Menu
Libération
TRIBUNE

Jean-Luc Fraisse ou l’appel de la nuit

Jean-Luc Fraisse, maître de cérémonie de la Chapelle des Lombards, dont il fit la réputation, avec sa compagne Nicole, nous a quittés cet été. Un hommage privé lui sera rendu le 8 novembre, le jour de son anniversaire. Retour sur une saga.
par Frank Tenaille, Journaliste, président de Zone franche (réseau des musiques du monde)
publié le 4 novembre 2015 à 17h46

L'histoire des musiques du monde est jalonnée de concerts mais peu de salles lui impriment une marque durable. Parmi celles qui ont compté à Paris, des années 70 aux débuts de l'an 2000, il y a la Chapelle des Lombards. Sa notoriété, on la doit à un personnage haut en couleur, entier et chaleureux, accent «albigeois» et élégance de dandy latino, saisi par l'appel de la nuit, qui n'eut de cesse à travers ses diverses passions de partager les rythmes qu'il aimait. Au détour de 68, Jean-Luc Fraisse fait partie de ceux qui rêvent de lieux alternatifs. Après café, café-théâtre (la Vieille Grille) ou resto-club-jazz (la Clef), il jette son dévolu sur une cave, au 62, rue des Lombards, un temps utilisée comme mûrisserie des bananes, en réalité une chapelle gothique du XIIIe siècle à la belle acoustique. «Le jazz, c'est comme les bananes, ça se consomme sur place», avait dit Sartre. Dans ce lieu, inauguré avec le mythique orchestre de Gil Evans, va se produire la fine fleur de la note bleue américaine (Charlie Haden, Don Cherry, Sunny Murray, Steve Lacy, Chet Baker…) et celle d'un jazz made in France qui monte en puissance avec les Texier, Humair, Jenny Clark, Lubat, Chautemps, Jeanneau… cet antre est bien plus qu'un lieu de concerts. On s'y retrouve, les noctambules en quête de sonorités nouvelles y sont à l'affût, et une «famille» s'y crée qui fera le déplacement des Halles vers Bastille lorsque le couple Fraisse doit faire face à la non-reconduction du bail. Le quartier cher à Gavroche est en pleine rénovation urbaine. Jean-Luc Fraisse y dégote, rue de Lappe, le berceau du musette, un lieu autrefois baptisé les Barreaux verts où un «bal des familles» y célébrait la bourrée. Le musette, genre tricolore par excellence, avait été le syncrétisme de trois immigrations : celle des Auvergnats (avec la cornemuse cabrette), des Italiens (avec l'accordéon), des manouches (voir Django Reinhardt). Cette symbolique partageuse se perpétua à la nouvelle Chapelle, puisqu'au jazz et blues (à 20 h 30) vont se combiner (à partir de 23 heures) un arc-en-ciel de musicas calientes. A cause d'un copain, Pierre Goldman (l'auteur de Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France), qui jouait les prosélytes dans les colonnes d'un jeune journal, Libération, transmet à Jean-Luc Fraisse le virus d'un idiome afro-cubain alors peu connu, la salsa. Un engouement qui accouche, Salle Wagram, de la première nuit du genre à Paris, 5 000 personnes dansant aux sons d'Azuquita y su Melao et de Henri Guédon et son orchestre. Avant que ne défilent à la Chapelle tous les grands salseros qui ont fait la gloire du label La Fania All Stars (Tito Puente, Ray Barretto, Chocolate, Mongo Santamaria, Orquestra Aragon…), outre les figures de la génération montante. Dès lors, la Chapelle devient l'épicentre des musiques tropicales et un public de plus en plus gourmand y découvre les vertus ensorceleuses du son cubain, du merengue dominicain, de la plena portoricaine, du zouk antillais, du gwoka guadeloupéen, du bélé martiniquais, du kompa haïtien ou des diverses griffes de la cumbia. Mais si Jean-Luc Fraisse renoue avec cet héritage afro-cubain, qui avait touché dans les années 50 les pistes de danse de la capitale au temps de Xavier Cugat et Machito, il participe aussi de la reconnaissance world des musiques africaines en invitant ses acteurs les plus éminents à l'instar des Touré Kunda (Sénégal), Bonga (Angola), Kanda Bongo Man (Zaïre), le Super Biton de Ségou (Mali) ou Dudu Pukwana (Afrique du Sud). Un parti pris tenace d'éclectisme, d'altérité, de novation (avec des prises de risques pas toujours récompensées) qui ne peut se comprendre sans se souvenir de la jubilation qu'il affichait lorsqu'il partageait «ce qui lui passait au plus près du cœur» (dixit Nicole, la compagne de cette odyssée). Tant son humanité musicale «poélitique» était autant tressée aux sons et aux chants qu'aux hommes et peuples qui les suscitaient.

Dans la perspective d’un film, la famille de Jean-Luc Fraisse recherche tout document (photos, films, affiches, enregistrements) ayant trait à la Chapelle. Contact : fraisse.julie@gmail.com

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique