Béchir Saleh, le dernier homme de Kadhafi

Béchir Saleh était le secrétaire particulier du dictateur libyen. Deux ans après la chute de Tripoli, il est recherché par Interpol. On le soupçonne d'avoir détourné des milliards et emporté avec lui les derniers secrets du régime déchu – y compris, disent certains, le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy. Réfugié en Afrique du Sud, il livre pour la première fois sa version, dans le numéro de décembre 2013 de « Vanity Fair ».
Bchir Saleh photographi pour Vanity Fair en septembre 2013
Béchir Saleh photographié pour Vanity Fair en septembre 2013 (COSTA ECONOMIDES POUR VANITY FAIR FRANCE)(COSTA ECONOMIDES POUR VANITY FAIR FRANCE)

Pendant plus de vingt ans, Béchir Saleh n’a pas imaginé passer une journée sans échanger un regard ni une parole avec le colonel Kadhafi. Jusqu’aux semaines qui ont précédé la chute du dictateur libyen, il fut son plus proche collaborateur et son confident. L’homme pour qui, sans doute, il avait le moins de secrets. À Tripoli, dans la caserne Bab al-Azizia, où celui qui s’était proclamé « guide de la grande révolution » vivait reclus et entouré de gardes dans une atmosphère d’exaltation et de paranoïa, leurs bureaux étaient mitoyens et reliés par une ligne directe.

Les visiteurs devaient passer par lui pour rencontrer le leader, qui siégeait dans une pièce aménagée sans luxe et ornée d’une immense carte de l’Afrique. De là, on accédait à une cour où paissaient deux chamelles qui lui fournissaient sa ration quotidienne de lait. Quand Kadhafi partait en voyage, il exigeait que Saleh l’accompagne ou restait au moins en liaison téléphonique avec lui. Dans les manifestations officielles, on le repérait facilement : il était le seul Noir de la délégation. Certains Occidentaux qui ont côtoyé le dirigeant libyen au faîte de sa puissance racontent une légende selon laquelle celui-ci ne prenait jamais une décision importante sans être en mesure de toucher l’épaule de son conseiller, comme si ce personnage discret, à l’œil vif et au sourire doux, était un talisman. La légende disait peut-être vrai : le 20 octobre 2011, lorsque la mort de Kadhafi a été annoncée par les rebelles, Béchir Saleh ne l’avait pas vu depuis deux mois. Il a appris la nouvelle par la télévision. Quelques semaines plus tard, il quittait la Libye sans savoir s’il pourrait y revenir un jour.

D’abord réfugié en Tunisie, puis en France – d’où il a dû partir précipitamment entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012 –, il est aujourd’hui exilé en Afrique du Sud avec une partie de sa famille. Sa présence n’est ni officielle ni secrète – il dispose de longue date de relations haut placées dans ce pays. Disons qu’il s’efforce de ne pas trop attirer l’attention. Au printemps 2013, le nouveau régime libyen a délivré un mandat d’arrêt international à son encontre, sous l’accusation de « détournement de fonds ». Interpol diffuse dans le monde entier une demande d’arrestation qui le vise. À Johannesburg, où il a sollicité l’asile politique, il circule néanmoins librement et, à l’en croire, des représentants de plusieurs États l’ont approché depuis son arrivée pour solliciter ses confidences ou lui offrir un abri. Les portraits que lui consacre régulièrement la presse, en Europe comme en Afrique, le décrivent sous les traits d’un personnage fuyant et sulfureux : au mieux un trésorier occulte, au pire un prévaricateur. On le soupçonne d’avoir gardé la main sur une partie de la fortune amassée par le clan Kadhafi ou d’avoir financé la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. Il n’a cependant été questionné ni convoqué par aucun juge et, depuis son départ de France, il n’a jamais pris la parole publiquement ni répondu à un journaliste.

L'avis de recherche de Béchir Saleh publié sur le site d'Interpol en avril 2012. Curieusement, ce n'est pas ce nom qui figure sur le document. AFP PHOTO / THOMAS SAMSON

AFP PHOTO / THOMAS SAMSON

« Il n’a rien à dire sur lui-même, mais il est prêt à parler de son pays », m’avait confié il y a quelques mois l’un de ceux qui, à Paris, restent en contact avec lui. C’était au moins un point de départ. L’histoire de cet homme est si intimement liée à celle de la Libye de Kadhafi – du rapprochement avec l’Occident jusqu’à l’effondrement – qu’il en est forcément un témoin privilégié. Mes messages lui sont parvenus et, après une période d’hésitation, il a donné son accord pour me recevoir. Nous nous sommes alors retrouvés dans une suite du Michelangelo, un hôtel de luxe de Sandton, banlieue moderne considérée comme le principal centre d’affaires de Johannesburg. Là, de longues heures durant, Béchir Saleh s’est efforcé de reconstituer la succession d’événements qui ont fait de lui un personnage respecté, jalousé puis trahi. Sans passion, parfois avec fatalisme, il m’a raconté comment une guerre qu’il n’avait eu de cesse d’empêcher l’a finalement condamné à vivre comme un proscrit.

50 millions pour Sarkozy ?

