Grand entretien de clôture avec Mathias Enard - Modération par Zoé Sfez - dimanche 2 octobre 2022, 17h30-18h30 - Château du Val Fleury, Gif-sur-Yvette (Paris-Saclay)
Festival Vo-Vf, traduire le monde (les traducteurs à l'honneur)
"Le savoir, en général, et la littérature, en particulier, ont un vrai pouvoir. Lire des livres est une façon d'être libre"
Lire Septembre 2015
Les livres restent, en définitive, avec le feu, la seule façon de combattre les ténèbres.
La musique est un beau refuge contre l'imperfection du monde et la déchéance du corps.
Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l'amour; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et de temples. Ils s'accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d'éléphants et d'êtres merveilleux; en leur racontant le bonheur qu'il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l'amour, l'amour, cette promesse d'oubli et de satiété.
Nos rêves sont peut-être plus savants que nous.
Quelle heure est-il ?
Le réveil est la canne de l'insomniaque, je devrais m'acheter un réveil-mosquée comme ceux de Bilger à Damas, mosquée de Médine ou de Jérusalem, en plastique doré, avec une petite boussole incorporée pour la direction de la prière - voilà la supériorité du musulman sur le chrétien : en Allemagne on vous impose les Evangiles au creux du tiroir de la table de nuit, dans les hôtels musulmans on vous colle une petite boussole contre le bois du lit, boussole et rose des vents qui peuvent servir certes à localiser la péninsule arabique, mais aussi, si le coeur vous en dit, Rome, Vienne ou Moscou : on n'est jamais perdu dans ces contrées.
J'ai même vu des tapis de prière avec une petite boussole intégrée au tissage, tapis qu'on avait immédiatement envie de faire voler, puisqu'ils étaient ainsi préparés pour la navigation aérienne : un jardin dans les nuages, avec, comme le tapis de Salomon da la légende juive, un dais de colombes pour se protéger du soleil - il y aurait beaucoup à écrire sur le tapis volant [...]
Poiraudeau avait une petite soif et vida une timbale de rouge, car il méprisait le blanc, dans lequel il manquait, trouvait-il, la part virile. Le vin dépourvu, soutenait-il de ses aspects les plus charnus, les plus musqués, les plus couillus, était un genre d'eunuque, lunaire, lisse, transparent. Si on pouvait voir à travers, c'est qu'il ne cachait aucun mystère.
Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer.
Effectivement, les roumis* se sont approprié le territoire du rêve, ce sont eux qui, après les conteurs arabes classiques, l'exploitent et le parcourent, et tous les voyages sont une confrontation avec ce songe. Il y a même un courant fertile qui se construit SUR ce rêve, sans avoir besoin de voyager, dont le représentant le plus illustre est sans doute Marcel Proust et sa "Recherche du temps perdu", coeur symbolique du roman européen : Proust fait des "Mille et Une Nuits" un de ses modèles - le livre de la nuit, le livre de la lutte contre la mort. Comme Schéhérazade se bat chaque soir, après l'amour, contre la sentence qui pèse sur elle en racontant une histoire au sultan Shahryâr, Marcel Proust prend tous les nuits la plume, beaucoup de nuits, dit-il, "peut-être cent, peut-être mille, pour lutter contre le temps. Plus de deux cents fois au cours de sa "Recherche", Proust fait allusion à l'Orient et aux "Nuits", qu'il connaît dans la traduction de Galland (celle de la chasteté de l'enfance, celle de Combray) et de Mardrus (celle, plus trouble, plus érotique, de l'âge adulte) - il tisse le fil d'or du merveilleux arabe tout au long de son immense roman; Swann entend un violon comme un génie hors d'une lampe, une symphonie révèle "toutes les pierreries des Mille et Une Nuits". Sans l'Orient (ce songe en arabe, en persan et en turc, apatride, qu'on appelle l'Orient) pas de Proust, pas de "Recherche du temps perdu".
*(terme désignant un Européen et signifiant littéralement « Romain »)
L'être est toujours dans cette distance, quelque part entre un soi insondable et l'autre en soi. Dans la sensation du temps. Dans l'amour, qui est l'impossibilité de la fusion entre soi et l'autre.