De nombreux lieux de fouilles archéologiques au Moyen-Orient ont été confiés à l’Allemagne. Et les musées de Berlin aiment les reconstructions monumentales. Nous avons vu, dans mon précédent article, le grand autel de Pergame et la porte du Marché de Milet. Cette fois-ci nous sommes plus loin à l’est. Le monument de ma photo ci-dessus provient de Babylone, c’est la porte d’Ishtar (604-562 avant Jésus-Christ). Les fouilles allemandes de 1899-1917 ont mis au jour des éléments des constructions qui constituaient l’entrée est de la ville, ainsi que le plan de leur soubassement, et ce n’est que la plus petite porte (qui mesure quand même quinze mètres!) qui a été apportée à Berlin. Ou du moins ce qui en a été retrouvé, parce que la reconstruction intègre des parties modernes. Quant aux céramiques de surface, elles sont un assemblage de fragments de carrelages.
Il se trouve que Babylone est en Irak. Un pays où le nombre des sites archéologiques dépasse tout ce que l’on peut imaginer, mais qui a connu tant de troubles depuis quelques dizaines d’années que la recherche archéologique a été mise au second plan, l’essentiel étant la survie et l’immédiat. Il y a eu la guerre Iran-Irak dans les années 1980, puis l’embargo dans les années 1990, la guerre américaine qui a détrôné Saddam Hussein en 2003… On estime que trente-cinq pour cent des sites ont été endommagés, voire complètement détruits pour certains d’entre eux. Ajoutons que le musée national de Bagdad a été pillé au moment de la guerre, et que dix mille objets n’ont toujours pas été récupérés, tandis qu’à travers le monde le marché parallèle (évidemment illicite) d’antiquités irakiennes est en pleine effervescence.
Les deux motifs ci-dessus, on s’en est rendu compte, sont des détails de la décoration de cette porte d’Ishtar de Babylone. Le taureau représente Adad, le dieu du temps (la météo, pas la durée). L’animal fabuleux qui alterne sur le mur avec les taureaux est un Much-huch-chu, comme l’appelaient les Babyloniens, c’est-à-dire un dragon constitué de la tête et du corps d’un serpent monté sur des pattes antérieures de lion et des pattes postérieures d’oiseau avec des serres, et doté d’un dard de scorpion au bout de la queue. Cette charmante bestiole représente le dieu Marduk, ce grand dieu qui veille sur Babylone.
Lorsqu’on pénétrait dans le palais de Babylone, arrivant à la troisième cour on se trouvait face à la salle du trône dont le mur, de 56 mètres de large, était recouvert de ces céramiques bleues qui, ici, alternent taureaux et lions. Surtout des lions, selon la tentative de reconstruction qu’a réalisée le musée à partir de carrelages épars. Nous sommes dans la même fourchette de dates, 604-562 avant Jésus-Christ, que pour la Porte d’Ishtar.
Ces reconstructions monumentales m’ont poussé à commencer par elles, mais je préfère, maintenant, en venir à un plan chronologique, qui permet de voir le mouvement d’évolution de la société et de sa culture. Et, même si généralement je ne publie que des originaux, je fais une exception pour cette merveilleuse “Dame de Warka”, qui n’est qu’un moulage de l’original qui est à Bagdad et remonte à 3500-3300 avant Jésus-Christ.
Cette sculpture provient d’Uruk, aujourd’hui Warka dans le sud de l’Irak. C’est un Allemand, Arnold Nöldeke (1875-1964), qui était chargé des fouilles. Le 26 février 1939, il écrit: “Nous avons […] fait une découverte qui peut dépasser toutes les découvertes mises au jour jusqu’à présent. C’est une tête féminine en marbre blanc qui est presque de taille naturelle. Il faut imaginer l’objet attaché peut-être à une statue de bois habillée dont les mains et peut-être aussi les pieds étaient de même en marbre”.