Béchir Saleh parle d’une voix tranquille, une main posée à plat sur la table, l’autre serrant un chapelet. Il s’exprime dans un excellent français, tout juste parasité par quelques anglicismes et de rares lacunes de vocabulaire. Il porte un costume sombre de bonne coupe, des chaussures bien cirées – il mettra une cravate pour se faire photographier. Rien dans son attitude ne trahit l’inquiétude ni la colère. C’est plutôt l’incompréhension qui semble le miner. « Depuis la mort de Kadhafi, dit-il, beaucoup de personnes racontent des histoires qui n’ont pas existé. Toutes ces accusations auxquelles Kadhafi ne peut plus répondre, c’est sur moi qu’on veut les faire peser. Pourtant, je n’ai rien volé et, Dieu m’en est témoin, je n’ai pas de sang sur les mains. J’ai servi Kadhafi, j’ai servi mon pays. Mais je n’ai commis aucun des crimes dont on parle. Et la plupart de ceux qui m’accusent le savent parfaitement. » S’il s’est enfui, de Libye puis de France, ce n’est pas, jure-t-il, pour échapper à la vérité mais « à l’injustice », peut-être pire. « La Libye aujourd’hui n’est pas un État de droit. En Europe, vous faites semblant de croire que parce que Kadhafi est tombé, la démocratie est en chemin. C’est faux. Le gouvernement n’a aucune légitimité ; ce sont les milices qui ont le pouvoir. Dans ces conditions, il ne peut pas y avoir de justice. On me jetterait en prison, peut-être qu’on me tuerait. Tant qu’on en sera là, je ne rentrerai pas. »

Vu de France, l’accusation la plus explosive résulte d’un document publié au mois d’avril 2012 par le site d’information Mediapart : une note imprimée à l’entête de la « Jamahiriya arabe libyenne » (le régime révolutionnaire de Kadhafi) qui lui aurait été adressée en décembre 2006 et dont il ressort que des instructions auraient été données afin d’« appuyer la campagne électorale du candidat à l’élection présidentielle, M. Nicolas Sarkozy, pour un montant d’une valeur de 50 millions d’euros ». Revêtu d’une signature attribuée au chef des services secrets libyens, Moussa Koussa, le courrier invoquait une réunion préalable, « tenue le 6 octobre 2006 », en présence de Béchir Saleh et de l’ancien ministre français Brice Hortefeux ainsi que de l’intermédiaire libanais Ziad Takieddine. La parution de cette pièce, une semaine avant le second tour de la présidentielle de 2012, avait fait scandale, déclenché une enquête judiciaire (toujours en cours, sans qu’aucun détail n’en ait filtré) et suscité une volée de démentis de la part de Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux et Moussa Koussa. Lui-même aux prises avec la justice, Ziad Takieddine a adopté une position ambiguë en confirmant la « crédibilité » du document tout en niant avoir participé à une telle réunion. Il a promis de « fournir des éléments » mais les juges les attendent toujours. Béchir Saleh, enfin, a fait rédiger par l’un de ses avocats, Me Pierre Haïk, un communiqué contestant toute implication dans un financement politique occulte.

L’ex-conseiller de Kadhafi n’a pas changé d’avis. « Ce document est un faux grossier, affirme-t-il. La forme ne correspond à rien d’habituel, ce n’est pas le langage que nous utilisions à ce niveau. Et comment imaginer que, si une telle décision avait été prise, elle aurait été consignée sur un papier officiel ? Personne ne peut sérieusement croire une chose pareille. » Au reste, Saleh certifie n’avoir « jamais rencontré ce monsieur Takieddine » ni reçu la moindre note de Moussa Koussa. « D’ailleurs, signale-t-il, je ne m’occupais pas de ces questions et à ma connaissance, lui non plus. Si jamais cette affaire avait existé, il aurait géré cela tout seul, sans passer par moi. »

Après la publication de Mediapart, plusieurs personnalités libyennes ont toutefois confirmé – en partie ou en totalité – la teneur du document : un ancien premier ministre, un ancien directeur du cabinet de Kadhafi ou même son interprète personnel (qui évoque, lui, un versement d’« une vingtaine de millions de dollars »). Mais le premier est en prison (c’est son avocat qui s’est exprimé à sa place), le deuxième dans la clandestinité et le troisième est qualifié par Béchir Saleh de « faux témoin » : « Jamais un simple traducteur n’aurait pu recevoir une telle confidence des lèvres de Kadhafi », dit-il, catégorique. À plusieurs reprises au cours de nos conversations, uniquement interrompues par les appels à la prière émis automatiquement par son smartphone, il a insisté pour préciser ceci : « Si un jour, on se souvient que j’ai joué un rôle pour mon pays, je voudrais que ce soit en tant qu’homme d’État. Pour la grandeur de la Libye et la réconciliation des Libyens. Pas pour de sombres opérations auxquelles je suis étranger. »

Nicolas Sarkozy en visite officielle en Libye, au côté de Mouamar Kadhafi, en juillet 2007 : l'officialisation du rapprochement franco-libyen. (AFP PHOTO PATRICK KOVARIK)

AFP PHOTO PATRICK KOVARIK

« Le Noir de Kadhafi »

