Un peu comme un défi, on me propose d’interviewer Ines de la Fressange pour ELLE. J’accepte immédiatement, je l’adore. Trop peut-être. Je me précipite sur mon ordinateur et télécharge tout ce que je trouve sur Ines. Je fais défiler les images. Je découvre des photos que je ne connaissais pas. Celle où elle pose nue, devant un miroir, sublime de beauté, en culotte de soie, perchée sur des talons, avec ses jambes majestueuses. Et puis la succession de campagnes Chanel qui me laissent bouche bée. J’imprime tout. En couleur. J’accroche tout, sur les murs de mon bureau. On me regarde bizarrement. Ines devient mon obsession. Je reçois le dossier que m’a préparé le service des archives du journal : une sélection, non exhaustive, des dernières parutions d’Ines dans ELLE.

3233_FELLE_PH_07D_RGB

Ines, l’Intemporelle

Ces images du temps qui glisse et qui passe, inéluctablement. Je lis le dossier tel qu’il m’est envoyé, en remontant le temps. Le dernier article date de 2014 et le premier des années 80. Vingt ans de la vie d’Ines de la Fressange dans ELLE. Vingt ans de facettes de son visage, aussi différentes qu’évolutives, figées sur papier glacé que l’on regarde aujourd’hui avec le sentiment que rien, décidément rien, n’a changé. Non, en vingt ans, rien n’a changé. Le temps n’a pas d’emprise sur Ines. C’est pour cela qu’elle est si moderne. Ou plutôt, si contemporaine. Oui, Ines est résolument contemporaine. On ne se lasse jamais de la regarder, en une de ELLE, ou partout ailleurs, avec toujours cette façon d’être, si particulière, qui nous fait chavirer parce qu’elle est absolument déconcertante. Comme si elle se foutait des années qui passent avec cette insouciance insolente que bien des femmes lui envient. Comme si elle nous regardait, droit dans les yeux, et que de sa voix chantante elle nous lançait : « Ben quoi ? » Surprise feinte ? Non. Surprise de collégienne, plutôt. Un peu coquine, un peu secrète. Espiègle et charmeuse. Avec ce génie de l’esquive dont elle a le secret. Avec cette légèreté, cette joie dans le regard, ce mouvement de la tête, qu’elle a l’art de reproduire invariablement dès que ses boucles noires viennent masquer son visage de frondeuse, avant de partir dans un rire qui la décoiffera à nouveau. Oui, je le confirme, Ines est dé-con-certante. Parce que je l’ai rencontrée, Ines. Le 1er avril dernier.

 Elle est belle dans son pull en cachemire gris à col rond

Elle me reçoit chez elle. Je sonne, c’est elle qui m’ouvre, étonnée que je sois si ponctuelle. Elle est belle dans son pull en cachemire gris à col rond qui laisse apercevoir la naissance de ses fines clavicules, son jean brut très chic parce que vraiment brut, vraiment bleu, vraiment jean. Des ballerines blanches aux pieds, enfin je crois qu’elles étaient blanches, parce qu’en fait ce sont ses jambes infinies et ses cuisses si menues qui ont naturellement éclipsé les chaussures, sans parler de ses fesses toutes petites, toutes mignonnes, deux petites pommes adorables que je ne parviens pas à éviter du regard tandis qu’elle passe devant moi et m’invite à entrer dans son salon. Immédiatement, j’aime. Ines et la maison d’Ines. Chez elle, tout est parfait. Le choix de la couleur de ses chaises autour de la grande table de la salle à manger, la multitude de bougies multicolores dans les moindres recoins, les dessins de ses filles encadrés au mur, les petites poupées miniatures, tressées, exposées sous verre, la forme des coussins, la table basse, une coupelle en cuivre, tout, vraiment tout chez Ines, est parfait. Et puis pas de télé. En tout cas pas là où elle me reçoit. Inutile. La vie d’Ines existe évidemment sans télé.

3233_FELLE_PH_03E_RGB

Ines ou l’art de vivre

D’abord son goût. Le goût d’Ines. Ines n’a pas « bon goût ». Ines a DU goût. C’est pas pareil. Mais surtout, elle a cette façon d’avoir du goût qui n’attise aucune jalousie, aucune envie. Parce qu’au-delà de l’harmonie de couleurs et de matières, Ines est généreuse dans son goût. Il arrive souvent que l’on se sente écrasé par le goût des autres. Presque humilié. Ces intérieurs « bobos » qui affichent leurs trop-plein de certitudes, avec arrogance. Pas chez Ines. Chez elle, on a le sentiment que les choses sont là parce qu’elle les aime vraiment, qu’elles sont chargées de souvenirs, d’histoires personnelles, et qu’elle les a choisies parce qu’elle a sincèrement envie de les partager avec vous. Ines me propose un café et disparaît à la cuisine. J’attends dans le salon, je n’ose pas m’asseoir, je regarde son jardin à travers la porte vitrée. Je me sens bien. Quand elle revient, je choisis le canapé qui fait face à la fenêtre et elle décide de s’asseoir à côté de moi. Croisant ses jambes de gazelle, elle me sourit. Je succombe. Elle a 57 ans… Je n’en reviens pas. Je crois que je n’ai jamais vu de femme aussi radieuse, aussi joyeuse, aussi légère, aussi charmeuse. Aussi heureuse. Son homme doit être fou d’elle, me dis-je, en l’écoutant me parler de la soirée Sidaction à laquelle elle a participé, invitée à la table ELLE, au bras de son homme, Denis Olivennes [patron de Lagardère Active, qui dirige ELLE]. Ines et ELLE, justement. Une histoire incroyable. Elle semble moins étonnée que moi de la longévité de la relation qui s’est tissée depuis plus de vingt ans entre elle et le journal – ça fait trente ans ! me corrige-t-elle aussitôt, avant de partir dans un rire qui me fait fondre à nouveau. On boit notre café. Elle tire délicatement sur sa cigarette électronique – Ines est la seule fumeuse électronique que je connaisse à savoir s’y prendre avec une telle élégance, que, chez elle, le geste, si ingrat chez d’autres, devient miraculeusement glamour.

Le mannequinat, c’est derrière elle

Un silence s’installe. Elle repose sa tasse, croise, recroise et redécroise ses jambes de danseuse étoile, place son coude sur son genou dans une gracieuse contorsion de gymnaste, cale son visage au creux de sa main et me regarde avec ses grands yeux noirs. Ah le regard d’Ines ! Perçant, insolent. Malicieux certes, mais… pas commode ! Quel regard ! Des yeux pétillants d’intelligence. D’intelligence et de liberté. Parce qu’Inès est d’une liberté impertinente. Presque provocante. Son sourire illumine soudain son visage de jeune fille. - Alors ? Je sais que l’interview a commencé. On parle de sa carrière de mannequin, de son rapport aux photographes, de la vie qu’elle a menée aux quatre coins du monde, dans les avions, les hôtels, sur les podiums, les défilés, la fidélité à Jean Paul Gaultier, ses liens avec Chanel, ses contrats d’exclusivité, la brouille avec Karl Lagerfeld et puis la réconciliation, tout cela... Mais je sens que « tout cela » ne l’excite pas trop comme sujet de conversation, qu’elle préférerait me parler d’événements plus marquants – de sa propre boutique à Paris qui ouvre fin mai (lire page 90), de sa collaboration avec Uniqlo, ou encore de Roger Vivier (dont elle est l’ambassadrice). Et je la comprends. Parce que le mannequinat, c’est derrière elle. Mais moi, c’est cet aspect-là d’Ines qui m’excite. Et je sais pourquoi. Parce que son corps me fascine. Il est unique. Je commence par lui demander si elle l’aime, son corps : « Oui. » Si elle l’a toujours aimé : « Oui. » Si le métier de mannequin ne lui a pas dévoré son corps : « Non. » Si elle a conscience d’avoir vendu son corps pendant toutes ces années : « Pas du tout ! » Si elle n’a jamais eu la sensation troublante de… se marchander : « C’est-à-dire ? » Je n’ose pas poursuivre. Je me trouve terriblement maladroite. Elle me sourit. Très douce. « Tu remarques que tu me questionnes beaucoup sur mon corps ? C’est important pour toi, le corps ? » J’en ris presque, tellement elle tape juste. - Oui, Ines. Le corps, c’est à peu près ce qui me pose le plus de questions, sinon de problèmes, dans ma vie… Pas toi ? Un temps. Cette fois, elle ne me répond pas. Au lieu de ça, elle finit sa tasse de café, jette un coup d’oeil à son téléphone portable qui n’a cessé de clignoter depuis mon arrivée, appuie vaguement sur une touche de désactivation, et puis me regarde droit dans les yeux. - Pourquoi le corps te pose-t-il tant de questions ? Et là, j’ai compris. J’ai compris qu’à son corps défendant Ines ne répondrait à aucune de mes questions. Que c’est elle qui mènerait l’interrogatoire. Éclatant le cadre consensuel de l’interview classique, elle allait parvenir à obtenir de moi ce que j’étais venue chercher chez elle.

