Vendredi 13 novembre, elles ont retrouvé leurs amis à la Belle Equipe. Cogérante de ce bar populaire du 11e arrondissement, Hodda y fêtait, avec une semaine de retard, son 35e anniversaire. Autour d’elle, des amis, des collègues, des copains et sa famille. Il y a Ludo, Marie, Chloé, Djamila, Greg… Ainsi que Halima, 36 ans, sa sœur adorée, sa « jumelle », venue pour l’occasion de Dakar, et Khaled, 27 ans, leur petit frère. Tous rient, plaisantent et boivent un verre quand une rafale de kalachnikov ôte la vie de « ce casting de belles personnes » comme le dit Virgile, le patron du Café des Anges. Peu en réchapperont. Parmi eux, Khaled, miraculeusement indemne, mais amputé d’une partie de lui-même. A Paris ce soir-là, plus de 120 personnes seront tuées, coupables de profiter de la vie et de respecter les différences. Autant de valeurs incarnées par Hodda et Halima, ces Françaises filles de l’immigration.

Une fratrie soudée

Au départ, il y a une histoire classique. Un père tunisien ouvrier, venu en France dans les années 70. En 1975, il s’installe au Creusot (Saône-et-Loire) avec sa femme et son fils aîné. Suivront sept autres enfants. « La famille Saadi, c’est une fratrie soudée de quatre fils et quatre filles », explique Abdallah, l’un des frères. « Notre père est pudique, réservé et exigeant. Son honnêteté et son sens de l’honneur nous ont valu une enfance sévère, mais très aimante. Quant à ma mère, nous sommes tout pour elle. » Dans la fratrie, Hodda se distingue par son indépendance. Après un BTS, elle va à Naples où elle apprend l’italien pendant plus de deux ans. De retour en France, elle rejoint à Paris ses sœurs Nadia et Halima, cette dernière suivant une formation aux métiers de la haute couture. Très vite, Hodda intègre la CCI de Paris où elle travaillera sept ans, avant de quitter cet emploi stable pour se lancer dans la restauration. « Hodda a toujours cru en elle », se remémore Khaled, les larmes aux yeux. « Elle était persuadée que le courage, le travail, l’envie payeraient. » Et elle avait raison. Le Café des Anges, la Fée verte, la Belle Equipe… Hodda poursuit sa route, devient cogérante, s’imposant dans le monde masculin et sans pitié de la restauration. Au fil des années, Hodda rassemble aussi autour d’elle ses frères et sœurs, les aidant à trouver du travail, logeant les nouveaux venus, dépannant les copains. Solaire et rassembleuse, elle séduit naturellement. « La première fois qu’on la voyait, tout le monde tombait sous le charme », dit Tariq, un vieil ami. « Hodda était une très belle personne, dans tous les sens du terme. Sa gentillesse et son attention aux autres étaient inouïes. » Son style également. Fan de vintage, elle dénichait des pièces colorées et gaies aux Puces de Montreuil. « C’était la "chasseuse fashion" officielle de la bande de copines », ajoute Laurie, sa belle-sœur. « On lui confiait des sous et elle revenait avec des pièces sublimes ! »

Ouverts sur le monde et les autres

Parisienne jusqu’au bout des ongles, Hodda sillonnait la capitale sur son vélo rouge, enchaînait les expos, allait à Vienne pour écouter Mozart, fréquentait assidument la Cinémathèque, lisait des dizaines de livres, elle qui avait toujours refusé d’avoir une télé, cuisinait des couscous XXL chantait Joe Dassin et Nina Simone… Célibataire épanouie, elle inventait sa vie, respectueuse de ses valeurs. Elle était l’une de nous. Etait-elle religieuse ? « Oui, nous sommes tous croyants dans la famille car nos parents nous ont élevés dans la foi musulmane. Mais notre pratique a toujours été personnelle, individuelle, spirituelle. Halima n’a jamais bu une goutte d’alcool ou fumé, alors que Hodda le faisait. Chacun de nous croit à sa façon sans jamais l’imposer aux autres », précise son frère Abdallah. Ouverts sur le monde et les autres, les Saadi ne jugent pas, accueillant dans leur vaste tribu les compagnons catholiques, étrangers ou athées des enfants. Mariée depuis dix ans à Adama, un Sénégalais, Halima vivait ainsi à Dakar avec son mari et ses deux enfants depuis le mois de septembre 2015, après une carrière à la BPI. « Coquette, maternelle et rieuse, elle était la joie de vivre incarnée », se souvient Khaled. « Jamais Halima ne se plaignait, même si sa santé était fragile. Elle était toujours à l’écoute des autres. Quand je pense à elles, je me dis que toutes deux doivent immensément souffrir pour nous tous. » A ses côtés, Hajer, sa belle-sœur, pleure en racontant qu’elle s’est mariée six mois plus tôt dans la robe de Halima.

Une Babel contemporaine

Hodda et Halima doivent aussi souffrir pour leur Paris. Un Paris populaire et brassé. Un Paris où tout le monde se connaît et s’entraide. Un Paris où la mixité sociale est une réalité, sorte de Babel contemporaine où se mêlent les classes sociales, les cultures, les situations économiques… Comme le dit Tariq, « l’Est parisien, c’est la réussite de l’intégration en France. Ici, les jeunes ont leur chance s’ils bossent dur, quelles que soient leurs origines. Le quartier est agréable, les opportunités existent, les multiples cafés et restaurants offrent des débouchés y compris à des gens qui ont peu de formation... Loin de toute politique, ce quartier propose un nouvel art de vivre à la française : celui du respect de tous. Et Hodda incarnait à merveille cet esprit ». Khaled ne dit pas autre chose quand il avoue que c’est ici, dans ce onzième cosmopolite, qu’il a découvert qu’il était Français. « Avant cela, en Bourgogne, je me sentais Tunisien. C’est en arrivant à Paris que je me suis dit : "Ben oui, t’es Français et tu as tes chances" », déclare-t-il. Ennemis de la laïcité et de la diversité, les terroristes qui ont ouvert le feu ce soir-là pensaient certainement nous dresser les uns contre les autres. Erreur. Dans son salon, Khaled, encore choqué de ce qu’il a vécu, incapable d’oublier les rafales de tirs et les cris, sanglote. « En perdant Hodda, nous avons perdu le pilier de la famille, la locomotive. Mais je me promets de tenir bon et de survivre pour honorer mes sœurs et les valeurs qu’elles m’ont transmises. » Où seront enterrées Hodda et Halima ? Leurs frères ne le savent pas encore. Mais ils espèrent tous deux qu’elles reposeront ensemble dans la capitale. Parisiennes pour toujours.

Une collecte de soutien a été lancée par des amis pour leur famille. Plus d'informations ici.