Epilogue : Un An Après

Le dernier écrit : Ceci est la conclusion de mon journal, et son dernier billet. Merci de m’avoir suivi pendant toutes ces années. Pour lire le premier récit ou commencer ce journal dans l’ordre chronologique, cliquez ici.

Ca fait un an que j’ai fait mon posé historique à Paris aux commandes d’un Boeing 767. Il est presque minuit maintenant lorsqu’on fait notre dernier virage à sept nautiques de la piste 18R de Memphis. On passe le point “ELVIS” à 1800 pieds sol pour intercepter le glide.

C’est mon copi, Eric, qui est aux commandes de ce Boeing 737-800, avec 160 passagers en provenance de Los Angeles. Eric est un ancien pilote militaire sur le quadri-réacteur KC-135. Il est une nouvelle embauche à Delta, et il n’a que 45 heures sur 737; je suis un peu son mentor sur cette rotation de trois jours. Comme toute nouvelle embauche, il est à l’essai, ou en “probation”, je dois donc faire un rapport après notre rotation ensemble.

Avant la ligne, Eric a fait six séjours au Moyen Orient et en Asie avec l’U.S. Air Force, dont le dernier qui fut de faire la “navette” entre la base américaine de Bagram en Afghanistan et Ramstein en Allemagne, où il évacuait et amenait les GI blessés, mutilés pour des soins intensifs.

Lui et moi, donc, on a fait nos débuts dans l’Air Ambulance, je constate. Moi, dans les réserves indiennes appauvries de l’Arizona. Lui dans l’Air Force — nos boulots étant la conséquence de la mentalité et de la politique erronée du pays. “Why are we still fighting this war?” Eric m’avait demandé en croisière à 37,000 pieds, son visage à peine illuminé par les instruments EFIS devant lui. Je suis son Commandant de Bord et je n’ai pas pu lui offrir de réponse.

Tennessee, l’Etat dans lequel nous nous posons ce soir, avait interdit le commerce d’esclaves au début du 19e Siècle. Mais lorsque l’importance du coton avait surgit quelques décennies plus tard, l’Etat a décidé de permettre, à nouveau, la vente et l’achat d’esclaves. Et Memphis est devenu un grand centre commercial de l’esclavage du Sud des Etats-Unis. Business is business, après tout, et les Américains sont toujours aveuglés par l’argent; l’avarice étant leur talon d’Achille. Je doute qu’Elvis serait mort à l’âge de 42 ans, s’il n’avait pas atteint ce succès fou.

Après avoir piloté pendant 20 ans aux États-Unis, je pense que c’est ça, en fait, qui est la difficulté de mon travail en tant que pilote professionnel en Amérique : Quand les Américains font des erreurs énormes, c’est en général à cause de la poursuite de l'argent. Dans un pays ultra-concurrentiel — au niveau des compagnies aériennes mais aussi de l’emploi du pilote, et sans couverture sociale — il faut quand même savoir subir les pressions financières individuelles ou commerciales sans sacrifier la sécurité.

Avant mon départ en rotation, au dîner, ma femme avait demandé à mon fils Skye qui a 12 ans (et dont je raconte sa naissance ici), s’il voulait un jour devenir pilote, comme son père. Mon fils, skateboarder, casquette, cheveux longs, tee-shirt, ne parle pas un mot de Français. 

Yes,” dit-il, et je ne peux pas m’empêcher de sourire. Mais ce n’est pas le pilotage qui l’intéresse, il explique; ce n’est pas le vol. C’est simplement parce qu’il voit que je gagne bien ma vie. Bref, c’est l’argent. 

Et je m’inquiète. Chez lui aussi, il y a quelque chose de Tennessee.

PDF

C’est la montée, pas la vue

Les deux premiers explorateurs qui ont conquis l’Everest en 1953, ne sont restés au sommet qu’un quart d’heure. Et après leur descente, ils ont décidé de fêter cet exploit historique avec… un bol de soupe. La morale de l’histoire : c’est la montée qui compte, pas nécessairement la vue. Avec des conditions climatiques extrêmes d’un sommet de 9 km, je comprends le choix d’une soupe bien chaude pour marquer le coup. 

