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I’m just a mégalo

Isabelle Taubes
Publié le 06/02/2009 à 09:10 Modifié le 19/11/2012 à 17:37
I’m just a mégalo

Il n’y a pas que leur tête qui enfle, leur nombre aussi, affirme la psychanalyste Denise Lachaud, qui accuse la société de favoriser cette tendance à se surestimer. Trop, c’est trop ?

Napoléon rêvait de conquérir le monde, Hitler voulait créer une race de surhommes. Plus proche de nous, la cousine Annie, fière de ses petits succès dans de modestes salles de banlieue, est convaincue d’être  » la meilleure actrice de sa génération « . Notre voisin, un chercheur, est assuré de faire bientôt la découverte du siècle. Le point commun à tous ces personnages : leur mégalomanie.
Dans son acception la plus commune, la mégalomanie est un trait de caractère d’une grande banalité. C’est se croire plus beau, plus intelligent, plus important, plus fort qu’on ne l’est réellement ! Qui n’a jamais succombé à cette illusion à un moment de son existence ? Ces tendances sont issues des ambitions, légitimes, que nous nourrissons pour nous-même et de notre narcissisme qui nous pousse à nous surestimer. Elles révèlent un fantasme universellement repérable : être unique !
Si elle existe sans doute depuis l’aube de l’humanité, cette attitude mentale est largement favorisée par les valeurs en vogue aujourd’hui, affirme Denise Lachaud, psychanalyste, qui vient de publier “la Jouissance du pouvoir – de la mégalomanie” (1), l’un des rares ouvrages à envisager la mégalomanie au quotidien. En effet, entre les pères démissionnaires – incapables de fixer les limites du possible et de l’impossible, du permis et de l’interdit –, les impératifs de performance de notre société et les fantasmes de la science visant à  » purifier  » l’espèce humaine de ses mauvais gènes, nous obtenons les conditions idéales pour voir gonfler de façon démesurée le moi de nos contemporains. Or un peu de mégalomanie, ça va, mais trop, bonjour les dégâts !
1- Hachette, 1998

Du normal au pathologique

Mégalos, nous le sommes tous à divers degrés. Les hommes politiques, les milliardaires, les stars le sont plutôt plus que moins : gouverner ses semblables, être au centre de l’admiration générale en exigent une bonne dose. L’être un minimum est d’ailleurs nécessaire pour avancer dans l’existence. Il faut pouvoir se dire que si Untel a réussi cette performance, comme je ne suis pas plus stupide que lui, je suis capable de réussir. C’est son fond de mégalomanie qui a permis à Stéphanie de se battre pour ne pas être licenciée de son entreprise :  » On m’affirmait que je n’étais pas suffisamment compétente. Moi, je me trouvais tout à fait à la hauteur. Si mon supérieur ne savait pas apprécier ma façon de travailler, c’est parce qu’il appartenait à une autre génération !  » Un point de vue que ne partage pas son entourage, qui connaît ses faiblesses et notamment son incapacité à s’organiser… mais il faut bien admettre que son manque flagrant d’objectivité sur elle-même a été payant.
On ne se voit jamais exactement tel qu’on est, affirment les psychologues, et il est plus  » sain  » de se surévaluer légèrement que de se dévaloriser, l’autodépréciation menant droit aux conduites d’échec systématique. Cependant, des prétentions démesurées conduisent aussi à l’échec. Depuis toujours, Cédric, fan de Johnny, ambitionne de devenir une star de la chanson et d’égaler son idole. Refusant d’admettre son absence de talent, il fait le siège des maisons de disques. Sans résultat. Finalement, à 40 ans, il végète pitoyablement. Tout en ne cessant de ressasser qu’un jour il sera reconnu.
Alors, où se situe la frontière entre la mégalomanie normale et la pathologie ?  » Lorsqu’il y a coupure franche d’avec le réel, explique Denise Lachaud, ou que l’on constate un mépris radical de ce que peut penser ou éprouver le prochain. Et surtout lorsqu’on observe des désirs de destruction de l’autre ou de soi-même. « 

Naissance du fantasme de toute-puissance

C’est dans l’enfance que naissent les fantasmes mégalos ordinaires, mais aussi que se détermine le destin du mégalo pathologique. Sa Majesté Bébé s’imagine tout puissant. Tout concourt, en effet, à l’en convaincre : au centre de l’attention, on lui passe ses caprices. Pas tous, bien sûr, mais suffisamment pour qu’il se persuade que ses désirs font lois. Cette phase du développement est normale et même indispensable. C’est à partir de cette illusion que se construit l’estime de soi – le narcissisme – qui nous aidera à réussir dans nos entreprises et à considérer que nos désirs méritent d’être mis en acte !
Vers 4 ans, l’enfant renonce en principe à ses fantasmes de toute-puissance. Lorsqu’une parole paternelle pose :  » C’est moi qui suis l’homme de la maison, qui “possède” la mère et représente la loi.  » Cette parole introduit l’opération que les psychanalystes nomment  » castration symbolique  » et par laquelle l’enfant comprend que ses désirs ne sont pas tous réalisables, qu’il doit tenir compte de limites. Il se range alors, bon gré mal gré, du côté de la raison et ne subsisteront dans sa psyché que des îlots de mégalomanie.
Seulement, cette parole, certains enfants y sont sourds : notamment  » parce que leur mère refuse que le père intervienne dans leur relation avec leur enfant, phénomène de plus en plus fréquent, assure la psychanalyste. L’enfant risque alors d’être installé à une place qui n’est pas la sienne – celle du père – et se voit conforté dans ses fantasmes de toute-puissance.  » Ce mégalo en herbe se fera remarquer très vite : à l’école puis au lycée, il parle plus que les autres, s’impose, se croit plus résistant, ne tolère aucune contrariété, ne supporte pas qu’autrui ait plus que lui. Rapidement, il s’autorise à écraser son prochain sans culpabilité.
En effet, au lieu de lui assigner des limites, son surmoi (notre loi intérieure) l’enjoint à détruire ceux qui font obstacle à ses ambitions :  » Tu dois parvenir à tes fins « , lui
sussure-t-il.
Pas d’affolement : l’individu doucement mégalo ne risque pas de se transformer brutalement en tyran. Il faut, pour cela, avoir expérimenté un contexte familial qui vous nie en tant que sujet ayant des droits et des devoirs, car la mégalomanie pathologique est la maladie de la démesure.

