dimanche 17 mars 2024

Dessine-moi le monde ...

.... ou comment les derniers empires ont disparu entre complots et services secrets et que d'autres prennent leur place sous de nouvelles formes. Une série qui retrace les manipulations de la politique par les services secrets où chaque nation défend ses intérêts, quitte à vendre son âme au diable. Ce qui  perdure de nos jours sur le fond; avec de nouvelles formes que permettent les réseaux sociaux, produits d'une technologie informatique de plus en plus sophistiquée.

R.B

« Nous voilà devenus l'oubli que nous serons »  

Jorge Luis Borges

Philippe Souaille

« COMPLOTS * » raconte comment, depuis au moins 1895 – c’est antérieur, mais nous partons de là – les principaux services secrets de la planète ont cherché à manipuler la politique et les opinions publiques, chez eux et plus souvent chez le voisin ou l’ennemi. En particulier les services russes, puis soviétiques, puis russes, mais aussi les allemands, les français, les britanniques et bien sûr les américains, sans oublier les chinois, les iraniens les israéliens ou les syriens.

Ces actions clandestines et sournoises ont déclenché ou contribué à déclencher les pires catastrophes du XXème siècle : les deux guerres mondiales, l’expansion de l'islamisme wahhabi et la prolifération atomique. Elles continuent au XXIème.

A0 - 1895 : Sionisme et Jihad

Cour des Invalides, Paris, le 5 janvier

Devant le public venu assister à sa dégradation, le Capitaine Dreyfus hurle son innocence. Trois hommes l'entendent. Trois seulement, qui vont changer la face du monde. Marc Debrit et Theodor Herzl sont journalistes, tandis que le Colonel Picquart est le nouveau patron du 2ème Bureau, le contre-espionnage français. Accusé d'espionnage au profit de l'Allemagne, Dreyfus vient d'être condamné au bagne à perpétuité.

Debrit, du Journal de Genève, est le premier à oser douter publiquement de sa culpabilité, contre toute la presse française déchaînée, charriant des torrents de haine antisémite. Même Zola, à l'époque, accuse le capitaine.

Dirigée par des radicaux francs-maçons emmenés par James Fazy, Genève est alors à la pointe du combat pour la laïcité qui divise toute l'Europe. La papauté et l'establishment catholique qui tient les campagnes anciennement savoyardes, y mènent un combat d'arrière-garde, mais le Journal de Genève est protestant.

Le Capitaine Dreyfus est issu d'une vieille famille juive alsacienne, qui a choisi la France quand l'Allemagne s'est emparée de l'Alsace 25 ans plus tôt. Son patriotisme ne fait aucun doute aux yeux du colonel Picquart, qui fut son professeur à l'école de Guerre. Catholique conservateur, mais Alsacien également, le chef des espions français clame l'innocence de Dreyfus. Selon lui, c'est un agent double de son 2ème bureau, le commandant Esterhazy, aristocrate déchu, qui a manigancé toute l'affaire pour éloigner les soupçons de sa propre personne.

Ancêtre du lanceur d'alerte, Picquart s'oppose à son église et à sa hiérarchie... en vain : le juif Dreyfus fait un coupable idéal et le colonel Picquart ne fait pas le poids. Trainé dans la boue, dégradé à son tour, il est condamné à un an de prison. L'injustice pousse alors Zola à écrire sa célèbre lettre ouverte, « J'accuse », qui ranime la mèche allumée par le Journal de Genève.

On pense aujourd’hui que l’état-major français connaissait la vérité, mais souhaitait conserver l'agent double Esterhazy en liberté, car on espérait intoxiquer l'Allemagne en lui transmettant, à travers lui, de fausses informations. Il fallait donc un autre coupable, puisqu’il était de notoriété publique qu’il y avait bel et bien eu trahison et transmission de renseignements essentiels à l’Allemagne. Dreyfus n'était qu'un officier sans importance, juif, sacrifié sans son consentement pour que la manip réussisse. Mais à l’époque, personne ne comprend cela. 

Après Zola, la polémique enfle entre la droite catholique conservatrice, anti-dreyfusarde et la gauche républicaine, appuyée par les minorités juives, protestantes et franc-maçonnes. Ce qui débouche sur la séparation de l'église et de l'Etat, en 1905 après dix années de déchirement. L'année suivante, Dreyfus sort du bagne et retrouve son grade, tout comme Picquart, qui devient général, et même Ministre de la Guerre.

Le 3ème homme à avoir cru à l'innocence de Dreyfus, Theodor Herzl, est un journaliste hongrois, juif lui aussi, correspondant à Paris du plus grand quotidien autrichien. Depuis que la Révolution française a accordé des droits égaux à tous, la Ville Lumière est devenue un phare pour les juifs d'Europe de l'Est, toujours victimes d'injustices et d'oppression. La vague antisémite qui submerge Paris est un choc. Jusqu’alors chaud partisan de l'intégration, Herzl commence à penser que les juifs auraient plutôt besoin d'avoir un Etat bien à eux.

Herzl s’investit et met sur pied à Bâle, en deux ans, le premier congrès sioniste mondial. Les délégués affluent de toute l'Europe et s'engagent à lutter pour la création d'Israël. Qui à l’époque s'appelle encore la Palestine, possession ottomane...

Palais Yildiz - Istanbul 1895 

Pour autant que les juifs et les diverses minorités acceptent leur statut de dhimmis (qui implique des droits réduits et une fiscalité accrue), le Sultan se fait fort de les protéger et d’empêcher les pogroms, de fait plus rares que dans le monde chrétien. Mais si l’Empire ottoman a dominé la Méditerranée, il a raté le virage des lumières et son ombre rétrécit à vue d'œil. Moscou, Vienne, Paris et Londres se disputent ses dépouilles et les terres chrétiennes d’Europe relèvent la tête, luttant férocement pour gagner leur indépendance. Chassés sans ménagement de Crimée et des Balkans, des dizaines de milliers de musulmans se réfugient en Anatolie, réclamant vengeance. Des milliers de chrétiens, arméniens et assyriens sont alors massacrés par leurs voisins turcs et kurdes. Paris, Londres et Moscou menacent d'intervenir pour mettre fin aux « Massacres Hamidiens ».

Le Kaiser Guillaume, Empereur d'Allemagne, fournit argent, conseillers, techniciens et chemin de fer au Sultan Abdul Hammid II, son allié... Officiellement, il condamne les Massacres Hamidiens, mais le Baron Max von Oppenheim, son émissaire secret, chuchote un autre discours.

Le Baron Max est l'héritier d'une dynastie de banquiers juifs. Son père s'est converti au christianisme pour pouvoir épouser sa mère. Du coup, lui s'intéresse à la 3ème religion du livre. Il apprend l'arabe, lit le coran, collectionne l'art oriental. A 32 ans, il part « faire la route », hippie avant l'heure, de l'Andalousie à Damas.

A Beyrouth, il devient l’ami de l’émir panislamiste druze Chekib Arsalan. Ensemble, ils se persuadent que la technologie allemande et la force du jihad, alliées, pourraient repousser russes et franco-britanniques … à condition qu'Abdul Hamid, khalife des musulmans, appelle à la guerre sainte !

Le Baron Max utilise sa qualité de représentant officieux du Kaiser pour obtenir une audience du Sultan. Il le rencontre en compagnie d’Arsalan et les deux hommes tentent en vain de le convaincre. Abdul Hammid craint de s'aliéner les autres puissances européennes et temporise.

On ignore toujours si l'appel au jihad du Baron Max avait reçu l’appui secret de la chancellerie allemande. Ou pas. Mais ce qui est certain, c’est que Berlin envoie ensuite von Oppenheim prêcher la guerre sainte contre les anglo-français, au Caire, puis au Maroc. Sans succès immédiat, mais des jalons sont posés. En 1909, les officiers Jeunes Turcs chassent Habdul Hamid, jugé trop mou, dans le but d’instaurer un état nation moderne, républicain laïc et homogène, à l'européenne.

Issu d’une grande famille libanaise, Chekib Arsalan ne soutient pas la révolution. Il conforte au contraire ses choix panislamistes et panarabes en se convertissant, lui le druze, à l’islam sunnite. A l’inverse, ses deux frères se rapprochent de la franc-maçonnerie et du nationalisme turc : ils finiront ministres.

