Grégoire le Grand

GRÉGOIRE LE GRAND

 

LES DIALOGUES

LIVRE I - LIVRE II - LIVRE III

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

LES DIALOGUES

DE

GRÉGOIRE LE GRAND

ou

TRAITS INTÉRESSANTS SUR LES VERTUS ET LES MIRACLES

DE PLUSIEURS SAINTS D’ITALIE.

TRADUCTION   NOUVELLE

PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION

ET ACCOMPAGNÉE DE NOTES CONSIDÉRABLES

PAR M. L'ABBÉ HENRY

DIRECTEUR GÉNÉRAL AU PETIT SÉMINAIRE DE LANGRES

TOURS

Ad MAME ET Cie, IMPRIMEURS-LIBRAIRES

 

En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais, et en fera de plus grandes. Jean, 14-12.


 

INTRODUCTION

 

Les Dialogues de saint Grégoire le Grand entrent naturellement dans notre Bibliothèque catholique ; sauf l'exécution, au sujet de laquelle il ne nous est point permis d'essayer de parallèle, c'est absolument la même méthode ; et c'est parce que nous sommes heureux de nous trouver ainsi sur les traces et sous les auspices d'un des plus beaux génies du catholicisme, que nous avons hâte d'offrir cet ouvrage au public parmi nos premières publications.

L'auteur de ces Dialogues est saint Grégoire le Grand, c'est-à-dire un des plus grands pontifes qui aient illustré le siège de saint Pierre. Issu d'une famille romaine non moins distinguée par l’éminence de la vertu que par la noblesse du sang et l'éclat de la fortune, il eut pour père un sénateur nommé Gordien, et pour mère Silvie, une de ces femmes fortes qui ont laissé une mémoire en honneur dans l'Église. Le monde, qui sembla d'abord sourire à Grégoire, lui ouvrit de bonne heure la carrière des dignités, et lui confia, lorsqu'il comptait trente ans à peine, les importantes et délicates fonctions de la préture de Rome. Mais bientôt, plein de mépris pour les grandeurs de la terre, et maître de ses richesses aussi bien que de sa personne, il fonda six monastères en Sicile, puis un autre à Rome, sous le vocable de Saint-André, dans lequel il se retira, comme dans un port assuré, pour se mettre à l'abri des orages du siècle. Le pape Pelage II, l'en ayant tiré, l'établit un des sept diacres de Rome, et l'envoya, quelque temps après, implorer contre les Lombards le secours de Tibère II, empereur de Constantinople. C'est là que, sur le conseil de saint Léandre,[1] alors en cette ville, il commença son Explication morale du livre de Job. De retour à Rome, il servit le pape Pelage en qualité de secrétaire. À la mort du pontife, le clergé et le peuple relevèrent sur le siège de saint Pierre, malgré une opiniâtre résistance dont il crut devoir rendre compte dans un traité intitulé le Pastoral. La peste apaisée, un schisme éteint, la Sardaigne évangélisée, l'Angleterre convertie, l'office divin réformé, le chant grégorien établi, tels sont les principaux titres de gloire d'un pontificat d'ailleurs rempli de travaux. Outre les ouvrages que nous venons d'indiquer, ce grand pape nous a encore laissé des Homélies, des Dialogues et douze livres de Lettres. Dans ses Homélies, ou instructions familières, il avait pour principe de citer fréquemment des traits de la sainte Écriture, ou même des miracles arrivés de son temps. L'expérience lui avait appris que sur tous les hommes, mais particulièrement sur le peuple, les exemples sont plus efficaces que les discours. C'était là pour lui comme un axiome incontestable, qu'il aime à répéter plus d'une fois dans ses ouvrages. Témoins, sans doute, des fruits que produisait ce genre d'instruction, les ecclésiastiques de sa maison le prièrent d'écrire les Vertus et les miracles des Pères d'Italie.[2] Grégoire, dont le zèle infatigable ne reculait devant aucun labeur, souscrivit à leurs vœux, et, après avoir recueilli de divers endroits les renseignements les plus authentiques, il s'enfonça dans la solitude,[3] pour s'y consacrer exclusivement à la composition de ses Dialogues.

Aucun ouvrage ne pouvait mieux répondre aux besoins de l'époque. Au commencement du ve siècle, les barbares, et avec eux l’arianisme que leur avait inoculé l'évêque Ulphilas, avaient envahi l'empire d'Occident. Alaric avait dévasté Rome ; les Suèves, les Visigoths, les Vandales s'étaient disputé l'Espagne avec le midi de la France ; le farouche Genséric avait établi sa domination en Afrique, et légué à son fils Hunéric son atroce haine contre le catholicisme. L'Italie, plus que tout autre pays, fut le théâtre de révolutions nombreuses et sanglantes. Vers la fin du ve siècle, le roi des Ostrogoths avait immolé à son ambition Odoacre dans un festin, et, du même coup, renversé l'empire des Hérules. Mais Théodoric, c'était le nom de ce roi perfidement habile, eut beau déployer toutes les ressources de sa politique, il vint se briser, comme tant d'autres, contre l'Église, qu'il osa persécuter. Après quelques années d'un règne plus heureux sous Athalaric, son petit-fils, une lutte acharnée s'engagea entre les Ostrogoths et les armées de Justinien, et promena pendant vingt ans le fléau de la guerre sur l'Italie, versant partout des flots de sang et entassant des monceaux de ruines. Affranchi du joug des barbares, cet infortuné pays allait respirer, lorsqu’une horrible contagion déchaîna sur lui ses ravages. Pour comble de malheur, Alboin, à la tête de ses Lombards mêlés de Saxons, la plupart païens, entra en Italie, et cette nouvelle invasion, pire que toutes les autres, la replongea dans un abîme de maux. Après le règne rapide d’Alboin et de son successeur, trente-cinq ducs, durant un interrègne de dix ans, exercèrent d'affreux brigandages et des persécutions cruelles.

Sensible aux gémissements et aux larmes de son Église, le Seigneur lui donna des enfants dont les rares vertus consolèrent le cœur affligé de leur mère, tandis que de nombreux et d'étonnants prodiges, fruits éclatants de leur sainteté, opposaient une digue aux fureurs de l'hérésie.[4] Le Ciel ne pouvait tenir un langage mieux appropria à ces peuples barbares. Les miracles des apôtres avaient converti le monde ; de nouveaux apôtres, armés de nouveaux miracles, devaient convertir ces hordes égarées par l'arianisme. Saint Grégoire, l’homme providentiel de ces temps difficiles, le comprit. « Saint Grégoire, dit Fleury, n'avait point à combattre des philosophes qui attaquassent la religion par raisonnement. Il ne restait guère d'autres païens que des paysans et des serfs rustiques, ou des soldats barbares, que les faits merveilleux persuadaient mieux que les syllogismes les plus concluants.[5] » Aussi, non content de faire ressortir dans ses Homélies ces preuves surnaturelles, saisissantes et sans réplique de la divinité du catholicisme, il se décida sans peine à les présenter dans un corps d'ouvrage simple et populaire, auquel il donna la forme piquante du dialogue et l'intérêt d'un récit toujours attrayant, en prenant soin de rattacher à chaque chapitre, à chaque trait, j'ai presque dit à chaque alinéa, une instruction fondée sur l'Écriture sainte et suggérée par le sujet. Tantôt c'est une vertu mise en relief, tantôt un riche aliment qu'il offre avec complaisance à la piété chrétienne, tantôt enfin la puissance de la grâce et les miraculeuses faveurs du Seigneur sur ceux qui se dévouent à son service. Ici il fait loucher du doigt la divinité d'une religion qui compte parmi ses enfants tant de héros intrépides, de thaumaturges admirables et d'heureux favoris du Ciel ; là il stigmatise l'erreur, flétrie par d'horribles cruautés et confondue par des miracles, déposant manifestement contre elle ; presque partout vous respirez un parfum de sainteté, une odeur de vie qui s'exhale du cœur de ce pieux auteur, aussi bien que de celui des vénérables personnages dont il se plaît à nous faire admirer la puissance et les vertus.

Aussi rien n'égale l'enthousiasme avec lequel cet ouvrage fut universellement accueilli. « Les Dialogues, nous dit Fleury, furent reçus d'abord avec un merveilleux applaudissement, et ont continué d'être estimés pendant huit ou neuf cents ans. Saint Grégoire les envoya à la reine Théodelinde, et l’on croit qu'elle s'en servit pour la conversion des Lombards.[6] » A cette appréciation déjà fort significative, ajoutons un aperçu rapide sur le sort qui fut fait à cette production de l'illustre pontife. Patérius, disciple et abréviateur de saint Grégoire,[7] contribua puissamment à la répandre, en citant dans son Extrait douze passages de cet ouvrage. De la Lombardie les Dialogues passèrent en Espagne, où l'on fit profession d'y attacher le plus grand prix, ainsi qu'aux autres œuvres du grand pontife. Bientôt traduits en grec par le saint pape Zacharie, jaloux de doter sa langue naturelle d'un si beau trésor, ce livre fut accueilli par ceux de sa nation avec de tels transports, que, pour exprimer la vive admiration qu'il leur inspirait, ils appelèrent son auteur Grégoire le Dialogue. Photius, témoin non suspect de l'estime qu'ils en faisaient, nous en rend compte en ces termes : « Les Vies des Pères d'Italie, composées par saint Grégoire, renferment de bonnes instructions ; pendant cent quarante-cinq ans, ceux qui n'entendent point la langue latine furent privés du fruit qu'aurait pu leur procurer une telle lecture ; mais, grâce à la traduction de Zacharie, successeur de ce saint, tout le monde aujourd'hui est à même d'en profiter.[8] » Vingt ans après Zacharie, le pape Adrien, dans la défense du septième concile général, cite avec éloge divers passages des Dialogues. Les Grecs catholiques en invoquèrent l'autorité contre leurs compatriotes réfractaires, sur plusieurs points en litige. Les deux historiens de saint Grégoire, Paul Diacre, d'abord secrétaire d'État à la cour du roi des Lombards, puis religieux du Mont-Cassin en 786, et Jean Diacre, qui entreprit son travail sur l'ordre du pape Jean VIII, rendent hommage au mérite de cet ouvrage. Une foule d'auteurs distingués en ont parlé avec admiration : c'est Alcuin, Hinemar de Reims, Paschase Ratbert, Anastase le Bibliothécaire, Réginon, saint Odon de Cluny, Burchard, Lanfranc, Durand, Sigebert, Yves de Chartres, Pierre le Vénérable, le Maître des Sentences, saint Thomas, saint Bonaventure, saint Antonin, Pétrarque, etc.. D'autres, prenant pour modèle un ouvrage dont la vogue était grande, mirent également en dialogues les faits mémorables de leur époque. Ce sont le pape Victor III, un religieux de Cîteaux, nommé Césarius, et le chartreux Pierre Dordang. Les Bollandistes rapportent textuellement les passages des Dialogues relatifs aux divers saints dont ils donnent l'histoire ; les martyrologes d'Usuard, d'Adon, de Baronius, invoquent leur autorité ; le bréviaire romain y puise des légendes entières, telles que celles de saint Benoît, de sainte Scolastique, de saint Herménégilde, etc. Déjà traduits en grec par le pape Zacharie, les Dialogues le furent encore en arabe vers la fin du xe siècle, par un religieux nommé Antoine, désireux d'en procurer la lecture aux chrétiens et aux moines de l'Arabie. Par l’ordre d'Alfred le Grand, Verfroi, évêque de Worchester, publia en anglo-saxon la traduction de cet ouvrage. Plus tard il parut en allemand et en français. La première édition que nous connaissions en cette dernière langue date du xve siècle, et fut trouvée dans la bibliothèque de Jean de France, duc de Berri, troisième fils du roi Jean : il avait acheté ce petit livre écrit en français quinze écus d'or ; la seconde est de 1601, et porte le chiffre de T. B. D. ; enfin la dernière et la meilleure est celle du savant bénédictin dom Bulteau : son style est diffus et suranné. Toutefois c'est avec bonheur que nous lui payons, à lui et à d'autres écrivains de la même congrégation, notre tribut de reconnaissance : son excellent travail au point de vue de l'érudition, les notes de Mabillon et celles de ses confrères les Bénédictins de Saint-Maur, éditeurs des œuvres de saint Grégoire le Grand, ont été pour nous d'une grande utilité.

Mais est-il rien de plus imposant que cet unanime concert de la tradition catholique, rendant hommage, par ses organes les plus augustes, au mérite de l'ouvrage dont nous offrons aujourd'hui au public une nouvelle traduction ? Papes, docteurs, Pères de l'Église, historiens, conciles, liturgie, critiques célèbres, etc., tout dépose en faveur des Dialogues de saint Grégoire, Et ils sont presque entièrement inconnus à notre siècle ! A quoi faut-il en attribuer la cause ? Sans doute à ces voix discordantes et téméraires qui ont osé, avec ces hypocrites protestations de zèle que nous leur savons, Relever contre l’admiration universelle. C'est après une prescription de neuf siècles, établie sur les titres les plus authentiques et les plus justement vénérés, qu'elles n'ont pas craint de disputer à saint Grégoire un des plus beaux fleurons de sa couronne ! Nous n'entrerons point en lice avec ces champions de l’erreur : ces débats scientifiques ne sont pas de notre ressort ; et d'ailleurs il y a longtemps déjà que d'immortels critiques, dont l'érudition égale le zèle, ont fait justice de ces nouveautés audacieuses et pulvérisé ces misérables arguties, en leur opposant des caractères d'authenticité trop incontestables pour que la cause ne soit pas définitivement jugée aux yeux de tous les savants. L'inscription des manuscrits, une tradition riche et non interrompue, une analogie frappante de méthode, de pensées et de style, entre cet ouvrage et les autres productions de saint Grégoire,[9] sont les principales preuves sur lesquelles ils s'appuient. Si on les rejette, il n'est plus au monde d'authenticité qui reste debout.

Mais si nous glissons rapidement sur cette question, parce qu'elle est suffisamment tranchée, il est une chose sur laquelle nous ne pouvons nous montrer aussi gracieux, parce qu'elle touche essentiellement à notre sujet ; c'est l'esprit qui a inspiré cette manifestation hostile à l'endroit des Dialogues. Il est de tous les temps, mais particulièrement de ceux où nous vivons, malgré un retour palpable vers des idées meilleures. Parce que les miracles choquent l'orgueil et gênent les passions, le sensualisme païen, l'hérésie raisonneuse, le rationalisme superbe, tous ennemis de la foi catholique, contestent effrontément les phénomènes de l’ordre surnaturel. La nature est tout pour eux ; le reste n'est que chimère. Le matérialisme pratique de notre époque ne pouvait manquer de faire écho à ces perverses doctrines qui, en le débarrassant de Dieu, de son action mystérieuse dans les âmes et des obligations crucifiantes qu'elle impose, le livrent tout entier et sans remords aux voluptés de la terre. Les ravages de la contagion sont d'autant plus terribles, que les défenseurs-nés de l’ordre divin, soit faiblesse, soit fausse prudence, sont entrés dans une déplorable voie de concessions à l'endroit de l'incrédulité. Sous prétexte de la ramener insensiblement au vrai, on s'en est écarté rapidement soi-même. On a laissé l'esprit d'incrédulité sur ce point s'inoculer partout parmi les peuples, le rire voltairien se mettre à l'ordre du jour, et la sagesse selon le monde traiter de contes puérils les faits surnaturels les plus incontestables, aussi bien que les croyances les plus augustes. C'est à tel point qu'aujourd'hui il n'est point rare de voir de jeunes intelligences, sincèrement chrétiennes d'ailleurs, nous en avons fait personnellement l'expérience, sourire de pitié aux récits hagiographiques les plus touchants que nous ont légués nos pères et nos modèles dans la foi. Tant le rationalisme impie de notre siècle a jeté de scepticisme et d'incrédulité dans les âmes ! Tant le genre des Baillet, des Godescard, etc., qui semblent lui donner droit, au lieu de le combattre, a profondément desséché les cœurs !