William Kenneth Loftus, un Anglais, redécouvre Uruk en 1849 et entreprend de petites fouilles en 1854, mais c’est dans l’hiver 1912-1913 que les Allemands, qui ont déjà ouvert des chantiers à Babylone, à Assur et en quelques autres endroits systématisent des fouilles approfondies à Uruk. Survient la guerre, les travaux sont interrompus. Ils vont reprendre en 1928, et c’est de nouveau la guerre qui va les interrompre en 1939. La guerre passée, les fouilles recommencent mais le chantier est si immense, la richesse archéologique est telle, qu’à la fin de la campagne de fouilles de 2002, lorsque survient la guerre contre le régime de Saddam Hussein en mars 2003, on estime que seuls 4,5 pour cent de la ville ont été mis au jour. En effet, malgré toutes ces années de recherche, les campagnes sur le terrain ne duraient que deux à quatre mois d’hiver, le reste du temps étant consacré à l’étude, en Allemagne, de ce qui avait été trouvé l’hiver précédent. Par chance, avec l’aide du gouvernement, des familles locales veillent sur le site, de sorte qu’il a pu jusqu’à présent être préservé du pillage que connaissent les autres sites archéologiques irakiens. Plus de quarante mille objets archéologiques, dont treize mille huit cents tablettes de terre cuite inscrites, ont été mis au jour, ouvrant la voie à une meilleure connaissance de la vie quotidienne, des structures sociales et administratives en Mésopotamie sur une plage de temps de cinq mille ans. Cette “Dame de Warka” est, comme je l’ai dit, à Bagdad, mais nous allons voir ici à Berlin des objets en provenance d’Uruk car jusqu’en 1969 la loi locale autorisait le fouilleur à s’approprier un certain pourcentage de ses découvertes.
Provenant également d’Uruk, et elle aussi très ancienne (vers 3000 avant Jésus-Christ), cette tête de bélier en calcaire faisait probablement partie d’une frise murale. D’autres têtes comme celle-là ont été trouvées, toutes forées d’un trou sur la face arrière, c’est ce qui fait penser qu’elles étaient fixées sur la surface d’un mur. Elles sont cornues ou sans cornes, mais jamais regardant de face, tournées tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche.
Sceau de terre cuite provenant d’Uruk et datant de 3300-3000 avant Jésus-Christ. Le musée propose un intéressant dessin censé représenter les reliefs du sceau (et non pas son empreinte, qui serait inversée). On y voit le souverain, habillé d’une longue robe, tenant sa lance à la main, et en face de lui, nus, des esclaves soumis ou des prisonniers aux mains liées.
Dans la structure sociale d’Uruk, le souverain est investi de responsabilités politiques, militaires et religieuses, et cette prééminence apparaît dans les textes aussi bien que dans les représentations, comme sur le sceau ci-dessus. En ce quatrième millénaire, où des changements climatiques ont provoqué des inondations dans le sud de la Mésopotamie, créant de vastes espaces propres à la culture de céréales et à l’élevage, l’organisation de la vie commence à regrouper les individus en habitats de plus en plus étendus, donnant au milieu du quatrième millénaire naissance à ce que l’on appelle des villes. C’est une nouveauté, car ailleurs –ou auparavant– les chasseurs-cueilleurs, ainsi que les premiers agriculteurs, vivaient en très petites communautés. Mais cette structure urbaine inventée par Uruk nécessite des constructions, et le creusement de canaux d’adduction d’eau pour pourvoir aux besoins de la population: alors qu’auparavant chacun pourvoyait à ses propres besoins et à ceux de ses proches, voire à ceux de son clan, désormais une catégorie va devoir travailler pour la communauté, et de là vont apparaître des classes sociales de manœuvres et d’esclaves. Les récipients, ustensiles, vêtements tissés, lampes, bijoux, etc., ne sont plus fabriqués par chaque famille, mais sont produits en grand nombre par des artisans. Dans les campagnes, les productions ne visent plus à nourrir la famille ou le clan, mais sont envoyées à la ville. Pour contrôler les produits, gérer les échanges, percevoir les taxes, apparaît une administration qui grandit très vite. Tous ces changements sont donc le résultat de l’urbanisation née à Uruk: vers l’an 3000, Uruk est gigantesque, couvrant plus de 5,5 kilomètres carrés et comptant quarante ou cinquante mille habitants.
Cet homme, dont le corps est en cuivre et dont les inserts pour les yeux ont disparu porte dans ses bras un animal destiné au sacrifice, et sa main droite tenait le couteau. Il est des environs de 3000 avant Jésus-Christ.
Parmi les nombreuses statuettes d’une vitrine, j’en ai regroupé quatre sur une même image. À gauche, cette femme est en argent avec des inserts pour les yeux, et elle remonte au milieu du troisième millénaire avant Jésus-Christ. Face à elle, ces guerriers de cuivre portant un petit tablier tenaient à l’origine des armes et les trous à la place des yeux prouvent que, comme cette femme, ils avaient des yeux insérés; ils sont des environs de 2000 avant Jésus-Christ. Parce qu’ils ont été acquis sur le marché de l’art et non pas trouvés par les archéologues travaillant en liaison avec le musée, on se borne à des conjectures sur leur origine: probablement les montagnes du Liban. Toutes ces statuettes pouvaient constituer des ex-voto déposés dans les temples ou être conservées dans les maisons particulières.