Par contre, ce sont des conditions météos superbes qui m’attendent aujourd’hui à Paris. Je décroche le pilote automatique du Boeing 767-300 à plus de 40 km de la piste. On a traversé l’Océan Atlantique la nuit dernière et le soleil vient de se lever sur la City of Light, comme on l’appelle aux Etats-Unis. L’ATIS Mike de Paris-LFPG avait annoncé une tempé de 15 degrés – ce qui est sympa pour une aube de juin – et des conditions CAVOK, “Ceiling And Visibility OK”. Un vent du 070 à 8 noeuds, bref, un vent de face presque dans l’axe de la piste, donc des conditions parfaites pour un atterrissage.

“I’ve never seen anybody disconnect the auto-pilot so soon,” me lance Nate. Nate, un ancien pilote du quadriréacteur KC-135 de la 151e Air Refueling Wing basée dans l’Utah, est le Relief Officer, le 3e pilote qui fait la relève en croisière. Il est maintenant assis dans le siège strapontin, à nous observer pendant la dernière phase de vol. 

Le Commandant de Bord aux cheveux blancs et à la moustache blanche, Norb, égrène les checklists et fait la radio. Tous les deux savent que c’est mon premier atterrissage à Paris, la première fois que je pilote dans l’espace aérien français depuis mon départ vers l’Amérique.

J’étais parti en tant que passager dans un B-767, sans diplôme ni carte verte. Et avec beaucoup de travail, et encore plus de chance, j’ai maintenant le privilège de revenir aux commandes d’un B-767 aux couleurs Delta. Si ce parcours fut mon Everest, alors je n’ai pas encore fini de gravir le sommet : Je viens d’apprendre que je partirai en stage Commandant de Bord. Retour sur moyen-courrier; ça sera sur Boeing 737-900. 

Le pilote automatique et les auto-manettes débranchés, je me rends compte tout de suite de mon erreur. En décidant de piloter cette arrivée ILS en manuel, je manquerai la beauté du paysage français qui défile devant nous. Tant pis pour la vue. Je me concentre sur le directeur de vol et ma vitesse.

Après un cap donné par le Contrôle, j’intercepte l’axe de la piste à un angle de 30 degrés, l’axe représenté électroniquement par une barre sur mon Primary Flight Display. On pèse encore 144 tonnes selon notre FMS, qui suit notre conso de pétrole. Je ne suis plus dans le Cessna 172 à survoler la pleine d’Alsace quand j’avais 17 ans. 

Alors j’anticipe l’inertie du Boeing lors de la capture du glideslope, qui indique mon orientation verticale par rapport au seuil de piste, et je tire doucement sur les manettes de poussées. Je me mets sur un plan de 3 degrés, à plus de 800 pieds par minutes. J’appelle l’extension des volets, puis la sortie du train. Les lumières vertes indiquant le verrouillage s’affichent une à une lentement devant nous. 

Je briefe une éventuelle remise de gaz comme on le fait toujours – même dans les plus belles météos. Derrière moi, il y a plus de 200 passagers, et sous ma main gauche, 60 tonnes de poussées grâce aux deux moteurs Pratt & Whitney. On y est presque.

En courte finale, je fais ma transition visuelle. Mes yeux quittent les instruments et se verrouillent sur le PAPI, les lumières rouges et blanches près du seuil de piste. Un petit coup de manche, un iota de puissance. Je suis doux aux commandes. Et il le faut lorsque le seuil se rapproche en 3D à presque 300 km/h.

A une douzaine de mètres à peu près au-dessus de la piste 09L, je commence à ressentir l’effet de sol. Il y a une augmentation de portance qui donne l’impression de se poser sur un coussin, comme si l’avion résistait une dernière fois à son atterrissage. Tout comme un train qui traverse un tunnel déplace brusquement son air, un avion en descente chasse l’air vers le bas. Mais lorsque l’avion se pose, l’air est légèrement comprimé entre lui et la piste, avant que l’air ne change enfin de direction. Ca donne un bel effet de coussin à l’arrondi. On peut appeler ça un cadeau d’adieu de la part du ciel — ou alors un cadeau de bienvenue de la terre à ses pilotes. Aujourd’hui, c’est un cadeau de Paris à moi, le Frenchie aux licences de pilote américaines.

Je suis à 142 nœuds, soit 263 km/h, quand j’arrondis à quelques mètres au-dessus de la France, puis je relâche doucement le nez du Boeing, et je tire complètement sur les manettes de puissance; les moteurs sont au ralenti. Je maintiens l’assiette de l’avion jusqu’à la touchée légère des trains. Sur les ailes, les freins aériens se déploient instantanément. “Speedbrake up,” mon Captain confirme. 

