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L’Étranger d’Albert Camus ; analyses

Albert Camus

Albert Camus évoque L’étranger.

« … J’ai résumé L’étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : « Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort. » Je voulais dire seulement que le héros est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés  de le considérer comme une épave. Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. »

« … On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L’étranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des personnages de sa création. »

Paru en 1942, L’Etranger d’Albert Camus s’inscrit dans une tétralogie que l’auteur nommera lui-même « cycle de l’absurde », cycle  qui comprend l’essai philosophique Le Mythe de Sisyphe ainsi que les deux œuvres théâtrales Caligula et Le Malentendu. Traduit en plusieurs langues ce roman a été l’objet d’une adaptation cinématographique de Luchino Visconti en 1967. Nous verrons dans un premier temps comment ce roman s’inscrit dans un projet littéraire clairement défini qui nous permettra de saisir ce qu’il faut entendre par « l’absurde » chez Camus, puis nous aborderons la question cruciale de la place du soleil dans L’Etranger; pour enfin tenter d’élucider le sens de ce titre.

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A)    L’absurde camusien

« J’avais un plan précis quand j’ai commencé mon œuvre : je voulais d’abord exprimer la négation. Sous trois formes. Romanesque : ce fut L’Etranger. Dramatique : Caligula, Le Malentendu. Idéologique : Le Mythe de Sisyphe. Je prévoyais le positif sous trois formes encore. Romanesque : La Peste. Dramatique : L’Etat de siège et Les Justes. Idéologique : L’Homme révolté […] » Albert Camus, discours de réception du prix Nobel. 1957.

 

I)                   La tétralogie de la négation

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a)      Le mythe de Sisyphe

« Dans un univers soudain privé d’illusions et de lumière, l’homme se sent un étranger […]. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’Absurdité ». Le Mythe de Sisyphe.

Né un an avant la première guerre mondiale, Albert Camus appartient à une époque qui a connu deux conflits mondiaux. Cette violence renouvelée va fortement influencer des générations d’hommes et de femmes marquées par les guerres et s’interrogeant sur le sens même de l’existence. Camus va exprimer cette vision du monde dans son essai Le Mythe de Sisyphe (1942) où le personnage de Sisyphe va incarner « l’homme absurde » confronté au non-sens de l’existence. Cette œuvre trouve sa source dans un mythe de l’antiquité grecque dans lequel Sisyphe, qui avait osé défier les dieux, avait été condamné à rouler éternellement un rocher jusqu’au sommet d’une colline qu’il n’atteignait jamais. En reprenant ce mythe Camus réfléchit sur l’attitude de l’homme confronté au non-sens de l’existence. A noter que la philosophie camusienne de l’absurde repose sur l’athéisme.

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Sisyphe, Franz von Stuck, 1920

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b)      L’étranger

On retrouve cette philosophie dans L’étranger, où Dieu et le péché sont niés, où la religion n’apporte aucune consolation. Seule la mort, à laquelle personne ne peut échapper, est concevable. Elle nous mène au néant et enlève ainsi tout sens à la vie. La mort, présente dès les premières lignes du roman, traverse l’œuvre de bout en bout.

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c)      Caligula

Dans cette pièce de théâtre publiée en 1944, Camus s’inspire du jeune empereur romain Caligula qui régna au début de notre ère. Il est resté célèbre à cause de son autoritarisme et de sa cruauté à l’égard de ses adversaires. Il sera assassiné par des membres de sa garde rapprochée. Camus en fait un personnage qui, découvrant que « les hommes meurent et ne sont pas heureux », décide d’exercer sa liberté en les détruisant.

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d)      Le Malentendu

Cette pièce, dont la première représentation eut lieu en 1944, met en scène un jeune homme, Jan, qui a réussi seul dans la vie. Il décide de revoir, sans dévoiler son identité malgré les mises en garde de sa femme, sa mère et sa sœur qui continuent de s’occuper de l’auberge familiale. Il ignore que celles-ci tuent les voyageurs étrangers dans leur sommeil. L’exil et la solitude sont les thèmes majeurs de l’œuvre.

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Le Malentendu, mise en scène contemporaine

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Face au non-sens de la condition humaine, l’homme n’est cependant pas condamné au renoncement. Au contraire, il pourra dépasser l’absurde de sa situation en affirmant sa liberté, en se révoltant et en étant solidaire.

