Les deux premiers explorateurs qui ont conquis l’Everest en 1953, ne sont restés au sommet qu’un quart d’heure. Et après leur descente, ils ont décidé de fêter cet exploit historique avec… un bol de soupe. La morale de l’histoire : c’est la montée qui compte, pas nécessairement la vue. Avec des conditions climatiques extrêmes d’un sommet de 9 km, je comprends le choix d’une soupe bien chaude pour marquer le coup.
Par contre, ce sont des conditions météos superbes qui m’attendent aujourd’hui à Paris. Je décroche le pilote automatique du Boeing 767-300 à plus de 40 km de la piste. On a traversé l’Océan Atlantique la nuit dernière et le soleil vient de se lever sur la City of Light, comme on l’appelle aux Etats-Unis. L’ATIS Mike de Paris-LFPG avait annoncé une tempé de 15 degrés – ce qui est sympa pour une aube de juin – et des conditions CAVOK, “Ceiling And Visibility OK”. Un vent du 070 à 8 noeuds, bref, un vent de face presque dans l’axe de la piste, donc des conditions parfaites pour un atterrissage.
“I’ve never seen anybody disconnect the auto-pilot so soon,” me lance Nate. Nate, un ancien pilote du quadriréacteur KC-135 de la 151e Air Refueling Wing basée dans l’Utah, est le Relief Officer, le 3e pilote qui fait la relève en croisière. Il est maintenant assis dans le siège strapontin, à nous observer pendant la dernière phase de vol.
Le Commandant de Bord aux cheveux blancs et à la moustache blanche, Norb, égrène les checklists et fait la radio. Tous les deux savent que c’est mon premier atterrissage à Paris, la première fois que je pilote dans l’espace aérien français depuis mon départ vers l’Amérique.
J’étais parti en tant que passager dans un B-767, sans diplôme ni carte verte. Et avec beaucoup de travail, et encore plus de chance, j’ai maintenant le privilège de revenir aux commandes d’un B-767 aux couleurs Delta. Si ce parcours fut mon Everest, alors je n’ai pas encore fini de gravir le sommet : Je viens d’apprendre que je partirai en stage Commandant de Bord. Retour sur moyen-courrier; ça sera sur Boeing 737-900.
Le pilote automatique et les auto-manettes débranchés, je me rends compte tout de suite de mon erreur. En décidant de piloter cette arrivée ILS en manuel, je manquerai la beauté du paysage français qui défile devant nous. Tant pis pour la vue. Je me concentre sur le directeur de vol et ma vitesse.
Après un cap donné par le Contrôle, j’intercepte l’axe de la piste à un angle de 30 degrés, l’axe représenté électroniquement par une barre sur mon Primary Flight Display. On pèse encore 144 tonnes selon notre FMS, qui suit notre conso de pétrole. Je ne suis plus dans le Cessna 172 à survoler la pleine d’Alsace quand j’avais 17 ans.
Alors j’anticipe l’inertie du Boeing lors de la capture du glideslope, qui indique mon orientation verticale par rapport au seuil de piste, et je tire doucement sur les manettes de poussées. Je me mets sur un plan de 3 degrés, à plus de 800 pieds par minutes. J’appelle l’extension des volets, puis la sortie du train. Les lumières vertes indiquant le verrouillage s’affichent une à une lentement devant nous.
Je briefe une éventuelle remise de gaz comme on le fait toujours – même dans les plus belles météos. Derrière moi, il y a plus de 200 passagers, et sous ma main gauche, 60 tonnes de poussées grâce aux deux moteurs Pratt & Whitney. On y est presque.
En courte finale, je fais ma transition visuelle. Mes yeux quittent les instruments et se verrouillent sur le PAPI, les lumières rouges et blanches près du seuil de piste. Un petit coup de manche, un iota de puissance. Je suis doux aux commandes. Et il le faut lorsque le seuil se rapproche en 3D à presque 300 km/h.