A cause des procédures anti-bruits, je mets les reverses au minimum en tirant légèrement sur les manettes de poussées. Les auto-brakes font le reste, et je ressens la pression des sangles sur mes épaules. "Eighty knots,” m’indique Norb. On pourra prendre la première bretelle de sortie, Zulu 5. C’est fait, je me dis en esquissant un sourire. Je me suis posé à Roissy, et j’ai traversé l’espace aérien dans lequel on m’avait interdit en tant que pilote français de voler. Comme écrivait St Exupéry dans Terre des Hommes : “Je n'ai plus un seul ennemi au monde.” Je suis au sol, mais je suis également au sommet de mon Everest. Et c’est la montée qui aura compté. 

***

Il est 13:30, on est le lendemain, après une escale rapide de moins de 30 heures et une visite sympa de mes parents. Je suis assis maintenant dans le cockpit d’un B-757 avec lequel on fera la traversée de l’Atlantique à destination de Philadelphie. Je suis aligné sur la piste 27L à CDG, la checklist rangée. Prêt. Paré. 

“You have the airplane,” le Captain me lance. Voilà, passation de pouvoir en simplement quatre mots. “I have the airplane,” je confirme. Une main sur les commandes, l’autre sur les manettes, je ferai le décollage, mon premier depuis Paris. 

“Delta seven-niner, cleared for takeoff two-seven-left,” le contrôleur annonce dans nos télex. Le Captain répond. J’avance doucement les manettes. Les moteurs se stabilisent. “EPR,” j’appelle. Mes yeux seront fixés sur les instruments pendant la procédure SID de départ, et je louperai la vue du paysage encore une fois.

Voilà c’est fait. Un atterrissage à Paris et un décollage. Un vol qui aura mis 20 ans à se réaliser, un journal qui s'achève, et une fin qui manque affreusement de climax. Dans mon premier écrit quand j’étais pilote d’air ambulance, je courais à toute blinde vers un avion turbo-prop. Ici, j’ai déambulé tranquillement dans la passerelle rattachée à mon jet. Je parlais d’orages sur une réserve apache et de brouillard à Washington. Mais à Paris aujourd’hui, à l’instar du Soleil d’Austerlitz, le ciel est bleu, les vents sont calmes. 

Pas d’urgence médicale à bord, pas de panne moteur en finale, pas d’atterrissage contre-QFU avec un bébé qui meurt à l’arrière. Mais un Everest personnel conquis, ponctué par une escale courte, je m’envole à nouveau vers l’Amérique – cap au Nord-Ouest, à survoler la France puis l’Angleterre, orthodromie oblige. 

Et lorsqu’on me donne mon plateau-repas en fin de montée, j’esquisse un sourire en prenant ma cuillère. Je commencerai par le bol de soupe. 

PDF

No Satisfaction

Antoine de St Exupéry et moi avons appris à voler au même endroit, le terrain du Polygone de Strasbourg. J’ai passé mon brevet exactement 70 ans après lui.

Tous les pilotes se souviennent de leur premier solo; ce qu’on appelle un lâcher en vol dans l’aviation. Après une vingtaine d’heures de vol, mon instructeur, un jour, est simplement sorti de l’avion lors d’une séance de tours de pistes. Le moteur tournait encore. Il a pris son casque, et il a claqué la porte derrière lui. Je me retrouvais seul, assis dans un Cessna 152. J’avais 16 ans, et j’étais aux commandes d’un avion, le môme qui ne possédait même pas une mobylette.

Je me suis aligné à nouveau sur la piste en herbe, face au nord, et j'ai relâché les freins. Lorsque j’ai enfoncé la manette de gaz, j'ai commencé à chanter un tube des Rolling Stones qui me trottait dans la tête, I can’t get no satisfaction. Le tour de piste a duré 11 minutes.

Il est 4h du matin et je suis déjà réveillé. Je suis dans un hôtel à Los Angeles. Départ dans quelques heures direction Orlando, une traversée du pays en B757. D’habitude je mets quelques instants à me rappeler dans quelle capitale ou mégalopole je suis. Mais à Los Angeles, jamais. Je dors toujours bien à Los Angeles, comme à San Diego ou Honolulu. Ca doit être l’air des villes balnéaires du Pacifique, je me dis. 