« L'historien a donc, dans ce siècle, dit le moderne biographe de saint François d'Assise, une importante tâche : c'est de rendre aux événements leur véritable couleur ; il doit faire Sable rase de tous les hagiographes en sous-œuvre des deux derniers siècles, de tous ces Velly, ces Mézerai, ces Anquetil de l'histoire chrétienne, dont le seul amour était la négation froide et haineuse, et remonter aux sources, aux monuments originaux. Sans doute tous les hagiographes modernes ne sont point partis des mêmes principes que Baillet et le docteur Launoy, et n'avaient pas leurs désastreuses intentions ; mais la plupart sont d'une sécheresse, d'une froideur, d'une nullité extrême ; ils ont eu le talent de dénaturer leur caractère pieux et leur esprit plein de savoir. Le mal a été universel : l'Espagne a oublié les délicieux récits de Ribadeneyra ; l'Italie, la noble et douce Italie, où tout chrétien aime à aller effeuiller le plus frais rameau de ses jours, cette nation qui, suivant l'expression grave et forte de Machiavel, paraît née pour ressusciter les choses mortes, a été envahie et tuée par le criticisme… La France, dépeuplée de ses monastères, où avaient vécu tant de saints, a été par là privée de guides et de modèles, et dans le clergé, qui en général est d'une grande vertu et d'une grande distinction d'esprit, règnent encore ces malheureuses hagiographies écrites sous l'influence glaciale de l'Angleterre.[10] »

Sans doute, il ne faut point s'écarter des règles d'une saine critique ; mais réellement est-ce obéir à ces règles que de réduire aux mesquines proportions des faits de l’ordre naturel les hautes manifestations d'un ordre plus élevé ? Aux yeux, ou du moins d'après le récit de ces critiques, un saint est un sage extraordinaire selon le monde ; voilà tout. Ils ne sont pas initiés et ne vous initient point à ces ineffables communications du ciel avec la terre, à ces prodiges de l'amour divin, à ces dévouements sublimes, à cette douce et pénétrante onction de la grâce qui vous révèlent les extraordinaires et miraculeuses opérations de l'Esprit saint. Dans ces hagiographes l'arbre divin du catholicisme n'offre à vos regards attristés que des rameaux effeuillés, des fleurs flétries, des fruits décolorés et sans saveur. Quel triste livre que les Confessions de saint Augustin ! s'écriait un de ces admirateurs passionnés de l'antiquité profane,[11] blasphémant, à la gloire de Cicéron, un des chefs-d'œuvre du plus beau génie de l'Église catholique !

C'est donc une hardiesse, au dire des prudents du siècle, que de reproduire les Dialogues de saint Grégoire le Grand, aussi avons-nous d'abord hésité ; mais bientôt nous sommes entré dans les sentiments qu'exprime si bien l'illustre auteur de l’Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie, dans la magnifique introduction qui précède cet ouvrage. « Nous n'ignorons pas, dit-il, que, pour reproduire une vie pareille dans son intégrité, il faut aborder de front tout un ordre de faits et d'idées qui est depuis longtemps frappé de réprobation par la vague religiosité des derniers temps, et qu'une piété sincère, mais craintive, a trop souvent écarté de l'histoire religieuse : nous voulons parler des phénomènes surnaturels qui sont si abondants dans la vie des saints, qui ont été consacrés par la foi, sous le nom de miracles, et flétris par la sagesse mondaine sous le nom de légendes, de superstitions populaires, de traditions fabuleuses. Il s'en trouve un grand nombre dans l’histoire d'Elisabeth. Nous avons cherché à les reproduire avec la même scrupuleuse exactitude que nous avons mise dans le récit de tout lei>siècle ; c'eût été une ; inexactitude coupable, car ces miracles sont racontés par les mêmes auteurs, constatés par la même autorité que tous les autres événements de notre récit ; et nous n'aurions vraiment pas su quelle règle suivre pour admettre leur véracité dans certains cas et la rejeter dans d'autres ; c'eût été enfin une hypocrisie, car nous avouons sans détour que nous croyons de la meilleure foi du monde à tout ce qui a jamais été raconté de plus miraculeux sur les saints de Dieu en général, et sur sainte Elisabeth en particulier. Ce n'est pas même une victoire sur notre faible raison qu'il nous a fallu remporter pour cela ; car rien ne nous paraît plus raisonnable, plus simple pour un chrétien, que de s'incliner avec reconnaissance devant la miséricorde du Seigneur, quand il la voit suspendre ou modifier les lois naturelles dont elle a été seule créatrice, pour assurer et glorifier le triomphe des lois bien autrement hautes de l'ordre moral et religieux.[12] »

Notre intime conviction est donc qu'il est temps, l'intérêt de la religion le proclame, de revenir à la foi simple et naïve de nos pères, et rien n'y peut contribuer plus efficacement que la lecture de ces sortes d'ouvrages. Les âmes chrétiennes en éprouvent le besoin, et voilà pourquoi elles ont salué avec amour les précieux essais, dans ce genre, des Lacordaire, des Montalembert, des dom Guéranger, des Emile Chavin, etc., qui ont paru sur l'horizon de notre siècle comme l'aurore d'une ère nouvelle. Pour notre part, nous désirons vivement que les Dialogues de saint Grégoire soient pour quelque chose dans cette renaissance de l’hagiographie chrétienne. Ils en sont d'autant plus dignes que, faits et réflexions, tout y est solidement établi. Leur pieux et savant auteur marche constamment appuyé sur les données les plus positives et sur les garants les plus sûrs, dont plusieurs vivaient encore de son temps. Il entre dans des détails circonstanciés sur des événements de date récente, précise les temps, les lieux et les personnes, et livre son ouvrage à un public tout à la fois témoin et acteur dans ce qu'il lui raconte, à un public, par conséquent, intéressé à s'inscrire en faux contre lui s'il s'écarte un instant de la vérité, et en état de donner à ses récits un démenti solennel, Peut-on souhaiter de meilleures garanties ? « Il ne rapporte dans ses Dialogues que des faits qui avaient pour eux des témoignages certains et respectables. Il en avait vu quelques-uns lui-même ; il avait appris les autres, ou de saints évêques, ou de saints religieux, ou de supérieurs de monastères, ou de gens de condition : il n'en raconte point sur des bruits populaires. La plupart des miracles qu'il rapporte avaient été opérés, ou sur des Lombards, ou en leur présence. Comme cette nation n'était entrée en Italie que depuis vingt-cinq à trente ans, il leur était facile de savoir si ces faits étaient véritables. Certes, il fallait que Grégoire en fut bien sûr[13] pour les leur rapporter ainsi publiquement.[14] » C'est aussi le jugement de Fleury. Après s'être plaint de la censure et même du mépris des critiques modernes, il ajoute : « Ce que j'ai rapporté, ce que je rapporterai encore des actions et des sentiments de ce saint pape, ne permet pas, ce me semble, de le soupçonner ni de faiblesse d'esprit, ni d'artifice. On voit partout l'humilité, la candeur, la bonne foi, avec une grande fermeté et une prudence consommée. Après avoir dit, par une sorte de condescendance pour les critiques qu'il combat plus haut, que saint Grégoire « a suivi le goût de son siècle, de raconter et de recueillir des faits merveilleux, » il ajoute, comme en se réfutant lui-même : « Tout ce que saint Grégoire a cru devoir faire, est de ne rapporter que ceux qu'il croyait le mieux prouvés, après avoir pris, pour s'en assurer, toutes les précautions possibles.[15] »

D'ailleurs, condamner cet ouvrage, ce serait condamner un auteur, un pape, un père, un docteur, un grand homme dont la science et le génie égalaient la sainteté ; ce serait condamner les Athanase, les Jérôme, les Grégoire de Nysse, les Théodoret, etc., qui ont enrichi l'Église d'histoires et d'écrits absolument analogues,[16] ainsi que mille autres saints et savants personnages qui nous ont transmis ou les actes des martyrs, ou les lies des Pères du désert, ou celles des autres saints ; ce serait condamner l'Écriture sainte, remplie de prodiges plus étonnants que ceux des Dialogues ; ce serait condamner l'Église, qui les autorise dans son martyrologe et dans son bréviaire ; ce serait condamner Dieu lui-même, qui ne cesse de siècle en siècle, et pour ainsi dire d'année en année, d'opérer de pareils prodiges dans les héros du catholicisme ; témoin les saint François d1 Assise et les saint Dominique, les saint Thomas et les saint Bonaventure, et plus tard, les saint Ignace et les saint François Xavier, les saint Charles Borromée et les saint François de Sales, les saint Vincent de Paul, les saint François Régis, le B. Pierre Fourrier, etc.. Eh quoi ! le bras de Dieu est-il donc raccourci ? qui peut prescrire des bornes à l'infinie puissance ? qui ose démentir l'infaillible vérité promettant à ses saints la puissance des miracles ? qui ose dénier le droit à la Sagesse in créée de renouveler, lorsqu'il le faut pour le bien de l’Église, les prodiges des premiers siècles ?

 « Jésus-Christ a dit : « En vérité, en vérité je vous l'affirme, celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais, il en fera même de plus grandes, parce que je vais à mon Père, et tout ce que vous lui demanderez en mon nom, je le ferai. Ceux qui croiront, voici les miracles qu'ils feront ensuite : ils chasseront les démons en mon nom, ils parleront de nouvelles langues ; s'ils prennent quelque breuvage mortel, ils n'en ressentiront aucun mal ; ils mettront les mains sur les malades, et les malades seront guéris.[17] » Et n'allez pas croire que cette promesse ne regardait que le temps des apôtres, et que les miracles n'ont été nécessaires que pour l'établissement de la foi. Quel droit avez-vous de restreindre la parole du Fils de Dieu ? Croyez-vous entendre l'Écriture mieux que les docteurs de l'Église ? comment prouverez-vous que depuis le temps des apôtres il ne se soit jamais trouvé de conjonctures où Je bien de la religion ait demandé qu'il se fit des miracles ? Ils étaient nécessaires pour les infidèles, chez qui l'Évangile a été prêché en différents siècles, comme pour les idolâtres grecs et romains, à qui il fut d'abord annoncé. L'Église en a eu besoin pour confondre les hérétiques successivement soulevés contre ses dogmes, et pour affermir la foi de ses enfants ; toujours ils ont été nécessaires pour manifester l'éminence de la vertu, pour faire glorifier Dieu, convertir les pécheurs, ranimer la piété, nourrir et fortifier l'espérance des biens éternels.[18]

Que si, cependant, on était tenté de s'effaroucher le moins du monde au sujet de cette publication, nous dirions tout de suite que nous avons retranché de l'ouvrage des passages, des chapitres et un livre entier, parce qu'ils ont paru moins convenir à l'objet que nous nous proposons. Nous les avons omis, les uns, parce qu'ils renferment des détails de mœurs que nous avons cru prudent d'écarter ; les autres, parce qu'ils offrent des sujets arides ou abstraits qui ne seraient pas assez du goût de nos lecteurs : tel le chapitre où il est traité de la componction, etc. Nous avons dû aussi retrancher le chapitre où saint Grégoire annonce la fin du monde comme imminente : c'est une erreur sans portée dogmatique et qu'il a partagée avec plusieurs Pères. Quant au livre 4, il a pour but d'établir les dogmes de l'immortalité de l’âme et de la résurrection des corps, contestées alors par un mélange de populations barbares, hérétiques et païennes : il n'aurait donc que fort peu d'à-propos de nos jours. Mais de plus il y est question de nombreuses apparitions capables de produire une trop vive impression sur l'imagination ardente de la jeunesse, et de devenir pour cet âge une source de frayeurs souvent nuisibles. Or, c'est dans ce livre, objet spécial de la censure des modernes critiques, que se trouvent les cinq ou six endroits incriminés.[19] Pour ce qui concerne le trait relatif à saint Paulin,[20] nous avons placé une note qui, croyons-nous, lève suffisamment la difficulté.

Enfin, à l'aide de nombreuses notes qui nous ont coûté de longues et laborieuses recherches, nous nous sommes appliqué à ménager un continuel rapprochement entre les faits miraculeux des Dialogues et ceux de la sainte Écriture ou des saints les plus connus, lorsqu'ils nous ont offert une analogie assez frappante, afin de convaincre les esprits les plus prévenus qu'il n'y a rien là d'extraordinaire, que c'est partout le même plan divin, le même esprit, les mêmes œuvres ; si bien que, pour rejeter nos récits, il faut préliminairement rejeter ce qu'il y a de plus auguste et de mieux établi dans le catholicisme.

De cette sorte, nous en avons la confiance, les Dialogues seront bien venus de tous, parce qu'ils offriront à tous une lecture pleine de charme et d'édification, grâce aux piquants récits et aux attrayantes leçons qui respirent partout la foi élevée, la piété fervente, le génie et la sainteté d'un des plus grands docteurs dont s'honore, à bon droit, l'Église catholique.[21]

 

 

 

 

 

 

 

 


 

LES DIALOGUES

DE

S. GRÉGOIRE LE GRAND

SUR LA VIE ET LES MIRACLES DES PÈRES D'Italie

 

 

LIVRE PREMIER

PRÉFACE

Un jour, submergé par le flot des affaires séculières, qui souvent exigent un tribut de dévouement auquel nous ne sommes assurément pas obligés, je me retirai dans un secret asile, ami de la mélancolie, où il m'était loisible de faire éclater ostensiblement les déplaisirs que me causaient mes occupations, et de me représenter en masse et tout à mon aise mes divers sujets de douleur. J'étais là, plongé dans une amère affliction et dans un profond silence, lorsque survint mon bien-aimé fils, le diacre Pierre, qui m'est uni par les liens d'une tendre amitié dès l'aurore de la jeunesse, et qui seconde puissamment mon zèle dans l'étude de la parole sainte. Me voyant écrasé sous le poids d'un mortel abattement : Vous est-il arrivé quelque accident ? me dit-il, votre tristesse est plus grande que d’ordinaire. — Pierre, lui dis-je,[22] le chagrin dont je suis abreuvé journellement est toujours ancien et toujours nouveau : toujours ancien, parce qu'il dure depuis longtemps ; toujours nouveau, parce qu'il va toujours croissant. Mon esprit, battu par les vagues de mes pénibles occupations, se rappelle le bonheur qu'il goûtait jadis au monastère, alors qu'il voyait à ses pieds tout ce qui passe, et qu'il planait au-dessus de ce monde éphémère. Les biens célestes étaient le seul objet de ses pensées ; dans l’élan de sa contemplation, il secouait les liens de sa mortalité et franchissait les barrières de sa prison de boue ; enfin la mort elle-même, que tous regardent comme un affreux supplice, il la chérissait comme le vestibule de la vie et la récompense de ses travaux. Mais maintenant la charge pastorale le force de subir les tracassantes affaires du siècle, et après avoir joui d'un si doux, d'un si magnifique repos, il lui faut se souiller de la poussière des choses de la terre. Une charitable condescendance l'a-1-elle obligé de se répandre au dehors, lorsqu'il veut rentrer en lui-même, incontestablement il se trouve moins d'aptitude pour ses exercices spirituels. Ainsi je pèse mes souffrances, je pèse mes pertes, et la considération des avantages dont je suis privé rend mon fardeau plus accablant encore. Les vagues de la grande mer me battent de toutes parts, et la tourmente d'une furieuse tempête brise la frêle nacelle de mon âme. Aux souvenirs de ma vie première, je soupire comme à la vue d'un tranquille rivage laissé derrière moi. Mais ce qu'il y a de plus fâcheux encore, c'est que, emporté par les vastes flots, je puis à peine, dans mon trouble, apercevoir le port que j'ai quitté. Voici, en effet, comment s'effectue la déchéance de notre esprit. D'abord, il perd le bien qu'il possède, en conservant toutefois le souvenir de sa perte ; puis, quand il met entre lui et ce bien une plus grande distance, il va jusqu'à oublier ce qu'il a perdu, de telle sorte qu'il ne garde pas même la mémoire du trésor dont il possédait la réalité. C'est ainsi que s'accomplit ce que j'ai dit : dans une traversée lointaine, nous perdons de vue le port où nous jouissions d'un tranquille repos.