Saleh n’est ni un soldat ni un homme d’affaires. Lui-même se définit comme un « fils du peuple ». Il est issu de l’ethnie touboue, implantée au sud de la Libye et au nord du Niger. C’est un intellectuel polyglotte et féru d’histoire avec une passion prononcée pour la Révolution française. Son père était infirmier à l’hôpital de Sebha et améliorait l’ordinaire en travaillant la terre et en élevant des moutons. « Il m’a appris l’exigence, confie-t-il. Et Dieu m’a donné un esprit. » Enfant, le jeune Béchir fréquente la même école que Mouammar Kadhafi, de quatre ans son aîné. À 21 ans, diplôme de professeur en poche, il enseigne la biologie et les mathématiques au lycée de Murzak. Il s’offre une Renault 16 et une jolie maison. « J’avais un bon salaire, je vivais bien et je ne m’intéressais pas à la politique », se rappelle-t-il. Mais le coup d’État de 1969 renverse la monarchie et éveille en lui une vocation. Fringant et charismatique, le colonel Kadhafi recherche de nouvelles élites pour transformer le pays.

« Pour moi, il incarnait les valeurs de la révolution, explique Béchir Saleh. Il avait le courage et l’inspiration des grands hommes d’État. Je voyais en lui un héritier de Nasser ou un nouveau Gandhi. » Il adhère à l’Union des socialistes arabes, le parti au pouvoir. Son sens de l’organisation est vite remarqué. Il gravit les échelons quatre à quatre. En 1974, il est élu gouverneur de sa région, ce qui lui vaut ses premiers tête-à-tête avec Kadhafi. L’année suivante, il entre au secrétariat général du parti et siège au Congrès populaire. En 1976, il est nommé ambassadeur en Centrafrique – c’est là qu’il apprend à parler couramment le français. Il assiste à la dérive de Jean-Bedel Bokassa, le président centrafricain, qui se fait couronner empereur et sombre dans la démence. « Giscard lui rendait souvent visite pour chasser et l’appelait son “cher parent”. Quand je suis allé prévenir Bokassa qu’un coup d’État se préparait pour le renverser, il n’a pas voulu me croire. J’ai expérimenté à ce moment-là le double-jeu de la France. » Il sourit avant d’ajouter : « Nicolas Sarkozy a fait à peu près la même chose avec Kadhafi. Lui aussi se disait son ami et il l’a attaqué. Mais à lui non plus, ça n’a pas porté chance : comme Giscard, il n’a pas été réélu... »

La carrière diplomatique conduit ensuite Saleh en Tanzanie puis en Algérie. Il rentre en Libye en 1986 et devient gouverneur du Fezzan, province qui couvre le tiers sud-ouest du pays, puis secrétaire aux relations extérieures du Congrès. Dans l’écheveau politique et administratif conçu par Kadhafi afin que le pouvoir soit « exercé par le peuple », il est alors l’un des hommes les plus puissants du régime. En 1994, le Guide le nomme directeur du protocole d’État, ce qui fait de lui une sorte de grand chambellan. La Libye est alors au ban des nations. Après les attentats contre un Boeing 747 américain au-dessus de Lockerbie, en Écosse (1988), et contre un DC-10 français d’UTA au-dessus du Niger (1989), l’ONU lui a imposé un blocus aérien. Les dirigeants étrangers invités par Kadhafi doivent atterrir en Tunisie et finir le chemin en voiture. « Je les attendais à Djerba pour faire la route avec eux jusqu’à Tripoli, se souvient Béchir Saleh. Le trajet durait des heures et nous n’avions rien d’autre à faire que parler. Beaucoup de ces présidents sont devenus des amis. » Trente ans plus tard, ils seront autant d’interlocuteurs précieux pour tenter d’éviter le désastre – et pour assurer sa protection.

Dans l'exercice du pouvoir comme dans les sommets internationaux, Béchir Saleh n'était jamais très loin de Kadhafi. (Marwan Naamani / AFP)

Marwan Naamani / AFP

C’est en 1998 que Saleh accède au sommet. « Kadhafi m’a fait venir devant lui et m’a dit : “À partir de maintenant, je veux que tu sois auprès de moi. J’ai une grande mission pour toi : nous devons créer les États-Unis d’Afrique. Va voir les présidents de ma part. Dis-leur que pour l’Afrique, c’est une question de vie ou de mort.” J’ai passé les années qui ont suivi à faire avancer ce projet. » Déçu par le monde arabe, Kadhafi se rêve en leader du continent noir. En 2000, l’Union africaine est constituée à Lomé pour remplacer l’Organisation de l’unité africaine (OUA), percluse de divisions et de contradictions. Béchir Saleh, qui a gardé son titre d’ambassadeur, est la cheville ouvrière du projet. Dans toutes les capitales, où il se rend en missi dominici, on commence à l’appeler « le Noir de Kadhafi ».

Un éclair de peur

N’a-t-il pas vu, pendant ce temps, l’orgueil de son maître l’entraîner vers la folie ? Avant même la chute du dictateur libyen, d’innombrables récits ont évoqué ses humeurs changeantes, ses monologues mégalomaniaques, le droit de vie et de mort qu’il s’arrogeait envers ceux qui avaient le tort de lui déplaire, sa dépendance à la drogue et au sexe. « J’étais le collaborateur de Kadhafi, pas son intendant ; je ne m’occupais ni de son argent ni de sa vie privée », plaide Béchir Saleh, et, au moment de prononcer ces mots, je jurerais qu’un éclair de peur a traversé son regard. Sans doute n’a-t-il voulu retenir du règne de Kadhafi qu’une épopée révolutionnaire où seules comptaient l’idéologie et la force de la nation et non les obsessions et les faiblesses de son inspirateur. On ne peut exclure non plus que le secrétaire du Guide ait toujours su où se situait la limite de sa propre influence.

