière tout à fait
singulière. Dans l’usage, il n’y a jamais ni déni ni destruction, ce qui implique
qu’aucun usage ne peut épuiser l’objet ou le mettre entre parenthèses. Là réside le
jeu qui consiste, on l’aura compris, à faire varier indéfiniment les usages.
Dans les quelques rares ouvrages consacrés aux aires de jeu, Noguchi est
rarement cité. On parle de Pierre Székely qui en a réalisé quelques-unes entre 1958
et 1967, d’Aldo van Eyck qui faisait partie du groupe Cobra et en a réalisé de
nombreuses à Amsterdam à partir de 1947, de Richard Dattner et Paul Friedberg,
les célèbres théoriciens et architectes de l’aire de jeu moderne, mais guère des
playscapes de Noguchi, qui, « sculptures d’espace » ont pourtant aussi bien
contribué à l’histoire de la sculpture moderne qu’elles ont révolutionné la
conception des aires de jeu après guerre.


Sans doute Noguchi est-il arrivé trop tôt. Bien qu’il se soit voué
passionnément à la tâche de faire exister celles qu’il imaginait, il n’en a réalisé
qu’une seule, celle d’Atlanta en Géorgie. À une échelle beaucoup plus vaste,
Moerenuma Park qu’il conçoit en 1988 n’a été réalisé qu’après sa mort en 2006 à
Sapporo, Hokkaido, Japon. On y trouve une montagne de 62 mètres de haut où
les visiteurs skient en hiver, une pyramide en verre, des fontaines, des parcours et
plusieurs aires de jeu thématiques pour enfants d’âge varié. Les autres aires que
Noguchi a conçues en 1941, puis en 1952, puis encore entre 1961 et 1965, sont
restées à l’état de projets. Toutes ont été retoquées par le directeur des Parcs et
jardins publics de la ville de New York, le très conservateur Robert Moses, pour
des raisons sociales, politiques, esthétiques, tout à la fois. Le modernisme de
Noguchi, son intérêt pour l’éducation progressiste, sa défense des libertés, sa
critique du capitalisme industriel, son environnementalisme, furent les diverses
facettes de sa vision du monde dont la ville de New York n’a pas voulu à l’époque.
Son premier projet de 1933, Play Mountain, est une sorte de earthwork bien
avant la lettre. Un paysage est sculpté dans le sol, incluant cratères, collines,
glissades, abris, bassins. En raison du choix de son implantation et de son échelle
par rapport à la taille humaine, il forme un « paysage sculptural ». Les aires de jeu
deviennent alors des playscapes, jardins de jeu. Le projet du mémorial Adele Levy
est en 1961 l’aboutissement de cette démarche. Noguchi y travaille durant cinq ans
en collaboration avec l’architecte Louis Kahn, lui aussi passionné par ce projet. Il
s’agit d’une aire de loisir pour tous « et non une aire destinée à une activité
spécifique. Nous avons tenté d’offrir un paysage (landscape) où les enfants de tout
âge, leurs parents, leurs grands-parents et les personnes âgées pourraient se sentir
bien ensemble2. » On y trouve un théâtre, des toboggans géants creusés dans la
topographie, une pouponnière, une montagne artificielle, des éléments
architecturaux et de jeu permanents, une zone de sable et de galets, des lieux
d’escalade, d’autres de repos et de pique-nique, etc. Destiné au parc de Riverside à
Manhattan, le jardin, dont il n’existe qu’une maquette, évoque un village
précolombien dans un paysage lunaire.