Mais ce qui parfois excite singulièrement ma douleur, c'est le souvenir de quelques personnes qui ont quitté le siècle présent de tout leur cœur. La vue de leur haute perfection me révèle bien mieux encore ma profonde bassesse. Plusieurs ont charmé les regards de Dieu dans la vie solitaire, et, pour que le contact du siècle ne flétrît point la pureté de leur cœur, le Dieu tout-puissant n'a point voulu les impliquer dans les emplois laborieux du monde.

Mais je vous ferai bien mieux entendre ce que nous venons de dire, si nous procédons par demandes et par réponses, avec l'attention de placer nos noms en tête de chacune d'elles, pour les distinguer les unes des autres.

PIERRE.[23]

Je ne sache guère que des miracles et des vertus extraordinaires aient signalé la sainteté de quelques personnes en Italie, et j'ignore quels sont ceux dont la vie, par un édifiant contraste, enflamme si fort votre zèle. Qu'il y ait eu des hommes vertueux dans ce pays, je n'en doute point ; mais qu'ils aient fait éclater de grandes vertus, d'étonnants prodiges, je ne le pense pas ; ou si cela est, ces choses ont été ensevelies dans un silence si profond, que nous en ignorons complètement l'existence.

Mon cher Pierre, si, tout misérable que je suis, j'entreprends de vous raconter, au sujet de personnes d'une perfection, d'une sainteté consommées, ce que des témoins pieux et véridiques m'ont attesté, ou ce que j'ai appris moi-même, le jour, à ce que je crois, finira avant mon récif,

PIERRE.

Je voudrais bien qu'à ma prière vous m'en rapportassiez quelques traits. Il ne doit pas trop vous « n coûter d'interrompre pour cela le cours de vos études et de vos instructions sur l'Écriture sainte, attendu que la considération des miracles n'offre pas un moindre sujet d'édification.[24] En effet, si l'explication de la parole sainte nous révèle la source et la pratique de la vertu, le récit des miracles nous apprend avec quel éclat elle brille dans ceux qui possèdent et cultivent ce trésor. Il est des cœurs dans lesquels les exemples excitent plus puissamment que les prédications l'amour de la céleste patrie. Ordinairement ceux qui entendent le récit des miracles des Pères[25] en retirent un double avantage. La conduite des saints, rapprochée de la nôtre, nous remplit d'ardeur pour l'éternelle vie, et si nous concevons quelque bonne opinion de nous-mêmes, la vue de la perfection des autres humilie notre orgueil,

GRÉGOIRE.

Ce que je sais, sur le témoignage de personnages infiniment respectables, je le raconte sans balancer, et en cela je suis l'exemple des écrivains sacrés[26] ; car pour moi il est plus clair que le jour que saint Marc et saint Luc ont appris des autres, et non point vu de leurs yeux, ce qu'ils racontent dans leurs Évangiles. Mais pour bannir de l'esprit de mes lecteurs jusqu'au moindre nuage, je cite ouvertement, à chaque trait que je rapporte, les sources auxquelles je puise. De plus, je suis bien aise que vous sachiez que tantôt je rapporte seulement les choses, que tantôt, avec les choses, je cite littéralement les paroles ; si je me fusse astreint scrupuleusement aux termes de chaque personne, les récits des paysans n'auraient point été en harmonie avec le style de l'auteur.

Mon premier récit repose sur le témoignage de vieillards infiniment respectables.

CHAPITRE I

Saint Honorât,[27] abbé de Fondi.[28] (De 541 à 552.)

GRÉGOIRE.

Le patrice Venance possédait autrefois dans le Samnium un domaine dont le métayer eut un fils nommé Honorât. Dès sa plus tendre jeunesse, cet enfant fut embrasé d'une sainte ardeur pour la céleste patrie, et la mortification fut la voie par laquelle il tendit à ce but. Il avait fait un tel progrès dans la vertu, que déjà il retranchait jusqu'aux paroles inutiles, et domptait sa chair par le moyen que nous venons de signaler. Un jour que ses parents donnaient un festin aux personnes du voisinage, on ne servit que de la viande aux convives. Comme le pieux enfant refusait d'y toucher par suite de son amour pour l'abstinence, ils se mirent à tourner ses scrupules en dérision : « Mange donc, lui disaient-ils ; hé ! crois-tu que, sur ces montagnes, nous allons te servir du poisson ? » Or, on parle souvent de poisson dans ce pays, mais on n'y en voit jamais.

Tandis qu'Honorât était ainsi en butte à la raillerie, l'eau vint à manquer sur la table. Aussitôt l'esclave, prenant un seau de bois, selon l'usage, se dirige vers la fontaine. Pendant qu'il y puise, un poisson se glisse furtivement dans le seau. A son retour, l'esclave verse l'eau en présence des convives, et avec elle un poisson assez considérable pour nourrir Honorât toute une journée. L'étonnement fut universel, et les railleries de ses parents cessèrent totalement. On se prit à respecter dans Honorât une mortification que d'abord on avait prétendu ridiculiser, et la présence du poisson, sorti, pour ainsi dire, du sein des montagnes, mit fin à l'opprobre du serviteur de Dieu.[29] Comme les étonnantes vertus d'Honorat allaient toujours croissant, le patrice Venance le gratifia de la liberté, et Honorât établit, en un lieu appelé Fondi, un monastère qui compta environ deux cents moines sous sa conduite. C'est là que sa vie devint un sujet d'universelle édification. Un jour, un énorme éclat de rocher se détacha de la haute montagne qui domine le monastère, et, se précipitant le long de la colline, il s'en allait menaçant l'abbaye d'une totale ruine et tous les religieux d'une mort inévitable. Le saint homme le vit fondre du haut de la montagne ; aussitôt invoquant à plusieurs reprises le nom du Sauveur, il étendit la main pour lui opposer le signe de la croix, et, selon le témoignage de Laurent, homme plein de piété, le rocher s'arrêta immobile sur le flanc de la montagne, quoique l'endroit ne lui offrît pas une assiette de nature à le fixer solidement ; aussi le spectateur le voit-il encore suspendu, pour ainsi dire, dans les airs, et tout près de se précipiter.[30]

PIERRE.

Pensez-vous qu'un homme d'un tel mérite ait reçu les leçons d'un maître, avant d'avoir des disciples à son école ?

GRÉGOIRE.

Je ne sache pas qu'il ait été le disciple de personne ; mais il n'est pas de loi qui enchaîne les dons de l'Esprit saint. La règle d'une sage discipline, c'est de ne instruisant au dedans, elle l'a au dehors abandonné à sa propre indépendance. C'est ainsi que Moïse reçut les lumières et les ordres du Ciel par le ministère d'un ange, et non par l'intermédiaire des hommes ; mais pour les faibles, cela est un objet de respect et non d'imitation.

PIERRE.

Je suis charmé de ce que vous me racontez ; mais dites-moi, je vous prie, si cet excellent Père a laissé des disciples qui aient marché sur ses traces ?

CHAPITRE II

Libertinus, prieur du monastère de Fondi. (Au vie siècle.)

GRÉGOIRE.

Le vénérable Libertinus, qui, au temps de Totila,[31] roi des Goths, était prieur[32] du monastère de Fondi, fut élevé et formé à l'école d'Honorat. Plusieurs personnes dignes de foi ont publié de lui une foule de choses merveilleuses. Je m'arrêterai de préférence au témoignage du pieux Laurent, actuellement encore existant, et autrefois son intime ami ; il m'a raconté de lui un grand nombre de traits ; je vais rapporter ceux qui s'offrent à mon souvenir.

Les intérêts du monastère ayant obligé Libertinus de se mettre en route dans le Samnium, il y rencontra l'armée des Goths sous les ordres de Darida. Arracher le serviteur de Dieu de dessus son cheval, et s'emparer de sa monture, fut pour les soldats l'affaire d'un instant. Cette perte lui fut si peu sensible, qu'il offrit encore aux voleurs le fouet qu'il avait en main, en leur disant : « Tenez, voilà pour faire marcher la bête. » Ces mots prononcés, il se mit en prière. L'armée de Darida fut bientôt arrivée au fleuve Vulturne ; là, tous de frapper leurs chevaux avec le bois de leurs lances, tous de les déchirer à coups d'éperons ; les éperons, les lances purent bien fatiguer les chevaux, mais les forcer à faire un pas en avant, jamais ; ils ne redoutaient pas moins l'eau du fleuve qu'un abîme dévorant. Tous les cavaliers s'étaient épuisés à frapper leurs montures, lorsque l'un d'eux s'avisa de s'écrier que, s'ils étaient entravés dans leur marche, c'était sans doute en punition de l'insulte qu'ils venaient de faire au serviteur de Dieu. Aussitôt ils retournent sur leurs pas, et trouvent Libertinus en prière, la face prosternée contre terre. « Levez-vous, lui dirent-ils, et prenez votre cheval. » Le saint homme leur répondit : « Emmenez-le, s'il vous plait ; pour moi, je n'en ai que faire. » Alors ils mirent pied à terre, le replacèrent malgré lui sur le cheval d'où ils l'avaient brutalement arraché, et se retirèrent sur-le-champ. Leurs chevaux franchirent le fleuve, qu'ils n'avaient pas voulu traverser, avec autant de vitesse que s'il n'eût pas renfermé une goutte d'eau dans son lit. C'est ainsi que la restitution de son cheval au serviteur de Dieu leur fit recouvrer à tous l'usage de leurs chevaux.

Dans les mêmes circonstances, Bucellin[33] vint à la tête des Francs en Campanie. Or il s'était répandu le bruit que le monastère de l'illustre serviteur de Dieu possédait des sommes considérables. Les Francs, ayant pénétré dans l'église, se mirent à fureter de toutes parts, appelant d'un ton menaçant le vénérable Libertinus, qui priait alors dans ce sanctuaire, prosterné la face contre terre. Mais, ô prodige ! malgré leurs recherches et leurs furibondes clameurs, les Francs, qui se heurtaient à chaque pas contre l'homme de Dieu, ne purent jamais l'apercevoir, et ainsi, déçus par leur propre aveuglement, ils revinrent du monastère les mains vides.[34]

Dans une autre circonstance, Libertinus, sur l'ordre de l'abbé qui avait succédé à Honorât son maître, venait d'entreprendre un voyage à Ravenne, dans l'intérêt du monastère. Or, son affection pour le vénérable Honorât lui avait inspiré 3a pensée de porter dans son sein une de ses chaussures[35] partout où il dirigeait ses pas. Dans sa route, il rencontre une femme qui tenait entre ses bras le cadavre glacé de son petit enfant. A la vue du serviteur de Dieu, elle saisit la bride du cheval et dit avec serment : « Vous ne partirez point d'ici que vous n'ayez ressuscité mon fils. » Mais lui, n'étant point habitué à opérer de tels prodiges, pâlit d'effroi et iit tout au monde pour échapper à de telles instances ; ses efforts furent impuissants, et il flottait incertain. Il importe de considérer le terrible combat qui se livrait alors dans son cœur : ses habitudes d'humilité et sa compassion pour une mère étaient aux prises ; d'un côté, il craignait de se hasarder témérairement dans une entreprise si nouvelle ; de l'autre, il lui en coûtait de refuser son assistance à une mère éplorée. Mais, pour la plus grande gloire de Dieu, la charité triompha dans ce cœur vertueux, qui se montra fort précisément parce qu'il succomba. Ainsi il met pied à terre, tombe à genoux, lève les mains vers le ciel, retire la chaussure de son sein et la place sur la poitrine du mort. A sa prière, l'âme de l'enfant rentre dans son petit corps. Il le prend par la main, le rend plein de vie à sa mère en pleurs, et poursuit sa route,

PIERRE.

Que dire d'un si grand prodige ? Ce miracle est-il l'effet du mérite d'Honorat, ou de la prière de Libertinus?

GRÉGOIRE.

Dans l'accomplissement de cet admirable prodige, la foi de la mère agit de concert avec la vertu de ces deux personnages, et, à mon avis, s'il a été donné à Libertinus de l'opérer, c'est parce qu'il avait appris à compter sur le mérite de son maître plus que sur sa propre vertu. Il pensait sans doute que l'âme de celui dont il plaçait la chaussure sur la poitrine du petit cadavre lui obtiendrait l'objet de ses vœux. C'est ainsi qu'Elisée, s'étant rendu vers le Jourdain avec le manteau de son maître, frappa d'abord les eaux sans pouvoir les diviser. Mais lorsqu'il se fut écrié, est maintenant le Dieu d'Élie[36] ? il frappa le fleuve une seconde fois avec le manteau du prophète, et un chemin s'ouvrit devant lui à travers les eaux. Considérez, mon cher Pierre, quelle est la puissance de l'humilité, lorsqu'il s'agit d'opérer des prodiges. Si Elisée put obtenir ce miracle, ce fut par le mérite de son maître, ce fut lorsqu'il rappela son nom à sa mémoire : si bien que c'est en se mettant sous sa direction, par un sentiment d'humilité, qu'il lui fut donné de faire à son tour ce qu'avait fait l'illustre prophète.

PIERRE.

Je goûte bien vos paroles ; mais, je vous en prie, avez-vous encore à nous raconter quelque trait pour notre édification ?

GRÉGOIRE.

Assurément ; mais à condition que ce trait, on voudra bien l'imiter ; pour mon compte, en effet, je mets la patience de cet illustre Père bien au-dessus des prodiges et des miracles.

Un jour, celui qui gouvernait le monastère après la mort du vénérable Honorât s'emporta violemment contre le révérend Libertinus, à tel point qu'il alla jusqu'à le frapper de ses propres mains. Comme il ne trouvait point de baguette à sa disposition, il se saisit de son marchepied, et lui en donna si rudement à la tête et au visage, qu'il le couvrit de meurtrissures livides. Après ce cruel traitement, Libertinus se retira vers son lit sans mot dire. Le lendemain il y avait une affaire qui intéressait la communauté. Les matines terminées, Libertinus vint trouver l'abbé dans son lit, et lui demanda humblement sa bénédiction. L'abbé n'ignorait pas le respect et l'affection dont ce religieux était universellement environné ; il s'imagina qu'il voulait quitter le monastère, à cause de l'outrage qu'il lui avait fait. Là-dessus il lui dit : « Où voulez-vous aller ? — Mon père, répondit Libertinus, j'ai promis hier de sortir aujourd'hui pour une affaire de l'abbaye qui réclame nécessairement ma présence, et je me suis mis en mesure d'accomplir ma promesse. » Alors, considérant au fond de son cœur, d'un côté la barbarie de ses procédés, de l'autre l'humble mansuétude de sa victime, l'abbé s'élance de son lit et se jette aux pieds de l'homme de Dieu, en se confessant coupable d'un énorme crime, pour n'avoir pas craint de faire essuyer à une personne d'un pareil mérite de si nombreux et de si cruels outrages. De son côté, Libertinus tombe à terre, se prosterne aux genoux de l'abbé, et soutient qu'au lieu d'avoir éprouvé les effets de sa sévérité, il n'a fait que subir le châtiment de sa propre faute. Cette conduite inspira une grande douceur à l'abbé, et l'humilité du disciple servit de leçon au maître.

Les intérêts du monastère ayant appelé Libertinus pour traiter l'affaire en question, un grand nombre de personnes distinguées par leur naissance et leur mérite, et qui d'ailleurs honoraient ce bon religieux d'une particulière estime, ne pouvaient revenir de leur étonnement à la vue de la tumeur et des meurtrissures qui défiguraient son visage ; chacun à l'envi s'empressait de lui en demander la cause. Il leur répondait : « Hier au soir, en punition de mes péchés, je me suis heurté contre un escabeau, et voilà ce que j'y ai gagné.[37] » C'est ainsi que ce saint homme, respectant dans son cœur les droits de la vérité et l'honneur de son maître, sut éviter tout à la fois et de trahir la faute de son père, et de se rendre coupable de mensonge.