Il est frappant de constater que ces deux messieurs de terre cuite, qui sont du dernier quart du troisième millénaire sont légèrement postérieurs à la “Dame de Warka”, eux si rudimentaires, elle si belle et si élaborée… Ils constituent probablement des offrandes votives.
Nous sommes entre 2400 et 2100 avant Jésus-Christ pour ces deux têtes féminines en albâtre. Les inserts de pierre pour les yeux de la seconde sont impressionnants. Mais il faut noter que les orbites de cette sculpture sont toutes rondes; celles de la première sculpture étant beaucoup plus en amande l’effet n’était pas le même et ses yeux n’étaient pas aussi exorbités.
Assur, vers 2400 avant Jésus-Christ. On a maintenant une bonne connaissance de l’ameublement et de l’équipement des autels grâce aux nombreux objets mis au jour lors des fouilles des temples d’Ishtar à Assur. Le long des murs intérieurs, sur des supports étaient placées les nombreuses statuettes qui ainsi représentaient leurs donateurs aux yeux de la déesse. Des représentations de maisons d’habitation servaient d’autels pour les sacrifices et l’on pouvait aussi y déposer des plats pour les offrandes ou pour y brûler de l’encens. Tel était l’usage des trois petites maisons qui figurent sur ma photo ci-dessus. Dans le temple, les archéologues ont également trouvé de grandes jarres où étaient constamment déposées les offrandes en nourriture fraîche et en boisson pour les besoins de la divinité.
Cette plaque de terre cuite bénéficie d’un commentaire bilingue allemand-anglais. Ne parlant pas un mot d’allemand, je regarde immédiatement le commentaire en anglais, et je lis “beginning of the 2nd century”. Quoi? Début du deuxième siècle? Même sans être un spécialiste de la civilisation mésopotamienne, on voit immédiatement que c’est impossible. Or le commentaire allemand dit “Anfang 2. Jt. v. Chr.”. Depuis que je cours dans tous les coins de ce musée, j’ai au moins appris que lorsque je vois Jt. devant certains objets, c’est l’abréviation de Jahrtausend que je lis devant d’autres. Et sans être germaniste, il est aisé de rapprocher ce mot des deux mots anglais year et thousand, année et mille, donc millénaire. Bref, ce bas-relief est du début du deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Il représente Ishtar, la grande déesse d’Uruk. On la voit ici en guerrière dans sa jupe de combat, avec son arc dans une main et dans l’autre une sorte d’épée en forme de faucille. Son animal attribut est le lion, et il l’accompagne ici, sous ses pieds. Devant elle, le symbole de la planète Vénus.
Je dis “Ishtar” parce que nous sommes au deuxième millénaire, mais cette même déesse, vers 3000 avant Jésus-Christ, on l’appelait Inanna, Reine des Cieux, et c’est vers le milieu du troisième millénaire qu’on lui attribue à Uruk le nom de son équivalent babylonien et assyrien, Ishtar. Sous l’un ou l’autre nom, elle préside à la guerre et à l’amour physique, deux rôles essentiels puisqu’il s’agit de protection du territoire et de fertilité, les conditions premières de la prospérité. C’est ainsi qu’elle a été honorée sur un très vaste domaine du Proche et du Moyen-Orient, et que son culte s’est perpétué jusque vers l’époque des Séleucides –l’héritage d’Alexandre le Grand–, au troisième ou au deuxième siècle avant Jésus-Christ.
Nous restons dans le domaine religieux avec cette déesse ailée qui est représentée nue les pieds reposant sur deux chèvres, sur cette plaque de terre cuite de 2000-1600 avant Jésus-Christ. Les chèvres, le curieux casque sur sa tête, ne sont pas des attributs connus de telle ou telle divinité, mais on s’accorde généralement à reconnaître en elle cette fameuse Ishtar.