Les minorités religieuses font les frais de la « turquisation » des restes de l’Empire ottoman. Chrétiens, arméniens, assyriens, alévis et même islamistes sont pourchassés, perçus comme autant de vestiges du passé. Le soulèvement arabe est combattu, car allié des Britanniques.

A la fin de la guerre de 14-18, quand la France s’empare de la Syrie en vertu des accords Sykes-Picot, Chekib Arsalan doit s’exiler en Europe. Grâce à l’argent allemand du Baron Max von Oppenheim, l’émir s’installe à Genève, dont il va faire le centre mondial du mouvement anticolonial islamique, soutenu par les fonds discrets de Berlin, en marge de la SDN. 

 A1 - 1914 : La Paix assassinée

Hôtel de Ville, Sarajevo, le 28 juin

En un mois, cet été-là, la paix fut assassinée deux fois, entraînant 30 millions de morts. Les noms de Jaurès et de l'Archiduc François Ferdinand sont connus, mais ce que l’on sait moins, c’est que leurs deux assassins, jeunes exaltés nationalistes, jouaient très certainement, sans le savoir, le jeu de services secrets ! 

Héritier désigné du double trône austro-hongrois, François Ferdinand aime tous les peuples de son Empire : tchèques (comme son épouse), musulmans, slaves, juifs, allemands ou tziganes. Il a soif de réformes et rêve de tous les réunir dans une Confédération de peuples égaux en droits, sur le modèle helvétique. Le problème, c’est que ce n'est pas du goût des pangermanistes qui peuplent ses services secrets. Leur idée, c’est au contraire l’union des peuples germaniques d’Allemagne et d’Autriche pour dominer les peuples slaves et les minorités d’un grand Empire central unifié. Le IIIème Reich avant l’heure. François-Joseph, l’Empereur d’Autriche en titre, vient d’ailleurs de mutualiser ses services secrets avec ceux de son cousin le Kaiser et c’est un officier prussien, le Colonel Walter Nicolaï, chef du Drei B le renseignement militaire allemand, qui les supervise. 

Parlant allemand, russe et français, Nicolaï est un maître espion expérimenté et surtout retors. Fin 1916, insatisfait des rapports sans intérêt que lui envoie de Madrid Mata Hari, alias Margaretha Geertruida Zelle, il aurait fait en sorte que les Français l’identifient et l’arrêtent en envoyant un message radio qu’il savait devoir être intercepté et décodé par le 2ème Bureau français. La manœuvre aurait eu pour but de protéger une autre agent double, Marthe Richard, manipulée comme Margaretha Geertruida par une femme officier du Drei B, Elsbeth Schragmüller von Cramer von Clausbruch. Une aristocrate, Docteure ès sciences politiques, qui gère une écurie de prostituées et de demi-mondaines déployées dans toute l’Europe, pour le compte de Nicolaï.

Marthe et Margaretha Gertruida partagent également le même contact à Madrid, le colonel Denvignes et le même agent traitant à Paris, le capitaine Ladoux, qui sera lui aussi accusé (et blanchi) de travailler pour l’Allemagne. Marthe Richard, qui avait commencé sa carrière de « fille à soldats » à 16 ans, dans une maison d’abattage de Nancy, s’en sortira indemne, mais Margaretha sera fusillée.

En 1914 donc, le roué colonel Nicolaï a déjà compris que les gentilles idées de Franz Ferdinand contrecarrent les plans bellicistes des états-majors de Vienne et Berlin… D’autant qu’il sait qu’à Saint Petersbourg, les généraux russes rêvent de suprématie slave et projettent d’ajouter Croatie et Slovénie au grand Royaume des Slaves du sud qu’ils préparent : la future Yougoslavie ! Elle devra évidemment être dirigée par les Serbes orthodoxes.

A l'inverse, pour Nicolaï, Croatie et Slovénie doivent évidemment intégrer le futur Reich pangermanique unifié, puisqu'elles sont catholiques... Qui prendra l’autre de vitesse ? Les deux empires ont le même problème, celui de tout empire : comment gérer ses minorités ethniques, linguistiques et ou religieuses ?

Vu de Moscou, c'est simple : l'Okhrana, la police secrète du Tsar est pléthorique et tient d'une main de fer le patchwork de l’Empire russe. Photocopie inversée des pan-germaniques, les pan-slavistes voient en Moscou la 3ème Rome qui doit diriger le monde au profit des slaves. L'idée du prince héritier autrichien leur déplait tout autant qu'aux huiles de Berlin et Vienne. Pensez-donc, des peuples égaux en droits dans l’Empire austro-hongrois ? A quelques verstes de la Place Rouge ? Ce serait un très mauvais exemple.

Mieux vaut qu'ils demeurent des Slaves, certes catholiques, mais bel et bien slaves et opprimés par les méchants germanistes. Il sera beaucoup plus simple de les intégrer dans le projet de regrouper tous les slaves du sud dans un pays sous domination orthodoxe. 

Heureusement, tout comme le Grand Duc chez les germanistes, les slaves sont loin d'être tous des extrémistes. Sazonov, Le Ministre russe des Affaires étrangères et Pasiç, le premier serbe, maintiennent le dialogue avec leurs homologues de Vienne et Sarajevo. Au contraire, le Baron Von Hartwig ambassadeur russe à Belgrade est un pan-slaviste déclaré. Ou peut-être un agent double, tant il est vrai qu’ils endossent souvent les couvertures les plus extrémistes.

En tout cas, von Hartwig d'origine Allemande, complote avec Apis, le Colonel Dragutin Dimitrevic. Un dur, chef des services secrets serbes et créateur de la Main Noire. Une société pas très secrète, puisque Pasiç apprend qu'un attentat menace l'archiduc Ferdinand à Sarajevo. Il prévient Vienne. Où l'état-major refuse une escorte militaire, l'épouse de l'Archiduc étant roturière.

Le jour dit, l'Archiduc est assassiné. Le tireur, Gavrilo Princip, est un jeune anarchiste serbe sans le sou, condamné par la tuberculose. A-t-il vendu son méfait ? Torturé, il lâche facilement le nom de la Main Noire. Mais qui se cache derrière cette organisation mystérieuse ? L'Ambassadeur Hartwig meurt d'une crise cardiaque en pleine audition - qu’on imagine houleuse - à l'Ambassade autrichienne.

Son complice Dimitrievic est cependant arrêté à Belgrade, sur ordre du Gouvernement serbe, mais la Serbie n'extrade pas ses ressortissants. Vienne et Berlin lui déclarent alors la guerre. Moscou vole à son secours, entraînant ses alliés, Paris et Londres. Ravis d'être débarrassés du gentil Ferdinand, les état-majors allemand et autrichiens espèrent une victoire rapide. Ils ont bien préparé la guerre. Tout n'est pourtant pas encore joué.

Bruxelles, le 29 juillet 1914

Deux ans plus tôt, les chefs socialistes de toute l'Europe se sont jurés de déclencher une grève générale internationale si la guerre devait être déclarée. Ils se réunissent en urgence à Bruxelles, fin juillet. Jean Jaurès, le tribun français, croit encore pouvoir empêcher la boucherie. Une grève des transports paralyserait les mobilisations. Mais ce doit être dans chaque pays, sinon, c'est livrer la nation à l'ennemi.

Hélas, les dirigeants allemands et autrichiens font faux bond et refusent la grève. Ils ne laissent même pas Rosa Luxembourg la pacifiste russo-allemande s'exprimer à la tribune. Les pacifistes russes sont particulièrement remontés mais leur principal tribun, qui sait si bien galvaniser les foules, un certain Lénine, est retenu par la police autrichienne. Sa maîtresse Inès Armand, le remplace au pied levé à la tribune, mais ce n'est évidemment pas pareil. Libéré par les Autrichiens après le congrès raté, Lénine se réfugie en Suisse.

Rentré à Paris, Jaurès croit encore à la paix. Son ami le Secrétaire d'Etat Jules Ferry le prévient qu'il va se faire assassiner, s'il persiste. D'autant que l'Allemagne veut en découdre : elle lance un ultimatum à la France, qui s'apprête à le refuser. Jaurès se prépare à dénoncer publiquement ce qu'il appelle la trahison du gouvernement. Son assassin, Raoul Villain, ne lui en laisse pas le temps et Jaurès meurt le 31 juillet.