Autour de Kadhafi, les leviers essentiels étaient aux mains de quelques rares fidèles. Mieux valait ne pas entrer en rivalité avec eux. D’abord les fils : Saïf al-Islam, présenté comme le dauphin, contrôlait une partie du secteur pétrolier à travers la compagnie nationale One-Nine Petroleum (il est actuellement emprisonné en Libye) ; Moatassem présidait le conseil de sécurité libyen (il a été tué peu avant son père) ; Khamis, le plus jeune, dirigeait une des trois brigades de forces spéciales (sa mort a été annoncée mais jamais officiellement confirmée) ; Saadi, ancien footballeur, s’est octroyé une partie du marché immobilier (il s’est exilé au Niger) et Mohamed, l’aîné, régnait sur les télécommunications (lui est retiré en Algérie avec sa sœur Aïcha, son frère Hannibal et la deuxième épouse de Kadhafi). Ensuite les hommes de l’ombre : Abdallah Senoussi, beau-frère du Guide et chef des services de renseignement (détenu à Tripoli) ; Moussa Koussa (aujourd’hui réfugié au Qatar), responsable des services secrets et exécuteur des basses œuvres, à qui est attribuée la fameuse note sur le financement de Nicolas Sarkozy. Enfin Mabrouka Cherif, chef de la garde personnelle du Guide et pourvoyeuse de ses plaisirs (on la dit au secret en Algérie). « Eux savaient sûrement tout ce que moi, je n’avais pas à savoir », explique modestement Béchir Saleh. Évoquant cet éparpillement du pouvoir, l’ambassadeur des États-Unis à Tripoli, Gene A. Cretz, écrivait en 2009 dans un télégramme adressé au département d’État américain (et dévoilé ultérieurement par le site WikiLeaks) : « Kadhafi est l’architecte de sa propre cage dorée et ne peut pas laisser à d’autres les décisions à prendre au jour le jour, même s’il le voulait. »

Pour Béchir Saleh, l’effacement et la prudence n’étaient pas suffisants. Du bout des lèvres, il admet s’être trouvé en butte aux jalousies de « l’entourage » – il préfère ce terme générique pour n’avoir à désigner personne. « On me dénigrait auprès de Kadhafi. Parce que je plaidais pour le rapprochement de la Libye avec le camp occidental, j’étais considéré comme un traître, un agent de l’étranger. » Au lendemain des attentats du 11-Septembre, c’est lui qui tient la plume du communiqué adressé à George Bush, qui proclame que la Libye était elle aussi désormais « en guerre contre le terrorisme ». « Maintenant, nous sommes dans le même camp », disait le texte. Kadhafi le dépêche auprès de Silvio Berlusconi et de José Manuel Aznar pour transmettre le même message et demander aux chefs des gouvernements italien et espagnol de plaider la cause libyenne à Washington. « Autour de Kadhafi, tout le monde n’était pas d’accord, assure Béchir Saleh, mais il a tranché. Il disait que les islamistes étaient les ennemis du peuple. » La Libye renonce alors au terrorisme et adopte un plan de démantèlement des armes de destruction massive qui lui permet d’amorcer son retour dans le concert des nations et aboutira au rétablissement des relations diplomatiques avec les États-Unis en 2009. L’ancien secrétaire dit se souvenir qu’à l’arrivée du nouvel ambassadeur, Kadhafi lui avait lancé : « Si tu as besoin de quoi que ce soit, passe par Béchir ! »

Il devient aussi l’émissaire permanent auprès des Français. « J’avais convaincu le Guide que le poids de la France en Afrique était trop important pour qu’on puisse bâtir l’Union africaine sans renouer avec elle. » À partir de 2002, il rencontre plusieurs fois Jacques Chirac et négocie avec ses conseillers le règlement du contentieux né de l’attentat contre le DC-10 d’UTA. Le processus de normalisation s’achèvera par la visite officielle du chef d’État français à Tripoli, en novembre 2004, escorté d’une foule d’industriels tricolores assoiffés de contrats. Il fait aussi la connaissance de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, et de son homologue à son côté : Claude Guéant. « Au lendemain de l’élection de Nicolas Sarkozy [en 2007], indique-t-il, Kadhafi l’a appelé pour le féliciter. C’est moi qui tenais le combiné. Votre président lui a demandé : “Qui sera notre interlocuteur auprès de vous pour les questions délicates ?” Le Guide a répondu : “Béchir, car il parle français, et vous pourrez vous entendre directement.” » Après la chute de Kadhafi, une transcription de ce dialogue a été publiée dans la presse. Saleh m’a confirmé que toutes les conversations téléphoniques passées par le colonel Kadhafi de son bureau étaient enregistrées – « comme à la Maison Blanche », a-t-il glissé. Curieusement, aucune autre conversation n’a été divulguée à ce jour.

