Le plus gros narco mexicain est en cavale depuis neuf ans. Les autorités sont impuissantes à juguler une guerre des clans toujours plus meurtrière. Récit d'une trajectoire sous le signe de l'impunité.

Le plus gros narco mexicain est en cavale depuis neuf ans. Les autorités sont impuissantes à juguler une guerre des clans toujours plus meurtrière. Récit d'une trajectoire sous le signe de l'impunité.

L'Express

Les narcos sont des poètes. Ils réenchantent ce qu'ils sont. Amado Carrillo Fuentes, fondateur du cartel de Ciudad Juarez, était plus connu sous le nom du "Seigneur des ciels" - pour les cargaisons de coke qu'il faisait voyager dans les airs. Arturo Beltran Leyva, réduit en bouillie par l'armée mexicaine en décembre dernier, se faisait appeler "le Chef des chefs", alors qu'il y a sept ou huit cartels au Mexique, et c'est bien le problème.

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Il n'y a guère que pour Joaquin Guzman Loera que le sobriquet, "El Chapo" (le Petit), soit inversement proportionnel à l'envergure du bonhomme, le plus gros trafiquant mexicain, recherché par les Etats-Unis depuis 2001. En guerre avec les autres consortiums pour le contrôle du marché américain, premier consommateur mondial de cocaïne, El Chapo et son puissant cartel de l'Etat de Sinaloa ne sont pas pour rien dans le chaos mexicain actuel : 25 000 morts depuis décembre 2006, date de l'investiture du président Calderon, qui a fait de la lutte antidrogue sa priorité. Et 7 000 depuis le mois de janvier. Ça commence à faire cher le kilo de coke.

"Les autorités savent très bien où se cache El Chapo"

Washington offre 5 millions de dollars pour la capture : une paille pour Joaquin Guzman, 55 ans, niveau CE 2, propulsé l'an dernier par le magazine Forbes "41e personne la plus influente du monde". Derrière Bill Gates et devant Nicolas Sarkozy. Milliardaire en dollars, héros d'une véritable mythologie populaire, il est nulle part et partout. On l'a vu dîner dans plusieurs bons restaurants du pays, précédé, chaque fois, d'un homme qui confisque tous les portables et paie la note de la salle en sortant.

Déjà marié, il a aussi convolé avec une beauté de 18 ans, Emma Coronel Aispuro. Un matin de janvier 2007, le bourg de Las Canelas, dans les contreforts inaccessibles de la Sierra Madre, non loin du village natal du Chapo, a vu arriver 200 cagoulés à moto. Ils se sont postés aux entrées, alors qu'atterrissaient six avions, l'un pour le marié, les autres pour les fusils d'assaut, le whisky et un groupe musical bien connu, Los Canelos.

Depuis, les époux se sont évanouis dans la nature. Il y a six mois, un archevêque de l'Etat de Durango a fait une sortie, expliquant que les autorités fédérales savaient très bien où se cachait El Chapo : à Guanacevi (Durango), 3 000 habitants. Deux jours plus tard, on y retrouvait les corps de deux fédéraux barrés de ce post-scriptum : "Personne ne peut attraper El Chapo." C'est à peu près tout ce qu'on sait de lui, ces derniers temps.

Direction Culiacan, donc, 700 000 habitants, coeur de l'Etat de Sinaloa, fief du Chapo et de tous les empereurs du narcotrafic. Les Carrillo, les Arellano Felix, les Beltran Leyva, ils sont tous nés ici, dans cette zone du "triangle d'or", où l'on cultive la marijuana et l'amapola, la fleur de l'héroïne. En ce début juillet, la moiteur vous colle aux os comme un sparadrap.

A la terrasse d'un bar, Javier Valdez, le correspondant du quotidien La Jornada, regarde son café refroidir, tout en rivant un oeil à l'entrée et aux énormes Chevrolet Cheyenne aux vitres noires, sans plaque, qui passent en ronflant : "Culiacan est devenue un lieu d'exécution, dit-il, la voix vrillée de lassitude. On est à trois morts par jour. Parfois dix. Avant, les narcos se tuaient entre eux. Aujourd'hui, si tu passes au milieu d'une fusillade, t'es mort."