Mais pas ce matin. Je suis réveillé trop tôt et j’ai l’esprit occupé. La deadline pour les demandes de promotion est aujourd’hui, et je dois prendre une décision avant mon départ en vol.

Voici le dilemme : j’ai maintenant assez d’ancienneté pour postuler un passage en place gauche, mais seulement sur moyen-courrier, comme le Boeing 717, l’A320 ou le 737. Mais devenir commandant de bord sur ces avions, c’est faire une croix, pour l’instant, sur les courriers trans-océaniques, les escales à Honolulu et Paris (que je fais toutes les deux le mois prochain), les arrivées sur Tokyo-Narita, les traversées de l’Asie Sud-Est avec ses hôtels cinq étoiles. Je sais, c’est un choix de roi quand pas moins de 10.000 pilotes essaient en ce moment de rentrer à Delta. 

Cela ne fait que sept mois que je fais du long-courrier, après avoir piloté un mono-couloir pendant huit ans dans cette compagnie. Passer en place gauche, avec les quatre galons, c’est le rêve de tout pilote normalement constitué. Mais beaucoup de copilotes, avec plus d’ancienneté que moi, décideront de profiter plus longtemps du wide-body avant de repasser en domestique. 

Cependant les retraites s’accélèrent à Delta, et c’est donc peut être l’occasion pour moi de devenir commandant de bord avant les autres, ceux qui décident de rester sur heavies. Non seulement ça voudra dire renoncer à l’universalité du long-courrier, mais ça signifiera surtout un retour en formation et un long stage garanti ! 

A chaque fois que j’ai évolué dans ma carrière, à chaque qualif de type, ce fut cinq semaines pénibles de stress et d’examens, sans compter les lâchers en ligne, Gina restant seule à la maison avec les enfants. Après ma dernière formation il y a moins d’un an, je lui ai dit que je resterai sur B757/B767 pendant longtemps. C’était presque une promesse. No more training, je lui ai dit. Je ne sais pas si elle m’a cru.

Ma fille, qui a beaucoup mon caractère, m’a dit avant mon départ en rotation : “We are never satisfied. That’s what keeps us going.” Marie a maintenant 16 ans, et elle vient de s’apprendre la batterie pour faire partie du High School Marching Band. Elle a bossé dur, et elle vient d’être admise — à la force de sa volonté, à la sueur de son front.

Le manque de satisfaction, c’est ce qui nous fait continuer, progresser. Marie a raison. C’est l’histoire de tous les immigrants ici, et c’est ce qui m’a fait quitter la France. C’est ce qui m’a fait devenir pilote lorsque j’aurai pu étudier autre chose. C’est ce qui m’a fait faire mes demandes pour la meilleure compagnie aérienne américaine. Et c’est ce qui m’a fait quitter la familiarité du mono-couloir pour partir en formation long-courrier. 

Et maintenant pourquoi ne pas être juste satisfait sur B757/B767 ? Les salaires sont bons, les vols sympas, les escales exotiques. Je gagne de l’ancienneté et de l’expérience dans cette catégorie d’airliner, et donc j’ai un meilleur planning. Le B767 est l’avion le plus gros que j’ai jamais piloté; le B757, une véritable bagnole de sport, c’est mon jet préféré. 

L’avantage de continuer à faire du long-courrier, c’est d’abord que je ne retournerai pas en formation, un stage qui se passera à Atlanta, loin de chez moi, pendant cinq semaines. Je serai à la maison plus souvent, avec ma femme et mes enfants, présent pour Noël, les anniversaires, les moments importants de ma famille, qui elle a déjà beaucoup sacrifié. 

Par contre, devenir Captain, c’est être à nouveau en bas de la liste des plannings, à piloter les rotations qu'aucun Captain ne veut faire, et être absent tous les week-ends, toutes les fêtes. Et là, c’est ma famille qui paie le prix. Que ferait St Ex ?

J’ouvre alors mon MacBook, et je me branche sur Deltanet, le réseau de la compagnie. Je postule pour la place gauche, moyen-courrier. Ca y est, Captain. Captain Danny. Je souris. Je souris comme je l’ai fait la première fois que j’ai décollé seul de mon terrain en herbe de Strasbourg. Et je m’accroche.