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II)                La tétralogie du « positif »

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a)      La Peste

Publié en 1947, ce roman raconte la vie quotidienne des habitants d’une ville frappée par une épidémie de peste. La ville se trouve alors coupée de l’extérieur, et les personnages isolés de leur famille. Cependant, face au malheur, le roman propose une attitude positive afin de dépasser le non-sens de la condition humaine : il s’agit pour les hommes de se révolter et d’être solidaires face au malheur.

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b)      L’Etat de siège

« Notre XXème siècle est le siècle de la peur ». Albert Camus, 1946.

Cette pièce de théâtre, écrite en 1948, évoque de manière métaphorique la manière dont un état totalitaire s’organise en s’appuyant sur la peur pour soumettre la population. L’épidémie de peste qui menace ici fait écho aux totalitarismes encore en place à l’époque, et en particulier au régime de type fasciste du général Franco en Espagne (l’action de la pièce se déroule en Andalousie). L’amour et la solidarité des hommes pourront repousser ce danger. Le refus de la soumission et la résistance triompheront de la manipulation.

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c)      Les Justes

« La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. »

Représentée la première fois en 1949, cette pièce met en scène un groupe de révolutionnaires socialistes russes qui préparent un attentat à la bombe contre le tyran. Le jeune héros, Kaliayev, renonce une première fois à jeter la bombe pour ne pas tuer le neveu et la nièce du tyran. La deuxième occasion sera la bonne.  Arrêté, Kaliayev refuse de trahir ses compagnons et préfère mourir.

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d)      L’Homme révolté

« Qu’est-ce qu’un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. »

Rédigée en 1951, cette œuvre traite du droit à la révolte de l’individu à partir du moment où il se sent opprimé. Cette révolte se réalise dans l’action, une action collective contre la soumission et pour l’égalité. Ainsi se révolter c’est espérer, se battre, proposer, agir.

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Couverture de L’Homme révolté


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B)    Le thème du soleil dans L’Étranger

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Le soleil occupe une place importante dans la vie et l’œuvre de Camus le méditerranéen, associé selon les situations au malheur ou au bonheur. Ainsi dans L’Etranger, le soleil accompagne le héros, pour le meilleur et pour le pire.

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1)      Meursault, un homme en accord avec le monde

Homme du soleil, Meursault vit par moments en total accord avec l’univers qui l’entoure : les paysages algériens, le climat méditerranéen comblent sa vie à chaque instant, instinctivement. Cette communion avec la nature est particulièrement remarquable dans les passages où le héros, en compagnie de Marie, dans le soleil, se baigne et jouit de sensations particulières : « Nous avons pris un autobus et nous sommes allés à quelques kilomètres d’Alger, sur une plage resserrée entre des rochers et bordée de roseaux du côté de la terre. Le soleil de quatre heures n’était pas trop chaud, mais l’eau était tiède, avec de petites vagues longues et paresseuses … Marie m’a rejoint alors et s’est collée à moi dans l’eau. Elle a mis sa bouche contre la mienne. Sa langue rafraîchissait mes lèvres et nous nous sommes roulés dans les vagues pendant un moment ». Première partie, chapitre IV.

Le soleil est ici bénéfique et participe, avec l’eau, à l’épanouissement sensuel de Meursault.

« Avec Marie, nous nous sommes éloignés et nous nous sentions d’accord dans nos gestes et dans notre contentement. Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles d’eau qui me coulaient dans la bouche ». Première partie, chapitre VI.

Homme des plaisirs de l’instant, Meursault ne se projette jamais dans l’avenir. Il vit au présent, jouissant de bonheurs instantanés, simples, naturels, les seuls dignes d’être vécus quand on vit avec le sentiment de sa finitude, quand on sait que la vie est tragique, absurde.

On retrouve cette adhésion de l’homme avec le monde qui l’entoure dans un autre recueil de Camus qui s’intitule Noces, écrit en 1936, recueil dans lequel l’auteur célèbre le mariage heureux entre l’homme et la nature, mariage d’autant plus heureux que celui qui en jouit a parfaitement conscience que la seule issue est la mort : « Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Etreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort ». Noces à Tipasa.