PIERRE.

Pensez-vous que ce vénérable Libertinus, dont vous venez de nous raconter tant de prodiges et tant de miracles, ait laissé dans sa communauté des imitateurs de ses vertus ?

CHAPITRE III

Moine jardinier au monastère de Fondi.

GRÉGOIRE.

Félix, appelé le Courbe,[38] que vous connaissez parfaitement, et qui naguère était prieur de ce même monastère de Fondi, m'a raconté une foule de traits admirables touchant les religieux de cette abbaye. J'en supprime quelques-uns qui se présentent à mon souvenir, pour arriver à d'autres sujets. Toutefois il en est un que je tiens de la même source, et que je vais rapporter, parce que je ne crois point devoir le passer sous silence.

Il y avait dans le monastère de Fondi un moine d'une grande vertu ; ce moine était chargé du jardin. Or, un voleur venait d'habitude en franchir la haie et dérober les légumes ; plus le religieux multipliait ses plantations, moins il en tirait de profit.

C'est assez dire quelle doit être à nos yeux, l'autorité de, son témoignage, Voyant que les fruits de ses travaux étaient les uns foulés aux pieds, les autres pillés, il se mit à parcourir tout le jardin, et découvrit enfin l'endroit par où le voleur avait coutume de pénétrer. Tandis qu'il se promenait dans l'enceinte de cette propriété, ii rencontra un serpent. « Suis-moi, » lui dit-il ; puis, arrivé au passage frayé par le voleur, il lui intima ses ordres en ces termes : « Je te commande de garder cette entrée, et d'empêcher le voleur de passer par là. » Aussitôt, déroulant ses replis, le serpent se mit à barrer tout le chemin, et le moine revint au monastère. Vers l'heure de midi, alors que les frères prenaient leur repos,[39] le voleur arrive, selon sa coutume, et franchit la clôture. Mais à peine a-t-il mis le pied au jardin qu'il voit un énorme serpent lui fermer le passage ; saisi d'effroi, il tombe à la renverse, son soulier s'engage dans un pieu de la clôture, et, en cet état, il reste suspendu, la tête en bas, jusqu'au retour du jardinier. Celui-ci arrive à l'heure ordinaire, et, trouvant le voleur dans cette position, il dit au serpent : « Je remercie Dieu de ce que tu as si bien exécuté mes ordres ; retire-toi maintenant ; » et le reptile disparut aussitôt.[40]

Arrivé au voleur, le bon moine lui dit : « Eh quoi ! mon frère, voilà que Dieu vous a livré entre mes mains, en punition des brigandages que vous avez osé tant de fois exercer sur les travaux des moines ! » Ayant ainsi parlé, il dégage son pied de la haie à laquelle il est suspendu, le dépose à terre sans lui faire aucun mal ; puis il lui dit : « Suivez-moi. » Alors il le conduit à l'entrée du jardin, lui offre avec une admirable douceur les légumes qu'il avait dessein de dérober, et il ajoute : « Allez, et ne volez plus désormais ; mais, lorsque vous aurez besoin de quelque chose, venez me trouver ici, et de bon cœur je vous donnerai par charité ce que vous avez tant de peine à ravir criminellement.[41] »

PIERRE.

Jusque alors, à ce que je vois, je m'étais imaginé bien à tort qu'il n'y avait pas eu en Italie de Pères signalés par leurs miracles.

CHAPITRE IV

Saint Equice,[42] abbé de la province de Valérie.[43]

 (Au vie siècle.)

GRÉGOIRE.

C'est de la bouche du vénérable Fortunat, abbé du monastère appelé le Bain de Cicéron,[44] et de celle d'autres personnages fort respectables que j'ai appris ce que je vais vous raconter.

Il y avait dans la province de Valérie un saint homme du nom d'Équice, que son mérite avait rendu l'objet de l'admiration universelle, et dont Fortunat était l'intime ami. Grâce à l'étonnante sainteté de sa vie, une foule de monastères de la même province s'étaient rangés sous ses ordres. Les passions qui bouillonnent au cœur de la jeunesse le fatiguant de leurs terribles assauts, les angoisses de la tentation lui inspirèrent l'amour et l'habitude de la prière. Tandis qu'il conjurait incessamment le Dieu tout-puissant de le délivrer de cette épreuve, une nuit il lui sembla voir à ses côtés l'ange du Seigneur arracher de son sein tous les germes de la concupiscence, et dès lors il fut aussi étranger aux tentations que s'il eût dépouillé la nature humaine.[45]

Un jour une servante de Dieu, du nombre des vierges dont se composait le monastère placé sous la conduite d'Équice, entra dans le jardin et vit une laitue qui excita sa sensualité. Aussitôt, oubliant de la bénir avec le signe de la croix, elle s'empressa de la porter à sa bouche. Saisie par le démon, elle tomba à l'instant même. Tandis qu'elle était en proie à de violentes tortures, on courut en porter la nouvelle à l'abbé Équice, en lui recommandant de venir au plus vite prêter à cette infortunée le secours de ses prières. A peine eut-il mis le pied au jardin, que le démon, voulant pour ainsi dire se justifier, s'écria : « Qu'ai-je fait, moi, qu'ai-je fait ? Je reposais sur cette laitue, elle est venue, elle, et m'a blessé de ses dents. » Alors, d'un ton plein d'indignation, le saint homme lui ordonna de sortir et de ne pas demeurer plus longtemps dans le corps de la servante du Dieu tout-puissant. A l'instant le démon la quitta, et depuis il ne fut plus en son pouvoir de lui porter aucune atteinte.

Equice portait un habit extrêmement pauvre, et son extérieur était si méprisable, que, lorsqu'on ne le connaissait pas, on ne daignait pas même lui rendre son salut. Allait-il en voyage, il montait le plus mauvais cheval du monastère ; le licol lui tenait lieu de frein, et il se servait d'une peau de mouton en guise de selle. Il portait sur lui, à droite et à gauche, les saintes Ecritures, qu'il plaçait dans des sacs de peau, et, partout où il se rencontrait, il ouvrait cette source sacrée pour en abreuver les âmes. Pressé de conquérir à Dieu de fidèles adorateurs, il parcourait, dans l'ardeur de son zèle, les églises, les bourgs, les villages, et jusqu'aux maisons des particuliers, pour allumer dans les cœurs l'amour de la céleste patrie.

Le bruit de ses prédications retentit jusqu'à Rome. La langue du flatteur distille, au milieu de perfides caresses, de mortels poisons pour quiconque a le malheur de l'écouter. Or le clergé adressa au pontife qui occupait alors le siège apostolique des plaintes adulatrices : « Quel est ce paysan qui s'arroge le droit de prêcher, et qui ose, malgré son ignorance, usurper les fonctions de notre Seigneur le successeur des apôtres ? Ordonnez, s'il vous plaît, de l'amener devant vous, afin de lui apprendre une bonne fois les règles de la discipline ecclésiastique. » L'adulation se glisse aisément dans un esprit livré à mille préoccupations diverses, si on n'a soin de lui fermer à l'instant la porte de son cœur. Le souverain pontife souscrivit à l'avis de son clergé. Il envoya Julien, alors défenseur,[46] et plus tard évêque de Sabine, avec la recommandation expresse d'environner le serviteur de Dieu de beaucoup de considération, et de ne pas lui faire essuyer le moindre outrage pendant la route. Dans son empressement à répondre aux vœux du clergé, Julien vole au monastère et n'y trouve que des religieux occupés à la transcription des livres[47] ; il leur demande où est l'abbé. « Il fauche, lui répondent-ils, dans cette vallée qui est au bas du monastère. » L'envoyé avait un domestique au caractère arrogant et superbe, à tel point qu'il avait peine à le dominer lui-même. Il l'envoie chercher l'abbé en toute hâte. Le domestique part, et dans un clin d'œil le voilà à la prairie avec sa morgue habituelle. Il examine tous les faucheurs, et leur demande qui d'entre eux est Equice ; on le lui montre. Aussitôt, quoiqu'il soit encore loin du serviteur de Dieu, il est saisi d'un effroi indicible ; ses forces l'abandonnent, et ses pieds chancelants peuvent le porter à peine. Il aborde, tout tremblant, le vénérable abbé ; il embrasse, il baise humblement ses genoux en lui annonçant l'arrivée de son maître. Le serviteur de Dieu lui rend son salut, et lui dit avec l'accent de l'autorité : « Prenez et emportez de l'herbe pour les chevaux qui vous ont amenés ; quant à moi, je finis le peu qui me reste, et je vous suis à l'instant. » Le défenseur Julien s'étonnait singulièrement du retard de son domestique. Lorsqu'il le vit revenir avec une botte de foin sur le cou, il entra dans une grande colère, et s'écria : « Eh quoi î ne t'ai-je pas envoyé chercher un homme, au lieu d'une botte de foin ? — Voici derrière moi celui que vous demandez, » repartit le domestique. L'homme de Dieu s'en revenait avec de gros souliers ferrés et la faux sur l'épaule. Il était encore loin lorsque le domestique le montra à son maître. À peine Julien eut-il aperçu l’homme de Dieu, que la vue de son extérieur le remplit de mépris ; déjà il cherchait dans son orgueil les paroles hautaines qu'il allait lui adresser. Mais lorsque le serviteur de Dieu l'eut abordée une frayeur mortelle s'empara de son cœur ; il tremblait de tous ses membres, et sa langue pouvait à peine articuler le motif de son voyage. Bientôt il tomba humblement à ses genoux, lui demanda le secours de ses prières, et lui apprit que son Père,[48] le souverain pontife, désirait de le voir.

Equice se mit à rendre de grandes actions de grâces au Dieu tout-puissant, et protesta que l'ordre du successeur des Apôtres était pour lui une grâce du Ciel. Sur-le-champ il appela les religieux, leur ordonna de préparer les chevaux à l'heure même, et pressa son appariteur de partir au plus vite. « C'est absolument impossible, répondit Julien ; la fatigue du voyage ne me le permet pas. —Vous me contristez, mon fils, repartit l'abbé ; car si nous ne partons pas aujourd'hui, demain nous ne sortirons point, » La fatigue de l'envoyé força l'homme de Dieu de passer la nuit au monastère. Le lendemain, dès l'aube du jour, arrivait à cheval et à course forcée u? sa barre. Julien se leva sur-le-champ, et, après s'être recommandé aux prières du vénérable abbé, il lui dit : « Notre Saint-Père vous prie de ne pas vous donner la (Seine de venir. » A ces mois le serviteur de Dieu, vivement contristé, lui répliqua : « Ne vous avais-je pas bien dit hier que si nous ne partions à l'instant, il ne nous serait plus donné de le faire ? » En dédommagement de cette privation, il retint quelque temps au monastère l'envoyé du souverain pontife, pour exercer les devoirs de la charité à son égard ; et, malgré sa résistance, il le paya généreusement de ses peines.

Apprenez donc, mon cher Pierre, avec quel soin Dieu veille sur ceux qui savent se mépriser en ce monde, et à quel rang il élève spirituellement, parmi les citoyens de la Jérusalem céleste, ceux qui ne rougissent pas d'être extérieurement conspués de la part des hommes. Au contraire, il est sans prix devant Dieu celui que le désir de la vaine gloire enfle aux yeux du monde et à ses propres yeux. De là cet oracle de la Vérité : « Vous êtes de ceux qui veulent paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; ce qui est grand aux yeux des hommes est souvent abominable devant Dieu.[49] »

PIERRE.

Je m'étonne singulièrement qu'on ait pu surprendra le pape au sujet d'un tel personnage.

GRÉGOIRE.

Pourquoi, mon cher Pierre, vous étonner que nous nous trompions, nous autres hommes ? Avez-vous oublié que David, ordinairement assisté de l'esprit de prophétie, a condamné l'innocent fils de Jonathas[50] sur la déposition mensongère de son serviteur ? Quoi de surprenant que l'imposture nous égare, nous qui ne sommes pas des prophètes ? D'ailleurs, comme nous l'avons déjà dit, la multiplicité des préoccupations énerve l'esprit en le partageant, et favorise d'autant la surprise.

PIERRE.

Ce que vous dites là est d'une vérité frappante.

GRÉGOIRE.

Je ne puis taire ce que j'ai appris du vénérable Valentin, autrefois mon abbé.[51] Le corps d'Équice était inhumé dans l'église du bienheureux Laurent, martyr. Un jour, certain paysan s'avisa de déposer un boisseau de blé sur le tombeau de l'homme de Dieu, sans considérer l'éminence de sa vertu et le respect qu'elle méritait. Aussitôt il s'éleva dans les airs un tourbillon qui emporta au loin ce profane objet, tandis qu'il laissa tout le reste dans une immobilité parfaite. Par là tout le monde apprit la grandeur du mérite de celui dont les mortelles dépouilles reposaient en cet endroit.

Ce que je vais ajouter, je le tiens du vénérable Fortunat, dont l'âge, la sainteté, la droiture sont d'un si grand poids à mes yeux.

Lorsque les Lombards entrèrent dans la province de Valérie, les moines quittèrent le monastère pour se réfugier vers le tombeau du vénérable Equice, dans l'église dont nous avons parlé.[52] Les barbares y entrèrent tout furieux, et se mirent à en arracher les moines pour les livrer aux tortures ou au tranchant du glaive. Alors l'un d'eux, outré de douleur, se prit à s'écrier en gémissant : « Hélas ! hélas ! saint Équice, approuvez-vous qu'on nous entraîne de la sorte, sans que vous songiez à nous défendre ? » A ce cri l'esprit immonde s'empare des Lombards en fureur. Ils tombent par terre, et leurs tourments ne cessent que lorsque tous les barbares, même ceux qui étaient hors de l'enceinte sacrée, ont appris à ne plus se permettre désormais de violer un lieu si auguste.

C'est ainsi qu'en défendant ses disciples, le saint homme assura pour l'avenir un asile à une foule de personnes.

CHAPITRE V

Saint Constance,[53] gardien et officier de l'église Saint-Etienne.

GRÉGOIRE.

Ce que je vais vous raconter, je le tiens d'un de mes frères dans l'épiscopat, qui pendant plusieurs années a porté l'habit monastique et mené une vie des plus régulières dans la ville d'Ancône. Nous avons aussi près de nous, comme garants de ce fait, des personnes du même pays et d'un âge déjà avancé.

Il y avait près de la ville d'Ancône une église du bienheureux martyr Etienne, à laquelle était attaché par office un homme vénérable nommé Constance ; le bruit de sa sainteté s'était répandu au loin. Plein de mépris pour les intérêts de la terre, il aspirait de tout son cœur aux seuls biens célestes. Un jour que l'huile manquait à l'église, et que le serviteur de Dieu n'avait absolument rien pour alimenter les lampes, il les remplit d'eau, y mit des mèches à l'ordinaire, puis il les alluma, et l'eau brûla dans les lampes absolument comme si c'eût été de l'huile. Considérez, mon cher Pierre, le mérite d'un homme qui, dans une nécessité extrême, a changé la nature d'un élément.[54]

PIERRE.

Vous me dites là des choses bien merveilleuses ; mais je voudrais savoir quelle était intérieurement l'humilité d'un homme qui se signalait extérieurement par de tels prodiges ?

GRÉGOIRE.

Vous avez raison de chercher à connaître, au milieu des miracles, les dispositions du cœur ; car il est bien incontestable que les prodiges éclatants sont une tentation qui lui livre de terribles assauts ; mais un seul trait du vénérable Constance vous apprendra en deux mots son humilité profonde.

PIERRE.

Après m'avoir raconté le miracle des lampes, il vous reste encore à m'édifier par cet exemple d'humilité.