Il parle de la peur, omniprésente, de la guerre entre le clan du Chapo et les Beltran Leyva (ses ex-associés, ralliés au cartel de Ciudad Juarez) qui a fait grimper d'un coup le thermomètre, en 2008, avec l'assassinat d'un des fils de Guzman, Edgar. Là, en plein milieu du parking du supermarché City Club, où se dresse aujourd'hui une croix, le "Chapito" de 22 ans a été sulfaté de 500 cartouches, bazooka compris. Aux funérailles, son père a fait envoyer 50 000 roses rouges.

Le téléphone du journaliste Valdez sonne. On vient de retrouver, pas loin, trois têtes grillées, alignées sur le coffre d'une voiture. Il raccroche, l'air fatigué : "Je n'y vais pas, je ne peux pas y aller à chaque fois." Avant de ciseler son écoeurement : "Culiacan est une société narco, malade. Je connais des gens très bien, entrepreneurs, avocats, employés, qui aident à cacher des armes, de la drogue, sans aucun bénéfice. Ici, on condamne l'exécution d'une femme enceinte et de sa fille de 6 ans, comme hier, et, le lendemain, on met le narco dans une alcôve et on couche avec."

Les gamins veulent un pistolet serti de 500 carats et une aura de parrain. Un simple tour au cimetière offre un aperçu inoubliable de l'esthétique narco : les trucidés sont enterrés dans des temples en marbre rose aux coupoles byzantines avec la climatisation, les Marlboro et leurs objets préférés. Sans oublier le cellulaire.

Le comble, c'est qu'ici, pour beaucoup, El Chapo est une idole. Avec son principal associé, Ismaël Zambada, ils font moins de bruit que les jeunes chiens fous des narcos, hyperagressifs. Ils ont construit des écoles, des chemins dans la Sierra... Ils ont graissé des pattes, aussi. En témoigne un flic du coin. Il a donné rendez-vous au fin fond d'un parc. Et il baisse la voix, alors qu'il n'y a que des arbres autour : "Jusqu'à récemment, des collègues allaient chercher leurs enveloppes, pour Noël, dans divers lieux de Culiacan..." Cadeau du Chapo. "Il arrose aussi les habitants des villages pauvres en échange de leur protection."

Inutile donc de trop le chercher dans cette Sierra Madre aux vallées profondes comme des entailles, impraticable et sillonnée d'hommes armés. Neuf ans après s'être évadé de la prison de haute sécurité de Puente Grande dans un panier de linge sale, El Chapo reste un fantôme.

L'avocat José Antonio Ortega l'a vu, en vrai, en 2000. Il est allé l'interroger derrière les barreaux, dans le cadre d'une enquête sur un homicide, en 1993, peu avant son arrestation. Il s'en souvient comme si c'était hier. Il est arrivé au rendez-vous à 10 heures. El Chapo a débarqué à 23 heures, en jeans et santiags : "Aujourd'hui, j'ai eu une visite conjugale et, après, je me suis reposé", a-t-il grogné. "Il parlait comme un paysan, raille Ortega. Si je l'avais croisé dans la rue, je lui aurais donné 10 pesos pour qu'il s'achète un soda." Mais il avait quelque chose : "Un regard pénétrant, qui te déshabille jusqu'au caleçon. Tu ne l'oublies jamais. Quand il va dans un endroit, il devient le sien." De fait, la taule était à lui.

La journaliste d'investigation Anabel Hernandez a épluché les milliers de pages du dossier sur la fuite du Chapo. Elle brise un peu le mythe : "En prison, il faisait venir des prostituées, du Viagra, des stimulants sexuels pour hommes et femmes, de la nourriture de restaurants de Guadalajara. Il avait cinq cellulaires. Les gardiens qui refusaient la corruption se faisaient battre par ses hommes. Et tout ça, les autorités de la prison le savaient..."

