Plaidoyer pour l'élévation de Marie de Magdala

DE L'ERREUR AU BLASPHÈME  :
Confondre Marie de Magdala avec une femme de mauvaise vie,  c’est commettre une erreur grave. Persister sciemment à assimiler ces deux personnes, relève du blasphème, malgré tout le charme de la légende d’une Marie-Madeleine, grande pécheresse, repentie, devenue pénitente et ascète dans une grotte de Provence.
Errare humanum est, sed perseverare diabolicum

Les Écritures :
D’après les Evangiles, il n’existe qu’une Marie de Magdala (ou Magdaléenne) qui apparait seulement au pied la croix et le jour de la Résurrection.
Quant à la « pécheresse » pardonnée par Jésus, elle n’a pas de nom. Elle reste anonyme. Elle est innommable.
Alors comment, et pourquoi, a-t-on jeté l’opprobre sur Marie de Magdala en l’affublant d’abord du qualificatif de « Pécheresse », entendre prostituée, et ensuite de l’affabulation de sa repentance ?
Comment ?
Une erreur magistrale du Pape Grégoire le Grand, qui en 591, dans une homélie (1) décide de faire de toutes les « Marie » (à l’exception de la Vierge) une seule et même femme « pécheresse » et de faire porter à la pécheresse anonyme le nom de Marie de Magdala. C'est l'invention de Marie-Madeleine, la pécheresse. un pur simulacre que rien n'autorise dans les Ecritures.
Pourquoi ?
Sous prétexte qu’il serait plus simple de ne faire de toutes ces femmes qui apparaissent dans l’entourage de Jésus qu’une seule et même personne : premièrement Marie de Béthanie, sœur de Lazare et de Marthe, chez qui le Christ est reçu (2), deuxièmement la pécheresse anonyme venue chez Simon le Pharisien verser l’onction sur les pieds ou la tête de Jésus celle-là même qui baigna aussi les pieds de Jésus de ses larmes et à qui Jésus accorde le pardon « parce qu’elle a beaucoup aimé (3) et enfin Marie de Magdala qui n’apparaitra dans les synoptiques comme dans saint Jean qu’au soir de la crucifixion et au matin de la Résurrection. (4)

Identité de Marie de Magdala
D’après les Ecritures, Marie de Magdala fait partie des femmes qui « suivaient Jésus et l’assistaient de leurs biens ». Marie de Magdala apparait deux fois en compagnie de Jeanne de Chouza, c'est-à-dire l’épouse de Chouza, intendant du Tétrarque de Galilée et de Pérée, Hérode Antipas. (5) Nous sommes bien dans l'entourage de la haute aristocratie hellénisée plus ou moins juive voire parfois « gentille », donc proche des politiques, et aux antipodes d’une hétaïre de carrefour. Jacques de Voragine dans sa « Légende Dorée » précise que Marie de Magdala était de souche royale et que son père Syrus possédait une grande partie de Jérusalem, Béthanie et la forteresse (Tour) de Magdala. (Cf. J. de Voragine, La Légende Dorée, GF Flammarion, Paris, 1967, T. I, p. 456-457). C’est cette origine régalienne qui justifie dans l’iconographie de Marie de Magdala le port d’une robe pourpre (qui n’est pas le signe de prostitution).

 

Apparition du Christ
L'apparition du Christ ressuscité à Marie de Magdala, tapisserie
de la manufacture de Felletin, Musée municipal de Conques

Cette femme a bénéficié d’une attention toute spéciale de Jésus qui l’a libérée, nous dit Luc, des sept esprits mauvais. (6)

les sept esprits mauvais : de quoi s’agit-il ?
Aux yeux de personnes ignorantes des symboles hébraïques et marqués par des complexes archaïques et réflexes machistes, il ne pouvait s’agir que des péchés de la chair, étant donné la prétendue nature féminine (7). D’où l’affabulation de la « pécheresse ».

En fait, il s’agit bien au contraire d’un privilège unique, réservé exclusivement à Marie de Magdala (les apôtres n’en ont pas eu autant) qui la mit en l’état de la pureté d’Eve d’avant la chute originelle. Les sept esprits mauvais, c'est le nom dans les Ecritures du Mauvais Levain  : « mal, prépuce, immonde, ennemi, scandale, cœur de pierre, aquilon. Tout cela signifie malignité qui est cachée et empreinte dans le cœur de l’homme » explique Pascal. (8) C'est peut-être aussi une référence aux sept abominations aux yeux de Yahvé énumérées dans les Proverbes : « des yeux hautains, une langue menteuse, des mains qui répandent le sang innocent, un cœur qui médite des projets coupables, des pieds empressés à courir au mal, un faux témoin qui profère des mensonges, le semeur de querelles entre frères  » (Proverbes, 6 : 16 - 19). Voici donc Marie de Magdala totalement purifiée.