De même que Baudelaire rencontrait « le moderne » dans la rue, c’est-à-dire
hors les lieux saturés de conventions et de pratiques normées, hors les intérieurs
obstrués d’habitudes où chaque chose occupe une place déterminée, Noguchi le
trouve dans les espaces que les gens investissent pour se reposer des contraintes
de la ville, hors les lieux du travail, de la famille, de l’administration, — dehors, là
où existe encore du temps libre et une possibilité de face-à-face avec soi-même et
ses proches. De fait, la ville américaine à laquelle il adresse ses aires de jeu est un
être double : elle incarne la toute-puissance des « agencies » par rapport auxquelles
les décisions individuelles et les relations de face-à-face n’ont plus de poids et, en
même temps, elle est indomptable. La ville, parfois camp de détention dont
chaque activité est réglée et surveillée, « institution totale » (l’expression est
d’Erving Goffman), parfois jungle dangereuse où le droit et la loi se sont tus, est
diabolique dans les deux cas.


La réponse de Noguchi fut de restituer aux riverains des lieux où ils auraient
pu redevenir eux-mêmes et se perfectionner en s’adonnant à leurs passe-temps
favoris. Les zones qu’il conçoit fonctionnent comme un substitut du parc naturel
en milieu urbain. En 1952, Noguchi parle d’un de ses projets comme d’« une jungle
gym qui devient un énorme panier encourageant les ascensions les plus complexes
tout en prévenant les chutes. Dans d’autres termes, l’aire de jeu ne devrait pas dire
à l’enfant quoi faire (se balancer ici, grimper là) ; elle devrait être le lieu d’une
exploration sans fin, d’opportunités sans fin de nouveaux jeux. C’est une belle
2 Cité par Leslie McGuire, op. cit.
chose, qui appartient au même genre de belles choses que celui que les artistes
modernes ont découvert dans le monde moderne. Peut-être est-ce pour cette
raison que mon projet a été si férocement attaqué par les promoteurs des ponts à
péage. »


Soit dit au passage, « jungle gym » en anglais désigne la même chose qu’une
expression française dont la connotation est pourtant strictement inverse, la « cage
à poule ». Or les aires de jeu de Noguchi sont organisées de manière à supprimer à
tous les dispositifs contraignants dont la « cage à poule » est un exemple, au moins
sémantiquement, et à les remplacer par des occasions de « jeu libre ». Elles sont à
l’auto-apprentissage ce que l’éducation progressiste de l’époque fut à l’école. De
même que l’école progressiste eut pour ambition d’intégrer les jeunes dans leur
environnement, et non de les y conformer, autoritairement, Noguchi imagina une
sculpture permettant d’« intégrer l’art dans la société ».
Malheureusement, les pédagogues n’ont pas été sculpteurs, les sociologues et
les architectes n’ont pas été pédagogues et, pour la plupart d’entre eux, les artistes
modernes ne se sont pas intéressés aux enfants. Comme le remarque encore en
2005 Susan Solomon, hormis quelques exceptions, les aires de jeu sont restées
d’une pauvreté formelle et symbolique atterrante et d’autant plus grande qu’elles
ont été soumises à un nombre croissant de normes internationales3. Les regrets
exprimés par Noguchi sont aussi nos regrets : « Concevoir les aires de jeu comme
un paysage sculptural, naturel pour les enfants, n’a jamais été fait. J’ai trouvé très
triste que la possibilité d’en réaliser une de a à z ne se soit présentée que très tard.
Pourquoi cela ne s’est-il pas passé trente ans plus tôt, au moment où j’en ai eu
l’idée ? »

 

1 Cité par Leslie McGuire, « Isamu Noguchi’s playground designs », <landscapeonline.com> Sur Noguchi, voir son site, <noguchi.org/intext>. Les citations du texte proviennent de ces deux sources. Pour des développements plus importants, voir J. Zask, Outdoor Art, La Découverte, 2013. Les citations du texte proviennent de ces deux sources.
2 Cité par Leslie McGuire, op. cit.
3 Susan G. Solomon, American Playgrounds: Revitalizing Community Space, University Press of New England, 2005.

Les aires de jeu d'Isamu Noguchi (2015)
Les aires de jeu d'Isamu Noguchi (2015)
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