Aussitôt arrêté, Villain, étudiant catholique, répète les accusations de la presse nationaliste : Jaurès trahit la patrie... Mais Villain a sur lui une forte somme d'argent. De plus il connaît l'Ambassadeur de Russie. Alexandre Izvoski bétonne depuis des années l'alliance franco-russe et les liens avec Londres. Jaurès l'a accusé d'utiliser les fonds de l'emprunt russe pour arroser la presse nationaliste française. De fait, la presse « nationale » vante l’emprunt russe et attise la haine du boche... La propagande médiatique n’est pas une invention récente. Si Jaurès avait pu empêcher Paris d'entrer en guerre, Moscou se serait retrouvée seule face à Berlin et Vienne. Izvoski le savait et trois jours après l'assassinat, au soir de la déclaration de guerre, il lâche, euphorique : « c'est « ma » guerre ...»

Comme souvent dans les affaires d'espionnage, les preuves font défaut. Jaurès entravait l'effort de guerre et Villain aurait pu agir seul ou même actionné par le 2ème bureau français. Dès l'assassinat, les socialistes se rallient à l'Union Sacrée et entrent au gouvernement. A son procès, après la guerre, Villain est acquitté, tandis que la veuve de Jaurès est condamnée aux dépens...

 A2 - 1915 : La Guerre en Suisse

Genève, consulat de France, le 21 avril

Lorsque la guerre éclate, l’invasion, puis l’occupation sanglante de la Belgique neutre et du Luxembourg scandalisent la Suisse romande, francophone. Un quart des 80 000 Français de Suisse repassent la frontière pour rejoindre les rangs, tandis que près de 20 000 volontaires suisses romands s'engagent. La moitié dans la légion étrangère et pour le reste dans les troupes régulières, la France offrant sa nationalité à ceux qui s’engagent pour la durée de la guerre. Les légionnaires combattront sur la Somme, les troupes régulières à Verdun. L'écrivain chaux-de-fonnier Blaise Cendrars y laisse un bras. Des milliers d’autres n'en reviendront pas.

Sur les 200 000 Allemands résidents en Suisse alémanique, au contraire, la plupart y reste. Il est vrai qu’ils sont mobilisés sur place par le Drei B du Colonel Nikolaï, pour une mission de propagande… Le but est de pousser la Suisse à déclarer la guerre à la France, au nom de la solidarité germanique. Ils ont un allié de poids en la personne du Général Wille, nommé à la tête de l'armée suisse par le Conseil fédéral qui compte alors 6 alémaniques et un seul romand.

Issu d'une famille d'officiers neuchâtelois au service de la Prusse, le Général Wille est un proche du Kaiser, qui est le parrain de son fils. Il est aussi le gendre de Bismarck et il prépare des plans d'invasion de la France, tous repoussés par le Conseil Fédéral. Chaque matin, ses adjoints, les colonels d'Etat-Major Eggli et Wattenville renseignent l'attaché militaire allemand. Ils lui fournissent entre autres les notes secrètes de l’Ambassade russe, interceptées par le chiffre suisse.

Un officier romand, de mère russe, fait informer « l'homme au Ruban Rouge ». Charles Fabiani, de son vrai nom, organise la contre-propagande française, depuis l'Hôtel Beau Rivage, à Lausanne. Président du parti radical français, il dispose en Suisse d'un petit magot, qui lui vient d'un arbitrage rendu par la Confédération dans un conflit opposant son père au Venezuela. Il met sa fortune personnelle au service de son pays, ce qui lui vaut le respect de ses hôtes romands : politiciens, officiers et journalistes.

Les journaux romands soulèvent alors le scandale. Eggli et Wattenville disent avoir agi « pour le bien du pays », un service de renseignements « possédant des règles propres qui le placent souvent au-dessus de la morale et de la neutralité ». Sous la pression francophone, le Conseil Fédéral exige un procès. Le Général Wille obtient qu'il soit militaire et les deux colonels écopent ... de trois semaines d'arrêts de rigueur !

Le Drei B allemand surveille aussi les agents français. Franc-maçon savoyard, François Genoud dirige à Lausanne une entreprise de papier peint. Pour ses affaires, il voyage en Allemagne recueillant des renseignements.

Arrêté à Francfort, son beau-frère suisse crache le morceau. Le Drei B informe Berne et Genoud passe trois semaines au trou à Lausanne. Son fils alors âgé de deux ans, également prénommé François, deviendra plus tard le plus incroyable agent multiple du XXème siècle, travaillant pour les nazis, les Algériens, les Syriens, les Américains et peut-être aussi les Français et les Soviétiques, mais toujours aussi pour la Suisse.

Également dénoncé par le Drei B, Reiser, pauvre bougre alsacien, est arrêté par la police suisse, alors qu'il se prépare à faire sauter des voies ferrées allemandes. Son officier traitant du 2ème bureau français témoigne lors de son procès à Berne. Il estime que Reiser devrait bénéficier de circonstances atténuantes, puisqu'il a agi par patriotisme et que l'affaire Eggli-Wattenville crée en Suisse une jurisprudence favorable.

Pourtant, les juges civils suisses ne se sentent pas concernés par une jurisprudence militaire. Ils estiment au contraire que la Suisse « se doit de protéger également les biens situés à l'étranger, au nom de la communauté des intérêts des peuples ». Une condamnation claire du terrorisme, qui ne figure pas encore à l'époque dans les conventions de Genève. La lutte contre les exactions à l'égard des civils et des infrastructures n’en est encore qu’à ses balbutiements et pour les services secrets, le mot d’ordre c’est plutôt « tout est permis tant qu’on reste dans l’ombre ».

Le 2ème Bureau français gère ainsi une maison close, à 500 mètres de la frontière de Mon Idée, près d'Annemasse. Tout le gratin genevois y défile : espions, consuls, militaires et marchands d'armes en goguette, enclins ou non aux confidences sur l’oreiller. De même, si le patron du Royal d'Evian s'avère être un agent allemand, « l'Homme au Ruban rouge » monte un solide réseau serré d'informateurs français dans les palaces helvétiques. Les 5 étoiles du Léman continuent en effet d'accueillir les grands de ce monde, en dépit de la guerre.

Pourtant, c’est vraiment la guerre : plusieurs membres du personnel de ces grands hôtels meurent mystérieusement durant cette guerre des palaces et Fabiani lui-même échappe à Bâle à un enlèvement. Avant de manquer d'être empoisonné, lorsque son propre médecin lui brûle les cordes vocales au nitrate d'argent, pour l'empêcher de parler !

Conflit oblige, la Suisse est le dernier bastion de la liberté d'opinion. Révolutionnaires et leaders anticolonialistes s'y sont réfugiés par centaines, surveillés de près par leurs gouvernements respectifs. Syriens, Serbes, Grecs et Arméniens se plaignent du Consul Ottoman. Sa résidence est perquisitionnée par la police genevoise : le consul et deux épouses de généraux allemands de l'armée turque sont arrêtés. Tandis qu'un inspecteur de police genevois, suspecté d'être un agent français, s'enfuit à Lyon la veille de son arrestation.

Les tribunaux suisses jugent plus de cent affaires d'espionnage par an. Nombre d'entre elles mêlent des agents allemands aux terroristes internationaux.

Le Colonel Nikolaï a une obsession : déstabiliser les alliés, en déclenchant grèves et révoltes anticoloniales. Ce que Berlin appelle « Guerre par la Révolution ». Depuis le Tessin, le Drei B « traite » les anarchistes italiens qu'il sponsorise généreusement. Quand les Autrichiens lancent leur grande offensive sur Venise en 1917, la grève générale éclate à Turin, paralysant l'approvisionnement du front. C’est bien plus efficace que les attentats anarchistes dans les gares, qui avaient tué surtout des civils, avec des explosifs fournis par le Drei B ! 

Alors que la défaite allemande se profile, un énorme stock d'armes et d'explosifs est découvert à Zurich, à la Nordstrasse. Il y a même des bacilles, capables de déclencher d'horribles épidémies. Hans Schreck, le chef du Drei B en Suisse, est arrêté. Curieusement interné en psychiatrie à l'Hôpital de Zürich, il s'évade aisément et gagne l'Allemagne, gardant ainsi le secret de ses complicités helvétiques.

A3 - 1915 : L'arme nationaliste

Palazzo del Quirinale, Rome, le 23 mai

L'entrée en guerre de l'Italie aux côtés des Alliés résonne comme un coup de théâtre. Pour y parvenir, Paris a misé sur deux redoutables tribuns.