Pourquoi bénéficie-t-elle de ce privilège insigne ? Il y a tout lieu de penser que c'est en prévision du rôle que Jésus lui réserve bientôt : celui d’être le premier témoin de sa résurrection et d’être chargée de la mission de la parole : « Va dire à mes frères ». Ainsi ce n'est pas à des hommes, les apôtres renégats et incrédules, mais à une femme qu'est réservé le double privilège d'être « restaurée » (comme dirait Hugues de Saint-Victor), c'est à dire redevenue totalement pure, et de recevoir la révélation.
Bien avant la bévue de Grégoire, les Pères de l’Eglise ne s’étaient pas trompés sur la portée de ce sacrement purificateur, eux qui donnèrent à Marie de Magdala les titres justifiés de « Nouvelle Eve » et d’« Apôtre des Apôtres ». (9)

Voilà pourquoi c’est un blasphème que d’établir un faux en Ecriture sainte. Hélas, le simulacre de la « Pécheresse » appelée « Marie-Madeleine », déformation de Magdaléenne, allait devenir dès le Moyen-Age une réalité sociologique, tant l’affabulation mythique l’emporte sur la vérité.

LA NAISSANCE DU MYTHE
Historiquement le mythe s’est forgé, exclusivement en occident (10), en deux étapes bien connues : aux XIIe et XIIIe siècles d’une part, puis à la Renaissance d’autre part, étayé tantôt par une littérature merveilleuse, ou par une riche production artistique, tantôt par un soutien politique dans le cadre de la concurrence entre abbayes.

Le culte de Marie de Magdala, la sainte mystique, la spirituelle, l’authentique, était l’apanage de l’abbaye de Conques. Au tout début du XIIe siècle, alors que l’abbaye aquitaine est au sommet de sa puissance, son culte y est hautement pratiqué, fondé :

    • sur un rituel liturgique jumelé avec celui de sainte Foy, (bâtie autour de la Cançon de Santa Fe, chanson de geste qui honore l’héroïne symbolisant la foi),
    • sur la vénération des reliques de Marie de Magdala (reliquaire d’albâtre roman et reliquaire diptyque gothique),
    • sur la statuaire (la sainte, tout comme la fillette martyre, étant représentée deux fois au tympan),
    • enfin sur les tapisseries du XVIIe s. (3 dédiées à sainte Foy et 7 à Marie-Madeleine), conservées au musée et exposées lors de fêtes dans l'église abbatiale).

     

    Mais, alors que se développent les institutions monacales qui caractérisent la « Renaissance Romane », apparait une sévère concurrence entre les abbayes, notamment dans le cadre des pèlerinages. C’est ainsi que Cluny tentera d’absorber Conques, et que Vézelay, à défaut de pouvoir s’octroyer le culte de Marie de Magdala, patrimoine de Conques, s’empare du simulacre de Marie-Madeleine, la pécheresse repentie et de son mythe d’origine provençale. Très tôt Vézelay bénéficie de la protection des Capétiens, qui viennent régulièrement en pèlerinage, et choisirent Vézelay comme point de départ de la première croisade. Au XIIe siècle, Conques connait un déclin brutal, puis au siècle suivant, alors que la Provence échoit à la couronne royale, l’abbaye de Saint-Maximin reprend le flambeau de Vézelay. D’autant plus facilement que les Anjou, devenus comtes de Provence (11), reprennent la tradition capétienne et que la couronne de France, de ce jour-là, intègre « Marie-Madeleine » dans le cercle des saints royaux, jusqu’à Louis XV qui fait construire la Madeleine à Paris.

    De son côté la littérature merveilleuse élabore des « Livres des Miracles » démarqués de celui de sainte Foy, dans un premier temps à Vézelay au XIIe s. puis à Saint-Maximin au XIIIe, avec l’abbé Gobi et la fameuse Légende Dorée du Dominicain Jacques de Voragine. Désormais, le mythe populaire de la pécheresse repentie, pénitente, ascète, revêtue de sa seule chevelure, portée sept fois par jour au ciel aux heures canoniques, issu du légendier provençal, allait connaître un succès grandissant au point de devenir une institution de l’Eglise catholique romaine.


