Les agents secrets du cinéma

La polémique sur les cachets mirobolants des stars ne les a pas épargnés. Entre histoires de gros sous et concurrence impitoyable, retour sur une profession qui tire les ficelles.

    Un agent d'acteur sur un plateau de télé, ça n'arrive pas tous les jours.

    Alors quand Elisabeth Tanner, numéro 2 d'Artmedia, la plus grande agence artistique d'Europe, fait le déplacement le 8 janvier 2013 chez Frédéric Taddeï dans « Ce soir ou jamais » sur France 3, c'est qu'il se passe quelque chose de grave…

    En effet, quinze jours plus tôt, le distributeur Vincent Maraval a affolé tout le milieu.

    Sa tribune dans le journal Le Monde fustige les salaires exorbitants des acteurs français comme Dany Boon, payé 500 000 euros pour quelques minutes d'apparition dans Astérix.

    Le réalisateur Pascal Thomas embraye et dénonce à son tour « les agences artistiques comme Artmedia [qui] font surpayer leurs stars, quitte à nuire à l'équilibre du film ».

    Sous-entendu, pour gagner plus d'argent elles-mêmes. En effet, elles ont intérêt à faire grimper les cachets des acteurs, car elles touchent 10 % de ce que gagnent leurs poulains.

    Lancée en janvier, la polémique, qui pourrait renaître à l'approche du Festival de Cannes, a troublé la quiétude de ces agents très secrets.

    Rouages indispensables de l'industrie du cinéma, on ne les voit jamais. A la différence des producteurs, réalisateurs, scénaristes ou directeurs de casting, leurs noms ne figurent ni au générique des films ni sur les affiches.

    Sur les marches du Festival de Cannes, ils se tiennent en retrait, derrière les acteurs.

    Evoquer leur influence est même un tabou : lors de la promotion du film Les Gamins, en avril, Alain Chabat confiait aux journalistes avoir accepté son rôle sans hésiter.

    « En réalité, j'ai dû insister longuement pour qu'il lise ce scénario », corrige son agent, Bertrand de Labbey, l'élégant septuagénaire qui dirige Artmedia.

    Alors qui sont ces intermédiaires mystérieux, à la fois conseillers, confidents, entremetteurs et négociateurs ?

    Aujourd'hui, on dénombre une douzaine d'agences artistiques à Paris, du leader historique Artmedia aux très courus UBBA, Adéquat ou Zelig.

    A part Jean Dujardin (qui a confié ses affaires à son frère avocat) et Michel Piccoli, on ne trouve plus un comédien français sans agent reconnu.

    Même Thierry Lhermitte, qui a longtemps défendu ses intérêts lui-même, a fini par se laisser séduire par Olivier Kahn, nouvelle recrue de chez VMA (filiale branchée de l'auguste Artmedia).

    « Dans les années 1950, on parlait encore d'impresario, des sortes de secrétaires personnels. Puis Olga Horstig est devenue l'agent de son amie Michèle Morgan, qui avait découvert ce métier à Hollywood », rappelle Elisabeth Tanner, co-directrice de Artmedia.

    Lecture de scénarios, conseils juridiques, lobbying auprès des producteurs, prospection pour dénicher des talents… les agents sont devenus de vrais couteaux suisses.

    Leur rôle principal ? Peser dans la décision du directeur de casting et mettre en relation comédiens, producteurs, réalisateurs.

    Le jeu consistant à placer tout ce petit monde dans un même film. Il faut conseiller l'artiste – quel scénario lire, quel film accepter – et rassurer comédiens qui ne tournent pas, réalisateurs dans l'attente, scénaristes frustrés…

    « Des dizaines d'acteurs transfèrent leur stress sur vous, c'est parfois usant », confie Jean-François Gabard, patron de Zelig (qui représente Catherine Frot, Mathieu Amalric…).

    Puis vient le nerf de la guerre : la négociation. Tout est discuté, de la taille du nom sur l'affiche aux modalités pratiques de tournage dans le contrat (voiture exclusive, loge, hôtel…), jusqu'au principal : le salaire.