GRÉGOIRE.

Comme le bruit de sa sainteté avait retenti au loin, bien des personnes de diverses provinces désiraient ardemment de le voir. Un jour un paysan vint d'une contrée lointaine pour jouir de ce spectacle. A la même heure, le saint homme, monté sur un gradin de bois, s'occupait à raccommoder les lampes. Il avait une fort petite taille, un physique grêle et misérable. La personne qui était venue le voir cherchait à le reconnaître, et demandait instamment qu'on voulût bien le lui montrer. Ceux qui le connaissaient lui rendirent ce service. Mais comme les insensés jugent du mérite d’après les qualités extérieures, le villageois, à la vue d'un petit homme sans apparence, ne put se persuader que ce fût véritablement lui. La renommée et la vue d'un tel objet engageaient une sorte de lutte dans l'esprit du manant. Il ne pouvait s'imaginer que celui dont l'opinion lui avait tellement prôné la grandeur fût en réalité si petit à ses yeux. Sur de nombreuses assertions que c'était bien Constance lui-même, il le méprisa et le tourna en ridicule, en s'écriant ; » J'ai cru, moi, que c'était un grand homme, et celui-là n'a rien de l'homme ! » Aces mots, le serviteur de Dieu quitte les lampes qu'il répare, descend avec un joyeux empressement, se jette, dans l'excès de sa charité, au cou du paysan, le serre étroitement dans ses bras, le couvre de baisers, et le remercie avec effusion de ce qu'il a si bien jugé de sa personne. « Vous êtes, lui dit-il, le seul qui ayez sur moi les yeux ouverts. » Jugez par là de l'humilité d'un homme qui paie par un surcroît de charité le mépris dont il est l'objet ! Les outrages que nous essuyons révèlent les sentiments de nos cœurs. Ordinairement l'orgueil se complaît dans les honneurs, et l'homme humble dans son propre mépris. Est-il méprisable aux yeux des autres, il se réjouit de voir leur jugement confirmer ses propres pensées.

PIERRE.

A ce que je vois, cet homme a été grand extérieurement par ses miracles, mais plus grand encore par l'humilité de son cœur.

CHAPITRE VI

Saint Marcellin,[55] évêque d'Ancône.

GREGOIRE.

Marcellin, prélat vénérable par la sainteté de sa vie, eut l'administration de cette même église d'Ancône dont nous venons de parler. Les excessives douleurs de la goutte avaient tellement paralysé l'action de ses jambes, que ses domestiques, lorsqu'il lui fallait aller quelque part, étaient obligés de le porter à force de bras. Or il advint qu'un jour une coupable négligence occasionna un incendie dans la ville d'Ancône. Elle était toute en feu lorsqu'on accourut pour l'éteindre. Mais on avait beau y jeter de l'eau à profusion, la flamme allait toujours croissant, et menaçait la ville entière d'une ruine inévitable. Déjà la flamme gagnait de proche en proche, déjà une bonne partie de la ville venait d'en être la proie, sans que personne eût pu enchaîner le fléau. Dans ce moment arrive l'évêque, porté sur les bras de ses gens ; frappé de l'imminence du péril, il dit aux domestiques qui conduisaient ses pas : « Placez-moi en face de l'incendie. » On obéit, on le met à l'endroit où la flamme semble concentrer toute son intensité. Aussitôt, ô prodige ! les tourbillons enflammés se replient sur eux-mêmes, et reculent avec une telle vitesse, qu'ils semblent s'écrier en se retirant : Nous ne pouvons passer sur l’évêque ! Ainsi refoulées par cette barrière insurmontable, les flammes s'amortirent et n'osèrent plus porter aucune atteinte à un édifice quelconque.[56]

Jugez, mon cher Pierre, de l’éminente sainteté d'un homme qui, quoique assis et malade, a étouffé un incendie par la puissance de ses prières !

PIERRE.

C'est ce que je considère et ce qui me ravit d'admiration.

CHAPITRE VII

Saint Nonnose,[57] prieur du monastère du mont Soracte.[58]

GRÉGOIRE.

Je vais maintenant vous raconter, d'un lieu voisin de Rome, un fait que je tiens du vénérable évêque Maximien[59] et d'un ancien moine nommé Laurion, que vous connaissez ; l'un et l'autre sont encore actuellement existants. Laurion fut élevé par le saint homme Anastase dans un monastère situé près de la ville de Nepi. Or, la proximité des lieux, la sainteté des mœurs, le zèle pour la vertu avaient établi de continuels rapports entre Anastase, si vénérable par sa piété, et Nonnose, prieur d'un monastère au mont Soracte. Nonnose était sous les ordres d'un abbé extrêmement sévère ; mais son admirable égalité d'âme souffrait sans se démentir sa mauvaise humeur. Ainsi, grâce à son humilité, il gouverna les religieux avec douceur et apaisa plus d'une fois la colère de l'abbé. Or, le monastère était situé au sommet le plus élevé de la montagne, et il n'était pas de plaine qui offrît aux religieux le moindre jardin à cultiver. Une seule petite place sur le flanc de la montagne eût été propre à cette destination ; mais elle était occupée par la proéminence d'un énorme rocher que la nature prolongeait jusque-là. Un jour le vénérable Nonnose considérait combien cet endroit eût été convenable pour y cultiver quelques légumes, si le rocher n'y eût fait obstacle, lorsqu'il réfléchit que cinq cents paires de bœufs ne seraient pas en état d'ébranler l'énorme masse. Désespérant d'en triompher par des moyens humains, il recourut au Seigneur, et se mit en prière dans cet endroit même durant le silence de la nuit. Le lendemain matin, les religieux, étant venus en ce lieu, reconnurent avec surprise que le vaste rocher s'était éloigné, et que sa retraite leur laissait un espace considérable pour y faire un jardin.

Dans une autre circonstance, cet homme vénérable nettoyait les lampes de l'église ; une d'elles lui échappa des mains et vola en mille éclats. Redoutant le violent courroux de l'abbé du monastère, il ramassa aussitôt les morceaux de l'objet fracturé, les plaça devant l'autel, et se mit à prier avec de grands gémissements. Après sa prière il releva la tête, et trouva en son état naturel la lampe dont sa frayeur avait recueilli les fragments.

C'est ainsi que dans ces deux miracles Nonnose imita les prodiges de deux Pères de l'Église : le rocher rappelle la montagne déplacée par saint Grégoire le Thaumaturge, et la restauration de la lampe, celle du calice que Donat rétablit dans son premier état.[60]

PIERRE.

Nous avons, à ce que je vois, de nouveaux miracles modelés sur les anciens.

GREGOIRE.

Voulez-vous apprendre ce que fit une fois saint Nonnose, à l'imitation d'Élie[61] ?

PIERRE.

Je le désire ardemment.

GRÉGOIRE.

Un jour la provision d'huile fit défaut au monastère ; la récolte des olives approchait, il est vrai ; mais malheureusement on ne voyait point de fruit aux oliviers. L'abbé jugea donc à propos d'envoyer de toutes parts ses religieux offrir leurs services aux gens du dehors pour la récolte des olives, afin de rapporter, à titre de salaire, un peu d'huile à l'abbaye. Nonnose, qui était un homme de Dieu, s'y opposa avec beaucoup d'humilité : il craignait qu'en sortant du monastère pour gagner de l'huile, les religieux ne le fissent au détriment de leurs âmes. Il ordonna de cueillir le peu de fruits qu'on voyait sur les oliviers du monastère, de les mettre au pressoir et de lui en apporter le produit, quelque peu qu'on en tirât. On obéit ; les religieux recueillirent l'huile dans un petit vase et l'apportèrent au serviteur de Dieu. Aussitôt Nonnose la plaça devant l'autel, et, lorsque tout le monde fut sorti, il fit sa prière. Ensuite, ayant appelé les frères, il leur ordonna d'enlever le vase qu'ils avaient apporté et d'en verser un peu dans tous les tonneaux du monastère, afin qu'ils participassent à la bénédiction de cette huile. Cette répartition effectuée, il les fit aussitôt boucher, tout vides qu'ils étaient. Le lendemain on les ouvrit : ils étaient pleins[62] !

PIERRE.

Nous sommes journellement témoins de l'accomplissement de cet oracle de la Vérité : Mon Père jusqu'à 'présent agit toujours, et moi aussi.[63]

CHAPITRE VIII

Saint Anastase,[64] abbé au monastère de Suppenton.[65] (Vers 560.)

GRÉGOIRE.

Vers la même époque le vénérable Anastase, dont il a été question au chapitre précédent, était notaire[66] de l'Eglise romaine que Dieu a confiée à mes soins. Dans le désir de se consacrer tout entier au service de Dieu, il renonça à ses fonctions et choisit pour retraite le monastère de Suppenton,[67] où il passa de longues années dans de saints exercices, et qu'il gouverna avec autant de vigilance que d'habileté. Un énorme rocher s'élève au-dessus de cet endroit, et à ses pieds s’ouvre un abîme profond. Or, une nuit que le Seigneur avait résolu de récompenser les travaux de son pieux serviteur, du haut de ce rocher une grande voix articula distinctement et fit retentir avec éclat ces paroles : « Anastase ! venez ! » Sept autres religieux furent ensuite appelés nommément. La voix se tut un instant, puis elle appela encore un autre frère. Après avoir clairement entendu cet appel, la communauté ne douta pas que la mort de huit religieux ne fût imminente. Au bout de quelques jours, Anastase, et après lui tous les autres, sortirent de ce monde dans le même ordre que les avait appelés la voix descendue du sommet du rocher. Mais le frère que la voix n'avait appelé qu'après s'être tue un instant, survécut de quelques jours et mourut ensuite ; alors il fut évident que le léger intervalle placé entre son appel et celui des autres figurait le faible espace de temps qui devait séparer sa mort de leur mort. Mais il est une circonstance merveilleuse que nous ne devons point oublier. Le pieux Anastase allait rendre le dernier soupir, lorsqu'un religieux du monastère, qui ne pouvait se résigner à lui survivre, se jeta à ses pieds, les yeux baignés de larmes, et lui adressa cette prière : « Au nom de Celui à qui vous allez, je vous adjure de ne pas me laisser plus de sept jours en ce monde après votre trépas. » Or, avant l'expiration du septième jour, le religieux mourut, et cependant il n'avait pas été appelé avec les autres par la voix nocturne ; il fut donc manifeste que l'intercession du pieux Anastase lui avait seule obtenu ce trépas désiré.[68]

PIERRE.

Voilà un religieux qui, sans être désigné avec les autres, quitte ce monde en vertu de la médiation de ce saint homme.: navy"> GRÉGOIRE.

Il est impossible d'obtenir ce qui n'est point prédéterminé, et lorsque les prières des saints obtiennent quelques faveurs, c'est parce qu'il était décrété à l'avance qu'elles seraient accordées à leurs vœux. Il n'en est point autrement, même de la prédestination à la gloire éternelle ; les élus n'y parviennent par leurs travaux qu'autant qu'ils méritent par leurs prières ce qu'avant tous les siècles le Dieu tout-puissant a résolu de leur donner.

PIERRE.

Prouvez-moi plus clairement, je vous prie, s'il est possible, que les prières contribuent à la prédestination,

GRÉGOIRE.

Il est aisé, mon cher Pierre, d'établir ce que j'ai avancé. Vous savez bien, assurément, que le Seigneur avait dit à Abraham : C'est Isaac qui vous donnera de la postérité [69] ; et ailleurs : Je vous établis le père de beaucoup de nations.[70] Ces promesses, il les renouvela en ces termes : Je vous bénirai et je multiplierai votre race comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au rivage de la mer.[71] Ces passages prouvent évidemment que le Dieu tout-puissant avait décrété de multiplier par son fils Isaac la postérité d'Abraham, Et cependant il est écrit : Isaac pria le Seigneur pour son épouse, parce qu'elle était stérile, et le Seigneur accorda à Rebecca la faveur de concevoir.[72] S'il est arrêté d'avance qu'Isaac multipliera la postérité d'Abraham, pourquoi épouse-t-il une femme stérile ? C'est pour montrer incontestablement que ce qui est préordonné s'accomplit par la prière : en effet, c'est par la prière qu'Isaac obtient d'avoir des enfants, tout prédestiné qu'il est à multiplier la race d'Abraham.

PIERRE.

Votre raisonnement m'a fait pénétrer le mystère, et il ne me reste plus aucun doute.

GRÉGOIRE.

Voulez-vous que je vous raconte quelque chose de ce qui s'est passé dans la Toscane ? Vous verrez quels hommes ont fleuri dans cette province, et combien était grand leur pouvoir sur le cœur de Dieu.

PIERRE.

Volontiers, et même je vous demande instamment cette grâce.

CHAPITRE IX

Saint Boniface,[73] évêque de Ferentino.[74] (Au vie siècle.)

GRÉGOIRE.

Il y eut un homme vénérable par sa sainteté, qui remplit autrefois dans la ville de Ferentino les fonctions de l’épiscopat avec un zèle et une vertu en harmonie avec cette haute dignité : Boniface était son nom. Le prêtre Gaudence, qui est encore en vie, m'en a raconté une foule de miracles ; c'est un garant d'autant plus sûr, qu'élevé à son école, il lui a été donné d'être témoin de ce qu'il raconte.

La pauvreté, cette gardienne de l'humilité chez les personnes sages, était le partage de cette Église. Elle était si grande qu'elle n'avait qu'une vigne pour toute ressource, et encore survint-il une grêle qui la ravagea complètement, de telle sorte qu'il ne resta plus sur quelques ceps que de rares et de misérables grappes. Le vénérable prélat, y étant entré, rendit de grandes actions de grâces à Dieu de ce qu'au sein même de la pauvreté il voyait redoubler pour lui les angoisses de l'indigence. Le temps de la maturité approchant, il plaça comme d'ordinaire une personne dans sa vigne, en lui ordonnant de la garder avec une exacte vigilance. Un autre jour il commanda au prêtre Constance, son neveu, de préparer et de goudronner selon l'usage toutes les futailles de la maison. Cet ordre surprit extrêmement son neveu. C'était une sorte de folie à ses yeux, que de préparer des tonneaux alors qu'il n'y avait pas de raisins. Toutefois il ne se permit pas de demander la raison d'une pareille injonction ; il obéit, et disposa tout comme de coutume. Alors l'homme de Dieu entra dans sa vigne, détacha les grappes, les porta au pressoir, et, après avoir fait sortir tout le monde, il resta seul avec un petit enfant qu'il descendit dans la cuve, en lui ordonnant de fouler ce peu de grappes. Le saint homme recueillit lui-même dans un vase les quelques gouttes qui en tombèrent, et les répartit dans tous les tonneaux comme une source de bénédiction, mais en si petite quantité que c'était à peine s'ils en étaient humectés. Cela fait, il appela aussitôt le prêtre Constance, et lui recommanda de faire venir les pauvres. Alors le vin se multiplia dans la cuve, à tel point qu'il put en remplir tous les vases que les pauvres avaient apportés. Lorsqu'il les eut bien satisfaits, il enjoignit à l'enfant de quitter le pressoir, ferma la porte du cellier et y apposa son propre sceau, puis il revint à l'église. Le lendemain il appela Constance, ouvrit le cellier après avoir fait sa prière, et trouva que le vin coulait à flots par-dessus les tonneaux qui n'en avaient reçu que peu de gouttes, de telle sorte qu'il eût inondé tout le pavé si l’évêque eût encore tardé à venir.[75] Alors il défendit sévèrement à Constance de jamais découvrir ce miracle tant qu'il serait en vie. Il craignait sans doute que les applaudissements qui l'exalteraient aux yeux des hommes ne détruisissent la vertu au fond de son cœur ; et en cela il suivait l'exemple du divin Maître, qui, voulant nous conduire dans la voie de l'humilité, avait défendu à ses disciples, en parlant de sa personne, de ne rien dire de ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme fût ressuscité d'entre les morts.[76]

PIERRE.