    Erhart, Sainte Marie Madeleinecirca 1515-1520, Musée du Louvre

    Rubens, le Christ chez Simon le Pharisien, circa 1618, Musée de l'Ermitage
    Delacroix
    Delacroix, Sainte Marie Madeleine au pied de la croix, 1829, Musée des Beaux-Arts de Houston

    La canonisation artistique
    Vient alors la seconde étape, la plus illustre, où la fiction devient réalité tangible, celle de la « canonisation esthétique » de la pécheresse par les artistes de la Renaissance. Il suffit d’évoquer les sublimes icones laissées par un Titien ou un de La Tour. Sans parler du torrent d’homélies que l’imaginaire ecclésiastique a pu élaborer sur ce thème si porteur pour une pastorale émouvante et populaire.
    Le thème de la pénitence favorise au grand siècle la réflexion théologique, malgré l’attention attirée par les Protestants sur l’invalidité d’un culte mythique. Le danger est grand en effet : Voltaire, après Pascal, voyait dans le simulacre une raison de l’athéisme. On ne peut prêcher le faux au nom d’un bien. L’opprobre inique jetée sur Marie de Magdala est la source d’une critique justifiée de l’Eglise, dont le mensonge aujourd’hui nourrit une certaine littérature orientée qui fait à son tour de Marie de Magdala la maîtresse de Jésus. Ce déni ouvre la voix aux élucubrations à la Dan Brown, sans parler des avilissantes chansons paillardes sur la Marie-Madelon...


    Retournement
    Il semble que récemment l’Eglise catholique se ressaisisse, enfin  :
    - près de quatorze siècles après la bévue de Grégoire, un autre successeur de Pierre, Paul VI, entreprend enfin une réhabilitation implicite de Marie de Magdala en décrétant, en 1969, que désormais cette sainte devrait être célébrée en tant que disciple et non plus comme pénitente ;
    - mais surtout et enfin, dans l’encyclique « Lumen Fidei » (12) les deux papes jumelés Benoît XVI et François, viennent de reconnaître Marie de Magdala comme « confesseur  de la foi », dans sa fonction ecclésiale de messagère de la parole.
    « La connexion entre la vision et l’écoute comme organe de connaissance de la foi apparait avec la plus grande clarté dans l’Evangile de Jean. (…) On passe de Jean, qui étant encore dans l’obscurité devant le tombeau vide ‘’vit et crut’’ (13) à Marie de Magdala qui désormais voit Jésus (14) (…) jusqu’à la pleine  confession de la même Marie de Magdala devant les disciples : ‘’j’ai vu le Seigneur’’ (15) ». Le Seigneur lui donnera alors l’injonction d’aller « dire à mes frères que je remonte à mon Père et votre Père » et Marie de Magdala court alors joyeuse nous dit-on porter la bonne nouvelle aux apôtres, qui d’ailleurs, ne voulurent pas la croire.

    Apôtre des Apôtres et Ève Nouvelle
    Marie de Magdala devient l’exemple même de la foi et de sa profession. C’est une foi littéralement opérante car elle « rend participant de la marche pèlerine de l’Eglise au cours du temps, le regard tourné vers le visage du Christ de la Parousie » (16) Ne dirait-on pas que cet article 22 de l'encyclique Lumen Fidei explicite les images du tympan d’une Marie de Magdala porteuse de la Bonne Nouvelle au registre inférieur, et celle de la mystique « retournée », le regard tendu vers le Christ, inaugurant la Marche de l’Eglise dans le calendrier du temps de la frise du registre médian ? Une Marie de Magdala, jumelée à sainte Foy, dont le « retournement » renvoie au miracle du retournement à l’état d’Eve d’avant la chute, qu’avait opéré sur elle le Christ ?  On ne peut que se réjouir de ce retournement de l’Eglise qui restitue à Marie de Magdala sa pureté évangélique, qui légitime le titre de confesseur de la foi, ajoutée à ceux d’Apôtre des Apôtres (apostola apostolorum) et d’Eve Nouvelle (17).

