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Libération
Portrait

Cas de figure

par Gilbert Laval
publié le 4 février 2005 à 0h22

Une cour pavée, les briques roses et le marbre blanc des hôtels du Toulouse déjà vieux de quelques siècles. «Je trouve amusant que ce soit un métèque qui habite ici.» Il dit ça comme s'il racontait une bonne blague. A ceci près que la blague ne le fait pas rire du tout. C'est un rictus qui le trahit. «Alain Ioualalen est un chirurgien qui a mal partout, raconte une de ses amies, psychiatre des hôpitaux. Il est dans la vie comme dans un drame.» L'urologue de la clinique du Parc va recevoir le mois prochain la consécration de ses pairs, à leur congrès d'Istanbul, pour la réalisation d'une opération impossible. Il est flatté. Il montre le croquis de son ami, le dessinateur de presse Jiho : un patient qui se flatte d'avoir été opéré par «deux Arabes», et son voisin de lit qui lui demande s'ils ne lui ont pas «piqué son portefeuille» par la même occasion. Alain Ioualalen voit des «snipers» partout. Ce sont ces employés de l'administration, ces juges, ces directeurs d'entreprise, ces voisins ordinaires qui, selon lui, font toujours trébucher «le type un peu frisé». Il ne dit pas «les racistes». Il dit «les haïsseurs». Des «barbares» qui n'en finissent pas d'exiger des siens ce qu'ils n'ont jamais demandé aux autres immigrés. Ni surtout à eux-mêmes. «C'est avilissant de devoir sans cesse expliquer que l'on est ni un voyou, ni un musulman terroriste, dit-il. La multitude des Arabes en France cherche plutôt à s'intégrer, mais on ne veut pas les entendre.»

Il y a le piano quart-de-queue, le vin de Bourgogne et la stéréo design de son hôtel de la rue Mage. Mais l'urologue au sommet de sa carrière se sent de la même humanité, écorchée, que ses semblables des cités. L'Arabe qui a réussi, dit-il, est celui qu'on prend par les pieds pour taper sur la tête des autres. Il ne s'endort pas sur les contes de fées républicains : «Ces success stories à la noix ne font que culpabiliser davantage celui qui a déjà toutes les chances de ne parvenir à rien. Immigré, vous êtes malheureux, laid, moche, maladroit, et en plus c'est de votre faute.»

Quand l'ancien maire de Toulouse Dominique Baudis lui a prêté des autobus pour aller avec l'association France Plus enregistrer les jeunes beurs des cités sur les listes électorales, il n'avait qu'une devise à leur attention : «Vous n'avez aucune chance, alors saisissez-la !» C'est dit sans rage. Mais avec comme de la chair de poule dans la voix. Alain Ioualalen hait les «haïsseurs». N'inverse-t-il pas les rôles ? «J'ai vécu l'enfer en arrivant ici», répond-il. En quittant l'Algérie, c'est le paradis qu'il a laissé, les infinis champs de blé et les oliveraies de la propriété familiale, où il chevauchait en croupe derrière son grand père, gouverneur de la région. La France ne ressemblait pas à ce que lui avaient appris les livres.

D'abord, Alain Ioualalen ne s'appelle pas Alain. Il est né Mourad, de Tassadit et de Mohammed Akli Ioualalen, maire et député de Ouadhias jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en 1962. C'est pour suivre ce père, notable d'une Algérie française, prisonnier du FLN à Alger puis à Tindouf jusqu'à son évasion, que les six enfants de la famille et leur mère se sont exilés vers la métropole en 1968. Dans un camp de harkis d'abord, dans le Gard. «On nous portait la tambouille, raconte-t-il. Les vieux ne parlaient plus.» C'est à l'épicerie du village qu'il a croisé sans comprendre «le premier regard d'évitement». Il cite alors Albert Cohen : «Mon sourire d'enfant, ce jour-là, s'est transformé en sourire de bossu.» Il cite aussi Henri Montané, un voisin qui lui a ouvert sa bibliothèque quand il était adolescent à Montauban, où il a finalement atterri. Il lui manquait une carapace, il est allé la chercher dans la littérature. Il lisait à la maison et boxait tous les jours à la sortie du collège Bourdelle ceux qui le traitaient de «sale bougnoule». Cogneur à l'occasion, mais convaincu toujours que le travail est la seule chance de ceux qui n'ont rien. «Alain était là tous les soirs à surveiller nos devoirs, se souvient sa soeur Leila, devenue bibliothécaire. Son autorité a remplacé celle de mon père décédé. Ma mère nous déchargeait de toutes les tâches domestiques pour que nous puissions travailler.»

Dans la famille Ioualalen, le frère aîné est chef de chantier. «J'étais comme une éponge en écoutant le Jeu des mille francs à la radio, reprend-il. Je me disais que si je pouvais parler comme eux, on finirait bien par m'aimer ici. Et qu'alors, je pardonnerais... Pauvre imbécile que j'étais.» Il a des manières douces, le sourire toujours plissé au coin de l'oeil. Mais un désir de revanche non assouvi : «Ils exigent trop de ceux qu'au fond d'eux-mêmes ils ne veulent pas intégrer. Les racistes n'ont rien compris.» Il pioche les dernières cacahuètes au fond d'un bol. Il marmonne : «Dans cent ans, on se rendra compte que c'était aux Français à faire l'effort de comprendre que leur pays avait la chance de pouvoir accueillir des étrangers.»

Il a prénommé ses fils Paul et Louis. Lui est devenu Alain en 1970, quand son père a choisi d'effacer le passé et Mourad. Mais une rature sur l'état civil n'a pas suffi à gommer ses souvenirs en Cinémascope des campagnes de Kabylie, les illusions de l'enfance, puis l'expropriation, l'assassinat du grand-père, de son oncle, l'internement de son père, tout ce qui fit de lui très tôt le soutien de sa mère : «J'avais au moins une histoire en arrivant en France. Une dignité à défendre qui m'a permis de résister.» Beaucoup des siens arrivent sans ce bagage qui bétonne les âmes. Il a bossé ses cours de médecine dans la chambre 788, barre D, de la cité universitaire de Rangueil. Il se déplaçait en Solex quand les fils et filles de bourgeois toulousains se rendaient en cours en voiture de sport. On lui a d'ailleurs volé, un jour, une roue de sa monture, et il s'est dit qu'il n'y avait que «des forçats en pyjama rayé pour piquer ainsi le quignon de pain à un autre forçat». L'obsession d'être tenu à la marge, toujours.

«Sur deux mille urologues en France, souffle-t-il, il n'y a que douze métèques comme moi. Encore moins qu'à l'Assemblée nationale.» Devenu chef de clinique sous l'aile du professeur Francis Pontonnier, Alain Ioualalen a pu entreprendre l'opération qui allait durer huit heures : suivi sur un écran, le remplacement d'une vessie sans «ouvrir» le patient sinon pour y glisser une caméra, le scalpel et le fil à recoudre. Pour une «première» comme ça, il s'est évidemment dépêché de s'adjoindre l'urologue Mohammed Ziani.

photo PHILIPPE-GERARD DUPUY

Alain Ioualalen en 6dates

25 février 1953 : Naissance à Ouadhias (Algérie) de Mourad, rebaptisé Alain dix-sept ans plus tard.

1968 : Arrivée dans un camp de harkis, puis à Montauban, de la famille fuyant le FLN.

1975 : Décès du père, à 51 ans.

5 octobre 1978 : Interne des hôpitaux.

1983 : Chef de clinique en urologie à Toulouse.

21 mai 2004 : Réalisation d'une première chirurgicale.

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