3233_FELLE_PH_08E_RGB

Ines et sa liberté

Comment ai-je même pu imaginer que ça se passerait autrement ! Elle est bien trop affranchie pour avoir quoi que ce soit à me livrer d’elle-même. Livrer, c’est se délivrer. Ines ne se (dé)livre pas. Elle se délivrerait de quoi ? Elle n’a aucune chaîne à faire sauter. Celle qui, de toute évidence, avait besoin de se déverrouiller, c’était moi. Pas elle. C’était parti. - Alors, pourquoi tu veux que je te parle autant de mon rapport au corps ? Quelle relation tu as, toi, avec ton corps, exactement ? Ça m’intéresse. Explique-moi, me commande-t-elle, l’air de rien. Docile, je lui réponds. - Parce qu’il m’encombre. Et que, depuis toujours, je cherche à l’apprivoiser en m’en défendant. Pas toi…? tentais-je. - Non ! Répond-elle, en éclatant de rire. Quelle drôle d’idée ! J’avoue. C’est une drôle de façon de s’apprivoiser. Mais c’est la mienne. Et d’ailleurs, voulant être plus précise, j’ajoute, un peu vexée : - Pour tout te dire, Ines, mon corps, si je l’ai façonné tel qu’il est aujourd’hui, c’est presque à cause de toi. - A cause de moi ! Pourquoi ? Et là, je me lance : - Mais parce que tu es mon moi idéal, voilà pourquoi ! Tu as toujours eu le corps de mes rêves. Adolescente, j’étais mal proportionnée. Des seins minuscules, de trop grandes jambes. Trop molle et trop carrée à la fois. Pas normale, pas finie. Indéfinie. Et puis, je te regardais, toi, et je te trouvais tellement parfaite. Tellement proportionnée. Des chevilles toutes fines, des mollets de gazelle, des jambes interminables. Une icône pour moi. La femme qui ne déborde pas, qui ne risque pas d’être vulnérable à cause de ses attributs de femme. En fait, une femme qui n’est pas vraiment une femme. Une sorte d’homme, finalement. Enfin, non, puisque tu es si féminine… Mais toi, tu pouvais rivaliser avec les hommes grâce à ce corps parfait. Moi, il me semblait que tout était à travailler. A contrôler. Toi, tu étais construite à la perfection. Que de la matière solide. Que de la force. Pas de mou. Pas de gras. Pas d’en trop. Le corps à l’état brut, c’est-à-dire dont on mesure les angles, pas les formes. Une structure, quoi. Solide et définie. Je voulais être comme toi, moi, tu comprends ? Silence. Un peu long. Elle me regarde, l’oeil en coin. Elle prend un temps, incline légèrement la tête et me lance, très calmement : « Tu as déjà consulté ? » - Euh… oui… Silence, encore. Je suis gênée. Sa fille cadette fait alors irruption dans la pièce. Je suis subjuguée : on dirait Ines à 15 ans. Mère et fille se chamaillent avec tendresse, la jeune fille s’éclipse, Ines se tourne vers moi et me sourit toujours. L’espace d’une seconde j’ai pu entrevoir sa façon d’être une mère : complice et autoritaire à la fois. Ines est normale. - Euh… Et toi ? Je lui demande, devinant déjà sa réponse. - Ah non ! Pas moi ! Certainement pas ! Pour quoi faire ? Mon père et ma mère ont déjà donné, merci, analysés tous les deux par le même psy, Jacques Lacan… Tu vois le genre ! Elle repart dans son rire dévastateur. Je la regarde, fascinée. Je sais que l’interview est terminée. J’ai obtenu une définition de la liberté. Deux parents entre les mains de Jacques Lacan, ça donne Ines de la Fressange : la femme qui a su inventer l’art de s’affranchir de tout. De son corps, comme du reste.