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2)      Meursault, un homme soumis au soleil

Si dans L’Étranger le bonheur est associé à la vie dans la nature algérienne, soleil et chaleur sont aussi des vecteurs de souffrance et de mort. Ainsi le soleil accompagne les moments clefs du roman,  sa présence leur procurant une intensité dramatique sans égale, soulignant ainsi les temps forts de l’action.

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Première partie, chapitre I. L’enterrement.

Les obsèques de madame  Meursault se déroulent sous un soleil de plomb qui pèse de tout son poids sur les hommes et le paysage : « Le ciel était déjà plein de soleil. Il commençait à peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne sais pas pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre en marche. J’avais chaud sous mes vêtements sombres…. Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant ».

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Première partie, chapitre III. Meursault et Sintès.

A ce moment de l’action, Meursault accepte de devenir le complice de Sintès, ce qui l’amènera au crime et à l’exécution capitale. Si le soleil n’est pas directement présent, les termes évoquant la chaleur sont nombreux. Ils créent ainsi une atmosphère pesante, suffocante : « La maison était calme et des profondeurs de la cage d’escalier montait un souffle obscur et humide. Je n’entendais que les coups de mon sang qui bourdonnait à mes oreilles ».

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Première partie, chapitre VI. Chaleur, ivresse et meurtre.

Le repas dans le bungalow est marqué par une atmosphère où l’absorption d’alcool et la chaleur ambiante agissent sur le comportement du héros. Le malaise est perceptible, il participe à l’enchaînement tragique d’actions qui aboutiront au meurtre : « Nous mangions tous sans parler. Masson buvait souvent du vin et il me servait sans arrêt. Au café, j’avais la tête un peu lourde et j’ai fumé beaucoup. Le soleil tombait presque d’aplomb sur le sable et son éclat sur la mer était insoutenable. Il n’y avait personne sur la plage. Dans les cabanons qui bordaient le plateau et qui surplombaient la mer, on entendait des bruits d’assiettes et de couverts. On respirait à peine dans la chaleur de pierre qui montait du sol ».

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Dans la deuxième partie de l’œuvre, l’évocation de la température élevée des salles d’audience et de la cellule de Meursault est récurrente.

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Deuxième partie. Chapitre III. Une atmosphère étouffante.

Accablés, les protagonistes du passage subissent le poids d’une chaleur qui les écrase. Dans cette atmosphère confinée et surchauffée le héros, apathique et comme assommé, assiste au spectacle de sa mise à mort. : « La chaleur montait et je voyais dans la salle les assistants s’éventer avec des journaux. Cela faisait un petit bruit continu de papier froissé. Le président a fait un signe et l’huissier a apporté trois éventails de paille tressée que les trois juges ont utilisés immédiatementJ’ai essuyé la sueur qui couvrait mon visage et je n’ai repris un peu conscience du lieu et de moi-même que lorsque j’ai entendu parler du  directeur de l’asile ».

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Deuxième partie. Chapitre IV.

« Moi, j’étais étourdi de chaleur et d’étonnementJ’ai dit rapidement, en mêlant un peu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c’était à cause du soleil. Il y a eu des rires dans la salle. Mon avocat a haussé les épaules et tout de suite après, on lui a donné la parole ».

Associé à la souffrance, au mal-être, à la torture, à la fatigue, le soleil est un acteur majeur de l’œuvre. Sa force est telle que le héros s’en trouve dépossédé de lui-même, étranger à luimême. Meursault ne peut y échapper et semble porter en lui le feu dévastateur du soleil qui, comme un symbole du destin, dévore l’homme : MEURT/MORT  SAULT/SOLEIL.

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C)    L’étrangeté de Meursault

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L’étranger, un titre étrange pour un roman.

« People are strange when you’re a stranger ». Titre d’une chanson du groupe américain The Doors. Album Strange days, 1967.