Tout à son désir d’ouverture, la Libye crée en 2006 deux fonds souverains pour financer de grands projets grâce à la manne des pétrodollars : le Libya African Investment Portfolio (LAP), voué aux investissements sur le continent africain, et la Libyan African Investment Company (LAICO), chargée des placements dans le reste du monde (principalement en Europe et aux États-Unis). La présidence du premier échoit à l’incontournable Béchir Saleh. Il raconte : « Le Guide avait demandé qu’on lui fournisse une liste de prétendants. Il voulait une personne fidèle et honnête, qui saurait veiller à l’argent de l’État. Un ministre lui avait dit : “Cette personne-là n’existe pas.” Il lui a arraché la liste des mains et il a inscrit mon nom en haut. J’ai voulu refuser. Il m’a regardé dans les yeux et il m’a dit : “Ce n’est pas ta décision, c’est la mienne.” »

Évaporation et corruption

De 2006 à 2009, sous l’autorité de Saleh, le LAP investit 7 milliards de dollars (5 milliards d’euros) au Maghreb et en Afrique noire dans quatre domaines d’activité : l’aéronautique, le pétrole, l’hôtellerie et les télécommunications. Grâce aux fonds du LAP, la compagnie aérienne Afriqiyah Airways achète 26 Airbus, une société de téléphonie est créée en Ouganda, OiLibya implante 1 200 stations-service aux quatre coins du continent. « De 90 millions de dollars au départ, la valeur de l’entreprise est montée à 900 millions, précise Saleh. Nous étions le troisième groupe pétrolier sur le marché africain. » Le fonds supervise aussi l’acquisition ou la construction de 40 hôtels – « y compris celui où nous nous trouvons en ce moment », révèle-t-il en souriant.

« J’ai fait du LAP une multinationale », assure fièrement l’ex-conseiller de Kadhafi. Il recrute des contrôleurs de gestion pour vérifier l’affectation des fonds, crée des dizaines de filiales, dont une à Genève, non loin de sa résidence française, une magnifique demeure située à Prévessin-Moëns, dans le pays de Gex, avec parc arboré et vue sur le mont Blanc. Pourtant, la réussite du LAP et sa métamorphose en financier international ne vont pas lui porter chance. Dans son dos, l’« entourage » de Kadhafi poursuit son travail de sape. Saïf al-Islam, le fils préféré, et le premier ministre Baghdadi al-Mahmoudi sont les plus virulents. On le présente désormais comme « l’homme des Français », on lui reproche de « brader les intérêts du pays ».

Au printemps 2009, il doit abandonner la direction du fonds. « Je prenais trop d’importance, dit-il. Kadhafi lui-même m’a expliqué que je suscitais beaucoup d’envies. » C’est également aux profits dégagés par le LAP que Béchir Saleh doit les accusations de fraude dont il est à présent l’objet. Lui affirme que sa gestion a été « irréprochable » et que « tous les livres de comptes » ont été remis à son successeur – « D’ailleurs, relève-t-il, pourquoi ne l’a-t-on jamais interrogé ? »

C'est au Cap (Afrique du Sud) qu'Hervé Gattegno, rédacteur en chef*(Enquêtes/Investigation) à* Vanity Fair, a rencontré l'ancien homme de l'ombre de Kadhafi, Béchir Saleh. (Costa Economides pour Vanity Fair)

Costa Economides pour Vanity Fair

À l’écouter, bien d’autres interrogations pourraient être soulevées sur les destinations secrètes de l’argent libyen, qui ne le viseraient pas au premier chef. « Pendant que le LAP investissait 7 milliards de dollars en Afrique, le LAICO a placé 65 milliards de dollars (50 milliards d’euros) dans le reste du monde et bizarrement, on n’en parle presque pas. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Espagne, en Suisse... Il y a eu beaucoup d’évaporation et de corruption. Sans parler des 200 milliards de dollars (150 milliards d’euros) que l’État avait placés dans des banques européennes et américaines ni des tonnes d’or entassées dans les banques de Libye. Après la chute de Kadhafi, une partie de ces richesses a disparu. Ce n’est pas moi qu’il faut interroger pour savoir où elles sont... » Entre 5 milliards et 10 milliards de dollars seulement auraient été récupérés par le nouveau pouvoir selon les estimations.

À son départ du LAP, Béchir Saleh certifie que le fonds disposait de 1,4 milliard de dollars d’avoirs bancaires. Il dit avoir perçu en tout et pour tout, à titre personnel, un chèque de 50.000 dollars d’arriérés de salaires (il se contentait jusqu’alors de son traitement de diplomate). Il a acheté un 4 x 4 Toyota et s’est retiré dans sa ferme, à 40 kilomètres au sud-ouest de la capitale, parmi ses arbres et ses moutons, pour attendre la fin de sa disgrâce. Si la guerre n’était pas arrivée, il attendrait peut-être encore.

Le mission secrète de Villepin

Février 2011. Comme une tempête de sable, le Printemps arabe souffle sur la Libye. Benghazi, la grande ville de la Cyrénaïque, à l’est du pays, tombe aux mains des rebelles. Le pouvoir de Kadhafi s’effrite. Béchir Saleh tente de lui ouvrir les yeux. « Ça fait 42 ans que tu es là, lui lance-t-il. Les Européens demandent ta tête. Si les Libyens ne veulent plus de toi, quitte le pouvoir. Retire-toi. » Sur l’instant, il jure que le dictateur lui aurait donné le feu vert pour organiser sa sortie. Mais quelques jours plus tard, volte-face : « Attends un peu, ordonne-t-il au téléphone. Mon fils Saïf prépare un plan de réformes. Tout va s’arranger. » Au lieu des réformes viennent les menaces : le 21 février, Saïf lui-même prédit que « des rivières de sang » couleront dans tout le pays si les rebelles ne rendent pas les armes.