Considéré comme le plus grand poète italien moderne, Gabriele d'Annunzio brûle de ferveur nationaliste. Il rêve d'arracher les derniers territoires italiens des griffes autrichiennes et ses discours font mouche. Ça tombe bien, car il est aussi criblé de dettes : la France paie sans sourciller l'équivalent de plusieurs millions d'aujourd'hui.

Il n'est pourtant pas le seul, le Roi étant pris en tenaille : à l'autre bout de l'échiquier politique, la France a su trouver le cœur et le portefeuille du jeune directeur de l'Avanti, le quotidien socialiste. C'est par la SFIO, le parti socialiste français, entré au Gouvernement après l'assassinat de Jaurès, que Paris subventionne les articles de Benito Mussolini. Surnommé « le Duce », déjà, par ses camarades et très remonté contre « les Empires centraux réactionnaires », qu'il accuse de cléricalisme et d'entrave à la liberté des peuples.

De Vagabond à Dictateur

Jadis jeté en prison pour ses activités anticolonialistes, puis déserteur, il s'était réfugié en Suisse, où il a organisé des grèves à Berne et à Genève, puis étudié à Lausanne, tout en dormant sous les ponts. Endurci par la prison et l'exil, rentré en Italie à la faveur d'une amnistie, l'ancien journaliste pacifiste est désormais va-t’en guerre. Comme de larges pans de la gauche européenne, touchée par le nationalisme.

Joints aux envolées lyriques de D'Annunzio, les discours populistes de Mussolini emportent les derniers scrupules de Vittorio Emanuele III di Savoia. Le Roi avait déjà été appâté par les promesses de gain territoriaux dans les Alpes et l'Adriatique, qui toutefois font tiquer la Serbie et l’allié russe. L'Italie entre donc en guerre, sans l'accord de son parlement.

D'Anunzio et le Duce s'engagent aussitôt. Le poète multiplie les coups d'éclats et survole Vienne pour y lâcher des tracts. La presse alliée s'extasie sur ses exploits. Il viole les ports autrichiens de Croatie, à bord de motoscaphes vénitiens, puissamment remotorisés et armés de torpilles. Il côtoie le Comte Ciano dans ces actions commandos, dont le fils épousera la fille du Duce.

L'action de ce dernier est moins flamboyante. Versé dans l’infanterie, Mussolini est blessé dans les durs combats du Tyrol et l'ancien déserteur est rendu à la vie civile. 

C'est désormais le Mi5 britannique qui le rétribue pour recruter du monde et faire le coup de poing, sur les chantiers et dans les manifs, contre les anarchistes qui sabotent l'effort de guerre. Eux-mêmes payés et armés par le bureau tessinois du Drei B allemand.

Le jihad islamique contre la Route des Indes

Entretemps, le Drei B s’est doté d'un Nachrichtenstelle den Orient, ou « FsO », dirigé par le fameux Baron Max von Oppenheim. Qui voit plus que jamais, dans le jihad islamique, l'arme qui va briser les empires français et britanniques. Berlin financera les conférences panislamiques de Genève et ce fervent supporter du nationalisme arabe est qualifié par Lawrence d'Arabie de « meilleur spécialiste du Moyen orient ! ».

Sauf que le Moyen Orient étant alors ottoman et donc allié de Berlin, la vision du Baron Max portait en fait bien plus loin, au-delà du monde arabe : les Indes britanniques étaient la cible !

Réfugié en Californie, l'anarchiste et indépendantiste hindou Lala Har Dayal y est jeté en prison, sous la pression de Londres. Libéré sous caution, il file en Suisse à l'anglaise. Où le Baron Max le met en contact avec Hans Schreck, le chef du réseau allemand en Suisse, qui doit lui fournir armes et explosifs pour soulever les Indes. Mais l'affaire fait long feu. Le réseau allemand est surveillé par le 2ème Bureau français et la police zurichoise est prévenue qu’un véritable arsenal est dissimulé dans une écurie de la Nordstrasse. La rumeur évoque aussi l'ombre d'Allen Dulles, futur fondateur de la CIA, alors attaché d'Ambassade à Berne, qui aurait été informé par Dayal, en échange de la promesse d’un soutien américain à l’indépendance des Indes. Renseignement français ou américain, le mystère demeure.

Les Lawrence allemands

Autres réfugiés à Genève, Khrishna Varma et Mahendra Pratap sont à leur tour contactés par le Baron Max, qui s’entête à soulever les Indes. Varna refuse de travailler « pour une autre puissance impérialiste », mais Pratap accepte. Il se voit propulsé « Président du Gouvernement Indien en Exil » par le Comité Indien pour l'Indépendance, financé par Berlin. Et embarqué aussitôt dans l'expédition germano-turque qui rejoint Wilhelm Wassmuss, le Lawrence allemand, en Afghanistan.

Les lieutenants Niedermayer et Von Hentig doivent convaincre le Khan Habibulah de chasser les Britanniques de Kaboul. Avant d'attaquer les Indes où Pratap déclencherait une rébellion. Prudent, le Khan préfère temporiser, attendant de voir comment tourne la guerre. L'expédition a plus de succès avec les tribus turques djangali, vivant sur les champs de pétrole iraniens, qui se soulèvent. Cela ne suffit pourtant pas à interrompre les livraisons d'or noir perse aux Britanniques.

Le soutien allemand au sionisme

De leur côté, Lawrence d'Arabie et les Anglais ont lu Von Oppenheim et s’ils lui rendent hommage, ils ont aussi bien compris la leçon. Ils parviennent à soulever les Arabes contre les Ottomans, alliés de Berlin. Le FsO change alors de tête, le Baron Max payant l’échec flagrant de sa politique.

Son remplaçant, Eugen Mittwoch est aussi spécialiste de l'islam, mais de religion juive. Il se fait assister d'un Suisse alémanique, ancien correspondant à Istanbul, Max Rudolph Kauffman et de Nahum Goldman, chargé des relations avec le sionisme au Ministère allemand des Affaires étrangères.

Dorénavant et jusqu'à la fin de la guerre, l'appui de Berlin au sionisme remplacera le soutien au jihad. Non sans arrière-pensée : l’immense majorité des juifs habitent alors dans l’Empire russe, que le Bund et les mouvements révolutionnaires à dominante juive font vaciller. Avec l’appui déterminé de Berlin.

Après l'armistice, Londres coupe brutalement les vivres à Mussolini, qui ne lui est plus d’aucune utilité. Le Duce invente alors le fascisme, pour pouvoir continuer à payer son armée privée, grâce à l'argent des industriels et propriétaires terriens italiens, pour lesquels il travaille dorénavant. En face, les communistes sont désormais soutenus par Moscou.

A4 - 1916 : Sir Lawrence & Dr Picot

Palais du Chérif Hussein Ben Ali, la Mecque, le 6 juin.

Susciter des révoltes et entraîner dans la guerre de nouveaux alliés, c'est le grand jeu des espions du monde entier. Cette année-là, c’est un trio d'archéologues britanniques qui remporte la partie. Dirigés par une femme, Lady Bell, ils soulèvent le monde arabe contre l'Empire ottoman, allié de Berlin. Trois mousquetaires, en fait quatre, puisqu’aidés sur le terrain par un officier français, bardé de 15 années d'expériences marocaines. Avec ses 1200 tirailleurs algériens et marocains, le Colonel Brémont s’empare de la voie ferrée du Hijaz, empêchant l’arrivée des renforts ottomans, ce qui permet à Lawrence et à Fayçal de prendre La Mecque et Médine puis Jeddah.

Appelons ça ricochet, ou effet papillon, c'est l'action de l'Allemagne au Mexique qui les rend célèbres. Berlin et Vienne poussent en effet Mexico à attaquer les Etats-Unis, dans le but de récupérer le Texas et la Californie. Intercepté, le projet d'alliance fâche très fort Washington et le Président Wilson charge Hollywood de filmer la guerre en Europe pour la rendre héroïque, sinon jolie, afin d'y préparer les Américains.

Vu le peu de glamour des tranchées, c'est au Moyen Orient que Lowel Thomas trouve le romantisme dont il a besoin pour ses actualités cinématographiques. Il en fera même un long métrage, « Lawrence in Arabia », vu par 4 millions de spectateurs. Ce qui motivera Sir Edward Lawrence à écrire son bestseller « Les 7 piliers de la sagesse ». Il y racontera sa guerre contre les Ottomans, comme Conseiller militaire de Fayçal el Hachem, le fils du chérif hachémite de la Mecque.