Celui-ci c’est un homme, on ne le prendra pas pour Ishtar! D’abord sa localisation: Assur. Ensuite sa datation: première moitié du deuxième millénaire. Ce relief, qui avait déjà été brisé dans l’Antiquité, se trouvait au fond d’un puits, dans la cour du temple d’Assur. Ce dieu barbu qui nous regarde avec intensité porte dans chaque main une longue branche feuillue, et de part et d’autre de sa tête deux chèvres en broutent les feuilles. Deux petites déesses symbolisant l’eau se tiennent près de lui. Sans doute est-ce le dieu incarnant la cité, qui veille sur les deux éléments nécessaires à la vie de ses habitants, l’approvisionnement en eau et l’abondance des troupeaux et de la végétation.
Cet homme, est-ce un dieu? Est-ce un simple mortel? On ne nous le dit pas, il n’est pas identifié. Mais ce bas-relief en céramique de quartz vitrifiée, c’est-à-dire en faïence, est du treizième siècle avant Jésus-Christ, donc très largement postérieur aux bas-reliefs précédents dont la facture artistique n’est en rien de qualité inférieure, mais d’une époque où l’on ignorait la technique de vitrification.
Cette plaque de terre cuite date de 2000-1600 avant Jésus-Christ et provient d’Uruk. Ce qui se passe entre cet homme et cette femme ne nécessite, je pense, aucune explication. En revanche, il n’est peut-être pas évident à première vue qu’à travers cette paille plongée dans une jarre, la femme est en train d’absorber une drogue liquide. Et à partir de cette constatation, cette scène… osée, a priori rattachée au culte de la déesse Ishtar qui préside aux choses de l’amour physique, est peut-être plutôt une image de bordel. À moins que ce ne soit les deux à la fois, la représentation d’un lieu et d’activités qui sont sous la dépendance de la déesse.
Les sépultures sont, dans ces civilisations mésopotamiennes comme dans le monde hellénique, dans le monde romain, dans les civilisations du Moyen-Âge européen, une source inépuisable d’objets d’art et d’indications sur les modes de vie et les cultures car partout on a enseveli les morts avec les objets qui leur étaient chers, ou qui les définissaient, ou que la religion ou les coutumes imposaient, ou encore avec les offrandes qui doivent les accompagner dans l’autre monde. Ces trois boucles d’oreilles proviennent de tombes d’Assur, et datent de l’assyrien moyen (14ème/13ème s. avant Jésus-Christ). C’est la même époque que celle où s’est développée la civilisation mycénienne, et l’on peut comparer ceci avec les productions en or que nous avions vues dans les musées grecs et que j’ai publiées dans nombre de mes articles.
Ces curieuses têtes, dont la première est datée 2000-1600 avant Jésus-Christ et la seconde 1800-1600, nécessitent une explication. Elles représentent Humbaba et si la seconde présente toutes ces circonvolutions c’est parce qu’elle est faite d’intestins… Le musée commence par expliquer qu’au dos une inscription raconte que durant une cérémonie sacrificielle de divination par les entrailles de la victime, certaines formes particulières avaient prédit à l’Accadien Sargon la domination des Accadiens sur le pays; puis il donne une citation: “Si les circonvolutions de l’intestin ressemblent à la tête d’Humbaba, c’est un présage de Sargon qui a dominé le pays. [… Écrit de] la main de Marduk, devin, fils de Kubburum, devin”. Et ce démon Humbaba nous amène à l’épopée de Gilgamesh. Un extrait: “Humbaba – Sa voix est le déluge, sa parole est le feu et son souffle est la mort. […] Qui est-il, celui qui pourrait s’aventurer dans sa forêt? Qui, parmi les dieux des cieux, voudrait se mesurer avec lui? Adad est classé premier, mais il est le second. Pour protéger le cèdre, Enlil l’a engagé, pour être la peur et la terreur des hommes”.
Ci-dessus, deux représentations de la lutte de Gilgamesh et Enkidu contre Humbaba, la première en terre cuite remonte au 18ème/17ème siècle avant Jésus-Christ, la seconde beaucoup plus récente est en ivoire et date du neuvième ou du huitième siècle avant Jésus-Christ.