Puisque l'occasion se présente, j'oserai vous demander pourquoi, après avoir rendu la vue à deux aveugles,[77] notre Seigneur leur défend d'en parler à personne, et pourquoi eux, un instant après, s'en vont le publier dans tout le pays ? Est-ce que, dans cette circonstance, le Fils unique de Dieu, coéternel au Père et au Saint-Esprit, voulut une chose qu'il ne pût accomplir, de telle sorte que le miracle qu'il voulait taire ne pût être caché ?

GRÉGOIRE.

Toutes les actions de notre Sauveur pendant sa vie mortelle étaient destinées à nous servir d'exemple ; il voulait qu'en suivant ses traces selon la mesure de nos forces, nous pussions marcher sans encombre dans le chemin de la vie. Il opère un miracle qu'il commande de taire, et qui cependant ne peut demeurer secret. C'est pour que ses élus, se conformant à l'instruction que nous donne son exemple, aient l'intention de rester inconnus lorsqu'ils accomplissent de grandes choses, et que, d'autre part, ils soient découverts malgré eux pour l'édification des autres. De cette sorte, le désir d'ensevelir ses bonnes œuvres dans le silence constitue un acte d'humilité profonde, et l'impossibilité de les taire produit un immense avantage. Il n'est point vrai que notre Seigneur ait eu une volonté impuissante ; mais le divin Maître a voulu nous apprendre par son exemple, et ce que ses membres doivent vouloir, et ce qui leur arrive même contre leur intention.

PIERRE.

Je goûte fort ce que vous me dites.

GRÉGOIRE.

Puisque nous sommes à parler de l’évêque Boniface, achevons ce qui nous reste encore à dire de quelques autres de ses œuvres.

Dans une certaine circonstance, la fête du saint martyr Proculus approchait. Un noble, appelé Fortunat, conjura instamment le vénérable prélat de venir, après avoir célébré les augustes mystères dans l'église du saint martyr, donner sa bénédiction à sa maison. L'homme de Dieu ne put se refuser à ce que sollicitait la charité par la bouche de son religieux hôte. La sainte messe achevée, il vînt s'asseoir à la table de Fortunat. Il n'avait pas encore dit la prière qui précède le repas, lorsqu'un de ces hommes qui mendient leur pain en jouant des instruments se présente tout à coup à la porte avec un singe et des cymbales, qu'il se met à frapper l'une contre l'autre. Au bruit d'une sérénade pour laquelle il n'a que du mépris, le saint s'écrie : « Hélas ! hélas ! le malheureux ! il est mort ; il est mort, le malheureux ! Je suis venu à table prendre ma réfection, je n'ai pas encore ouvert la bouche pour bénir le Seigneur, et voilà qu'il est venu avec un singe jouer de ses cymbales ! » Puis il ajoute : « Au nom de la charité, allez lui donner à boire et à manger ; toutefois sachez qu'il est mort. » L'infortuné avait reçu du pain et du vin de cette maison ; il allait sortir. Soudain une énorme pierre roule du haut du toit et lui tombe sur la tête. Le coup le terrasse ; on le relève à demi-mort, et, le lendemain, conformément à la sentence de l'homme de Dieu, il expire. Ce tragique événement nous montre, mon cher Pierre, quel respect nous devons porter aux saints, qui sont les temples de Dieu. Si vous excitez leur indignation, alors de qui provoquez-vous la colère, sinon de Celui qui habite ces sanctuaires ? Ainsi nous devons d'autant plus redouter le courroux des justes, que le Tout-Puissant, présent dans leurs cœurs, est plus à même de faire éclater de terribles vengeances.[78]

Une autre fois le prêtre Constance, neveu de l'évêque Boniface, vendit un cheval douze pièces d'or, trésor qu'il serra soigneusement dans un coffre ; après quoi il alla vaquer à ses travaux. Dans ce moment arrivèrent des pauvres qui conjurèrent le saint prélat avec les dernières instances de vouloir bien soulager leur misère par quelque aumône, l'homme de Dieu, qui n'avait rien à leur donner, cherchait avec angoisse le moyen de ne pas renvoyer les mains vides ces malheureux. Soudain il se rappelle que le prêtre Constance, son neveu, a vendu le cheval qui lui servait de monture, et en a déposé le prix dans un coffre. Son neveu était absent. Boniface approche du trésor, ses pieux efforts forcent la serrure, et sa charité distribue à son gré les douze pièces d'or aux pauvres. Au retour de ses travaux, Constance trouve son coffre fracturé, et la somme qu'il y avait serrée complètement disparue. Alors il fait retentir les appartements d'un affreux vacarme, et dans l'excès de sa fureur il s'écrie : « Tout le monde vit ici à son aise, il n'y a que pour moi seul que la vie y est intolérable ! » A ces clameurs, l'évêque accourt avec toutes les personnes de la maison. Vainement le prélat essaie-t-il de l'apaiser par la douceur de ses paroles ; Constance lui réplique par un insolent reproche : « Tous les autres vivent avec vous, moi seul je ne puis subsister en votre présence. Rendez-moi mon or. » Vivement ému de ces plaintes, l'évêque entre à l'église de la bienheureuse Vierge Marie ; là il déploie le devant de son vêtement, et, les mains élevées vers le ciel, il se met à le conjurer de lui fournir de quoi apaiser la colère de ce prêtre insensé. Ensuite, abaissant les regards sur la robe qu'il tient étendue entre ses bras, il aperçoit douze pièces d'or aussi étincelantes que si elles fussent sorties à l'heure même de la fabrique du monnayeur.[79] Aussitôt il quitte l'église et va les jeter au sein du prêtre furibond, en disant : « Voilà l'or que tu as demandé ; mais sache qu'en punition de ton avarice tu ne seras pas, après ma mort, élu évêque de cette Église. Cette sentence, émanée de la Vérité même, nous le prouve incontestablement : ce prêtre n'amassait de l'argent que pour se frayer les voies à l'épiscopat. Mais la parole du serviteur de Dieu se vérifia, et Constance termina sa vie dans les modestes fonctions du sacerdoce.[80]

Un ecclésiastique déjà avancé en âge, et récemment venu de la ville de Ferentino, a raconté de Boniface des choses que je ne crois pas devoir passer sous silence. « Aux jours de son enfance, dit-il, il habitait avec sa mère. Sortait-il de la maison, quelquefois il y rentrait sans chemise, et souvent sans tunique ; car il ne pouvait rencontrer un pauvre nu sans le vêtir, heureux qu'il était de dépouiller son corps sur la terre pour embellir son âme aux yeux de Dieu. Sa mère lui adressait souvent des reproches, en lui représentant qu'il n'était pas juste qu'un pauvre prodiguât ainsi ses vêtements à d'autres pauvres. Un jour, étant montée au grenier, elle découvrit que son fils avait donné aux indigents presque tout le blé dont elle avait fait provision pour la subsistance de la famille. Désolée d'une pareille perte, elle se frappait rudement le sein et le visage, lorsque le petit serviteur de Dieu survint et se mit à la consoler de son mieux. La voyant insensible à toutes ses caresses, le pieux enfant la pria de sortir du grenier, où il ne se trouvait plus que de faibles restes de l'abondante provision, et aussitôt il se mit en prière. Un instant après il alla chercher sa mère ; le grenier renfermait une quantité de froment égale à celle que la bonne femme s'était plu à considérer comme la subsistance de toute l'année. Vivement frappée à la vue d'un tel prodige, elle ne craignit pas d'exhorter elle-même son fris à faire libéralement Saumoné, puisqu'il possédait si bien le secret d'obtenir sur-le-champ l'objet de ses vœux.[81]

« Cette femme essayait en vain de nourrir des poules devant sa maison : le renard venait de la campagne voisine les lui ravir. Un jour que le petit Boniface se trouvait en cet endroit, le fléau de la modeste basse-cour vint, selon sa coutume, enlever une poule. Le pieux enfant se rendit aussitôt à l'église, et, prosterné sur le pavé, il fit à haute voix cette prière : « Voulez-vous, Seigneur, que je ne puisse goûter des volailles que ma mère nourrit ? Voilà que le renard vient les manger toutes. » Sa prière finie, il se leva et sortit de l'église. Bientôt le renard reparut, mais ce fut pour relâcher la proie qu'il tenait à la gueule, et tomber sur la poussière, expirant aux yeux du pieux enfant.[82] »

PIERRE.

Il me semble bien étonnant que Dieu daigne exaucer, pour des choses de si peu d'importance, les prières de ceux qui se confient en lui.

GRÉGOIRE.

C'est le résultat, mon cher Pierre, de la haute sagesse de notre Dieu. Les petites faveurs que nous obtenons ont pour but de nous en faire espérer de plus grandes. Si le Ciel a exaucé pour de si chétifs intérêts ce petit enfant, dont la candeur égalait la piété, c'était pour lui apprendre avec quelle confiance il devait, dans les circonstances graves recourir au Seigneur.

PIERRE.

Je suis charmé de vos discours.

CHAPITRE X

Saint Fortunat,[83] évêque de Todi.[84]

GRÉGOIRE.

Il y eut dans le même pays un autre personnage également vénérable par la sainteté de sa vie : c'était Fortunat, évêque de Todi. Il possédait pour l'expulsion des démons un pouvoir immense, à tel point qu'il les chassait quelquefois par légions des personnes qui en étaient possédées, et que son application assidue à la prière triomphait des assauts de leurs armées immondes. Julien, autrefois défenseur de notre Église, et mort depuis peu en cette ville, eut l'honneur de vivre dans son intimité. C'est à ses récits que j'emprunte ce que je vais raconter. Son étroite liaison avec Fortunat le rendit souvent témoin de ses actions, dont il conserva depuis pour notre édification le doux souvenir dans son cœur.

Une dame, aux contins de le Toscane, avait sa bru avec elle. Celle-ci, les premiers jours de son mariage, fut invitée avec sa belle-mère à la consécration d'une église dédiée au bienheureux martyr Sébastien. Malheureusement elle n'eut pas assez de vertu pour se conserver aussi pure qu'elle l'eût dû.[85] Le lendemain, d'une part les reproches de sa conscience la détournaient d'y assister, tandis que de l'autre le respect humain l'y poussait ; enfin, redoutant plus les censures des hommes que le jugement de Dieu, elle se rendit à la cérémonie. Mais à peine les reliques du saint martyr furent-elles déposées dans l'église, que le malin esprit se saisit de cette jeune femme, et la tourmenta en présence de tout le peuple. Témoin de ces violentes tortures, le prêtre de ce saint lieu prit aussitôt la nappe de l'autel pour l'en couvrir ; mais à l'instant le démon se saisit de lui à son tour. Pour avoir, dans sa présomption, hasardé une entreprise au-dessus de ses forces, de cruelles souffrances lui apprirent forcément son impuissance. Les assistants prirent la jeune femme entre leurs bras et la transportèrent à sa maison.

Cependant l'ancien ennemi des hommes ne cessait de lui faire subir les plus violentes tortures. Dans leur affection charnelle, et conséquemment ennemie, ses proches la livrèrent à des magiciens pour la guérir, s'exposant ainsi à étouffer tout sentiment religieux en son âme, dans le but de rendre à son corps une santé éphémère par de magiques enchantements. On la conduisit à la rivière, et on l'y tint longtemps plongée pendant que les magiciens épuisaient tous les secrets de leur art pour chasser le démon qui la tenait en sa possession. Mais, o admirable jugement de Dieu ! tandis que ces maléfices coupables expulsaient un démon, une légion d'autres entraient à l'instant ; dès lors la multiplicité des convulsions et les cris les plus affreux répondirent au nombre des démons auxquels la victime était en proie. Reconnaissant la faute de leur impie et perfide tendresse, ses parents résolurent de la présenter au vénérable évêque Fortunat et de la laisser entre ses mains. Le saint homme, s'en étant chargé, se livra plusieurs jours et plusieurs nuits à de ferventes prières, persuadé qu'il lui fallait déployer d'autant plus d'efforts qu'il avait à lutter contre une légion d'esprits infernaux retranchés dans le corps de cette personne comme dans une citadelle. Il lui suffit de quelques jours pour lui procurer une santé aussi parfaite que si jamais le démon n'eût eu aucun droit sur elle.

Dans une autre circonstance, le serviteur du Dieu tout » puissant chassa l'esprit immonde du corps d'un autre possédé. Sur le soir, voyant qu'il n'y avait presque plus personne hors des habitations, l'esprit malin prit la forme d'un étranger, et se mit à parcourir les rues et les places de la ville en s'écriant : « 0 le saint homme que l'évêque Fortunat ! Voilà ce qu'il a fait : il a chassé de chez lui un pauvre étranger. Je cherche un asile pour prendre un peu de repos, et je n'en trouve point dans la ville. » Assis auprès du feu de sa maison avec sa femme et son enfant, un habitant entend ces plaintes, s'informe de la conduite de l'évêque, offre l'hospitalité à cet homme et le fait asseoir près de son foyer à côté de lui. Pendant qu'ils conversent ensemble, le malin esprit saisit son petit enfant, le jette au feu, et dans un moment lui arrache la vie. Le père, désolé, sut alors quel était celui qu'il avait si imprudemment accueilli après son expulsion par l'év: 6.0pt 10px; "> Comment l'antique ennemi a-t-il osé commettre un meurtre dans la maison d'un homme qui, le prenant pour un étranger, lui avait si gracieusement offert l'hospitalité ?

GRÉGOIRE.

Mon cher Pierre, il y a bien des actions qui nous paraissent bonnes sans l'être réellement, parce qu'elles ne se font pas avec une bonne intention. C'est pourquoi la Vérité dit dans l'Évangile : Si votre œil est mauvais, tout votre corps sera-dans les ténèbres.[86] L'intention précède l'action ; si donc l'intention est perverse, toute l'action qui en découle est vicieuse, quoiqu'elle paraisse bonne.

Cet homme privé de son enfant alors qu'il semblait exercer l'hospitalité, n'agissait pas, à mon avis, dans un esprit de charité, mais bien pour discréditer le prélat. Le châtiment dont fut suivi cet accueil prouve qu'il n'avait pas été exempt de faute. Il en est qui s'étudient à faire des bonnes œuvres pour obscurcir l'éclat de celles des autres. Ce n'est pas le bien lui-même qu'ils goûtent, mais la gloire qui leur en revient et dont ils abusent pour opprimer les autres. Ainsi, selon moi, l'homme qui a reçu le malin esprit avait moins en vue une bonne œuvre qu'un acte d'ostentation. Faire dire de lui qu'il s'était mieux comporté que l'évêque en donnant l'hospitalité à un étranger chassé par l'homme de Dieu Fortunat, telle était son hypocrite prétention.

PIERRE.

C'est exactement cela ; le résultat de cette démarche prouve que l'intention n'en était pas pure.

GRÉGOIRE.

Un jour on amena au vénérable Fortunat un homme qui avait perdu la vue ; celui-ci sollicita le secours de ses prières et obtint sa guérison. En effet, à peine l'homme de Dieu eut-il fait sa prière, à peine eut-il tracé sur les yeux du malade le signe de la croix, que la lumière lui fut aussitôt rendue et que les ténèbres de sa cécité se dissipèrent.

Le cheval d'un militaire était devenu si furieux, que plusieurs personnes avaient beaucoup de peine à le tenir, et lorsqu'il pouvait se jeter sur quelqu'un, il le déchirait à belles dents. On parvint enfin à l'enchaîner, et on l'amena à l'homme de Dieu. La main étendue, il forma sur sa tête le signe de la croix ; aussitôt la rage fit place à la douceur, à tel point qu'il devint dans la suite plus traitable qu'avant ses accès de fureur.[87] La puissance de ce miracle, qui dans un clin d'œil avait totalement changé son cheval, inspira au militaire la pensée de l'offrir au saint homme. Fortunat refusa de le recevoir ; mais le militaire le conjura opiniâtrement de ne point mépriser son offrande. Alors l'homme de Dieu prit un parti mitoyen, à l'aide duquel, en exauçant les vœux du militaire, il refusait de recevoir un présent pour le miracle qu'il venait d'opérer : ainsi il lui présenta le prix de son cheval, et après cela il accepta ce qu'il lui offrait. Dans la crainte de le contrister par un refus absolu, la charité lui fit acheter ce qui ne lui était point nécessaire.