Selon le dictionnaire l’adjectif « étranger » recouvre les sens suivants :

_ qui est d’un autre pays

_ qui n’appartient pas, d’un point de vue social, à un groupe clairement défini

_ différent, isolé, distinct

_ qui n’a rien de commun avec quelque chose

_ étrange, bizarre

_ inconnu

Si, avant de lire l’œuvre, le lecteur peut penser à la première définition, force est de constater qu’après la lecture, toutes les définitions peuvent s’appliquer au héros. En effet Meursault est « ailleurs », il est en quelque sorte « hors-jeu », en décalage avec le monde dans lequel il évolue. Son attitude, parfois déconcertante pour les gens qui le côtoient, le rend ainsi étrange. De même sa manière d’appréhender ce qui l’entoure, comme le système judiciaire par exemple, est particulière. Meursault ne se sent pas impliqué, responsable face aux valeurs et aux lois qui régissent la société (voir son attitude quand Marie évoque le mariage).  Le malentendu est donc inévitable et Meursault, personnage séparé de lui-même et des autres, incarne l’homme de l’absurde, absurde que Camus définit comme étant « le divorce entre l’homme et sa vie« . Meursault est un observateur de la vie, se tenant toujours à l’extérieur. Il ne juge pas les autres. Il regarde, note, mais ne s’engage pas et n’adhère jamais.

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Affiche du film de Visconti, 1967

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Affiche du film de Visconti, 1967

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Affiche du film de Visconti, 1967

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Question : Sur quels aspects de l’œuvre ces affiches mettent-elles l’accent ?

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Quand L’Étranger inspire un groupe anglais

L’histoire de la chanson

Cette chanson est l’un des premiers titres du groupe anglais The Cure et a été écrite en 1978. Robert Smith, interprète et compositeur du groupe, s’est inspiré d’un des épisodes clefs du roman L’étranger d’Albert Camus,  au moment où le personnage narrateur, Meursault, tue un Arabe sur une plage.

Afin d’éviter tout malentendu au sujet du titre qui pourrait suggérer un appel au crime raciste, le groupe fit envoyer le disque aux médias accompagné du livre de Camus. Cette précaution s’avéra utile dans le sens où le parti xénophobe anglais  The National Front tenta de récupérer cette chanson pour en faire un hymne raciste.

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Paroles et traduction de « Killing An Arab »

Killing An Arab (Tuer Un Arabe*)

Standing on the beach
Debout sur la plage
With a gun in my hand
Un pistolet à la main
Staring at the sky

Je fixe le ciel
Staring at the sand
Je fixe le sable
Staring down the barrel
Je fixe le canon
At the arab on the ground
Sur l’arabe à terre
I can see his open mouth
Je vois sa bouche ouverte
But I hear no sound
Mais je n’entends aucun son

[Chorus]
[Refrain]
I’m alive
Je suis en vie
I’m dead
Je suis mort
I’m the stranger
Je suis l’étranger
Killing an arab
Qui tue un arabe

I can turn
Je peux me retourner
And walk away
Et m’en aller
Or I can fire the gun
Ou je peux tirer avec le pistolet
Staring at the sky
Je fixe le ciel
Staring at the sun
Je fixe le soleil
Whichever I chose
Quoi que je choisisse
It amounts to the same
Cela revient au même
Absolutely nothing
Absolument rien

[Chorus]
[Refrain]

I feel the steel butt jump
Je sens le sursaut de la crosse d’acier
Smooth in my hand
Lisse dans ma main
Staring at the sea
Je fixe la mer
Staring at the sand
Je fixe le sable
Staring at myself
Je me regarde fixement
Reflected in the eyes
Dans le reflet des yeux
Of the dead man on the beach
De l’homme mort sur la plage
The dead man on the beach
L’homme mort sur la plage

[Chorus]
[Refrain]

 

Questions

1)    Quels sont les éléments du texte source que l’on peut retrouver dans la chanson ?

2)    Quels  sont les sentiments et les images  que cette chanson vous a inspirés après l’avoir écoutée ?

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José Muñoz

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A propos de José Munoz

José Munoz est un dessinateur argentin de renommée internationale. Il est né à Buenos-Aires en 1942 et a travaillé très tôt pour la bande-dessinée, d’abord dans des revues puis dans des séries publiées dans le monde entier. Installé en Europe dès 1972, il collabore à de nombreux projets artistiques. A partir de 1999 il publie une série de recueils composés de textes et de dessins. En 2012 ses dessins ponctuent L’étranger d’Albert Camus. Il vit actuellement entre Paris et Milan.

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Extraits étudiés

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Texte 1   Albert Camus,  L’étranger. Incipit.

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingt kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute ». Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.

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Questions

1)      Qu’est-ce qui rend cet incipit de roman particulier ? (informations fournies au lecteur, narration, point de vue narratif)

2)      Faites le portrait du personnage.