Le 19 mars, les avions de l’OTAN lâchent leurs premières bombes. La France est aux avant-postes de la coalition internationale. Saleh en est meurtri. « Il y avait, chez moi, une photo sur laquelle j’étais avec Sarkozy, se rappelle-t-il. Quand ma fille a su que ses avions nous attaquaient, elle l’a déchirée. » Mais l’entourage de Kadhafi se radicalise et le leader libyen semble ne plus savoir à qui s’en remettre. Béchir est sa dernière carte. « Je vais parler à mes amis », promet-il à son maître. Pour quelques mois, il va devenir l’agent secret de la paix.

À Paris, il s’entretient avec le ministre des affaires étrangères de l’époque, Alain Juppé, et l’ex-secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant. Une rencontre discrète avec le premier ministre du Qatar a lieu dans une suite de l’hôtel Ritz. En Afrique, il fait la tournée des présidents au Mali, au Congo, en Afrique du Sud, en Ouganda. À tous ces « vieux amis », il jure que Kadhafi est prêt à s’effacer si les bombardements s’interrompent. Mi-juin, Nicolas Sarkozy le reçoit au pavillon de la Lanterne, à Versailles, pour échapper aux regards. « La discussion a été orageuse, se rappelle Béchir Saleh. Quand je lui ai expliqué que Kadhafi se sentait trahi, il s’est mis très en colère. Il a crié : “C’est moi qui ai des reproches à lui faire !” Il accusait Kadhafi de l’avoir “roulé” à cause de tous les contrats qui avaient été promis [aux entreprises françaises] et qui n’ont jamais été signés. J’ai essayé de le convaincre que cette guerre faisait le jeu des islamistes, que la France se trompait d’ennemi. Mais il ne voulait rien entendre. » Une fois calmé, Sarkozy lui confie : « Kadhafi doit se retirer. Je ne veux pas sa mort. C’est à toi de le convaincre. »

Pour y parvenir, le président français recommande la médiation d’un interlocuteur inattendu : Dominique de Villepin. L’ex-premier ministre fut longtemps son meilleur ennemi mais il reste auréolé du souvenir de son discours prononcé à l’ONU en 2003, pour s’opposer à la guerre en Irak voulue par les Américains – sa parole aura du poids face au dictateur de Tripoli. Un autre élément détermine le choix de Villepin. Sarkozy et lui ont une relation commune : l’homme d’affaires Alexandre Djouhri, grand spécialiste des relations franco-libyennes et qui entretient justement une amitié ancienne avec Béchir Saleh. Ainsi formé, le tandem Saleh-Villepin multiplie les démarches. L’objectif est de persuader au plus vite Kadhafi, les hommes forts de l’Union africaine et l’émir du Qatar de participer à une conférence de paix à laquelle se joindraient la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Sarkozy a dit à Saleh : « Je m’occupe de convaincre les Américains et les Anglais. Et j’amène aussi les représentants de Benghazi. » La réunion se tiendrait à Paris le 14 juillet. Les pourparlers avancent mais Kadhafi refuse une date aussi symbolique. À son conseiller, il murmure : « Sarkozy veut faire un coup politique ; je ne lui ferai pas ce cadeau. »

Les tractations ne s’arrêtent pas pour autant. Villepin rencontre les représentants de l’opposition libyenne, dialogue avec Kadhafi lui-même dans son bunker de Tripoli. Le dictateur n’est plus que l’ombre de lui-même, tantôt extatique, tantôt abattu. Son visage semble tuméfié. Il porte un gilet pare-balles sous sa toge et sa coiffe dissimule un casque en kevlar, signe qu’il doute désormais de son invincibilité. « Vous n’arrêterez pas la mer avec les bras ! » s’emporte Villepin devant lui. Avec Béchir Saleh, l’ancien premier ministre de Chirac a couché sur le papier un « scénario de réconciliation » en Libye. Rédigé en arabe, en français et en anglais, il fixe les clauses du retrait de Kadhafi, qui s’exilerait à Syrte, sa terre d’origine, et disposerait d’une immunité. Un processus électoral serait mis en place par étapes, sous la surveillance des principales tribus du pays, jusqu’à l’organisation d’une élection à laquelle le clan Kadhafi serait autorisé à présenter un candidat.

Une course contre la montre s’engage. Les combats font rage, la chute de Tripoli est proche. La signature de l’accord est maintenant prévue entre le 21 et le 23 août à Paris.

Le 16 août, Béchir Saleh part rejoindre Dominique de Villepin à Djerba, d’où ils comptent s’envoler pour Doha afin de régler les derniers détails. À mi-chemin, Kadhafi l’appelle dans sa voiture et lui ordonne de faire demi-tour. De retour à Tripoli, Saleh accourt jusqu’à lui.

« Où allais-tu ? lui demande-t-il.

– Au Qatar. Tu as donné ton accord, répond le conseiller.

– Si tu vas au Qatar, menace le Guide, on te coupera en mille morceaux. »

Ce sont les derniers mots que Béchir Saleh l’entendra prononcer.