Lady Bell, l’espionne romantique

Si le hasard et la magie de Hollywood font de Sir Lawrence un héros mondial, ses deux acolytes n’en sont pas moins intéressants. Cheffe de ce brelan d'espions arabophones, Lady Gertrude Bell est une alpiniste réputée. Le Piz Gertrude, dans les Grisons, lui doit son nom. L'Allemagne l’appelait « la Reine du Désert » et « Gertrude » était le plan nazi d'invasion de la Turquie. Werner Herzog lui a consacré un film, avec Nicole Kidman.

Lady Bell est une vieille amie du Chérif Ali Hussein et surtout de son fils Fayçal el Hachem, qu'elle veut aider à moderniser la nation arabe. D'origine juive, elle voit dans le sionisme l'opportunité d'aider à la fois les arabes et les juifs. Elle se méfie en revanche des chiites, craignant « le risque d'une théocratie qui créerait toutes sortes de problèmes ».

Mais les premiers problèmes viendront du très réactionnaire wahhabisme saoudien, sorti du désert avec l'aide de Saint-John Philby, le 3ème mousquetaire.

Si le Chérif Ali el Hachem est tolérant et humaniste, protecteur des minorités religieuses de l’Empire ottoman (il sera le premier à dénoncer le génocide arménien), son concurrent wahhabite est conservateur et intolérant.

Saint-John Philby, aide de camp de Fayçal al Saoud

Soucieux de ménager la chèvre et le chou, le MI6 a placé Philby comme conseiller auprès d'Al Saoud. Or Fayçal al Saoud, le rival wahhabite, sort du désert après le départ des Turcs, au moment où Lawrence, le conseiller de Fayçal el Hachem, le fils d’Ali, rentre faire le beau en Angleterre et profiter de sa célébrité. Saint-John Philby, lui, reste au côté de Fayçal al Saoud et se convertit à l’Islam.

Né à Ceylan, socialiste excentrique, Cheikh Abdullah Philby aidera même al Saoud à chasser de La Mecque le père et le frère de Fayçal el Hachem, avant de fonder l'ARAMCO avec les dollars Américains. 

La traîtrise de Saint-John Philby n’est cependant rien comparée à celle de son fils Kim, qui deviendra le plus célèbre agent double de la guerre froide, trahissant le MI5 pour le compte du KGB. Une appétence filiale pour la trahison motivée par la haine du colonialisme, symbolisé par les accords Sykes-Picot.

Dessine-moi un pays 

A l'époque, pour dessiner un pays, on prend une carte et on trace des traits. Les diplomates Edward Sykes et Georges Picot se partagent ainsi l'Empire ottoman, avec leurs alliés russe et italien. Francophile et catholique, Sykes est spécialiste du monde kurde, tandis que Picot, ancien consul à Beyrouth, est anglophile et très attaché à la défense des chrétiens d'Orient.

La France joue la carte culturelle et se réserve les anciens royaumes francs côtiers de Phénicie plus la Cilicie arménienne, l'Assyrie chrétienne et un gros morceau du Kurdistan, recoupant grosso modo l'ancien royaume franc. La Grande-Bretagne (et la British Petroleum) préfèrent s’arroger le Koweït et l'Est de l'Irak riches en pétrole, jusqu'à Bagdad. L'Italie hérite des îles de la mer Egée et des anciens territoires vénitiens. La Russie, protectrice des orthodoxes, vise l'Arménie et le nord de l'Iran.

Alep, Homs, Damas et les principales villes syriennes restent indépendantes, mais dans une zone d'influence française, tandis que le reste de l'Irak et la Transjordanie deviennent zone d’influence britannique. Dans les accords, la Palestine est internationalisée, ouverte à l’immigration sioniste.

Pétrole arabe et Appétit russe 

Seule la Péninsule arabe reste entièrement libre et indépendante et Fayçal el Hachem en est informé. Mais pas son rival homonyme Fayçal al Saoud, qui le sera par les Bolcheviks. Ils ont trouvé les accords dans l'ancien Palais d'Hiver au cours de la révolution et ils les publient au nom de la Liberté des peuples. Et aussi un peu pour embêter les grandes puissances, la liberté des peuples étant à géométrie variable, pour les bolcheviks.

Financée à l'origine par le Baron islamiste Max Von Oppenheim, la révolte djangali de Kucek Xan, au Nord de l'Iran, reçoit après 1918 le soutien du Kremlin, non sans arrière-pensée. Moscou convoite elle aussi cette région pétrolière. Sur le conseil de Trotski, Iakov Blumkine amène 3000 hommes en armes et des bateaux de guerre sur la mer Caspienne, sous faux drapeau azeri. Mais Kucek Xan, le très islamiste chef du soulèvement djangali, tient à son indépendance, « vis à vis de n'importe quel pays », même l'URSS. Du coup, quand Staline délaissera l'internationalisme prolétarien pour le très nationaliste « socialisme dans un seul pays », les djangalis seront les premiers sacrifiés. Iakov Blumkine recevra même l'ordre de les livrer au shah de Perse.

Entretemps, ulcérés par la défaite face aux arabes alliés aux anglo-français les officiers Jeunes Turcs ont renversé le Sultan, avec le soutien de leurs nouveaux alliés bolcheviks. L’Empire Ottoman est mort, victime désignée des accords Sykes Picot. Place à la Turquie moderne, qui reprend à la France le Kurdistan, la Cilicie et les zones assyriennes. Paris se rattrape en Syrie, occupant Damas et la zone protégée, aux dépens de Fayçal el Hachem, déjà chassé d'Arabie à cause de ces mêmes accords.

Modifiés à Genève en 1919, puis à Lausanne en 1923, les accords Sykes-Picot ne seront jamais appliqués comme ils avaient été conçus. Ils demeurent néanmoins le symbole des partages coloniaux, rejetés par les peuples.

A5 - 1916 : Génocide et Révolution

Où l'on reparle de la Mer Noire, des Empires russe et ottoman, des "dönme", juifs convertis à l'Islam et du génocide arménien…

Trébizonde, Anatolie, au bord de la mer Noire le 15 avril

Les troupes russes entrent dans une ville vidée de ses habitants chrétiens, massacrés par l’armée ottomane qui se replie. En 1895 déjà, les communautés chrétiennes de l’Empire ottoman avaient réclamé bruyamment la fin des taxes spéciales qui leur étaient imposées en tant que « dhimmi », déclenchant une répression féroce et la mort de 20 000 d'entre eux dans ce que l’on a appelé les Massacres Hamidiens.

Avec l'entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l'Allemagne, la contestation reprend, attisée par les services secrets russes et franco-britanniques. 4 millions d’Ottomans, un sur cinq, sont alors chrétiens. La moitié ne survivra pas à la guerre.

C'est l'Ambassadeur Freiherr von Wagenheim qui arrache l'entrée en guerre d'Istanbul. Mettant en application les idées du baron Max von Oppenheim, son patron du FSO le desk orient des services allemands, il réussit à convaincre le Sultan et les dirigeants Jeunes Turcs de décréter le jihad islamique contre les franco-britanniques. Avec un succès mitigé puisque les Arabes refusent et s’allient au contraire avec les démocraties.

L'appel au jihad se traduit en revanche aussitôt par de nouveaux massacres de chrétiens et notamment d’Arméniens. Von Wagenheim les condamne, tout en les justifiant. A ses yeux, comme à ceux des Jeunes Turcs, les chrétiens sont une 5ème colonne prête à aider les ennemis de l'Empire ottoman. De fait, si l'Allemagne utilise le jihad contre les alliés, les Turcs cherchent à utiliser les Arméniens contre les Russes et les alliés effectivement, tentent de soulever les chrétiens contre les Turcs.

Dès le début de la guerre, des agents turcs ont tenté de soudoyer des anarchistes arméniens pour fomenter des troubles chez leurs cousins russes. Mais les Arméniens se souvenaient que leurs parents avaient été massacrés par les Turcs 20 ans plus tôt et ils ont dit non. Et oui aux services russes et français qui leur suggéraient l'idée inverse. 150 000 arméniens turcs s'engagent donc dans l'armée russe, tandis que Moscou et Paris arment les villes frontalières. Les notables arméniens sont effondrés et apeurés : « Pour éviter la destruction de nos villes, nous ne devons pas répondre aux provocations. Même si les Turcs nous brûlent quelques villages ».