    Marie de Magdala, Nouveau Moïse
    Dans cette optique, pourrions-nous oser rajouter le titre de « Nouveau Moïse » ? C’est du moins ce que fait sentir le parallélisme dans les Ecritures qui concernent les deux commencements de la Révélation, celle de Dieu le Père, à Moïse sur l’Horeb avec le buisson ardent et celle de Jésus, Fils de Dieu, à Marie de Magdala, sur le mont du Golgotha. Dans les deux cas Jésus, comme YHVH, apparaît de dos. Le stéréotype est semblable et s’articule en cinq mouvements : Appel / Réponse / Interdit / Mission / Echec.
    Voici comment se déroulent les deux scènes :

    • Une parole lance un appel : « Moïse ! » / « Marie ! »
    • Une autre parole y répond : « Me voici ! » / « Rabbouni ! »
    • Un interdit sacré est alors lancé : « Ne t'approche pas du buisson ! » / « Noli me tangere !  »
    • Le divin envoi en mission : « Va dire à mon peuple… » / « Va dire à mes frères… »
    • Qui se solde par un échec : « Le peuple ne le crut pas » / « Les disciples ne la crurent pas et la traitèrent de radoteuse ». (18)

    En outre, la joie de Marie de Magdala fait écho aux chants d'allégresse de Myriam, la prophétesse, sœur d'Aaron (19). Le parallèle est nettement renforcé par l’octroi de la lèpre de sept jours à Myriam, qui est le signe de la blancheur totale de l’être entièrement purifié, comme l’indique le Lévitique (Lv 13 : 12). De même que Marie de Magdala est la seule personne du Nouveau Testament qui soit totalement purifiée, il semble bien que Myriam soit également le seul exemple cité par l’Ancien. Le parallèle est renforcé par le thème de la fête de Pâques qui commémore le passage de la mer Rouge et par celui de la montagne ; temps et lieux encadrant pareillement les deux théophanies. Le thème de la montagne (Horeb / Golgotha) tout particulièrement symbolise la présence de Dieu. Dans son livre « Jésus de Nazareth », Benoît XVI insiste : la montagne est le lieu où l’on voit Dieu face à face, « le lieu de la prière de Jésus, de son face à face avec le Père. La montagne prouve ainsi par elle-même son identité comme le nouveau Sinaï, le Sinaï définitif. » (20). Ainsi, Marie de Magdala, Nouveau Moïse, a vu, comme le premier prophète du judaïsme, le Père face à face, car Jésus a dit : « Qui me voit, voit le Père. » (21)

    Marie de Magdala est donc un personnage essentiel du christianisme. Premier témoin de la Résurrection, elle est choisie pour aller annoncer la Bonne Nouvelle aux Apôtres. Pour certains, elle est la première fondatrice du christianisme, bien avant Paul. Quoi qu'il en soit, Marie de Magdala, présente à la Croix et à la Résurrection, marque la charnière, le passage et la transmission. Dans sa vision, Marie de Magdala remarque la présence de deux anges « l’un à la tête l’autre au pied du tombeau » (Jn 20 : 12), comme une marque de la présence divine, à l’image des deux chérubins qui encadraient le Propitiatoire de l’Arche. (Ex 25 : 17-22)

    De plus en plus de voix s’accordent à reconnaitre que l’identification entre la pécheresse anonyme et Marie de Magdala est abusive. C’est le cas par exemple, de Jean-Philippe Watbled, Professeur à l’Université de la Réunion, qui a tenu sur ce thème une conférence à l’association des Amis de l’Université en mars 2011.

DU NOLI ME TANGERE À L'ÈVE NOUVELLE
La vocation apostolique est précédée par une singulière injonction du Christ à cette femme tombée à ses pieds : « Veuille ne point me toucher » (Noli me tangere 22). Le Christ explique : « car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Ainsi se marque la différence entre la nature divine et humaine. L’instant de la retrouvaille avec l’être aimé sera aussi celui de la séparation. Le Christ est passé de la mort à la vie, de ce monde à l’autre ; le temps s’est mué en éternité. La séparation sera en même temps l’union mystique de l’Ami et de l’Aimée.

Ce n’est plus par les sens que nous pouvons toucher le Christ, mais uniquement par les yeux de la foi. Comme le dit saint Bernard de Clairvaux, à propos de Marie de Magdala, « le Christ pourra être touché par le cœur non par les mains, par désir non par les yeux, par la foi non par les sens. » (Sermon sur le Cantique des cantiques 28 : 9). C'est la vision du cœur, bien plus que la vue, qui étaye la foi.
Marie de Magdala voit le Christ par ce qu’elle aime Jésus. Cet amour est le lien mystique qui relie réciproquement l’homme et Dieu.
C’est pourquoi elle bénéficiera d’un miracle : celui d’être ordonnée « au sacrement de l’ordre de l’amour » au dire du cardinal de Bérulle. Par cette ordination, dit-il, s’accomplit en elle « le printemps de la grâce et du Salut, la plénitude du temps, un divin composé de l’être crée et incréé ; l’homme nouveau. » (Pierre de Bérulle, Élévation sur sainte Madeleine)