« Traité » par les Français

Avec le recul, l’ex-secrétaire décrit un Kadhafi désorienté et fantasque, incapable de mesurer l’ampleur du soulèvement, le ressentiment des Occidentaux ni les jeux d’intérêts de l’« entourage ». « Aucun de ses proches ne voulait aller jusqu’aux élections, à part moi », assure-t-il. Il ajoute, philosophe : « Si j’avais été un militaire, j’aurais défendu mon pays en faisant la guerre. Je suis un diplomate et un politique : j’ai tenté de le défendre en faisant la paix. Je n’ai pas réussi. »

Les semaines suivantes, Tripoli tombe et Béchir Saleh ne sort plus guère de sa propriété. Il se refuse à quitter la Libye. « Je voulais savoir ce que mon pays allait devenir, explique-t-il. Et la mort ne me fait pas peur. » Le 21 août 2011 en milieu de matinée, elle le frôle de très près. Une centaine d’hommes en armes prennent d’assaut le domaine. Il a juste le temps d’alerter sa femme et leurs quatre enfants (5, 8, 12 et 15 ans) qui courent s’enfermer au sous-sol, derrière une porte blindée. Ils y passeront six heures à attendre que cessent les cris et les coups de feu et resteront sept jours sans nouvelle de lui – « ma plus petite fille fait encore des cauchemars quand je ne suis pas près d’elle », dit-il. La maison est pillée et brûlée. Les agresseurs volent l’argent, les bijoux et le 4 x 4 acheté avec le chèque du LAP mais Saleh leur a échappé : il a sauté le mur d’enceinte et s’est réfugié chez des voisins. Il rejoint ensuite un groupe de miliciens qui l’emmènent à Tripoli. On l’installe dans une villa en bord de mer sous bonne garde. C’est là que la télévision lui apprend la mort de Kadhafi. Les proches du dictateur sont traqués à travers la Libye. L’ancien secrétaire, lui, n’est pas traité en suspect mais en interlocuteur. Le président du Conseil national de transition (CNT), Moustapha Abdel Jalil, lui rend visite. Dans le kaléidoscope du nouveau pouvoir, cet ancien ministre de la justice de Kadhafi (il avait prononcé la condamnation à mort des infirmières bulgares de Benghazi) fait office de chef de l’État. « Je vais avoir besoin de toi », expose-t-il à Saleh. « Je ne lui ai demandé qu’une chose, assure celui-ci : qu’on me laisse partir pour retrouver ma famille. Et je lui ai remis un rapport complet sur les activités du LAP. Il a donné son accord. Plus tard, il a lancé une enquête sur les circonstances de mon départ. Et c’est lui qui a déclenché les poursuites sur de prétendus détournements. Ce n’était que mensonges. »

Il gagne la Tunisie par la route, de nuit, et séjourne une semaine dans un hôtel de Hammamet. L’ambassadeur de France, Boris Boillon, est en contact direct avec lui. Saleh a fait sa connaissance lorsque ce jeune diplomate arabophone servait d’officier de liaison entre Nicolas Sarkozy et le colonel Kadhafi – « Il venait souvent à Tripoli. Le Guide l’aimait beaucoup. » Un visa pour la France lui est délivré. Fin novembre 2011, il s’envole pour Paris. Par souci de discrétion, il fait le voyage à bord d’un jet envoyé par son ami Alexandre Djouhri. « Béchir ? Je le connais depuis trente ans, confirme l’homme d’affaires. C’était à l’époque où je dirigeais l’Agence de presse euro-arabe et que lui était ambassadeur. Nous sommes restés liés. Il m’a demandé de l’aide. Je ne refuse jamais mon aide à un ami. »

L’arrivée de l’homme de Kadhafi sur le sol français est tout sauf un mystère. La préfecture de police lui décerne une autorisation de séjour (valable jusqu’au 7 août 2012), il loue un appartement sur les bords de la Seine en face du pont de Bir-Hakeim, où il croit s’installer (avec son épouse et deux de ses fils) « pour longtemps ». Sa connaissance des arcanes de la politique libyenne suscite l’intérêt. La cellule diplomatique de l’Élysée et le Quai d’Orsay sont informés de ses faits et gestes et les services secrets le « traitent » comme une source de haut niveau. Le directeur du contre-espionnage, Bernard Squarcini, s’entretient plusieurs fois avec lui (il assure avoir rédigé des rapports à ce sujet) ; la DGSE le soumet à un « débriefing » auquel participe le directeur du service lui-même, Érard Corbin de Mangoux. Par hasard, Saleh retrouve aussi un ancien député français au Parlement européen reconverti dans les affaires, Michel Scarbonchi, qui s’est activé à Tripoli durant l’été pour tenter d’arrêter la guerre. Les deux hommes avaient sympathisé. L’exil parisien de Saleh les rapproche.