Hélas, les Jeunes Turcs vont faire bien pire, en organisant l'assassinat dans le désert de la moitié de la population arménienne ottomane : plus d'un million de civils, femmes enfants et vieillards. Un demi-million de Grecs et 300 000 assyriens sont aussi massacrés par les Turcs et les Kurdes, ensemble, à la même période. Pendant ce temps, au front, un jeune général, laïc et nationaliste, pétri d’idées modernes et formé au lycée français de Thessalonique, parvient à repousser les offensives alliées : Mustapha Kemal.

Après guerre, pour punir la Turquie, le Traité de Sèvres reprend le plan Sykes Picot, réduisant la Turquie à une partie de l'Anatolie, sans Istanbul ni minorités. Mais si le traité est signé par le Sultan, il est rejeté par Mustapha Kemal, qui commande désormais toute l'armée. Il prend le pouvoir et parle de faire juger les responsables du génocide arménien, mais attaque l’Arménie nouvellement indépendante, qu’il veut réintégrer dans la Turquie. Les puissances occidentales attaquent alors Istanbul pour faire respecter le traité de Sèvres.

Seulement, les peuples sont plus que las de la guerre. Les soldats français et britanniques sont déjà occupés à contre-cœur en Russie contre l'armée rouge, née de la Révolution bolchevique. Kemal, progressiste, reçoit le soutien moral de Washington et aussi des armes de Trotski, qui veut prendre l’Arménie en tenailles. Francophone et républicain, Kemal fait campagne auprès de l’intelligentsia française. Paris fait alors volte-face et dès 1921, abandonne la Cilicie à la Turquie et livre des armes à Istanbul.

Les Britanniques se battant à reculons et la France ayant changé de camp, l'Arménie indépendante est écrasée par l’armée turque. Seule une petite partie subsiste, vite absorbée par l'URSS. Lâchée, la Grèce est acculée et Mustapha Kemal devenu « Atatürk » signe le traité de Lausanne en vainqueur, en 1923. Plus question de juger les Jeunes Turcs coupables du massacre des chrétiens. Hormis trois chefs en fuite à l'étranger, Atatürk a eu besoin d'eux pour gagner sa guerre et ils sont devenus des héros intouchables.

Occidentaux et soviétiques font une croix sur deux millions de cadavres chrétiens en échange d'une paix durable. L'accord de Lausanne échange le million et demi de chrétiens orthodoxes vivant en Turquie contre trois-cent mille musulmans vivant en Grèce. Quitte à les forcer à déménager.

Le calviniste genevois Raymond de Candolles, nouveau patron du chemin de fer local, décrit l'exode affolé de milliers de Grecs de Smyrne, tandis qu'un autre Genevois, Lew, fabricant de cigarettes, filme l'enfer rouge des flammes qui dévorent la ville.

Cela aurait pu être pire et Vénizelos, le Premier Ministre grec, qui avait ouvert les hostilités mais perdu la guerre, propose Atatürk au Prix Nobel de la Paix. Ce dernier obtient comme il le voulait une Turquie homogène, incluant les Kurdes. A qui on ne demande pas non plus leur avis, sauf au Kurdistan irakien, riche en pétrole. Le Roi Fayçal d'Irak, protégé de Londres, et Atatürk s'en disputent la possession devant la SDN, à Genève, qui envoie une commission sur place. Cousin de Fayçal el Hachem, le général irakien Yassin al Hachimi galvanise les populations locales, qui youyoutisent la délégation. Les Kurdes clament sur tous les tons qu'ils ne veulent pas redevenir turcs et Mossoul, son pétrole et ses réserves d'eau resteront donc irakiennes.

Atatürk profite de son aura victorieuse pour moderniser à marches forcées. Il impose laïcité, égalité de la femme et alphabet latin. Le pays entier passe ou repasse à l'école. L'Iran et l'Afghanistan se briseront en voulant moderniser si vite, un demi-siècle plus tard. La Turquie survit, mais malgré tout, au bout d'un siècle, subit à son tour un vrai choc conservateur. Les islamistes accusent même Atatürk d'avoir été un agent sioniste.

En fait, Kemal était natif de Salonique dont les 3/4 des 120 000 habitants étaient alors juifs et la moitié du reste dönme, secte de juifs convertis à l'Islam  pour éviter la taxe de la dhimmitude. Philosémite, Atatürk s'est opposé à Hitler, qui l'admirait pourtant. Il n'est pas intervenu en Palestine et ses successeurs ont ménagé Israël. En trois ans Kemal Atatürk a doublé la superficie de la Turquie, qui rétrécissait sans cesse depuis deux siècles. Trop fort, pour un agent du grand complot cosmopolite international...

A6 - 1917 : Le train de Lénine

Ou comment les services allemands aidèrent Lénine à prendre le pouvoir et comment ça aurait pu marcher, si les Etats-Unis n'étaient pas entrés en guerre...

Palais d’Hiver, Petrograd, le 23 février

Lorsqu’éclate la révolution, l’Okhrana (la police secrète tsariste) de Saint-Petersbourg est dirigée d’une main de fer par le Général Alexandr Guerassimov, un nom assez répandu, aujourd’hui encore. Il multiplie les agents provocateurs dans les milieux révolutionnaires, au point d’encourager l’ascension de Lénine au sein du parti socialiste, car il a truffé son entourage d’agents doubles. Et puis l’extrémisme de Lénine lui semble devoir servir de repoussoir et diviser les socialistes. Un plan typique des services secrets, mais pour le moins risqué !

De son côté, le Drei B allemand ne reste pas inactif. Israël Alexander Gelfand, dit Parvus, est un socialiste biélorusse basé à Bâle. Ami de Lénine et de Rosa Luxembourg, il livre des armes bulgares aux Turcs, qui se battent contre les Russes dans le Caucase et contre les Alliés dans les Balkans. Rappelons que les socialistes allemands ont massivement voté la guerre et participent activement à la mobilisation, affichant volontiers un nationalisme débridé.

Parvus déteste le Tsar et assure que la débâcle d'une guerre perdue précipitera la fin du régime. En 1905 déjà, il a soutenu l'insurrection révolutionnaire, après la défaite de la Russie face au Japon. Affairiste avisé, il avait accentué les tensions en jouant contre le rouble, mais sa crise financière et l'insurrection du soviet de Leningrad, menée par Trotski, n'avaient pas suffi à renverser le Tsar qui l'avait fait jeter en prison. A sa sortie, Parvus s'est réfugié en Suisse, comme tous les révolutionnaires de l'époque.

A Istanbul, l'Ambassadeur d'Allemagne, Von Wangenheim, est séduit par les idées de Parvus qui rejoignent le concept allemand de « Guerre par la révolution ». Peu avant de mourir empoisonné par les alliés, l'Ambassadeur envoie l'aventurier à Berlin, présenter au « Drei B » un mémoire de 20 pages sur la révolution russe. Dès lors, des sommes considérables vont quitter l'Allemagne au profit de sociétés contrôlées par Parvus en Russie, par le biais de sociétés écrans, dans les pays scandinaves et en Suisse. Pour financer la Révolution, on ne rechigne à aucun moyen : escroqueries et trafics d’armes sont mis à contribution.

Il faut en effet payer des nervis pour créer des troubles et des hommes de paille pour entretenir l’activisme économique de Parvus, qui joue en bourse contre les intérêts russes. L’ancêtre de la guerre économique …

Mais l’affairiste n'oublie jamais de prélever sa dîme quand il se bat pour la cause. D'où ses fâcheries avec quelques révolutionnaire russes, qui l'accusent d'avoir détourné les recettes d'une pièce que Maxime Gorki avait offert au parti.

Parvus doit le gros de sa fortune à son association avec le comte Zahroff, richissime patron de la Vickers. Ce grec d'Istanbul a coutume de vendre des armes aux pays en guerre, aux deux parties à chaque fois. Voire même de créer des conflits – et des achats d'armes – en allant voir les responsables militaires d'un pays pour leur expliquer que leur voisin, ennemi héréditaire, vient d'acheter tel ou tel canon, apparemment dans l'intention de s'en servir.