    Au nom de l'acteur, ils négocient avec le producteur un montant fixe (le « minimum garanti »), auquel peut s'ajouter un intéressement au succès du film (sur les recettes en salle, voire en DVD).

    Pour Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre (2002), Bertrand de Labbey avait ainsi décroché pour Jamel Debbouze un salaire fixe de 838 000 euros et, en cas de succès, une prime de 275 000 euros et 15 centimes d'euro par ticket vendu au-delà de 8 millions de spectateurs.

    Le film ayant dépassé 14 millions d'entrées, le comique a touché le jackpot : 2 millions d'euros.

    « Quand Jamel a reçu le Prix d'interprétation à Cannes pour Indigènes (2006), il m'a remercié, avec beaucoup d'humour, de l'avoir fait passer du RMI à l'ISF », sourit Bertrand de Labbey.

    Pour son agence aussi, l'affaire était excellente : Artmedia a touché 10 % de cette manne – le pourcentage habituel.

    Dans ces conditions, les agences ont tout intérêt à faire grimper les cachets. Jusqu'à l'excès ?

    « Certains agents sont intraitables et n'aident pas à ce que les projets se fassent. Il est arrivé qu'on me demande même de payer en plus des soins de beauté, des billets d'avion et des chambres d'hôtel pour la famille de l'acteur », s'agace la productrice Christine Gozlan (Thelma Films).

    Pour garder ceux qu'ils appellent « leurs talents », les agents n'hésitent pas à faire du zèle, tant la concurrence est devenue rude.

    Longtemps en position de quasi-monopole, Artmedia se fait bousculer depuis quelques années par d'anciennes salariées de la maison, Cécile Felsenberg et Céline Kamina, à la tête d'UBBA, et par Adéquat, l'agence menée par Laurent Grégoire et Grégory Weill.

    « Se piquer des acteurs est devenu un sport national », peste Annabel Karouby, agent chez TalentBox (ex-Cinéart) échaudée par le départ chez Adéquat de son ancienne protégée Virginie Efira.

    Autre effet indirect de cette concurrence : la course aux salaires. « Les comédiens se parlent entre eux et veulent gagner autant que leurs amis. Ça met les agents en état de stress », remarque Christine Gozlan.

    « Quand j'ai obtenu 3 millions d'euros de cachet pour Dany Boon dans Un plan parfait (2012), ça a forcément mis la pression sur Laurent Grégoire », admet son agent, Cécile Felsenberg.

    Toutefois, les agents ne sont pas les seuls responsables de cette folie des grandeurs.

    « Personne ne braque personne. On a le droit de dire non, ou de payer un acteur à prix d'or quand on en a envie », tonne le producteur Alain Terzian ( Rive droite, rive gauche, Les Visiteurs), vieux routier du septième art et président de l'académie des Césars.

    Justement, les fameux 3 millions du Plan parfait ont été proposés tout de suite à la star des Ch'tis par le producteur du film. Du tout cuit pour l'agent qui n'a même pas eu besoin de négocier…

    Ces montants ne concernent toutefois que les quelques acteurs de la « liste A » : ceux dont la seule présence au générique permet au producteur de décrocher les indispensables financements des chaînes de télé (celles-ci investissent dans les films qu'elles pourront ensuite diffuser).

    « On m'a souvent prié de faire lire un scénario à José Garcia, en me précisant "ton prix sera le mien" », confie ainsi Bertrand de Labbey.

    Cet âge d'or pourrait toutefois prendre fin. Depuis le début de l'année, les chaînes de télé et les producteurs regardent à la dépense ; la crise touche aussi les spectateurs, qui vont moins au cinéma.

    En conséquence, une multitude de projets ont été annulés, comme le second film des frères Foenkinos, (qui avaient réalisé La Délicatesse en 2011), avec des acteurs de premier plan tels Carole Bouquet, Daniel Auteuil et Nicolas Duvauchelle.

    De quoi inspirer à Céline Kamina cette définition du métier : « Agent, c'est parfois 10 % de beaucoup, mais c'est souvent 10 % de rien. »