Les Libyens aussi savent où le trouver. « À trois reprises, affirme Béchir Saleh, le CNT m’a envoyé des émissaires pour me convaincre de rentrer en Libye. Ils voulaient que je participe au processus politique pour gérer l’après-Kadhafi. » Lui tendait-on un piège ? A posteriori, il ne l’exclut pas. D’autres messages moins apaisants lui arrivent au même moment par le ministère des affaires étrangères. Dans les premiers jours de 2012, le directeur du cabinet d’Alain Juppé demande à Bernard Squarcini d’adresser une mise en garde à Saleh : « Les dirigeants du CNT se plaignaient de lui, raconte l’ex-dirigeant policier. Ils l’accusaient d’intriguer contre eux à Paris. Le Quai d’Orsay craignait que les relations avec la Libye en pâtissent. » Pour transmettre la consigne, Squarcini prend rendez-vous avec l’intéressé au bar du Ritz. Mais à son arrivée, il a la surprise de le trouver en pleine conversation avec... deux représentants du CNT. L’un d’eux se présente : « J’ai fait des années de prison sous Kadhafi mais Béchir est mon ami. Nous n’avons pas de problème avec lui. » Pourtant, Saleh apprend peu après que ses compatriotes ont inscrit son nom sur une liste de personnes à surveiller. Il se renseigne, obtient confirmation qu’un mandat d’arrêt le vise – « mais une source officielle m’a dit qu’il était mal rédigé, confie-t-il. Apparemment, les documents libyens n’avaient pas été traduits. »

Sans laisser de traces

Il n’est pas rassuré pour autant. Avec la campagne présidentielle qui s’ouvre, tout se complique encore. À son corps défendant, Saleh se retrouve au centre d’une bataille de réseaux. Le pouvoir sarkoziste le surveille, le clan Hollande l’approche. Sa réputation de détenteur de secrets est désormais une gêne. « J’ai eu l’impression qu’on jouait au ping-pong avec moi », grogne-t-il. Ancien élu radical de gauche, Michel Scarbonchi, son nouvel ami français, appartient au club Démocratie 2012, une boîte à idées du candidat socialiste que dirige l’un de ses proches, l’avocat Dominique Villemot. Il suggère à Saleh de ne pas insulter l’avenir. « J’ai dit à Béchir que Hollande allait gagner et qu’il avait intérêt à se mettre en rapport avec les socialistes pour préparer la suite », admet Scarbonchi, ajoutant que lui-même a « rédigé des notes à Villemot » sur les affaires libyennes.

Au lendemain du premier tour de l’élection, le confident de Kadhafi se sent épié. Il redoute d’être utilisé, manipulé ou abusé. Pour « faire baisser la pression », Scarbonchi l’invite à passer avec lui quelques jours en Corse. Pendant qu’à Paris, tout le monde se demande où il se trouve, Béchir Saleh se repose en famille au Sofitel de Porticcio. Il fait la sieste sous les oliviers, parcourt les sentiers de montagne. Moins habitué à l’altitude qu’aux chaleurs du désert, il souffre de vertiges au-dessus de Bastelica ; mais il n’empêche, il respire mieux loin de la politique.

Le 28 avril, à une semaine du second tour, le site Mediapart publie le fameux document qui évoque un financement libyen de Nicolas Sarkozy. L’inquiétude vire à l’angoisse. Les démentis pleuvent mais Saleh sent l’étau se resserrer sur lui. La justice ouvre une enquête. En pleine campagne électorale, quel candidat osera le défendre ? Pressé de questions par les journalistes, les deux prétendants à l’Élysée s’engagent publiquement à le faire arrêter. Ausitôt, le CNT exige son extradition. Un proche de Sarkozy lui téléphone pour le rassurer, Scarbonchi lui promet de l’aide « quand Hollande sera à l’Élysée » mais Saleh ne veut plus se fier à personne. Il réunit sa famille dans un salon de l’hôtel Shangri-La, face à la tour Eiffel, prend l’avis de chacun et décide de partir. Le 2 mai, des photographes le guettent dans la rue au sortir d’un rendez-vous. Le lendemain, il disparaît sans laisser de traces.

« J’ai pris un avion », dit Béchir Saleh sans vouloir préciser davantage. Plusieurs sources assurent que c’est à nouveau l’homme d’affaires Alexandre Djouhri qui a mis un jet à sa disposition – ce que, cette fois, ni l’un ni l’autre ne veulent confirmer. Toutes les vérifications policières sur les circonstances de son départ sont restées vaines et l’on ne sait même pas à quelle date précise le fugitif s’est établi en Afrique du Sud pour y attendre des jours meilleurs. S’il jure avoir « tourné la page de la politique », il se dit certain que « la Libye ne pourra se reconstruire qu’après une grande réconciliation ». Ses amis africains auraient insisté pour qu’il y prenne part. Les Américains aussi. « Nicolas Sarkozy lui-même m’avait dit que je pouvais être l’homme de la transition, ajoute-t-il. Je lui ai répondu que le pouvoir ne m’intéresse pas. »

Pour l’heure, son retour en Libye n’est pas à l’ordre du jour. En France pas davantage.

« La France m’a déçu, explique-t-il tristement. J’y ai vu le mensonge prendre le pas sur la vérité.

– Vous ne pourrez pas laisser éternellement tant de questions sans réponse », ai-je avancé alors que notre rencontre touchait à sa fin. Voici ce qu’il m’a rétorqué : « Je n’ai jamais refusé de répondre à la justice. On ne m’a rien demandé. Si un juge vient ici pour me poser des questions, je le recevrai. Je lui dirai que toute cette histoire a été inventée et ce sera à lui de déterminer pourquoi. »

Article paru dans le numéro de décembre 2013 de Vanity Fair*.*