Je ne dois pas taire non plus ce que j'ai appris, il y a environ douze jours, des vertus de ce grand homme. On m'amena un pauvre vieillard, et, comme j'aime beaucoup à causer avec les personnes avancées en âge, je lui demandai avec empressement d'où il était. « Je suis de Todi, me répondit-il. — Eh bien ! mon bon père, avez-vous connu l'évêque Fortunat ?— Oui, répondit-il, et parfaitement. » Alors j'ajoutai : « Dites-moi, je vous prie, les miracles que vous en savez, et apprenez-moi ce qu'était ce prélat. — Cet homme, répondit-il, était bien différent de ceux que nous voyons maintenant. Tout ce qu'il demandait au bon Dieu, il l'obtenait à son gré. Je vais vous en raconter un miracle qui dans ce moment me revient à l'esprit.

« Un jour les Goths, se dirigeant rapidement du côté de Ravenne, passèrent sous les murs de Todi et enlevèrent deux petits enfants dans une terre qui dépendait de cette ville. A cette nouvelle, le saint évêque manda les ravisseurs près de sa personne. Il s'étudia d'abord à adoucir par des paroles insinuantes l'âpreté de leurs caractères ; puis, faisant un pas en avant, il leur dit : « Que voulez-vous que je vous donne en retour des enfants que vous avez enlevés ? Je les réclame comme un témoignage de votre bienveillance. » Alors le représentant et le chef des barbares lui répondit : « Pour toutes autres choses nous sommes à vos ordres ; mais ces enfants, nous ne vous les rendrons jamais. » Le vénérable prélat lui fit de douces menaces : « Vous me contristez, mon fils, lui dit-il, en n'écoutant point votre père. Ne m'affligez pas, je vous prie ; car ce ne serait point à votre avantage. » Mais le Goth insensible soutint son farouche refus et se retira. Le lendemain avant son départ, il revint trouver l'évêque, qui lui renouvela sa demande à peu près dans les mêmes termes. Le barbare ne voulut toujours point consentir à lui rendre les deux enfants. Alors l'évêque, profondément consisté, lui dit : a Je sais qu'il n'est pas de votre intérêt de me laisser plongé dans l'amertume. » Le Goth, méprisant cette menace, rentre à son hôtel, met à cheval les deux enfants et les envoie en avant, sous la conduite de ses gens. Pour lui, il monte à cheval à l'instant même et les suit. Il n'était pas encore sorti de la ville, lorsque, passant devant l'église de l'apôtre saint Pierre, son cheval fait un faux pas et tombe avec son cavalier, qui se casse la cuisse ; l'os est rompu et partagé en deux ; on relève le barbare à force de bras, et on le reporte à son hôtel.[88] Aussitôt il fait revenir les enfants qui ont pris les devants par son ordre, et mande ces paroles au vénérable Fortunat : « Je vous conjure, mon père, envoyez-moi votre diacre. » Lorsque le diacre fui arrivé près de son lit, il fit venir en sa présence les enfants qu'il avait opiniâtrement refusé de rendre à l’évêque, et les remit entre les mains de son envoyé, en lui disant : « Allez, et dites à monseigneur l'évêque : Vous m'avez maudit, et j'ai été frappé ; mais recevez, je vous prie, les enfants que vous avez réclamés, et daignez intercéder pour moi. » Le diacre prit les enfants et les conduisit à l’évêque. Ensuite le vénérable Fortunat lui donna de l'eau bénite, et lui dit ; « Allez vite, et jetez de cette eau sur le blessé. » Le diacre obéit et aborda le Goth, dont il aspergea les membres. Mais, ô prodige étonnant ! à peine l'eau bénite a-t elle touché la cuisse du malade, le membre fracturé se consolide et se trouve si bien rétabli dans son premier état, qu'à l'heure même le Goth se lève, monte à cheval et fait sa route comme s'il n'eût jamais éprouvé aucun mal.[89] Ainsi les enfants que ce Goth insubordonné avait refusé de rendre au vénérable Fortunat en retour d'une somme d'argent, le châtiment le força de les lui rendre sans rançon. » Ce récit achevé, le bon vieillard cherchait à nous en faire d'autres encore ; malheureusement il y avait là des personnes que j'étais occupé à instruire ; et puis le jour était sur son déclin. Force me fut donc de renoncer à entendre sur le vénérable Fortunat des traits que je ne me lasserais jamais d'entendre, si j'en avais le loisir.

Cependant, un autre jour, l'intéressant vieillard m'en raconta un fait Lien plus admirable que tous les autres ; le voici.

Dans la même ville de Todi, un homme de bien, appelé Marcel, demeurait avec ses deux sœurs. Il lui survint une indisposition le soir du samedi saint, veille de la grande fête de Pâques, et le voilà mort ! Comme il fallait porter son corps au loin, on ne put l'enterrer ce jour-là. Pendant le délai exigé pour son inhumation, ses deux sœurs, désolées d'une telle perte, coururent tout en pleurs au vénérable prélat, et, dans l’excès de leur douleur, elles s'écrièrent : « Nous savons que vous marchez sur les traces des apôtres ; vous purifiez les lépreux, vous rendez la vue aux aveugles : venez ressusciter notre frère. » A la nouvelle de cette mort, Fortunat se mit à pleurer lui-même ; puis il leur dit : « Retirez-vous et ne parlez pas de la sorte : si ce malheur vous a frappées, c'est par ordre du Tout-Puissant, auquel personne ne peut résister. » Les deux sœurs se retirèrent, et l’évêque resta profondément affligé de cette mort. Le lendemain, c'était le dimanche, avant le crépuscule, il appelle ses deux diacres et se rend à la maison du défunt ; il approche du lieu où gisait son cadavre glacé, puis il se met en prière. Ensuite il se lève, s'assied près du défunt et l'appelle par son nom d'un ton de voix assez bas, en disant : « Mon frère Marcel ! » Semblable à un homme qui dort d'un léger sommeil, Marcel, éveillé à la voix de son charitable voisin, toute faible qu'elle est, ouvre aussitôt les yeux, regarde l'évêque et lui dit : « Hélas ! qu'avez-vous fait ? qu'avez-vous fait ? — Hé ! qu'ai-je fait ? lui répond l'évêque. — Il vint hier, continue Marcel, deux personnes qui me chassèrent de mon corps pour me conduire dans un heureux séjour. Mais aujourd'hui un autre a reçu la mission de venir me dire : Ramenez-le., parce que l'évêque Fortunat est venu dans sa maison. » Dès qu'il eut prononcé ces paroles, il recouvra une parfaite santé, et vécut encore longtemps en ce monde.[90] Il ne faut pas croire cependant qu'il perdit la place par lui obtenue dans les cieux. Comment douter, en effet, que celui qui avant sa mort s'était appliqué à être agréable au Seigneur, n'ait pu mener après sa résurrection, grâce aux prières de son intercesseur, une vie plus vertueuse encore ?

Mais pourquoi parler davantage des actions du bienheureux Fortunat, dès lors qu'aujourd'hui même nous voyons éclater tant de miracles sur son tombeau ? Dans la poussière de la tombe, comme au sein de la vie, il ne cesse de délivrer les possédés et de guérir les malades qui l'implorent avec confiance.

Mais il faut, mon cher Pierre, retourner dans la province de Valérie ; il m'a été donné d'en apprendre d'éclatants miracles de la bouche du vénérable Fortunat, dont il a été question plus haut.[91] Encore actuellement, il vient souvent me visiter, et en me racontant les actions des anciens, il fournit à mon cœur un aliment toujours nouveau.

CHAPITRE XI

Saint Martyrius,[92] moine de la province de Valérie. (vie siècle)

GRÉGOIRE.

Il y avait dans ce pays un fort pieux serviteur de Dieu appelé Martyrius, qui donna jadis un gage de sa haute puissance. C'est l'usage dans cette province de tracer sur la pâte le signe de la croix, de telle sorte qu'on la croirait partagée en quatre.[93]

Or les frères de Martyrius, ayant fait un pain destiné à cuire sous la cendre, oublièrent de former sur lui ce signe sacré. Le serviteur de Dieu était là présent. Instruit par les frères eux-mêmes qu'ils n'avaient pas eu recours à cette pieuse précaution avant de le recouvrir de cendres et de charbons ardents, il s'écria : « Pourquoi ne l'avez-vous pas marqué du signe de la croix ? » A ces mots, il traça du doigt ce signe divin sur les charbons. Aussitôt le pain fit un grand bruit, semblable à celui d'une vaste chaudière qui éclate sur les flammes. Lorsqu'il fut cuit, on le retira du feu, marqué de la croix qu'avait tracée non point le contact de la main, mais la puissance de la foi.

CHAPITRE XII

Saint Sévère,[94] prêtre de la même province. (Environ en 530.)

GRÉGOIRE.

C'est encore dans ce pays que se trouve la vallée d'Intérorine, que beaucoup de villageois, dans leur langage, appellent Intérocrine. Là demeurait un homme d'une vie admirable, appelé Sévère, occupé à desservir l'église de la bienheureuse Marie, mère de Dieu et toujours vierge. Un jour un père de famille arrivé à sa dernière heure envoya promptement le prier de venir au plus tôt, sollicitant pour l'expiation de ses péchés les suffrages de ses prières et la grâce de mourir délivré de toutes ses fautes, après en avoir fait pénitence. Or le prêtre, par hasard, s'occupait à tailler sa vigne ; il répondit aux envoyés : « Marchez devant, je vais vous suivre à l'instant même. » Voyant qu'il ne lui restait plus que peu de chose à faire, il voulut terminer et tarda quelque temps encore. Sa besogne achevée, il s'achemina vers le malade. Pendant le trajet, ceux qui étaient venus d'abord s'avancèrent à sa rencontre, et lui dirent : « Mon père, pourquoi avez-vous différé ? Ne vous donnez pas la peine de venir : il est mort ! » A cette nouvelle, Sévère frémit d'horreur et s'écrie à haute et intelligible voix qu'il est un assassin. Les yeux baignés de larmes, la poitrine oppressée de sanglots, il arrive près du corps du défunt et tombe au pied de son lit. Tandis qu'il verse un torrent de larmes, qu'il se frappe la tête contre terre, et qu'il s'accuse hautement de cette funeste mort, soudain l’âme du défunt rentre dans son corps. Les nombreux témoins de ce spectacle poussent des cris d'admiration et versent des larmes de joie. On demande à cet homme où il était allé, et comment il était revenu. « Ils étaient affreux, répond-il, les hommes qui me conduisaient ; de leur bouche, de leurs narines sortait un feu que je ne pouvais supporter. Ils m'entraînaient dans des lieux obscurs, lorsqu'un jeune homme d'une beauté ravissante vint à notre rencontre avec quelques autres, et dit à ceux qui m'entraînaient : « Ramenez-le ; car le prêtre Sévère pleure, et le Seigneur l'a accordé à ses vœux et à ses larmes. » Sévère se releva sur-le-champ, et lui offrit le secours de son intercession pour l’aider à faire pénitence. Le malade ressuscité passa sept jours à expier les péchés qu'il avait commis, et le huitième jour il mourut plein de joie.

Considérez, mon cher Pierre, la bonté du Seigneur envers ce serviteur bien-aimé, et son attention à ne pas souffrir qu'il fût contristé un seul instant.

PIERRE.

Vous me dites là des choses admirables, que jusque alors, à ce que je vois, j'avais totalement ignorées. Mais d'où vient qu'on ne trouve plus maintenant des hommes semblables ?

GRÉGOIRE.

Je suis persuadé, mon cher Pierre, que de tels hommes ne font pas défaut à notre siècle, même aujourd'hui : de ce qu'on n'opère pas de pareils prodiges, s'ensuit-il qu'on ne les égale point en vertu ? Or c'est la vertu, ce sont ses œuvres et non point l'éclat extérieur des miracles, qui sont la véritable pierre de touche de la vie. La plupart, bien qu'ils ne fassent point de miracles, ne le cèdent en rien à ceux qui en opèrent.

PIERRE.

Comment démontrer, je vous prie, que certains serviteurs de Dieu à qui n'est point accordé le don des miracles, ne sont point au-dessous des thaumaturges eux-mêmes ?

GREGOIRE.

Ne savez-vous pas que l'apôtre saint Paul est le coassocié de l'apôtre saint Pierre, chef des apôtres, dans la principauté apostolique ?

PIERRE.

Je ne l'ignore pas, et je ne doute point que le dernier des apôtres[95] n'ait cependant plus travaillé que les autres.

GREGOIRE

Vous ne l'avez point oublié, Pierre a marché sur la mer,[96] et Paul y a fait naufrage[97] ; Pierre a voyagé à pied sur un élément que Paul dans un vaisseau n'a pu traverser sans péril. Il est donc bien évident que leur pouvoir au sujet des miracles a été fort inégal, tandis que leur mérite n'est pas inégal dans les cieux.

PIERRE.

Je suis enchanté de vos discours, je vous l'avoue ; voilà que je le vois clairement, c'est la vertu et non le don des miracles qu'il faut acquérir. Mais, parce que l'opération des miracles témoigne de la sainteté de la vie, racontez-moi, je vous prie, ceux que vous savez encore, afin de fortifier par les exemples des saints mon âme avide des leçons de la piété.

GRÉGOIRE.

Je voudrais bien vous raconter, à la gloire de notre Rédempteur, quelques-uns des miracles du vénérable Benoît ; mais ce jour ne pourrait suffire à remplir une telle tâche. Ainsi nous en causerons plus à notre aise dans un autre entretien.

 

FIN DU PREMIER LIVRE.


 

[1] Evêque de Séville, en Espagne.

[2] C’est-à-dire, des évêques, des prêtres, des religieux, et d'autres personnages qui, dans ce pays, s'étaient signalés par leur sainteté durant le cours du vie siècle de l'ère chrétienne.

[3] On pense que cette solitude n'était rien autre chose que son monastère de Saint-André.

[4] Saint Grégoire le Grand.

[5] Fleury, tom. 8, liv. 35.

[6] Fleury, au même endroit.

[7] Ce travail d'abréviation et d'extraits se fit du vivant et avec l'assentiment de saint Grégoire.

[8] Phot. Biblioth. ch. 252.

[9] On trouve dans les Homélies de saint Grégoire des traits presque littéralement cités dans ses Dialogues (ils sont au nombre de neuf), et dans ses œuvres morales des réflexions absolument identiques.

[10] Emile Chavin de Malan, Introduction à la Vie de saint François d'Assise.

[11] Scaliger.

[12] Introduction à l’Histoire de sainte Elisabeth de Hongrie, par M. le comte de Montalembert.

[13] Pour comprendre la force de cette raison, il convient de nous rappeler, d'un côté, que saint Grégoire prescrivit, contre la crédulité du vulgaire, des mesures sévères pour s'assurer de l’authenticité des reliques ; de l'autre, que les Lombards, en leur qualité d'ariens, étaient naturellement portés à contester des miracles faits en faveur du catholicisme.

[14] Rohrbaeher, Hist. univ, de l'Eglise cath., t. 9, liv. 47.

[15] Fleury, Hist. eccl., liv. 35.