A une douzaine de mètres à peu près au-dessus de la piste 09L, je commence à ressentir l’effet de sol. Il y a une augmentation de portance qui donne l’impression de se poser sur un coussin, comme si l’avion résistait une dernière fois à son atterrissage. Tout comme un train qui traverse un tunnel déplace brusquement son air, un avion en descente chasse l’air vers le bas. Mais lorsque l’avion se pose, l’air est légèrement comprimé entre lui et la piste, avant que l’air ne change enfin de direction. Ca donne un bel effet de coussin à l’arrondi. On peut appeler ça un cadeau d’adieu de la part du ciel — ou alors un cadeau de bienvenue de la terre à ses pilotes. Aujourd’hui, c’est un cadeau de Paris à moi, le Frenchie aux licences de pilote américaines.
Je suis à 142 nœuds, soit 263 km/h, quand j’arrondis à quelques mètres au-dessus de la France, puis je relâche doucement le nez du Boeing, et je tire complètement sur les manettes de puissance; les moteurs sont au ralenti. Je maintiens l’assiette de l’avion jusqu’à la touchée légère des trains. Sur les ailes, les freins aériens se déploient instantanément. “Speedbrake up,” mon Captain confirme.
A cause des procédures anti-bruits, je mets les reverses au minimum en tirant légèrement sur les manettes de poussées. Les auto-brakes font le reste, et je ressens la pression des sangles sur mes épaules. "Eighty knots,” m’indique Norb. On pourra prendre la première bretelle de sortie, Zulu 5. C’est fait, je me dis en esquissant un sourire. Je me suis posé à Roissy, et j’ai traversé l’espace aérien dans lequel on m’avait interdit en tant que pilote français de voler. Comme écrivait St Exupéry dans Terre des Hommes : “Je n'ai plus un seul ennemi au monde.” Je suis au sol, mais je suis également au sommet de mon Everest. Et c’est la montée qui aura compté.
***
Il est 13:30, on est le lendemain, après une escale rapide de moins de 30 heures et une visite sympa de mes parents. Je suis assis maintenant dans le cockpit d’un B-757 avec lequel on fera la traversée de l’Atlantique à destination de Philadelphie. Je suis aligné sur la piste 27L à CDG, la checklist rangée. Prêt. Paré.
“You have the airplane,” le Captain me lance. Voilà, passation de pouvoir en simplement quatre mots. “I have the airplane,” je confirme. Une main sur les commandes, l’autre sur les manettes, je ferai le décollage, mon premier depuis Paris.
“Delta seven-niner, cleared for takeoff two-seven-left,” le contrôleur annonce dans nos télex. Le Captain répond. J’avance doucement les manettes. Les moteurs se stabilisent. “EPR,” j’appelle. Mes yeux seront fixés sur les instruments pendant la procédure SID de départ, et je louperai la vue du paysage encore une fois.
Voilà c’est fait. Un atterrissage à Paris et un décollage. Un vol qui aura mis 20 ans à se réaliser, un journal qui s'achève, et une fin qui manque affreusement de climax. Dans mon premier écrit quand j’étais pilote d’air ambulance, je courais à toute blinde vers un avion turbo-prop. Ici, j’ai déambulé tranquillement dans la passerelle rattachée à mon jet. Je parlais d’orages sur une réserve apache et de brouillard à Washington. Mais à Paris aujourd’hui, à l’instar du Soleil d’Austerlitz, le ciel est bleu, les vents sont calmes.
Pas d’urgence médicale à bord, pas de panne moteur en finale, pas d’atterrissage contre-QFU avec un bébé qui meurt à l’arrière. Mais un Everest personnel conquis, ponctué par une escale courte, je m’envole à nouveau vers l’Amérique – cap au Nord-Ouest, à survoler la France puis l’Angleterre, orthodromie oblige.
Et lorsqu’on me donne mon plateau-repas en fin de montée, j’esquisse un sourire en prenant ma cuillère. Je commencerai par le bol de soupe.