I can’t get no satisfaction…

PDF

ATL

On se prépare pour le repoussage porte A26 dans l’aéroport le plus fréquenté du monde, et le inflight leader — la chef de cabine — vient d’annoncer “Cabin ready for push” puis elle ferme la porte du cockpit du B757. Le panneau électronique géant accroché devant nous sur le terminal a un compte-à-rebours, avec notre destination et notre numéro de vol. On est à l’heure. J’ajuste mon télex, et je vérifie une deuxième fois que la fréquence “ramp” est correcte, car il y a sept fréquences différentes juste pour le repoussage suivant ta position.

Ca fait du bien de refaire un vol domestique moyen courrier, complètement sous contrôle radar, même si ce vol à destination de Salt Lake City durera quand même quatre heures. La dernière fois que j’ai fait une approche en long-courrier, on me donnait des clearances en mètres avec un accent chinois lors d’une arrivée pluvieuse de nuit, fuseau horaire +12 (on doit utiliser des tables de conversions dans le cockpit lorsqu’on va en Chine ou en Russie, car le B767 ne peut pas “se mettre” en mètres).

Atlanta a six pistes, c’est le plus grand hub de Delta, et pas moins de 4.000 pilotes de la compagnie y sont basés (on a sept autres bases). Soixante pour-cent de la flotte — sur les 1250 avions que Delta possède — passe par ce hub chaque jour. Si toutes les routes mènent à Rome, alors toutes les routes aériennes mènent à ATL. On dit que quand tu meurs et tu vas en enfer, tu dois d’abord t’arrêter à Atlanta pour choper une correspondance.

Ici, on n’a pas les tempêtes de neige de Chicago ou Détroit, mais on a les orages typiques du Sud des Etats-Unis, et ils commencent tôt dans la saison estivale. Il y a deux semaines, une ligne d’orage avec tornades a balayé la Georgie. Delta a dû annuler pas moins de 4.000 vols. Un orage qui coutera à la compagnie 125 millions de dollars. 

“Delta 1820, A26, on the CUTTN2, ready to push,” j’annonce sur 131.45, CUTTN2 étant le nom de mon SID aujourd'hui, le départ standard IFR de ma clearance. Les contrôleurs de la ramp — le couloir large à deux voies entre deux terminaux où les avions arrivent et partent — ne sont pas des contrôleurs fédéraux de la FAA, mais des contrôleurs locaux d’Atlanta, donc ils ne connaissent pas nécessairement mon plan de vol. 

Si ces contrôleurs ont l’air de mâcher des patates en permanence, comme beaucoup aux Etats-Unis, à Atlanta il y a aussi l’accent sudiste qui va bien. Le gars sur 131.45 me balance sans hésiter, “Delta 1820, after the inbound for A26, cleared to push, tail South at a 45.” Le reste du monde te dirait face au Nord, aux Etats-Unis, on te dit le contraire : on t'indique la direction de la queue de l’avion. En plus, il veut que le repoussage se fasse à un angle de 45 degrés, ce que le captain communiquera à l’agent du sol assis dans le camion en bas, pendant que je répète la clearance à Billy Bob-le-contrôleur, pour indiquer que j’ai bien compris.

Mon captain aujourd'hui, Dane, aux cheveux gris et le sourire facile a énormément d’ancienneté dans la compagnie, et il prendra sa retraite en janvier prochain. Un diplômé de l’U.S. Naval Academy et pilote d’A-7 Corsair II sur porte-avions, Dane fut embauché à Delta quand je n’avais que huit ans — un truc que je décide diplomatiquement de ne pas lui révéler. Mais notre différence d’âge n’est peut être pas le plus grand contraste : mon dernier boulot en France fut cuistot dans un McDonald’s en Alsace, avant d’avoir misé mes deux mois de salaire sur un billet d’avion vers l’Amérique, sans diplôme dans la poche. Ça non plus, je décide de ne pas lui révéler.

Je serai le pilote en fonction sur cette branche, et la pluie m’attend pour mon arrivée à Salt Lake City, selon les prévisions, avec des turbulences au-dessus des Rockies. Ce B757 est complet, donc 180 passagers et on transportera 22.4 tonnes de pétrole. Notre vitesse de rotation VR calculée sera 151 noeuds, 280 km/h. Sur la piste, on conduira avec nos pieds, puisqu’on utilise les palonniers d’un avion pour le garder en ligne droite au décollage. Je contrôlerai donc ce jet de 108 tonnes avec mes santiags noires achetées dans l’Utah, et je tirerai sur le manche à 280 km/h en voyant la fin de la piste débouler devant moi. 