Vivre avec un mégalo tyrannique

Quelle place accorde-t-on à autrui quand on est doté d’un moi, d’un narcissisme si envahissants qu’on ne tolère pas que le prochain ait  » plus  » et même autant que soi ? Son meilleur copain se marie, il fait de même. Son frère vient d’avoir un enfant, il doit en avoir un. Sa sœur est spécialiste de l’art floral, il s’efforce de la surpasser : le mégalomane est toujours plus capable, plus savant que les autres ! Côtoyer un vrai mégalomane implique donc que l’on consente à s’effacer. Il se veut sans faille. Pas question de lui rappeler qu’en tant qu’être humain, il est nécessairement faillible.
 » Son grand rêve, poursuit Denise Lachaud, est de se situer au-dessus du commun des mortels, d’oublier qu’il est humain. Face à un tel individu, le seul recours est la fuite.  »
Attention, le mégalomane pathologique sait très bien, à l’occasion, se présenter en victime : la plus grande victime que l’on puisse rencontrer, évidemment. Il prétend avoir subi tous les coups durs possibles et élève sa souffrance au rang d’instrument de pouvoir, il excelle dans le chantage affectif. Quitte à se détruire pour attirer l’attention ou montrer qu’il a raison.  » Il est Dieu, donc il convient de lui céder, explique Denise Lachaud. Ces conduites pathologiques ont souvent pour origine un traumatisme précoce ayant lésé le moi et entraîné une perte des repères, notamment humiliation et abandon.  » Il s’agit alors pour la personne de compenser inconsciemment un terrible sentiment de faiblesse.
Comment vivre à ses côtés ? En chassant la culpabilité qui surgit nécessairement à son contact, poursuit la psychanalyste.  » On est tenté de se dire : “Ne soyons pas méchant. Il faut l’aider, le soutenir.” Mais aide-t-on vraiment quelqu’un en se plaçant à son service ? Non, on alimente sa mégalomanie.  »
La psychanalyse peut-elle le soulager ? Pour cela, il faudrait qu’il accepte de consulter. Or il se voit si parfait qu’il n’en éprouve nul besoin. Il est d’ailleurs tellement plus fort qu’un psy ! Quelle solution ? Pour Denise Lachaud, la mégalomanie, incurable, doit être gérée au cas par cas, en tentant de se préserver de ses démons destructeurs. Parallèlement, il serait important de faire barrage à la mégalomanie ambiante, et donc de réexaminer les valeurs que notre société prône. Réhabiliter la figure du père, rompre avec la permissivité actuelle… En osant poser des interdits. Il s’agit en fait de retrouver collectivement le pouvoir apaisant des limites que les mégalomanes s’efforcent d’oublier !

Des megalos célèbres

Le milliardaire américain Howard Hugues imposait ses desiderata au Président des Etats-Unis, contrôlait toute la production cinématographique, possédait une ligne aérienne. Son seul adversaire : la mort. Terrorisé par les microbes, il s’enferme en 1966 dans une chambre d’hôtel aseptisée de Las Vegas et refuse toute visite. Nu, négligeant de se laver, entouré de journaux, abruti par les drogues, il y demeure jusqu’à… son décès en 1976.

En beaucoup moins pathologique, survivre à la mort était aussi le souhait de François Mitterrand. Pour preuves, sa  » très  » grande bibliothèque, l’imposante Pyramide du Louvre, ou la prestigieuse Arche de la Défense… L’aspiration à l’absolu est toujours présente dans la mégalomanie. Ainsi le peintre Dali, en quête du  » colossal plaisir « , de l’orgasme total recherché à travers de solennelles messes érotiques.

Le chanteur Prince, lui, décida un jour que son nouveau nom serait une sorte de sigle énigmatique imprononçable… comme le nom du Dieu biblique (depuis peu, il se fait appeler The Artist).
Pour endosser l’habit du  » battant « , cher aux années 80, la mégalomanie est de mise. Bernard Tapie en est devenu l’emblème. Désireux d’oublier une enfance pas vraiment favorisée, il se veut le  » sauveur  » d’entreprises en difficulté, le pourfendeur du Front national… Une prodigieuse ascension qui sera stoppée net. En fait, rares sont les grands mégalomanes qui s’en sortent bien : la plupart finissent seuls, abandonnés. L’échec leur est tellement insupportable…