En février, les mencheviks (socialistes modérés) ont certes renversé le Tsar, mais ils veulent poursuivre la guerre contre l'Allemagne. Parvus est alors mandaté par le DreiB allemand pour contacter Lénine, qui depuis la Suisse, milite pour l’arrêt de la guerre. Proche de Rosa Luxembourg, Parvus parvient à un accord : le transfert de Lénine et de toute son équipe, de Suisse en Russie, aux frais du Kaiser. Les séides de Parvus en Russie, ainsi que ses moyens financiers, seront mis à sa disposition. En échange, Lénine s'engage à signer la paix.

C'est Zinoviev qui représente Lénine dans les négociations avec Parvus et c'est le parlementaire socialiste suisse Fritz Platten qui organise le départ, avec l'accord du Conseiller Fédéral radical Arthur Hoffman. Celui-ci, avec l’appuis de l’Allemagne, vient déjà d’envoyer le socialiste suisse Robert Grimm à Saint-Petersbourg, pour proposer une paix séparée. Sauf que les échanges entre Grimm et Hoffman, interceptés par les alliés, mettent une grosse tâche sur la neutralité suisse et contraignent le Conseiller Fédéral à la démission.

La légende bolchevique, forgée après coup, parle d'un wagon plombé. L'idée d'une collusion avec l'Allemagne est en effet dérangeante et Lénine a d'ailleurs cherché d'autres moyens de gagner la Russie. Il a même sollicité un visa pour les Etats-Unis où se trouve déjà Trotski. Ce dernier, comme les mencheviks veut poursuivre la guerre contre l'Allemagne, même en cas de révolution, pour aider les spartakistes, l'extrême gauche allemande de Rosa Luxembourg à prendre le pouvoir. Ce qui consoliderait la révolution mondiale.

A Washington le Président Wilson, démocrate, s'accommoderait volontiers d'une Russie républicaine ouverte aux intérêts américains, qui poursuivrait la guerre à l'Allemagne. Trotski s'embarque pour la Finlande avec la bénédiction de la Maison Blanche et l'argent de businessmen américains. La paix projetée par Lénine permettrait au contraire à l'Allemagne de transférer ses troupes de l'Est à l'Ouest, au moment où les troupes américaines débarqueront en France. Futur chef de la CIA, Allen Dulles, en poste à l'Ambassade de Berne, refuse donc tout visa à Lénine.

Parvus et l’argent allemand tombent donc à pic et deux trains emportent Lénine, tout son staff révolutionnaire et autant de mencheviks favorables à la paix. En tout, une cinquantaine d'activistes issus des minorités ethniques, qui vont parvenir à prendre les commandes de l'URSS et du Komintern, par un coup d’état à Saint Petersbourg, dans la nuit du 25 octobre.

Lénine fait aussitôt signer, à Brest-Litovsk une paix très favorable à Berlin. Trotski finit par s'y rallier et l'Armée Rouge est alors attaquée par les armées blanches monarchistes, soutenues par des corps expéditionnaires occidentaux. La violence est extrême, de part et d'autre. Des aviateurs britanniques sont crucifiés du côté d'Odessa, où la marine française se mutine, mais finalement embarque les milliers de Russes blancs partant pour l’exil.

En Allemagne, les spartakistes se soulèvent et le Kaiser abdique, pour laisser la République de Weimar négocier l'armistice et stopper la révolution. Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sont assassinés. L'Armée Rouge de Trotski tente de sauver les spartakistes et les Hongrois de Bela Kun, mais son offensive échoue devant Varsovie.

Aidés de 400 officiers français, dont Pétain, Weygand et un certain colonel de Gaulle, les Polonais défendent vaillamment leur nouvelle indépendance. Le déchiffrage suisse des codes de l'Armée russe aide aussi.

Terrassée de l’intérieur par sa propre théorie de « La Guerre par la Révolution », l'Allemagne capitule sans avoir été écrasée militairement. Ce qui n’empêche pas Londres et Paris de lui imposer des conditions draconiennes. Erreur fatale !

Fritz Platten, quant à lui s’exile à Moscou. En 1942, le fondateur du PC suisse sera fusillé dans un camp du Goulag, sur ordre de Staline, soucieux d’éliminer tout ce qui pouvait avoir un lien avec l’Allemagne.

A7 - 1917 : La déclaration Balfour

Où l'on découvre comment et pourquoi le sionisme a changé le Moyen Orient engendrant haines et luttes farouches, à l'opposé de ce dont rêvaient ses fondateurs.

Foreign Office, Whitehall, le 2 novembre

D'origine juive russe, Chaïm Weizman a commencé sa carrière de professeur de chimie à l'Université de Genève. C’est là qu’il a fondé son parti « Fraction démocratique », actif au sein du sionisme, dont il devient l'un des leaders mondiaux. Recruté ensuite par l’Université de Manchester, il est devenu sujet britannique. A la déclaration de guerre, il a inventé un nouveau procédé de fabrication d'acétone, bien plus rapide et économique. Or l’acétone permet la fabrication de la cordite, l’explosif alors utilisé dans toutes les balles et les obus.

Weizmann offre le gros de ses énormes royalties à la Grande-Bretagne, en soutien de l’effort de guerre. En échange, Lloyd George, premier ministre, le charge de rédiger une motion qui va révolutionner le monde. Signée par Lord Balfour, le Royaume Uni s'y déclare favorable au pour un foyer pour les juifs d’Europe et leur regroupement en Palestine, dans le respect des autres religions, musulmanes et chrétiennes.

L’Allemagne le voit comme une invite à sa propre population juive et réoriente à 180° l’action de ses services secrets : plus question d’appel au jihad, il faut éviter que les très nombreux juifs allemands se sentent trahis et mieux défendus par Londres que par Berlin. En plus leur allié ottoman est devenu turc, plus laïc que religieux alors que les arabes sont désormais clairement alliés aux Britanniques. De nombreux agents sont alors recrutés dans les milieux juifs par les services secrets allemands.

Depuis le Congrès Juif mondial de 1897, la Palestine enregistre chaque année l’afflux de milliers de familles juives au milieu d'arabes pas vraiment ravis, à qui on ne demande pas leur avis. En une génération, de 1890 à 1914, le nombre de Juifs en Palestine a quasiment doublé (de 43 000 à 85 000, + 197 %), dépassant le nombre de chrétiens (de 57 000 à 70 000 + 162 %) et explosant la natalité arabe (de 432 000 à 525 000 soit + 121 % seulement). Ils viennent principalement des Empires austro-hongrois, russe et allemand.

Prima donna des services britanniques au Moyen Orient, Lady Getrude Bell a un point commun avec Chaïm Weizman : son grand-père juif, Isaac Bell, a fait une fortune colossale dans la chimie. Et lorsque le N° 2 du sionisme mondial débarque au Proche Orient à la fin de la guerre, elle le met en rapport avec son vieil ami, qui vient de chasser les Turcs, Fayçal el Hachem, que la France ne veut pas voir monter sur le trône de Damas, contrairement aux promesses de Lawrence !

D'après les accords Sykes Picot, la Syrie doit entrer dans l'orbite française et Fayçal est bien trop proche des Britanniques aux yeux de Paris. La France, qui recule déjà en Turquie, ne veut pas tout perdre. En plus, Londres prévoit un statut spécial pour la Palestine, favorisant le sionisme, tandis que les milieux juifs français, républicains, sont alors majoritairement hostiles au sionisme. Ils prônent l'intégration des juifs dans leur pays de résidence. Et puis les juifs traditionnalistes de Palestine voient d’un mauvais œil l’afflux d’occidentaux venus de Russie et d’ailleurs, qui n’ont pas vraiment les mêmes habitudes.

Hussein ben Ali, chérif de la Mecque et père de Fayçal, bien plus conservateur que son fils, refuse le sionisme et se fait nommer Khalife des Musulmans, après que le dernier Khalife ottoman ait abdiqué sous la pression des Jeunes Turcs.

Fayçal, au contraire, conclut un pacte avec Weizman : le mouvement sioniste mondial militera contre les accords Sykes-Picot, pour une Grande Syrie intégrant Liban, Palestine et Jordanie. Fayçal s'engage en retours à protéger les juifs, en leur offrant un abri sûr en Palestine. L'apport de nouveaux habitants mieux formés et bien financés doit booster le développement arabe. Les deux hommes se rendent ensemble à Versailles, où les négociations de paix se compliquent.