On présélectionne le compensateur de profondeur également selon notre devis de masse et centrage et notre configuration volet pour le décollage, prêt pour la panne moteur. Quatre-unités-point-deux pour les volets 5 degrés. Si un de nos Pratt & Whitney, modèle 2037, à 18 tonnes de poussée, se met en drapeau juste à V1, on pourra quand même tirer sur la manche avec aise et survoler à V2 la forêt dense d’Atlanta devant nous.

Dans quatre jours, je survolerai à nouveau le Pacifique en B767, avec des escales comme Tokyo, Guam, et enfin Honolulu pour un courrier de neuf jours. Une semaine plus tard, je serai à l’autre bout du monde, et je me poserai pour la première fois à Paris-Charles de Gaulle. 

Oui, Paris. Pas de contrôleurs qui ont l’air de mâcher du chewing gum ou des patates, pas de météos avec tornades qui annulent 4.000 vols d’un coup, et pas non plus de conversions d’altitude chinoise à faire dans un bureau qui déchire le ciel à 300 noeuds. Je rentrerai au pays, enfin. Et je rentrerai aux commandes d’un B767, le même type d’appareil sur lequel j’étais parti en passager quand j’avais la vingtaine. Je venais à peine de démissionner du McDo, trop con pour savoir que mon rêve était impossible.

PDF

Le Tigre Volant

Lorsque je débranche le pilote automatique, je suis en finale pour la piste unique de l’aéroport de Saïpan, une île volcanique dans le Pacifique, juste à 15 degrés au-dessus de l’équateur. L’île ne fait que 20 km de long, mais les Américains ont mis trois semaines à la conquérir pendant la Seconde Guerre Mondiale. La piste a un dénivelé positif, donc tu as l’impression d’être trop haut comme le seuil remonte. Mais les lumières rouges et blanches à sa gauche confirment que je suis sur un plan de trois degrés. Il faudra donc cabrer l’appareil un peu plus à l’arrondi ou c’est l’impact de la roulette de nez assuré. Saïpan, c’est le lieu fameux de la Banzai Cliff où 1.000 habitants en 1944 se sont suicidés en se jetant d’une falaise, parce que les Japonais leur avaient parlé, à faux, de la cruauté intolérable des envahisseurs américains.  

J’avais quitté Tokyo il y a juste trois heures, et après avoir survolé le grand bleu – le lieu sûrement de beaucoup de dogfights entre les Corsairs et les Zéros dans la campagne du Pacifique – je me retrouve en finale, le biréacteur Boeing 757 entre mes mains. On est qualifié sur le Boeing 767 et Boeing 757, mais en tant que pilote long-courrier, la plupart de mes vols se font sur le bicouloir B767-300ER. Le “handling” est un peu différent. On dit que si le 767 est comme une Cadillac, alors le 757 est une Corvette — le paquebot contre la voiture de sport.

Lorsque ce Boeing 757 aux couleurs Delta perce les derniers cumulus isolés autour de l’île, les autobrakes armés sur “3”, je peux voir à ma droite Tinian, qui fut le lieu de lancement d’Enola Gay le 6 août 1945. Je peux encore voir ses pistes. L’île de Tinian est un endroit très stratégique pour les Américains, car de là, les bombardiers pouvaient enfin atteindre le Japon. Et donc, après une bataille sanglante où seulement 300 sur 8.000 Japonais survécurent, les Américains ont construit la plus grande base aérienne jamais construite pendant la guerre.

Depuis les opérations à Tokyo-Narita ce matin, je discutais avec un autre équipage, qui eux se rendaient à Guam. Le plan de vol et les cartes météo sous le bras, le commandant de bord de cet équipage s'est présenté à moi, et il m’a dit, surpris, qu’il ne m’avait jamais vu avant. J’avais l’impression de faire partie d’une escadrille spéciale où tout le monde se connait. J’ai répondu que je suis nouveau sur la flotte bien que ça fasse des années que je suis à Delta. On se reverra sûrement ce soir au bar de l’hôtel de Narita après avoir fait un aller-retour de sept heures sur le Pacifique, lui vers Guam, moi vers Saïpan.

