« Rendre justice » aux victimes. Dans une lettre adressée à ses membres, le 28 avril, et récemment mise en ligne sur son site, la communauté de l’Arche fait la lumière sur « les graves zones d’ombre » du P. Thomas Philippe (1905-1993), dominicain qui a beaucoup compté dans sa genèse et qui fut le maître spirituel de son fondateur, Jean Vanier.

Ayant reçu des plaintes en juin 2014, l’Arche a voulu « en plein accord avec Jean Vanier, répondre à leur demande et aller plus loin dans l’écoute », peut-on lire dans cette lettre signée par Patrick Fontaine et Eileen Glass, responsables de cette organisation internationale consacrée aux personnes avec un handicap mental.

Le P. Philippe étant décédé, aucune poursuite civile ou pénale ne pouvait être engagée. Mais une instruction canonique a été confiée en décembre 2014 au P. Paul-Dominique Marcovits, dominicain, sous la conduite de Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et accompagnateur de l’Arche.

Quatorze personnes entendues

Quatorze personnes – des témoins et une petite dizaine de victimes – ont été entendues et les conclusions ont confirmé les faits qui remontent aux années 1970 et jusqu’à ce que le P. Philippe parte vivre, à sa demande, à Saint-Jodard, dans la Loire, (1), en 1991, où il mourra deux ans plus tard.

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« Le P. Thomas Philippe a eu des agissements sexuels sur des femmes majeures, par lesquels il disait rechercher et communiquer une expérience mystique, peut-on lire dans le rapport dont des passages sont cités dans la lettre. Ils attestent une emprise psychologique et spirituelle sur ces femmes auxquelles il demandait le silence car, selon lui, cela correspondait à des ‘’grâces particulières” que personne ne pouvait comprendre ».

« L’enquête a permis de confirmer que ces témoignages étaient dignes de foi. On est bien dans la répétition des mêmes faits. Après sa conclusion, deux autres victimes se sont déclarées. Il est possible qu’il y en ait d’autres, mais aucun témoignage ne permet de penser que des personnes handicapées puissent être concernées », précise à la Croix Patrick Fontaine.

Dans leur courrier, les responsables de la communauté expriment leurs regrets et condamnent « fermement ces faits », « conscients de leur impact dans la vie des victimes », tout en citant le résumé de l’enquête : « dans tous les témoignages recueillis, rien n’a été entendu qui mettrait en cause l’Arche et sa mission, bien au contraire ».

Groupes de parole

L’Arche a décidé de rendre publics les résultats de l’enquête « car nous voulions nous placer dans une démarche de vérité vis-à-vis des victimes ». Mais, « par respect pour ces mêmes victimes », ses responsables se refusent à aller plus loin dans la caractérisation de ces abus.

Cette publication a aussi pour but, écrivent-ils, d’« éviter les rumeurs contradictoires » et de « permettre une lecture authentique et non idéalisée de l’histoire de l’Arche ». Au sein de la communauté, des groupes de parole ont ainsi été mis en place pour aider les personnes attachées à la mémoire du P. Philippe à recevoir cette information.

Cette enquête doit conduire aussi à travailler sur les enseignements du dominicain pour en vérifier la justesse. Sa mariologie avait, de fait, été sévèrement mise en cause déjà par ses amis, Jacques Maritain et Charles Journet, qui lui reprochaient d’associer la Vierge Marie à l’épouse du Christ.

Accompagnateur spirituel de Jean Vanier

La communauté rappelle que le P. Philippe n’est pas son fondateur et qu’elle ne repose pas sur ses enseignements. Mais il a joué un rôle important dans sa naissance.

De fait, lorsqu’il quitte la Marine, Jean Vanier se rapproche de l’Eau vive, un centre international de philosophie et de théologie pour étudiants fondé deux ans plus tôt par le P. Thomas Philippe à Soisy-sur-Seine (Essonne), et qui a alors un grand rayonnement. Le dominicain devient l’accompagnateur spirituel de Jean Vanier, et c’est lui qui lui fera découvrir quelques années plus tard, le monde du handicap, alors qu’il est aumônier du Val fleuri, petit centre pour personnes avec un handicap mental. Bouleversé, Jean Vanier fondera l’Arche en 1964.

Thomas Philippe accompagnera ensuite la communauté naissante. Mais les relations seront tendues avec Jean Vanier, qui choisit, contre l’avis du P. Philippe, d’ouvrir la communauté à la mixité et de lui donner une ouverture œcuménique, puis interreligieuse.

Profondément choqué par les récentes révélations, Jean Vanier assure n’avoir été aucunement au courant de la face cachée du P. Thomas. Et ce, même si en 1956, le dominicain avait été condamné à de graves sanctions canoniques par le Vatican (2) : interdiction d’enseigner, d’exercer tout ministère et d’administrer tout sacrement en public. Le motif de la condamnation, de fait, n’a jamais été rendu public par Rome. Selon des sources de la Croix, il s’agirait là encore d’abus sur des femmes, certaines religieuses, dans le cadre de l’accompagnement spirituel.

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« Je ne comprends pas »

Jean Vanier, fondateur de l’Arche

« J’ai été profondément choqué et bouleversé par les révélations de ces derniers mois sur le P. Philippe. Il y a quelques années, j’ai été mis au courant de certains faits mais je suis resté ignorant jusque-là de leur gravité.. Je veux dire aux victimes toute ma compassion. Je pleure avec celles qui sont blessées. Mais je ne peux non plus nier ce que je dois au P. Thomas. Il a été un instrument de Dieu à mon égard, notamment au moment où, sortant de la Marine, je cherchais comment donner ma vie à Jésus. J’étais profondément attaché à lui comme à un père spirituel.

Il y a un immense décalage entre la gravité de ces faits, les souffrances des victimes, et l’action de Dieu en moi et dans l’Arche à travers lui. Je n’arrive pas à joindre paisiblement ces deux réalités. Tout ce que je peux dire, c’est que je ne comprends pas. Je reste comme un pauvre devant cela. Je ne veux ni juger ni condamner. Mais je veux demander pardon pour tout ce que je n’ai pas fait ou aurais dû faire. »

Recueilli par Céline Hoyeau

(1) Prieuré de formation de la communauté Saint-Jean fondée par son frère, le P. Marie-Dominique Philippe (1912-2006), à qui des faits similaires ont été reprochés.

(2) Note sur l’Eau vive, dans « Journet Maritain. Correspondance », Volume IV (1950-1957), Parole et silence, 2005.