Marie de Magdala en habit sacerdotal,
portant un encensoir et le pot à onguents, musée diocésain de Klagenfurt, Carinthie

Et c’est pourquoi à Conques, nous la trouvons intégrée dans un grand reliquaire entre les deux reliques insignes de la Vierge Marie et du Christ. C’est peut-être aussi pour témoigner de son ordination au sacrement de l’amour, que nous la trouvons revêtue des ornements sacerdotaux sur un vitrail de 1160 de l’église de Weitensfeld im Gurktal, exposé à Klagenfurt en Autriche. (23)



PARALLÈLE ENTRE LA VIERGE MARIE ET MARIE DE MAGDALA
Comment ne pas se rendre compte que l'analyse du théologien Antoine Vidalin concernant le sacerdoce féminin de la Vierge Marie peut s'appliquer en tout point au cas de Marie de Magdala ? « Qui peut alors nous garantir la présence réelle de l'Acte du Christ et de sa donation à l'Eucharistie sinon celle qui, absente à la Cène, sera présente au pied de la Croix pour, dans l'offrande d'elle-même, adhérer pleinement à l'Acte de son Fils et en recevoir tout le fruit ? Marie ayant pleinement reçu son Fils dans le don qu'il fait de lui-même, vivant déjà de sa chair ressuscitée, peut désormais s'associer au don qu'il fait de lui-même en le donnant aux disciples. Et ce don est véritable, total, efficace, malgré l'inadéquation des ministres de ce don, puisque Marie demeure présente à chaque Eucharistie, comme la femme sacerdotale dont le sacerdoce, qui est celui de l'Eglise, porte celui des Apôtres. Non seulement elle permet le don entier du Christ, mais elle permet que ce don soit reçu, étant celle qui peut ouvrir, en chaque cœur de disciple, la brèche du "oui" de la foi et de l'obéissance, pour que le Christ prenne vraiment chair en son Corps, pour que sa Vie s'y accroisse en communion de tous avec tous. » (Antoine VIDALIN, L’acte eucharistique de Jésus et sa traditio. Le don de la chair du Christ en ses mystères, Nouvelle Revue de théologie, tome 136, n° 3, juillet 2014, p. 421.

DE LA FEMME AIMANTE À LA FEMME AIMÉE
De la consécration apostolique à l’union mystique, cette femme, séduite par la spiritualité de Jésus, est le signe de l’amour et de l’articulation féminine de l’Histoire du Salut. Marie de Magdala, Eve Nouvelle, incarne une facette de l’éternel féminin, celle de la « femme aimante », particulièrement prisée par la croyance populaire.
En cela on peut l'associer au groupe polysémique des « quatre reines » de l’Ancien Testament, dont la Sulamite du Cantique des cantiques, la femme aimée. Cette dernière, plus appropriée à la culture monacale médiévale, va donner lieu à une lecture spirituelle des épithalames du roi Salomon.
Véritable chef d’œuvre littéraire et spirituel, le commentaire qu’en fit au XIIe siècle saint Bernard, Docteur de l'Eglise, connut la plus grande diffusion dans tous les monastères. La Sulamite, reine de Saba, nourrit la pensée et le langage monastique de symboles les plus divers pour célébrer les noces mystiques de l’âme et de l’Époux, sublimant l’amour humain en amour divin.
Dans son ouvrage « l’amour vu par les moines du XIIe siècle », Jean Leclercq décrit et analyse ce « retournement » de l’amour charnel en amour spirituel, produit d’un penchant collectif transformant l’amour profane d’Ovide en amour Sacré de Salomon, l’éros en agapè, la femme en voie du Salut.
La Reine de Saba préfigure Marie, « Regina caeli ». C'est aussi un modèle : en effet, la Sulamite fournit, comme Marie de Magdala, une voie médiane entre Eve et Marie.
Le discours ecclésiastique fourmille « d’adultère, de fornication, de prostitution » mais il transforme ce vocabulaire assez cru en termes de théologie eschatologique, parlant de « divorce de l’âme et de Dieu, de jugement que Dieu porte sur chaque homme, sur l’enfer, sur la miséricorde » (Jean Leclercq, sur les « lamentations de la virginité perdue » de saint Anselme, in "L’amour vu par moines du XIIe siècle", Cerf, 2007.)

