Gaël PILORGET-BRAHIC : Un prof présente son approche de l’Ecole Numérique

28 janvier 2004 à 00h00
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AB - Bonjour, Gaël PILORGET-BRAHIC. Pouvez-vous nous présenter vos activités d'enseignement ?

GPB - J'enseigne l'espagnol au lycée Janson de Sailly à Paris. Cet établissement situé dans le 16ème arrondissement a été et demeure en partie un lycée d'élite. Mais, contrairement à l'image que l'on pourrait s'en faire de l'extérieur, il n'est pas, du moins au niveau du collège et du lycée, un vivier fourmillant d'excellents élèves.

Les problématiques relatives à l'apprentissage, et plus particulièrement à l'apprentissage des langues, se posent dans des termes plus ou moins communs aux autres établissements, même si le contexte socio-culturel est théoriquement beaucoup plus « porteur » qu'ailleurs.

Au-delà de l'apprentissage linguistique et culturel qui est défini dans les programmes d'espagnol, je propose aux élèves des projets liés à la citoyenneté et à la mémoire historique.

Je pense que l'école doit être à la fois le lieu où l'on acquiert des savoirs, mais aussi des savoirs faire pratiques et surtout des savoirs être, le respect et la tolérance, l'esprit critique et le civisme.

Dans le cadre de concours d'officiers supérieurs spécialisés en relations internationales, j'enseigne également à l'Ecole Militaire différentes disciplines liées à la philologie espagnole : traduction littéraire et journalistique, analyse de presse et histoire contemporaine de l'Espagne.

Dans ce dernier cas, l'approche est totalement différente de celle de l'Education Nationale. Toutefois, elle est proche de celle de l'enseignement supérieur civil de second cycle où la pédagogie ne se borne pas à des cours magistraux, mais bien, là encore, à des acquisitions diversifiées tant au point de vue culturel, linguistique que méthodologique.

AB - Quel est votre point de vue sur le développement du concept d'Ecole Numérique en France, au-delà de la seule sphère publique ?

GPB - Un mot d'abord, en guise de parenthèse, sur l'expression « e-learning ».

En France, on a pris la fâcheuse habitude d'intégrer, sans « digestion » préalable, toute nouveauté technique ou comportementale venue d'outre-Atlantique, sans chercher en premier lieu à se pencher sur sa pertinence (question essentielle, universelle, et non de « cohérence » avec notre « civilisation ») ni, en second lieu, une fois sa validité prouvée, à lui donner un nom issu de notre langue ou créé à partir d'elle.

C'est là une fainéantise intellectuelle, une pauvreté d'imagination ou un snobisme capricieux et coutumier qui, dans un pays qui se targue tant d'être un bastion essentiel de « l'exception culturelle », est également à l'image de notre société :

Toujours plus perméable à une mondialisation totale - qui comprend également les différents champs de l'éducation - et qui n'est le fait que d'une seule culture hégémonique.

Pourquoi « e-learning », souvent prononcé d'ailleurs d'une manière pédante et pourtant ridiculement erronée, plutôt que « école-réseau », « école en ligne » ou tout autre néologisme mieux adapté ?

Cette réserve essentielle étant faite, il convient de revenir au point non moins primordial que j'évoquais précédemment :

La validité pédagogique d'un tel outil, ou plutôt de tels outils, tant les perspectives ouvertes par les nouvelles technologies sont indéniablement démultipliées par rapport à un enseignement « classique ».

A noter cependant, les pourfendeurs de cet enseignement classique ne le connaissent généralement pas, se fondant sur des préjugés et sur des conceptions toutes faites au sujet d'un enseignement naturellement « en décalage », « périmé », et pour sombrer à nouveau dans l'acculturation commune : « out », « old fashioned », car c'est bien de mode qu'il s'agit.

Apprendre en réseau donc, pourquoi, pour qui, pour quoi faire ? Quels progrès, quels avantages par rapport à l'enseignement « présentiel » que l'on connaît aujourd'hui ?

Selon Serge POUTS-LAJUS, de l'Observatoire des technologies pour l'éducation en Europe (OTE), qui s'exprimait dans un article paru dans Les Dossiers de l'Ingénierie Educative, les expériences menées dans le cadre de cours par correspondance, visioconférence ou mise en ligne de cours - tentatives de rupture de cette relation présentielle - n'ont pas donné de résultats probants.

Mais est-ce vraiment l'outil sur lequel il faut s'interroger, ou bien plutôt la manière de s'en servir ? A titre d'exemple, peut-on condamner l'Internet sur le seul argument qu'il permet parfois à des groupuscules néo-nazis ou xénophobes de se faire voir et entendre ? C'est là déplacer le problème.

L'apprentissage en réseau permettrait, selon ses défenseurs, de renforcer l'autonomie de l'élève. Il est vrai qu'au sein des classes, il est particulièrement difficile pour un professeur de solliciter à un niveau égal tous ses élèves, et de les porter au maximum de leurs capacités et de leurs aptitudes du moment.

Le réseau pourrait remédier, théoriquement dans une école schématisée plus que vécue, à cette difficulté. Là encore, rien ne vaut l'expérimentation, mais une expérimentation « tous terrains », dans tous les contextes socio-culturels, et aboutissant à des conclusions précises, sans approximations ni partialité des « Classiques » et des « Modernes ».

Pour ce qui est de l'ouverture interculturelle évoquée par Serge POUTS-LAJUS, il est évident que les nouvelles technologies donnent de plus en plus une dimension mondiale à l'éducation.