Nous voilà au cœur de l’épopée de Gilgamesh, née au début ou au cours du troisième millénaire, transmise par tradition orale jusqu’à ce que, vers 2100 avant Jésus-Christ, elle soit enfin écrite en langue sumérienne. Et puis voilà qu’au début du second millénaire apparaît une version en langue accadienne qui reprend des épisodes anciens et en ajoute de nouveaux, mais surtout où au centre du récit sont placées l’amitié de Gilgamesh avec le sauvage Enkidu et la condition mortelle de l’homme. Cette épopée a sans cesse été transcrite en écriture cunéiforme, jusque, et y compris, dans la version du onzième siècle avant Jésus-Christ qui nous est parvenue sous la forme de douze tablettes de terre cuite. Gilgamesh apparaît, en compagnie d’Enmerkar et de Lugalbanda, dans la liste des rois qui ont régné sur la Mésopotamie à l’époque qui selon la légende a immédiatement suivi le déluge. Gilgamesh est-il un pur mythe, ou un roi de ce nom a-t-il vécu au vingt-septième ou au vingt-sixième siècle avant Jésus-Christ, nous ne le savons pas, mais sa saga, qui en fait celui qui a élevé les murs d’Uruk et qui incarne l’idéal de la royauté, a été en vogue pendant plus de deux mille ans:
“Gilgamesh, qui a vu les Profondeurs, la création du pays, qui a connu ce qui était dissimulé, lui qui était au courant –il est familier de toutes les demeures des dieux, il a appris de toute chose la totale sagesse, il a su ce qui était secret, il a vu ce qui était caché, il a rapporté un récit du temps d’avant le Déluge”.
De toute façon, le rôle primordial du chef dans ces civilisations mésopotamiennes était de servir d’intermédiaire entre les dieux et les hommes, ce qui a entraîné envers le souverain un respect et presque un culte approchant de ceux qui étaient rendus aux dieux. Parfois même, au troisième millénaire et encore au second, les noms d’Enmerkar, de Lugalbanda et de Gilgamesh étaient inclus dans les listes de dieux. Je disais que l’épopée de Gilgamesh avait toujours été écrite en cunéiforme; or en cunéiforme, le signe utilisé pour exprimer leurs noms était usuellement réservé aux noms des divinités.
Quant à Enkidu, “Aruru se lava les mains, se saisit d’une pincée de glaise et la jeta dans la steppe. Dans la steppe elle créa Enkidu, le héros. […] Tout son corps est couvert de poils, il porte des tresses comme celles d’une femme. Sa crinière de boucles croît, épaisse, comme Nissaba elle-même. Il ne connaît pas les gens, pas même la terre cultivée. Portant une robe comme Shakkan, avec les gazelles il broute l’herbe. Se joignant à la foule des troupeaux d’animaux aux trous d’eau, il réjouit son cœur dans l’eau en compagnie des bêtes”.
Maintenant que nous avons fait la connaissance de Gilgamesh, Enkidu et Humbaba, venons-en au sujet de mes deux photos. Pour Uruk, le bois de construction, le bois pour l’ameublement aussi, est une denrée essentielle. Il faut aller en chercher dans les forêts de cèdres du Liban, ce qui pose évidemment des problèmes de logistique très sévères à cette époque, mais en outre les populations des régions traversées, dont les modes de vie étaient fort différents et beaucoup plus primitifs, voyaient souvent d’un mauvais œil ces Mésopotamiens et leurs chargements. Humbaba, que les dieux ont préposé à la garde de la forêt de cèdres, est donc dans l’épopée le prototype de l’étranger, sauvage et dangereux.
“Enkidu ouvre la bouche et parle, disant à Gilgamesh: Mon ami, Humbaba qui garde la forêt de cèdres, achève-le, tue-le et finis-en avec son pouvoir, avant qu’Enlil le Très Haut l’apprenne! Gilgamesh a entendu la voix de son ami, il a tiré son épée de son côté. Gilgamesh lui transperce le cou. Mais déjà Enkidu l’avait touché au cœur, lui avait arraché les poumons. Alors il jaillit hors du corps de Humbaba et de sa tête il dérobe les dents”.
Je ne montrerai pas d’autres représentations en rapport avec la saga de Gilgamesh, mais puisque j’ai abordé le sujet jusqu’au meurtre d’Humbaba sur la tablette n°5, je vais très rapidement survoler les tablettes 6 à 12. Parce qu’il a négligé de l’honorer, Ishtar se venge de Gilgamesh en envoyant sur Uruk le taureau d’Anum, le dieu du ciel. Poussé par Enkidu et aidé par lui, Gilgamesh tue le Taureau du Ciel, grave transgression, sacrilège à l’encontre des anciens dieux d’Uruk, Anum et Ishtar. Pour prix du sacrilège qu’ont commis Gilgamesh et Enkidu, l’un des deux doit mourir. Ce sera Enkidu, mais pour la première fois Gilgamesh est confronté à sa condition de mortel. Effrayé à cette idée, il s’enfuit: “J’ai commencé à redouter la mort, aussi j’erre au hasard dans la steppe. Jusqu’à Uta-Napishti, le fils d’Ubar-Tutu, je resterai sur la route, voyageant rapidement. Je suis venu une nuit sur les cols de la montagne. J’ai vu des lions et j’ai été effrayé. J’ai relevé la tête quand j’ai prié Sin, Ishtar, la lumière éclatante des dieux. Qu’aillent mes supplications: Ô Sin et Ishtar, protégez-moi!”