Ce langage polysémique et symbolique prend même une teinte politique au temps de la querelle des Investitures, lorsqu’un Jean de Mantoue compare la comtesse Mathilde de Toscane à la Sulamite, pour son soutien à Grégoire VII dans son conflit avec Henri IV, car à l’instar de l’épouse du Cantique des Cantiques, « elle est un modèle de labeur au service de Dieu ».

LA CAUSE DE LA FEMME
Marie de Magdala et la Sulamite contribuent à la promotion de la femme, cet « éternel féminin qui tire l’homme vers le haut » (Goethe). Et Honorius d'Autun n'écrit-il pas au XIIe s., toujours à propos de Marie de Magdala, que « de même que la première femme a transmis la mort à l’homme, de même aujourd’hui c’est une femme qui annonce aux hommes la vie qui ne finit pas » ? La vision aux multiples facettes du kaléidoscope roman fait miroiter au cœur de la chair l’âme féminine de l’amour, « cet élan amoureux de l’âme qui rehaussera la condition de la femme, qui peut être, comme Marie-Madeleine ou Héloïse, montrée en exemple aux hommes, parce qu’elle est parfois plus forte qu’eux » (Georges Duby, Dames du XIIe siècle).
La cause de la femme est bien défendue au tympan. Si l’on fait un décompte par sexe des éprouvés d’une part et des élus d’autre part, le score est nettement favorable à l’élément féminin. La femme n’est représentée que quatre fois dans le Tartare en la personne de la concubine du nicolaïte, incarnée dans l'Érinye Tisiphone juchée sur les épaules d'un clerc, présente sous les traits de la diablesse Lilith caressant un drapier et enfin plongée dans la décoction abortive. En comparaison, la gent masculine foisonne dans l’entrepôt du diable, tandis que les Demeures paradisiaques comptent sept femmes (le chiffre de la perfection), soit quatre reines, ou les quatre matriarches de l'Ancien Testament (Sarah, Rébecca Léa et Rachel), deux saintes (sainte Foy et Marie de Magdala) et la Vierge Marie. Dans la grande frise de la « Marche de l’Eglise dans le temps », il est notable que ce sont deux femmes qui l’inaugurent, sainte Foy et Marie de Magdala, et encore une femme qui la mène à son terme, la Vierge Marie.

Enfin, dans le domaine de la littérature profane, n’oublions pas que nous sommes au temps et au pays des troubadours occitans, qui inventent l’amour courtois, l’amour de la Dame lointaine, « lo Fin Amor » et « l'amor de lonh », et que bien des moines d’origine aristocratique ont participé dans leur jeunesse aux « Cours d’Amour ».

La dualité entre Marie-Madeleine et Marie de Magdala est le thème des deux derniers ouvrages de l'auteur de ce site :

- Marie de Magdala, Nouveau Moïse.  La Cause de la Femme :

une enquête sur le processus d’ostracisme amorcé par saint Paul et sur l’opprobre jeté par Grégoire le Grand, amplifié depuis par la tradition de la Légende Dorée et de l’iconographie baroque. A travers le sort jeté sur le premier témoin de la résurrection et apôtre des Apôtres, le livre pose la question du rôle de la femme dans l’Eglise et contribue à la réhabilitation de cette Eve Nouvelle.

- Conques, le trésor des deux aimantes une enquête à rebours, de Marie-Madeleine à Marie de Magdala, ou en quelque sorte, du simulacre à la sincérité.

Sur Marie de Magdala, lire aussi les pages consacrées à son retournement, au culte conquois associé à celui de sainte Foy.

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(1) Sermon de Grégoire 1er (pape de 590 à 604), du 21 septembre 591, Cf. Grégoire le Grand, Homélies sur l'Evangile, 2, XXXIII, Sources chrétiennes, n° 522, Cerf, Paris, 2008.
A propos de cette fusion et confusion, le père dominicain Lagrange écrit dans un paragraphe concernant l’entourage féminin de Jésus : « Rien n’indique que la pècheresse du chapitre VII ait été parmi ces femmes. Une tradition l’a assimilée à Marie Madeleine. Mais Luc présente cette dernière comme une personne dont il n’a encore rien dit et dont il sait que sept démons étaient sortis, probablement à la suite d’exorcismes tels que les pratiquait Jésus. (…) Les textes, dans leur sens naturel, sont donc contraires à l’unité [des Marie], et aucun exégète ancien n’a prononcé le nom de Marie Madeleine à propos de la pècheresse (Cf. RB 1912, p. 204 ss.). (…) La femme aux sept démons fut aisément regardée comme une pécheresse. C’est le pas que fait saint Jérôme dans une lettre à Marcella (XXIII, 588). D’autre part l’anonyme de la pècheresse était gênant pour la prédication, et comme les Pères qui n’admettaient qu’une onction la nommaient Marie, on lui donna ce nom. L’unité de Marie de Béthanie et de la pécheresse se fit par l’unité d’onction, l’unité de Marie Madeleine et de la pécheresse par la confusion de leur rapport au démon. Il ne restait plus qu’à identifier Marie Madeleine et Marie de Béthanie, à quoi le nom se prêtait. » Marie-Joseph LAGRANGE, Evangile selon saint Luc, Gabalda éditeur, Paris, 1921, p. 236. Lire également la conférence de Jean-Philippe Watbled
(remonter)