[16] Saint Athanase a écrit la Vie de saint Antoine, recommandée à son peuple par saint Chrysostome, citée par saint Augustin (Confess. liv. 8), et traduite par saint Jérôme. — Saint Grégoire de Nysse a composé, sous forme de panégyrique, la Vie de saint Grégoire Thaumaturge, ouvrage grandement estimé : on sait si ces deux Vies renferment de nombreux et d'étonnants miracles. Le judicieux Théodoret nous a laissé des ouvrages du même genre. — Et puis, il ne faut pas s'imaginer qu'on doit à tous les miracles la même croyance qu'aux vérités de la foi, ou même aux miracles renfermés dans l'Écriture sainte et approuvés formellement par l'Église. Voici ce que dit Benoît XIV sur an sujet semblable : « L'approbation (en dehors de la canonisation) des révélations de ce genre n'importe autre chose, sinon qu'après un mûr examen il est permis de les publier pour l'utilité des fidèles… Quoiqu'elles ne méritent pas la même croyance que les vérités de la religion, on peut cependant les croire d'une foi humaine, conformément aux règles de la prudence. »

[17] Jean, 14 ; Marc, 16.

[18] Introduction à la Vie de saint François d'Assise.

[19] Est-ce pour donner satisfaction à ces critiques ? Non sans doute ; mais nous voulons dire que, supposé qu'ils eussent raison, on ne pourrait en conclure contre cet ouvrage.

[20] Livre 3, ch. i.

[21] Nous nous sommes appliqué, dans la traduction, à laisser autant que possible son cachet à l’auteur.

[22] On trouve l'expression des mêmes sentiments dans plusieurs autres ouvrages de saint Grégoire ; voyez la Préface de son Explication morale de Job ; les lettres 4, 5, 6, 7, 24, 25 du Livre 1er, et la lettre 26 du livre 7. — Bède, au livre 2 de son Histoire, et Paul Diacre, dans la Vie de saint Grégoire (livre 1er, n. 4), citent littéralement ce passage.

[23] Le diacre Pierre, interlocuteur de saint Grégoire dans ces Dialogues, est révéré comme un saint à Salutiole, au diocèse de Verceil. Voyez Bolland., 12 mars.

[24] Saint Grégoire, parlant de l'efficacité de l'exemple dans ses Homélies 88 et 39, tient absolument le même langage.

[25] C'est le titre que donne saint Grégoire aux moines et particulièrement aux anciens religieux, qu'il appelle abbés (abbé signifie père). Toutefois il donne ordinairement à ce terme une acception plus large en l'appliquant aux anciens c'est-à-dire aux saints des siècles précédents.

[26] Théodoret allègue ces mêmes autorités dans la Préface de son Histoire ecclésiastique.

[27] Il en est question en ces termes au Martyrologe romain, 16 janvier : A Fondi en Campanie, saint Honorât, abbé, dont le pape saint Grégoire fait mention. Voyez aussi les Bollandistes, qui citent littéralement les 1er et 2e Dialogues de saint Grégoire, 16 janvier.

[28] Fondi est une petite ville épiscopale de la terre de Labour, à cent vingt-huit kilomètres S.-E. de Rome.

[29] On cite plus d'un miracle opéré dans le but de recommander l'abstinence. Noue n'en rapporterons qu'un, tiré du 3e Dialogue de Sulpice Sévère, sur les vertus de saint Martin, ch. 13, Au premier jet, y est-il dit, le diacre, à l'aide d'un faible filet, retira un énorme brochet qui devait être servi à saint Martin, parce qu'aux fêtes même de Pâques il observait l’abstinence.

[30] Voyez le solitaire Marcius, liv. 3, ch. 13 (texte et note).

[31] Totila régna en Italie de 541 à 552.

[32] La dignité de prieur est la seconde du monastère. (Voy. la règle de saint Benoit, ch. 65.) Cependant, dans les faits que nous allons voir, Libertinus nous apparaît plutôt comme économe que comme prieur : c'est probablement qu'il réunissait les deux fonctions.

[33] Bucellin était le général de Théodebert, roi des Francs ; voyez saint Grégoire de Tours, Histoire de France, liv. 3, ch. 3*2.

[34] Les Juifs conduisent notre Seigneur au sommet d'une montagne pour l'en précipiter. Le Sauveur passe invisiblement au milieu d'eux et leur échappe. (Luc, 4-29, 30.)

[35] Les caligae (chaussures à l'usage du soldat romain) dont il est ici question, comptaient parmi les vêtements des moines : voyez la règle de saint Pacôme, et particulièrement celle de saint Benoit, ch. 55.

[36] 4 Rois, 2-14.

[37] L'héroïsme de la charité a produit et produit tous les jours des milliers d'exemples de cette nature.

[38] Le Martyrologe romain parle ainsi de Félix : « A Fondi, dans la campagne de Rome, saint Félix, moine. »

[39] Ce repos est permis dans la règle de saint Benoît, ch. 48.

[40] Un moine avait dérobé six cents pièces d'or à une église, et les avait cachées sous une pierre ; mais lorsqu'il voulut les reprendre, un énorme serpent l'empêcha d'aborder. Saint Euthyme, qui sans doute avait donné la consigne à ce fidèle gardien, apparut en songe au voleur et lui intima l’ordre de rendre ce qu'il avait ravi. (Boll., 20 janvier, Vie de saint Euthyme le Grand, abbé.)

[41] Socrate (Histoire eccl., liv. 1er, ch. 12) rapporte de saint Spiridion, évêque de Chypre, un miracle qui offre une grande analogie avec celui-ci. « Au milieu de la nuit les « voleurs, ayant furtivement pénétré dans sa bergerie, s'efforçaient d'en emmener les brebis. Mais Dieu, qui gardait le pasteur, n'oublia pas de veiller à la garde de son troupeau, et une invisible puissance tint les voleurs enchaînés. » Le saint toutefois leur rendit ensuite la liberté, et leur fit don d'un bélier, en leur disant assez plaisamment : « Je ne veux pas que vos veilles aient été vaines. »

[42] Saint Équice se trouve dans presque tous les martyrologes, au 7 mars. Baronius l'a placé sous le 11 août au Martyrologe romain : Dans la province de Valérie (Abruzze ultérieure), saint Équice, dont la sainteté est attestée par le pape saint Grégoire. Les Boll., au 7 mars, citent littéralement tout ce chapitre.

[43] Cette province se trouvait dans l'Abruzze ultérieure, au royaume de Naples. Valérie, qui lui donnait son nom, et Amiterne, séjour de saint Équice, n'existent plus.

[44] Pouzzoles, ou Frascati, l'ancien Tusculum, où Cicéron possédait d'élégantes villas.

[45] Nous trouvons des faits semblables dans les Vies de saint Hugues de Lincoln, de saint Dominique, de saint Thomas d'Aquin, etc.

[46] Le défenseur est un homme chargé par état de soutenir les intérêts des autres ; c'a été autrefois un nom d'office et de dignité. (Bergier.) Soutenir les intérêts de l'Église et la cause des clercs, défendre les pauvres, les veuves, les orphelins, les captifs, etc., c'était une partie des nombreuses et diverses fonctions du défenseur ecclésiastique.

[47] Transcrire des livres était tout à la fois, dans les couvents, une des plus nobles occupations et l'un des plus riches moyens de subsistance. Cassiodore en parle dans ses Institutions, ch. 30 ; Sulpice Sévère, dans la Vie de saint Martin, ch. 7, etc.

[48] Nous le voyons, dès le vie siècle on donnait au souverain pontife les titres de Père et d'Apostolique ; titres qui se sont conservés jusqu'à nos jours, sous les dénominations de Pape et de Saint-Siège Apostolique, etc. — Du reste, cette puissance des saints sur les méchants est constatée par des faits sans nombre. Voyez au livre 2 des Dialogues saint Benoît foudroyant de son seul regard le farouche Zalla, etc…

[49] Luc, 16-15.

[50] Lorsque David fuyait devant son fils Absalon, l'intendant de Miphiboseth accourut à sa rencontre avec des provisions et des rafraîchissements considérables. « Où est le fils de ton maître, » lui dit le roi, étonné de le voir seul ? Le perfide Sila répondit : « Il est resté à Jérusalem, » en se disant : C'est aujourd'hui que la maison d'Israël va me rétablir sur le trône de mon père. Or, c'était là une pure, une atroce calomnie. Néanmoins David le crut et lui donna tous les biens de Miphiboseth. (2 Rois, ch. 16.)

[51] C'est-à-dire abbé de Saint-André de Rome, où saint Grégoire était religieux avant 580.

[52] Ce monastère, cette église étaient probablement à peu de distance d'Aquila, ou d'Amiterne, patrie de saint Equice. Ce qui semble l'indiquer, c'est que saint Laurent reçoit à Pizzoli, près d'Aquila, un culte particulier.

[53] « A Ancône, saint Constance, mansionnaire de l’Église, illustre par le don des miracles. » (Martyrol. romain, 23 septembre.)

[54] Voyez un fait à peu près semblable au chap. 32 du 3e liv. des Dialogues. Notre Seigneur n'a-t-il pas changé l’eau en vin ? Or, les saints sont les héritiers de sa puissance. (Jean, 2-11.)

[55] « A Ancône, saint Marcellin qui, par le secours de Dieu, préserva cette ville d'un incendie, suivant le témoignage de saint Grégoire. » (Martyr. rom., 9 janvier.)

[56] Une pauvre femme voit le feu prendre à son habitation ; seule, dépourvue de tout secours, elle invoque saint Philibert. Aussitôt la flamme recule expirante, et l'humble réduit est sauvé. (Boll., 20 août.) C'est un fait entre mille.

[57] On lit au Martyrol. rom., 2 septembre : « Au mont Saint-Oreste, saint Nonnose, abbé, qui, par le pouvoir de sa prière, transporta une pierre fort grosse, et brilla par d'autres miracles. » — Saint Grégoire parle aussi de saint Nonnose dans ses lettres, liv. 2, lettre 50.

[58] Il est question du mont Soracte dans Virgile, Enéide, liv. 7, et dans Horace, livre 1er, ode 9.

[59] Maximien était évêque de Syracuse ; il en est souvent parlé dans les lettres de saint Grégoire. L'Église l'honore le 9 juin.

[60] Saint Grégoire surnommé le Thaumaturge était évêque de Néocésarée, dans le Pont. Le déplacement de la montagne se trouve consigné dans sa Vie, écrite par saint Grégoire de Nysse. Saint Donat, évêque d'Aretium, aujourd'hui Axeizo, en Toscane, est honoré comme martyr le 7 août.

[61] 3 Rois, 17-16.

[62] Voyez l'huile se multipliant naturellement par la puissance de saint Benoît, de saint Martin, etc., 2e liv. des Dialogues, ch. 29 (texte et notes).

[63] Jean, 5-17.

[64] « A Castel-Saint-Élie, près du mont Saint-Silvestre, saint Anastase, moine, et ses compagnons, qui, appelés par une voix divine, entrèrent dans la joie du Seigneur. » (Martyr. rom, 11 janvier.)

[65] C'est maintenant Castel-Saint-Élie.

[66] Les fonctions de notaire et d'archiviste se confondaient dans l'Église romaine.

[67] Peut-être le nom de Suppenton vient-il de ce que le monastère est comme suspendu au-dessus de cet abîme.

[68] Saint Géminien demandait au Seigneur, dans une fervente prière, de le délivrer de ce corps de mort. Dieu lui fit entendre cette voix mystérieuse : Venez, bon et fidèle serviteur, et quelques jours après, sa sainte âme allait recevoir au milieu des chœurs des anges la couronne de la gloire éternelle. (Boll., 31 janvier, Vie de saint Géminien.)

[69] Genèse, 21-13.

[70] Ibid., 17-4.

[71] Ibid., 22-17.

[72] Ibid., 25-21.

[73] Le Martyrologe romain en parle en ces termes, le 14 mai : « A Ferentino, en Toscane, saint Boniface, évêque, qui, comme le rapporte saint Grégoire pape, brilla dès son enfance par sa sainteté et ses miracles. » Voyez les Bolland., citant littéralement saint Grégoire.

[74] Petite ville des États de l'Église, à 68 km de Rome.

[75] Sainte Colette multiplia le vin qu'on lui avait donné pour les pauvres. (Bolland., 6 mars.)

[76] Matth., 17-9.

[77] Ibid., 9-27.

[78] Nous ne citerons qu'un fait du même genre. Le tyran Mactalius poursuit saint Sénan par des outrages obstinés ; il le méprise, dit-il, à l’égard d'une faible brebis. A quelques pas de là, une pauvre brebis se jette entre les jambes de ses chevaux ; ceux-ci s'effarouchent et renversent Mactalius, qui se brise la tête et périt à l'instant. (Bolland., 8 mars.)

[79] Saint Benoît trouva presque de la même façon treize pièces d'or. Liv. 2 des Dialog., ch. 27 (texte et notes).

[80] Voyez la prédiction de saint Sénan, en réponse à la brutalité de Mactalius. (Bolland., 8 mars, etc.)

[81] Parmi les nombreux miracles de ce genre, nous ne citerons que celui de saint François Régis. Dans un temps de disette, ce grand saint multiplia par trois fois le blé dont il avait fait provision. Voyez sa Vie par le Père d'Aubenton. — Saint Théophane multiplia également Ife blé en faveur des pauvres. (Boll., 12 mars.)

[82] La prière opère des choses si prodigieuses que cela ne doit point nous surprendre. La vie des saints est pleine de pareilles merveilles.

[83] « A Todi, saint Fortunat, évêque, qui, au rapport de saint Grégoire, brilla par le don d'une vertu puissante pour chasser les esprits immondes. » (Martyr. rom., 14 octobre.)

[84] Ville épiscopale des États de l'Église.

[85] Cette disposition était fort recommandée en certaines circonstances, notamment lorsqu'il s'agissait de participer à la sainte Eucharistie ; elle est d'ailleurs conforme au conseil de l’apôtre (1 Corinth., 7-5). — Il n'est donc pas étonnant qu'une contravention flagrante à ce sujet ait donné lieu à une possession si déplorable.

[86] Matth., 3-26.

[87] Les premiers chrétiens recouraient souvent au signe de la croix. (Voy. Tert., Couronne du soldat, ch. 3. ) — Dans un grand danger, Julien l'Apostat, saisi de frayeur, traça sur lui le signe de la croix, et les démons s'enfuirent. (Saint Grégoire de Naz., 3e discours contre Julien.) La Vie des saints est remplie de miracles opérés par la vertu de ce signe sacré.

[88] Voy. au chap. 9 de ce livre la punition de Mactalius. (Note.)

[89] Un enfant était en proie à une maladie qui faisait désespérer de ses jours ; saint Chrysostome l'aspergea d'eau bénite, et il fut guéri. (Photius.) — Une semblable aspersion mit en fuite le démon, qui ne put supporter la vertu de l'eau sainte. (Théodoret) Saint Epiphane parle aussi de l'eau bénite et des miracles qu'elle opère. (Hérésie des Ébionites, n 12.)

[90] L'Écriture sainte nous parle de plusieurs résurrections ; la Vie des saints en est remplie. Celle dont il s'agit a beaucoup de rapport avec la résurrection dont il sera question au chap. 12 de ce 1er livre.

[91] Au ch. 4.

[92] Martyrologe romain, 23 janvier : « Dans l'Abruzze citérieure, saint Martyrius, solitaire, dont le pape saint Grégoire fait mention. »

[93] Suidas, Juvénal, Horace parlent de ces sortes de pains. Quoiqu'en traçant le signe de la croix sur le pain on eût pour but d'en faciliter le partage, il n'en est pas moins vrai qu'il renfermait l'expression d'un sentiment religieux. — Quelquefois on faisait cuire des pains partagés en trois, en l'honneur de la sainte Trinité. (Saint Paulin, épît. 3, à Alypius.) Toutes ces pratiques nous révèlent la foi des premiers chrétiens.

[94] Martyrologe romain, 15 février : « Dans l'Abruzze ultérieure, saint Sévère, prêtre, de qui saint Grégoire écrit qu'il ressuscita un mort par ses larmes. »

[95] 1 Cor., 15-8.

[96] Matth., 14-29.

[97] 2 Cor., 11-25.

etc. — Du reste, cette puissance des saints sur les méchants est