Uta-Napishti, qui rappelle le Noé de la Bible, lui révèle que c’est dans l’accomplissement de son devoir de roi qu’il peut gagner l’immortalité, à savoir protéger ses sujets, procéder à la reconstruction de ce qu’a détruit ou endommagé le déluge, remettre en usage les rituels du passé. C’est ce que Gilgamesh s’applique à faire, méritant par là qu’après sa mort les dieux fassent de lui le roi de l’au-delà, ce qui le rend immortel dans la mémoire de l’humanité.
Laissons donc là Gilgamesh. Ce fragment de terre cuite gravé de caractères cunéiformes provient d’Assur (aujourd’hui Qal’at Sherqat, en Irak) et on la date dans une fourchette de 1000 à 625 avant Jésus-Christ. Dans l’ancienne Mésopotamie, avant de pouvoir pratiquer des fonctions spécialisées telles que l’exorcisme, la conjuration de sorts, la divination par l’examen des entrailles de victimes, le chant de lamentations, etc., il était obligatoire de savoir écrire en cunéiforme et de maîtriser la langue sumérienne et la langue accadienne. Ce “dictionnaire bilingue” comportait environ dix mille entrées réparties en vingt-quatre chapitres couvrant des domaines particuliers comme le droit, les animaux domestiques, les pierres, les plantes… Le fragment de ma photo fait partie du vingt-deuxième chapitre du urra-hubullu (ainsi nommé d’après le mot de sa première ligne), la grande liste du monde rédigée en sumérien et en accadien qui comporte les noms des régions, des cours d’eau, des planètes et des constellations. Ici figure une liste d’étoiles.
Voici un autre texte gravé dans l’argile datant des alentours de l’an 600 avant Jésus-Christ et provenant d’Uruk. Uruk assumant le rôle de plus ancienne ville au monde, c’est là que dès le quatrième millénaire avant Jésus-Christ, pour les besoins de l’administration et du commerce, est née l’écriture. Le texte que je montre ici (tout comme le précédent, à Assur) est donc très, très postérieur à cette invention. C’est un travail érudit qui figurait dans la bibliothèque de l’Eanna (le temple d’Ishtar à Uruk), une liste de signes annotée. Pour cette raison, au premier millénaire avant Jésus-Christ ce type de travaux bilingues était très convoité et volontiers emprunté. Pour éviter que l’emprunt soit remplacé par le vol pur et simple, une note au bas du texte met en garde: “Le savant qui ne change pas une seule ligne [de cette tablette] et qui la remet dans la bibliothèque, puisse Ishtar poser sur lui un regard bienveillant. Celui qui sort [la tablette] de l’Eanna, puisse Ishtar n’avoir de cesse de le harceler de sa colère”.
Cette plaque de basalte des alentours de 730 avant Jésus-Christ provient de l’un des deux châteaux mis au jour sur le site archéologique de Zincirli Höyük, au sud de la Turquie actuelle, non loin de la frontière syrienne. S’agissant d’un royaume araméen, on n’est pas étonné que les inscriptions y figurant soient rédigées dans cette langue. Près de la tête de l’homme, à gauche, il est écrit “Je suis Barrakib, fils de Panammuwa”. Entre les deux hommes, on voit un disque lunaire inscrit dans un croissant de lune, et l’inscription dit “Mon Seigneur, le Ba'al de Harran”. Le Ba’al, c’est l’être respectable, et par conséquent entre autres un dieu, Harran est une ville dont le site archéologique est connu au sud-est de la Turquie et où le culte prédominant était celui du dieu Sin, qui est le dieu-lune, ce qui explique la présence de cette inscription près du double symbole lunaire. En face du prince Barrakib, on voit sur la droite du panneau un homme avec une planchette d’écriture sous le bras: c’est son scribe, ou son greffier.
Le regard intense de ce sphinx de basalte est impressionnant. Il provient d’un palais de Zincirli et date du huitième siècle avant Jésus-Christ. C’était la base d’une colonne qui, elle, était en bois.