(2) Lc 10 : 38-39 et Jn 11 : 1 (remonter)

(3) Mt 26 : 6-10 ; Mc 14 : 3-9 et Lc 7 : 36-50 (remonter)

(4) Jn 19 : 25 et 20 : 1-18 (remonter)

(5) Lc 8 : 2-3 et 24 : 9. Notons que dans chacun des versets relatant la crucifixion, la mise au tombeau, la découverte du tombeau vide ou l'apparition, Marie est clairement désignée sous son nom complet de Marie de Magdala ou la Magdaléenne (Mt 27 : 55 ; Mc 15 : 40 et 47 ; 16 : 1 et 9 ; Lc 24 : 10 ; Jn 19 : 25 et 20 : 1) ne pouvant en aucun cas être confondue avec les "autres Marie" présentes à ses côtés, Marie Salomé et/ou Marie Jacobé. (remonter)

(6) Lc 8 : 2. A ce titre, saint Ambroise la considérait comme vierge. (Cf. De virginitate, 3 : 14 ; 4 : 15). Marie de Magdala bénéficie ainsi du privilège d'être lavée de toute faute, débarrassée du "mauvais levain", rendue aussi pure que l'était Eve avant la chute. Son état la rapproche de celui de la Vierge Marie, de conception immaculée. (remonter)

(7) C'est un peu comme si, dans cette vision misogyne, toutes les femmes, filles d’Eve, étaient faibles, donc pécheresses. "Toutes les mêmes ! " diraient certains... C’est sans doute pourquoi les Marie et la pécheresse ont été jugées interchangeables. Par pécheresse, on entend de nos jours prostituée. Tout au plus pourrait-on considérer Marie de Magdala, femme de cour (et non pas courtisane) comme « prostituée » au sens biblique du terme, qui désigne la personne qui s’est détournée de la religion de Moïse, par exemple, en mangeant des mets provenant de sacrifices aux dieux de la cité. Car c’est peut-être le cas de Marie, amie de Jeanne, qui vivait au château de Magdala, selon les apocryphes. Mais il serait plus judicieux, semble-t-il, d'assimiler "la pécheresse" à Suzanne. Totalement absente ailleurs dans les Evangiles, Suzanne n'apparaît furtivement et de façon inopinée, que dans la description de l'entourage féminin de Jésus, en compagnie de Marie de Magdala et de Jeanne de Chouza (Luc 8 : 2-3). Cette énumération des « femmes guéries d'esprits mauvais ou de maladie » qui accompagnent le Christ suit immédiatement et sans transition la scène du repas chez Simon le Pharisien où une certaine femme, « pécheresse notoire » mais qui demeure anonyme (Luc taisant avec délicatesse son nom), verse sur les pieds de Jésus du parfum et des larmes de repentir (Luc, 7 : 36-50). Dans ce coq-à-l'âne, on passe directement d'une scène à l'autre, comme s’il s’agissait d’une association d’idées. De plus, il est significatif que le nom de Suzanne ne soit accompagné ni de son origine géographique, ni de son statut marital, cas unique dans les Evangiles où le nom des jeunes femmes célibataires est complété par celui de leur localité d'origine (par exemple Marie de Magdala) et celui des femmes mariées, toujours précisé par celui de leur époux, comme Jeanne, femme de Chouza, Marie de Cléophas (Marie Jacobé) ou Marie de Zébédée (Marie Salomé). L'identité de Suzanne, qui n'est donc de nulle part et qui n'est fille ou femme de personne, reste ainsi volontairement imprécise, par la même pudeur qui incite l'évangéliste à ne pas révéler l'identité de la "pécheresse" chez Simon. Ce silence lourd de signification pourrait bien désigner la prostituée. Luc appliquerait ainsi la loi hébraïque qui instaure l'oubli des fautes pardonnées. (remonter)