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Illustration de José Muñoz

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Texte 2   Albert Camus,  L’étranger. Le meurtre de l’Arabe.

Il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant. A l’horizon, un petit vapeur est passé et j’en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de regarder l’Arabe. J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jaillit du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le révolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout à commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

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Questions

1)      De quelle manière se manifeste le soleil dans ce passage ? Justifiez votre réponse.

2)      Quelle est l’attitude de Meursault ?

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Illustration de José Muñoz

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Texte 3   Albert Camus,  L’étranger. Chapitre IV.  Meursault au tribunal.

 Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant d’entendre parler de soi. Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a beaucoup parlé de moi et peut-être plus de moi que de mon crime. Etaient-elles si différentes, d’ailleurs, ces plaidoiries ? L’avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec excuses. Le procureur tendait les mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses. Une chose pourtant me gênait vaguement. Malgré mes préoccupations, j’étais parfois tenté d’intervenir et mon avocat me disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire. » En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se déroulait sans qu’on prenne mon avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être l’accusé. Et j’ai quelque chose à dire. » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire. D’ailleurs, je dois reconnaître que l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps. Par exemple, la plaidoirie du procureur m’a très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des gestes ou des tirades entières, mais détachées de l’ensemble, qui m’ont frappé ou ont éveillé mon intérêt.

Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais prémédité mon crime. Du moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve, messieurs, et je la ferai doublement. Sous l’aveuglante clarté des faits d’abord et ensuite dans l’éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle. » Il a résumé les faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l’ignorance où j’étais de l’âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la rentrée avec Marie. J’ai mis du temps à le comprendre à ce moment, parce qu’il disait « sa maîtresse » et pour moi, elle était Marie. Ensuite, il en est venu à l’histoire de Raymond. J’ai trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu’il disait était plausible. J’avais écrit la lettre d’accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer aux mauvais traitements d’un homme « de moralité douteuse ». J’avais provoqué sur la plage les adversaires de Raymond. Celui-ci avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver. J’étais revenu seul pour m’en servir. J’avais abattu l’Arabe comme je le projetais. J’avais attendu. Et « pour être sûr que la besogne était bien faite », j’avais tiré encore quatre balles, posément, à coup sûr, d’une façon réfléchie en quelque sorte.

« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé devant vous le fil d’événements qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. »

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Questions

1)    Comment pourriez-vous qualifier l’attitude de Meursault lors de son procès ? Justifiez votre réponse.

2)    En quoi le procureur, dans son attitude et ses propos, est-il représentatif d’un « système » ?

Illustration de José Muñoz

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Texte  4   Albert Camus,  L’étranger. Epilogue.

 Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il, comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l’épouse. Qu’importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu’importait que Marie donnât aujourd’hui sa bouche à un nouveau Meursault ? Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon avenir… J’étouffais en criant tout ceci. Mais, déjà, on m’arrachait l’aumônier des mains et les gardiens me menaçaient. Lui, cependant, les a calmés et m’a regardé un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s’est détourné et il a disparu.

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Questions

1)      Comment s’exprime la révolte de Meursault ?

2)      Quelles sont les raisons de cette révolte ?

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Illustration de José Muñoz

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13 réponses
  1. avatar
    shahinez dit :

    est ce que quelqu’un peut me donner la réponse sur la question du 6éme chapoitre  »le meutre de l’arabe? »
    Questions
    1) De quelle manière se manifeste le soleil dans ce passage ? Justifiez votre réponse.
    2) Quelle est l’attitude de Meursault ?

    voici mon émail : shahy.ci@gmail.com

  2. avatar
    iekawe pierre dit :

    Merci monsieur pour vos cours, j’ai compris ce qu’est 1 antihéros !!!! Très compréhensible vos cours !!!!

  3. avatar
    ehnyimane 1°L dit :

    Bravo, pour le commentaire.. L ‘ensemble est complet, instructif, et très enrichissant! Félicitation à M. Hottin, et continuez ainsi! Oleti atraqatr!

  4. avatar
    HNIMINAU Lizie dit :

    Mer6 Mr Hottin ,j’ apprend beaucoup de choses avec vous. Merci et bon courage à vous.Vous avez du boulot!!!!!

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