C’est dans le palais que le roi assyrien Sennacherib (704-689) s’est construit à Ninive qu’a été trouvé ce bas-relief d’albâtre représentant deux archers. Parmi les nations de l’antiquité, l’armée assyrienne était réputée pour sa redoutable puissance, due en grande partie à sa remarquable organisation. Elle comportait quatre corps, les cavaliers, les fantassins, les chars et les pionniers. Parmi ces soldats, depuis le huitième siècle l’armée recrutait des mercenaires pour assurer des effectifs élevés. L’espèce de crochet qui décore le sommet du casque des porteurs de lances et de boucliers sur ma seconde photo ci-dessus les désigne comme des mercenaires.
Si les Assyriens sont parvenus à une telle excellence militaire, c’est d’abord par leur aptitude à trouver chez les autres peuples ce qu’ils vont pouvoir adapter à leurs besoins. Le fer, par exemple, des Hittites, pour fabriquer des armes plus performantes. Ou, chez les Hittites également, l’usage de la cavalerie. Inventivité, ensuite: l’usage de cottes de mailles ou de cuirasses, de hautes bottes, de grands boucliers, limitent la vulnérabilité des soldats de l’infanterie lourde; les chars sont cuirassés et portent de puissants béliers, il y a des machines de jet (artillerie), des tours roulantes. Les pionniers ne sont pas des éclaireurs, mais accompagnés de sapeurs ils sont chargés d’ouvrir les routes. Les chevaux de la cavalerie sont caparaçonnés.
Ce n’est pas que le courage des soldats assyriens, leur entraînement, leurs équipements, que les ennemis redoutent. Car comme avec Attila, “là où leur cheval passe, l’herbe ne repousse pas”, ce dont témoigne la chronique de Sargon II (722-705 avant Jésus-Christ, soit approximativement l’époque de nos bas-reliefs): “J’ai arraché les poutres de cyprès qui couvraient leurs palais, […] j’ai mis le feu à leurs belles maisons, j’ai fait monter leur fumée à laquelle j’ai fait occuper la place du ciel, comme par un ouragan. J’ai détruit ses riches plantations, j’ai détruit ses abondantes vignes: ainsi, plus de boisson. J’ai coupé les arbres de ses vastes forêts, puis j’ai réuni tous les troncs coupés, comme la paille rassemblée par l’ouragan, j’y ai mis le feu et je les ai fait se consumer. J’ai mis le feu, comme à des bûchers, à cent quarante-six villages des alentours”. Etc., etc. Mais ce n’est pas tout. Au ravage s’ajoute une cruauté sans pareille. C’est la guerre, il y a des prisonniers, soit. À l’époque, en l’absence de la convention de Genève qui définit les lois de la guerre, beaucoup considèrent comme normal d’exécuter les prisonniers, même si c’est une pratique réprouvée par les nations avancées, mais il y a la manière, or les Assyriens les écorchent vifs, ou ils les empalent, puis ils coupent les têtes des cadavres pour les exposer sur les murailles des villes vaincues. Selon la chronique, en outre, “il a lacéré le ventre des mères, il a transpercé le corps des enfants, il a décapité les notables […]. Que les ruines s’amassent chez ceux qui sont coupables contre Assur!” L’intention est d’obtenir la reddition sans résistance, pour échapper à ce traitement des hommes et des choses.
Ce bas-relief des alentours de 650 avant Jésus-Christ provient, lui aussi, de Ninive; il décorait un mur du palais qu’Assurbanipal (668-627 avant Jésus-Christ) s’y était fait construite. Il représente le siège d’Hamanu, une cité élamite. Tout en haut de la plaque, les murs de la ville. En-dessous, le camp assyrien, avec ses animaux, avec ses hommes occupés à diverses activités. En bas à gauche, on distingue un serviteur tendant à boire à un officier de retour au camp.
Autre bas-relief d’albâtre, mais du palais de Nemrod celui-là, et remontant à Assurnasirpal II (883-859 avant Jésus-Christ). On y voit une chasse au lion, une activité qui était réservée au roi, un privilège exclusif très prisé, puisque plusieurs souverains ont même entretenu une ménagerie pour disposer de fauves à chasser. Sur cette plaque, le roi est représenté sur son char en compagnie de son cocher.
Voici maintenant une poterie de céramique du huitième ou du septième siècle avant Jésus-Christ. Ce n’est qu’un petit fragment cassé, mais je choisis de le montrer parce que j’aime bien le dessin de la chèvre descendant de la montagne.