Nos rotations dans l’Asie durent de dix à douze jours. Avant Tokyo, j’avais fait escale à Manille, dans les Philippines. Singapour avant ça. Demain je me poserai en Chine. Nous sommes les Tigres Volants de Delta, la seule compagnie américaine qui a un hub en Asie.

Au bar le soir, on sera assis autour d’une table, à boire une bière et à raconter des histoires : on parle d’un équipage qui a failli être mis en prison à Manille après une panne moteur au décollage, et un retour à l’aéroport. Les autorités locales accusaient les pilotes d’avoir mis la vie des passagers philippins en danger. Mais il s’est avéré que le mécanicien qui avait travaillé sur le moteur était lui-même un Philippin. Un autre équipage a presque causé un incident diplomatique lorsqu’ils ont traversé une piste à Shanghai sans autorisation, et le pilote dans son rapport a dit que l’Anglais du contrôleur chinois était difficile à comprendre. Delta a rapatrié immédiatement ces deux pilotes qui furent mis sous enquête et interrogés par les autorités chinoises. Un vice-president de Delta s’est rendu en Chine pour offrir ses excuses au nom de la compagnie. (Les Chinois ont insisté que le rapport du pilote fut modifié et que toute mention de l’Anglais du contrôleur soit effacée.)  

C’est la dernière rotation pour mon commandant de bord, Rick, qui part à la retraite. Une autre ronde de bières va être commandée, des cigares vont être fumés. Il y a également une femme, d’un certain âge, commandant de bord B747. Elle est assise à coté de moi et a l’air étonnamment à l’aise dans cette atmosphère mâle-alpha exacerbée. Elle s’est sûrement lancée dans cette carrière quand les femmes dans les cockpits étaient rares, et elle a su s’adapter. 

Et puis à côté d'elle, il y a le légendaire Captain Paul H. Un gars super au look d’acteur, style John Travolta, qui s'est fait embaucher par Northwest lorsqu’il avait à peine 24 ans (Delta a racheté Northwest), et qui est passé commandant de bord à l’âge de 31 ans. Ca fait 20 ans qu’il est maintenant captain sur la “baleine”, le nom qu’on donne affectueusement au B747. Paul a tellement d’ancienneté dans la compagnie qu'il fut jadis le commandant de bord de Rick, mon commandant qui part maintenant à la retraite. 

Et assis au bar, je revois fortuitement un jeune pilote avec lequel j’ai partagé une maison à Minneapolis il y a quelques années. Je parle de lui dans mon journal, le Comeback Kid. Corey est enfin passé de la régionale à Delta. On sourit et on se tape sur l’épaule, une réunion de deux Flying Tigers à l’autre bout du monde. 

On a plus de 12.000 pilotes à Delta, mais on n’est qu’une fraction à faire l’Asie. On est qualifié dans le “Pacific theater” — l’expression utilisée à Delta – et on est soit sur B757, B767 ou sur B747. Les rotations sont les plus longues, tu fais des trajets au-dessus du plus grand océan du monde, et tu es à 180 minutes de vol de toutes terres. La couverture radar est minimale ou inexistante, la radio HF mauvaise, l’accent des contrôleurs pire encore. Et si tu penses à imiter Sully, n’oublie pas que les eaux sont infestées de requins. Ton dispatcher qui suit ton vol, ton chef pilote qui doit être prêt à t’aider, et les quartiers généraux de ta compagnie sont carrément dans un autre hémisphère. L’assistance peut mettre longtemps à arriver.

Mais poser un B757 sur une piste courte dans les îles Mariannes, en plein milieu du Pacifique, comme je le fais aujourd’hui, ça en vaut le coup. Je suis un Alsacien qui a bien pu visiter des lieux historiques en Europe, mais qui se sent privilégié également d’avoir pu visiter Pearl Harbor, Hiroshima et maintenant la base de lancement des B-29 qui ont mis fin à la guerre. 

Lorsqu’on dégage la piste vers la gauche, après mon atterrissage, je peux voir les vestiges d’un bunker japonais, que je n’aurai sûrement pas détecté si Rick ne me l’avait pas pointé du doigt. Et avec une température extérieure de 28 degrés sous les tropiques, je sortirai de mon 757 avec l’uniforme chemise blanche Delta, des barres dorées sur mes épaules, des ailes sur ma poitrine, et jamais aussi fier d’être un Tigre Volant.