Joli parcours pour un type qui n'est encore qu'un sous-boss quand il est incarcéré, en 1993. C'est le temps du règne du Seigneur des ciels, Amado Carrillo, dont la mort, en 1997, après une chirurgie esthétique, créera un énorme vide. La guerre de succession commence, d'autant que Pablo Escobar, le pape colombien de la drogue, assassiné quatre ans plus tôt, a aussi laissé un trône vacant. "Bref, quand El Chapo s'évade, en 2001, il commence son ascension", explique Anabel Hernandez. Et il n'est pas tout seul.

En juin 1993, tout juste arrêté, il affirmait à la justice : "J'ai dédié toute ma vie à l'agriculture", déclarant 1 200 euros mensuels et signant "Joaquin Guzman L." d'une écriture arrondie d'enfant. Voilà pour la version officielle. Mais il y en a une autre, révélée en 2002 par le journal Milenio Semanal. Dans l'avion qui le ramenait du Guatemala, où il avait été pris, El Chapo a dit aux militaires que, tous les deux mois, il avait donné 1 million de dollars à de hauts fonctionnaires pour garantir la protection du parquet général à ses chargements de coke.

Les temps ont-ils changé ? En mars 2010, Anthony Placido, chef du renseignement de la Drug Enforcement Administration, la police américaine antidrogue, dénonçait dans l'hebdomadaire Proceso l'"immunité" persistante des cadors des cartels ayant un "grand pouvoir de corruption". Il se disait aussi préoccupé du fait que, "de manière constante, on mentionne que plusieurs collaborateurs du ministre de la Sécurité publique, Genaro Garcia Luna, pourraient être compromis avec des groupes criminels". Façon d'évoquer un soupçon persistant sur l'impunité que le gouvernement de Calderon assurerait au Chapo...

Anabel Hernandez, qui enquête depuis cinq ans sur El Chapo, le dit clairement : "Il est protégé - tous les présidents mexicains ont couvert un cartel, à un moment donné." En janvier, une étude d'Edgardo Buscaglia, professeur de droit et d'économie à l'ITAM de Mexico et à l'université de Columbia à New-York, et expert international du crime organisé, révélait que les six dernières années, sur 53 174 personnes arrêtées, seules 941 étaient associées au cartel de Sinaloa. "Le crime organisé a infiltré tous les niveaux de l'Etat", affirme-t-il.

Sollicité par L'Express, le parquet général de la République a refusé de s'exprimer. Un porte-parole du ministère de la Sécurité publique, lui, nous déclare qu'il ne fait pas d'El Chapo "l'objectif unique et primordial" des recherches... Le président Calderon, dont la politique antidrogue est contestée, balaie tout : il a envoyé 50 000 militaires sur le front. Et le 29 juillet, un bras droit d'El Chapo, Ignacio "Nacho" Coronel, a été abattu par l'armée dans les faubourgs de Guadalajara (ouest). Joli coup.

Pourtant, les narcos n'ont jamais été si menaçants pour la stabilité du pays. Dans l'Etat de Chihuahua, le plus violent, où El Chapo serait allé régulièrement, ces dernières années, visiter ses plantations de marijiuana, des narcos avaient suspendu quatre cadavres sous des ponts le jour des élections locales, le 4 juillet. Seuls un tiers des gens sont sortis de chez eux pour aller voter.

En attendant, le Pablo Escobar mexicain court toujours, fêté sur YouTube, inspirant des compilations de "narcocorridos", ces chansons dansantes qui célèbrent le génie de l'ex-enfant pauvre devenu "grand parmi les grands" ou les vertus de la décapitation. "C'est un homme mort qui marche et il le sait", dit un officiel américain. A voir...

El Chapo, qui est aussi largement présent en Arizona - appelé "le plus grand entrepôt de marijuana du monde" par les fédéraux mexicains - n'a pas que la drogue dans la vie. Son cartel est aussi lié, selon Buscaglia, à 3 500 entreprises légales dans le monde, donc à tout un réseau de gens propres sur eux. D'ailleurs, aux dernières nouvelles, Joaquin Guzman s'est refait une beauté. Des caméras l'ont filmé sur une moto de grosse cylindrée, le visage carmin, lifté comme celui d'une rombière. Après tout, il n'a que 55 ans. On vit rarement aussi longtemps dans ce métier.

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