(8) Blaise PASCAL, Pensées, VII, 446, Livre de Poche, Paris, 1972, p. 205-206). D'après ses notes, l'auteur semble s'appuyer sur les travaux  du Rabbin Moïse le Prédicateur (Rabbi Moshe HaDarshan), exégète du Talmud ayant vécu à Narbonne au XIe siècle, et il évoque le traité de la Mishna intitulé Massekhet Sukkah (ou Masechet Souka). Ces Mauvais Levains sont évoqués dans la Bible. Cf. par exemple, le cœur de pierre évoqué dans Ez 36 : 25-26. (remonter)

(9) « Eve est devenue apôtre » disait Hippolyte de Rome à propos de Marie de Magdala (Cf. Cahiers Evangile, n° 138, déc. 2006, Cerf) (remonter)

(10) Les Eglises orthodoxes et protestantes n'ont jamais confondu Marie de Béthanie et Marie de Magdala et ne font en aucun cas l'infamant amalgame avec la pécheresse. (remonter)

(11) A l'occasion du mariage de Charles 1er d'Anjou, frère de saint Louis, avec Béatrice de Provence en 1246. Dès lors, le traditionnel pèlerinage des capétiens à Vézelay se reporte à la Sainte-Baume. (remonter)

(12) Lumen Fidei, Art. 30 et 22, septembre 2013 (remonter)

(13) Jn 20 : 8 (remonter)

(14) Jn 20 : 14 (remonter)

(15) Jn 20 : 18 (remonter)

(16) Lumen Fidei, Art. 22 (remonter)

(17) Hippolyte de Rome, important théologien romain du IIIe siècle (170 – 235), mort martyr sous Maximin, est le premier théologien à comparer Marie de Magdala à Eve : « Le Christ lui-même envoie les Saintes Femmes pour qu’elles soient les Apôtres du Christ. Eve est devenue Apôtre » (cité in Cahiers Evangile n° 138, décembre 2006). Sous la plume de Romanos le Mélode, poète byzantin du VIe siècle, on relève la mission apostolique de Marie de Magdala :

« Va vite, Marie, rassembler mes disciples.
J’ai en toi une trompette à la voix puissante :
sonne un chant de paix
aux craintives oreilles de mes amis cachés,
éveille-les tous d’un sommeil
Chassez, Apôtres, la tristesse mortelle,
car il est réveillé
celui qui offre aux hommes déchus la résurrection
. »

(Romanos le Mélode, Hymnes, XL, 12, cité in Cahiers Evangile n°138, décembre 2006).

La référence à Eve, se retrouve chez Raban Maur, l'archevêque théologien de Mayence (780 – 856) : « Le Christ la salue de telle sorte que la malédiction d’Eve, femme entre les femmes, soit effacée. »

Enfin, au début du XIIe siècle, à l'époque de la construction du tympan de Conques, le grand théologien Honorius d'Autun établit clairement le pont établi par Marie de Magdala entre Eve et la Vierge Marie : « Marie de Magdala fait le pont entre Eve et Marie. Elle est la Nouvelle Eve. » (remonter)

(18) Ex 3 : 1-22 ; Ex 6 : 9 / Jn 20 : 16-8 et 24 : 10-11 (remonter)

(19) Ex 15 : 20. Ainsi deux femmes, Myriam et Marie de Magdala, participent étroitement à la mise en place de l'Alliance avec Dieu. Cf. Michèle Bolli, Le geste et le chant d’une prophétesse, in Luce Irigaray (ed.) : "Le souffle des femmes : des credos au féminin", ACGF, Paris, 1996, p. 27-38. (remonter)

(20) Joseph Ratzinger, Benoît XVI, Jésus de Nazareth, tome 1, p. 89, Flammarion Essais, 2007 (remonter)

(21) Jn 14 : 9 (remonter)

(22) Selon la version latine de saint Jérôme. (remonter)

(23) L'ordination au sacrement de l'amour de l'Apôtre des Apôtres fait pendant à l'ordination céleste de sainte Foy martyre, deux saintes dont les cultes sont du reste, à Conques, jumelés. Le port des ornements sacerdotaux par des femmes n'est pas un cas isolé. C'est le cas, en Aveyron, de la Vierge en majesté de Notre-Dame d'Estables. Ce qui montre que l'Eglise n'a pas toujours été misogyne sur ce plan. (remonter)

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Dernière mise à jour : 06 juin 2021

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