Venons-en à quelques objets de l’artisanat. D’abord un bijou, cette plaque d’or, située dans la fourchette entre le neuvième et le septième siècle avant Jésus-Christ, et représentant un banquet funéraire. Il s’agit d’un produit de l’artisanat syrien, qui était réputé dans le monde antique à cette époque de l’âge du fer, et déjà auparavant, et faisait l’objet d’exportations vers de nombreux pays. Les artisans travaillaient l’or comme ici, les autres métaux aussi, les poteries, mais surtout l’ivoire provenant d’éléphants qui vivaient en troupeaux dans la région, et qui en ont disparu par la suite pour une raison dont je n’ai pas trouvé l’explication: surexploitation de l’ivoire, changement climatique, modification de leur habitat due à l’urbanisation…
Devant de nombreux objets, dont cette médaille et cette collerette, le musée se contente d’une légende synthétique, parlant d’objets d’artisanat du septième siècle avant Jésus-Christ provenant, tous sans exception, du château de Rusachinili détruit dans un incendie, bijoux, outils, instruments. Ces objets sont en pierre, or, argent, bronze et fer. Aucune autre explication. Vu leur aspect, je suppose donc que ces deux objets que je présente sont en bronze. Mais quant à leur représentation… Je ne saurais dire si le personnage assis sur un trône et les pieds sur un repose-pieds est un souverain ou un dieu, et en conséquence si le personnage en face de lui est l’un de ses sujets (mais habillé ainsi ce n’est pas un serviteur), ou un fidèle. Spontanément, j’aurais penché pour la première hypothèse, mais sur la collerette l’animal qui arrive pourrait être destiné à un sacrifice. Dans l’ignorance je n’en dirai pas plus.
Cette statuette de terre cuite du premier millénaire avant Jésus-Christ, sans plus de précision, provient de Kish (Tell-al-Uhaymir, en Irak). Elle représente le dieu Ninshubur, servant d’Ishtar et messager des dieux. Le grand bâton qu’il tient dans sa main droite est fait d’un fil d’or et il paraît, même si je ne le discerne pas clairement, que son couvre-chef est une couronne de cornes.
Ces deux statuettes de terre cuite moulée proviennent l’une et l’autre d’Uruk, mais elles ne sont pas du tout contemporaines. La première, qui représente une femme nue, se situe entre 625 et 539 avant Jésus-Christ, tandis que l’autre, qui est polychrome (on voit surtout le rouge, mais il y a aussi des traces de noir) et qui retient son voile, se situe entre 312 et 224 avant Jésus-Christ. En trois siècles, la qualité de la facture ne présente guère de progrès.
Pour aujourd’hui je finirai avec ce texte qui a été conservé dans une terre cuite. Tout à l’heure, je regrettais que la datation d’une statuette, “premier millénaire avant Jésus-Christ”, ouvre une fourchette de mille ans. Ici, au contraire, je n’aurai pas à me plaindre: ce texte a été rédigé le 7 août 170 avant Jésus-Christ. Voilà qui est précis! C’est une tablette qui décrit, avec toutes les instructions nécessaires, la fabrication de divers colliers d’amulettes de pierre. Les spécialistes mésopotamiens de ces amulettes, appelés ashipu en accadien, devaient posséder une parfaite science des minéraux, comment les reconnaître, quels sont leurs noms, quels sont leurs pouvoirs d’envoûtement ou de guérison, mais en outre ils devaient maîtriser les techniques d’artisanat pour la taille de ces pierres en amulettes et la confection de colliers destinés à guérir les maladies et les blessures et à repousser les démons. Pour ce faire, il convenait de créer une combinaison de pierres adéquates réunies en collier.
Les trois cents lignes du texte de la tablette ci-dessus détaillent donc tout cela, et elles commencent par la fabrication d’une amulette “pour se souvenir de ce que l’on a oublié”. Il conviendra dans ce but d’assembler quinze pierres, dont le lapis-lazuli et la calcédoine. Puis le texte dit: “Ces quinze pierres, tu les enfiles sur un cordon de lin, un fil de laine rouge et un fil de laine bleue […]. Sur les deux côtés des pierres tu attaches un morceau de bois de tamaris [...]. Tu places en-dessous un brûleur d'encens avec du genièvre. Tu sacrifies de la bière et récites les incantations suivantes: ‘J’ai obtenu ma réponse’, ‘Accepte de moi cette prière’ […]. Tu pends le collier autour de son cou. Il obtiendra satisfaction où qu'il aille”.