Mais cette dimension sera-t-elle réellement « internationale » ou mondialisée, c'est-à-dire aujourd'hui et pour parler clair, totalement « américanisée » ?

AB - La formation mixte, téléformation bien gérée et professorat repensé, « accompagnateur », n'est-elle pas l'avenir de l'Ecole à la française à l'heure où les enseignants « baby boomers » arrivent à la retraite ?

GPB - Un enseignement est toujours à repenser. Un bon enseignant se remet toujours en question, même s'il a certaines convictions. C'est là une formule un peu toute faite mais elle correspond à un métier où l'on doit d'abord se placer du côté de l'élève, sans placer démagogiquement - comme l'a fait l'école depuis bien trop longtemps - « l'élève au centre du centre du système », car c'est l'apprentissage, et non l'élève en tant que personne, qui y doit être placé.

Il faut parvenir à ce que les apprentissages (ceux de l'intelligence, au sens étymologique, c'est-à-dire de la compréhension du monde et des êtres, celui du devoir civique et moral, de l'esprit critique et enfin de la créativité) prennent tout leur sens, peu importent en fait les techniques et les moyens.

Il est aisé de juger les enseignants « baby-boomers » - pourquoi pas « de l'après-guerre », c'est tellement plus porteur d'espoir - comme des professeurs en déphasage avec les techniques de leur époque, et mon propos est bien ici de les encourager à apprendre à les maîtriser.

Mais c'est sur leur manière de transmettre leurs savoirs qu'il faut, non les « juger », mais réfléchir et débattre, et en premier lieu, sur cette question encore plus essentielle : plutôt que « comment enseigner », que faut-il enseigner ? Vaste question à laquelle je ne prendrai pas le risque de répondre ici.

Ma conviction est qu'au-delà des techniques employées, l'école républicaine doit demeurer en tous lieux, sans résignation, avec détermination et s'il le faut autorité, le lieu où se forment des personnalités ouvertes, critiques, créatives, respectueuses de la différence et de tous les savoirs.

Les nouvelles technologies peuvent-elles configurer une telle école de la vie en société ? Si tel pouvait être le cas, la « civilisation de la machine » prendrait un sens profond, fécond et pour tout dire : humain.

Troisième avantage : « l'e-learning » ouvre à l'interculturel. Depuis plusieurs décennies, toutes les cultures et tous les peuples du monde sont confrontés aux défis de l'éducation de masse ; ils y répondent dans la diversité mais sans cesser de confronter leurs propres solutions avec celles de leurs voisins.

L'accélération du progrès technologique pose aujourd'hui à de nombreux pays et presque simultanément la question d'une possible contribution des réseaux électroniques aux objectifs de l'éducation.

En désignant cette question par un nom commun à toutes les cultures, nous reconnaissons certes l'antériorité des acteurs anglo-américains dans ce domaine, mais aussi le fait que, pour ce nouveau défi, l'échange d'idées, de pratiques et d'expériences s'impose plus que jamais.

L'avance des Américains nous permet de ne pas commettre les mêmes erreurs qu'eux, mais d'en commettre d'autres qui serviront à ceux, moins riches ou moins intrépides, qui nous succéderont sur la voie de l'e-learning.

Cette façon d'échanger et de s'inspirer les uns des autres, derrière le géant américain, risque-t-elle de nous conduire à une sorte de convergence pédagogique, ignorante des identités et des différences culturelles et qui serait un ralliement de fait au modèle culturel et éducatif américain ?

L'e-learning serait-il l'un des moyens par lequel le phénomène de mondialisation menacerait la diversité des cultures et des éducations ? Sur cette délicate question, les avis ne peuvent qu'être partagés.

Mais puisque cet article a pris le parti de défendre une thèse positive à l'égard de l'e-learning, il s'appuiera, pour la justifier, sur les propos d'un sociologue, Philippe D'IRIBARNE, spécialiste de la gestion des entreprises et du rôle qu'y jouent les facteurs culturels. Sans être un avocat de la mondialisation, il porte sur elle un regard qui se veut rassurant :

« Pour comprendre les effets de la mondialisation, il faut distinguer trois acceptions du terme de culture. Il peut d'abord désigner tout ce qui relève du folklore : la musique, la langue, l'art, la cuisine.

Dans ce cas, la mondialisation a un effet uniformisateur indéniable, même si elle rencontre des résistances dans certains pays. Dans un deuxième sens, la culture renvoie à la notion d'identité.

La mondialisation a ici pour conséquence une exacerbation, que l'on perçoit à travers les conflits identitaires et les revendications régionalistes qui se multiplient.

Enfin, si l'on considère la culture comme l'expression d'une vision commune des règles du vivre ensemble, il me semble que la mondialisation a peu d'effets, et que la disparité des cultures politiques persiste. »

A mes yeux, l'éducation n'étant certainement pas un folklore, la principale menace que fait peser sur elle la mondialisation devrait donc être recherchée plutôt du côté de l'exacerbation des différences et des identités, que de l'uniformisation.

Si l'on accepte l'idée qu'une partie des questions posées à l'éducation, par exemple celles concernant l'apprentissage par les réseaux, peut l'être sur une base qui ne serait pas seulement nationale et identitaire, mais également scientifique et interculturelle, alors le choix du vocable e-learning pourrait nous aider à éviter l'erreur d'une réaction identitaire inopportune.

AB - Merci beaucoup Gaël PILORGET-BRAHIC, pour vos observations sur l'Ecole Numérique.
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