A Versailles, en 1919, le Président démocrate américain, Woodrow Wilson, veut remplacer les guerres par un mécanisme de règlement des conflits. Une sorte de tribunal pour Etats, sur une idée du franc maçon français Léon Bourgeois, qui s'appellera « Société des Nations ». Hélas, à Washington le Congrès, dominé par les Républicains, est très isolationniste et il interdit aux Etats-Unis d'intégrer la SDN ; qui se crée malgré tout à Genève, bancale de ce fait, dès sa fondation. Washington y délègue tout de même un observateur, Allen Dulles, futur patron de la CIA, qui siège à la commission du désarmement.

Paris, en position de force à Versailles, en profite pour imposer ses vues à l'Allemagne, condamnée à payer des dommages de guerre exorbitants. En guise de main tendue, Berlin est poussée à la revanche. Idem en Syrie, où la France maintient son opposition au couronnement de Fayçal, réduisant à néant l'espoir d'une union judéo-arabe. 

A Londres, Lady Bell obtient malgré tout deux couronnes pour consoler son ami arabe : son jeune frère Abdallah el Hachem est nommé émir de Transjordanie, tandis que Fayçal lui-même est installé sur le trône d'Irak : « pour que la couronne n’aille pas aux chiites, ce qui finirait en théocratie », dit-elle à Londres. Sauf que la majorité irakienne est chiite et se révolte aussitôt contre l'arrivée d'un souverain sunnite ! Londres doit faire donner la troupe. Par contre, des armes britanniques sont livrées aux Saoud, qui attaquent le chérif de la Mecque Hussein ben Ali, le père de Fayçal et d’Abdallah.

En plus de lâcher les Saoud sur la Mecque, Londres coupe les vivres à Hussein, pour le contraindre à admettre le sionisme, ce qu’il refuse. Hussein préfère transmettre à son fils aîné Ali le titre de chérif de la Mecque, fonction familiale depuis 5 siècles, mais garde celui de Khalife des Musulmans. Aidés par les anglo-saxons, les Saoud chassent Ali de la Mecque et Hussein doit se réfugier à Chypre. Deux de ses fils, hachémites, règnent sur deux Etats arabes officiellement indépendants, mais en réalité sous tutelle. La mainmise anglo-française, chrétienne, remplace celle des Turcs qui eux, au moins, étaient sunnites.

La grogne se répand dans les souks et les mosquées. Les vieilles familles rivales des hachémites, comme les Hussein de Jérusalem appellent les Turcs à l’aide. Mais Kemal Atatürk refuse. Son plan est nationaliste et laïc, il veut moderniser la Turquie, pas s’embarrasser de solidarités religieuses avec des bédouins du désert. Il refuse d'intervenir hors de Turquie et en échange, les Occidentaux lui offrent le généreux traité de Lausanne. 

Le sentiment arabe d'avoir été floués par les anglo-français s’accentue, renforçant la fièvre anticoloniale, attisée par les communistes et bientôt aussi par les nazis, dans la grande tradition de l’anticolonialisme germanique, qui peut désormais se donner libre cours puisque l’Allemagne a été privée de ses colonies.

Islamiste et antisémite, issu d'une famille palestinienne proche du pouvoir ottoman, Amin Al Husseini se pose en rival déterminé des hachémites. Pour ménager la chèvre et le chou, les Britanniques le nomment Grand Mufti de Jérusalem. Il va devenir leur pire ennemi, allant jusqu'à faire assassiner le Roi Abdallah de Transjordanie, symbole de l'alliance des modernistes avec le pouvoir colonial.

Aux portes du désert, après avoir chassé Ali et son père Hussein du Hedjaz, la famille Saoud fonde l'Arabie saoudite, avec le soutien actif de Saint-John Philby. L'espion britannique s’est converti à l'Islam et collabore avec les Américains et l’ARAMCO pour mettre l’or noir au service du wahhabisme. La vision saoudienne très traditionnaliste de l’Islam va désormais régner en maître sur le monde sunnite.

A8 - 1926 : Des complots juifs ou antisémites ?

En résonnance avec l'actualité, Complots nous emmène aujourd'hui en 1926, à la découverte de l'un des tous premiers complots staliniens : l'assassinat à Paris du leader de l'indépendance ukrainienne, qui nous rappelle une constante : l'antisémitisme profond des polices secrètes russes, quelle que soit leur couleur politique.

Rue Racine, Paris, le 25 mai

La première guerre mondiale s'est terminée par l'implosion des quatre empires allemand, russe, austro-hongrois et ottoman, ce qui libère des dizaines de pays, qui deviennent indépendants.

Au prétexte des « Peuples Frères », l’Armée Rouge soviétique s’emploie aussitôt à reconquérir les territoires perdus, à commencer par l’Ukraine, tout en semant le trouble dans les empires coloniaux français et britanniques. Ces derniers semblaient sortis renforcés de la guerre, mais l’appui étasunien est plus que mitigé et le Komintern soviétique recycle très efficacement la théorie allemande de « guerre par la révolution », coalisant les forces nationalistes et communistes. 

Les colonies, c’est loin, mais le quartier latin, par contre …

Quand le leader indépendantiste ukrainien Simon Petlioura est assassiné entre la Sorbonne et la Faculté de Médecine, à deux pas du Boulevard Saint-Michel, le tout Paris politique s’enflamme. L'assassin a été arrêté. C’est un juif d’Odessa, qui clame avoir voulu venger les pogroms d'Ukraine. Sauf que le franc-maçon Petlioura les a toujours combattus. Il avait conclu un accord avec Jabotinski, le leader sioniste polonais et fait fusiller des auteurs de pogroms. Social-démocrate modéré, pro-occidental, Petlioura était en revanche l'ennemi juré des communistes russes.

De la SDN à Genève, Allen Dulles, futur fondateur de la CIA, crie au complot soviétique. Ce que Lavrenti Beria, nouveau chef de la Guépéou confirmera dès 1930. Ayant travaillé pour tous les avatars successifs de la police secrète russe, de l’Okhrana tsariste au KGB, en passant par la Tchéka, l’OGPU et le NKVD, Beria sait de quoi il parle. Pour son maître Staline, l’assassinat de Petlioura est une réussite absolue : actionné par les Soviétiques, l’assassin est acquitté par la France, pour n’avoir fait que venger les victimes des pogroms de la guerre d’indépendance ukrainienne. Ce qui conforte la thèse soviétique - mensongère - attribuant ces pogroms aux seuls indépendantistes ukrainiens.

En plus, le fait que l’assassin soit « un dangereux terroriste juif » sera même utilisé par Staline contre la vieille garde bolchévique « cosmopolite », qui lui fait de l’ombre : les juifs sont des assassins en puissance, dangereux pour « la Révolution dans un seul pays ». A Paris, l’Action Française hurle au complot juif. L’antisémitisme est encore ancré très profondément dans toutes les sociétés européennes, qui n’ont libéré les juifs qu’une ou deux générations auparavant.

L'un des acquis de la Révolution française était l'émancipation des juifs, qui fut étendue à l'Allemagne et à l'Autriche par Napoléon, en s’appuyant sur la franc-maçonnerie. Seulement les églises, tant catholique qu’orthodoxe, n'avaient jamais été d'accord et la Russie avait toujours maintenu « ses » juifs dans un statut inférieur. Au Congrès de Vienne, qu’il domine en vainqueur, le Tsar Alexandre 1er impose à l’Europe le retour aux lois médiévales antisémites. Les juifs devront attendre un demi-siècle pour obtenir enfin des droits égaux.

Les dates de l’émancipation des juifs : - France 1791 - Empire Ottoman 1839 - Royaume de Sardaigne 1848 - Autriche 1867 - Allemagne 1870 - Algérie française 1870 (Décret Crémieux- Suisse 1874 - Russie 1917

Souvent bien éduqués, urbains et cosmopolites, les anciens parias véhiculent des valeurs d'ouverture et d'échanges, mal perçues par les communautés nationales traditionnelles. En Ukraine, alors autrichienne, ainsi qu'à Vienne et en Allemagne, de nombreux réfugiés affluent de Russie et de ses colonies polonaises, où l'inégalité demeure, mais aussi les pogroms et les tensions politiques.

Metternich, chancelier d'Autriche disait de la Suisse qu'elle était « un cloaque d'entrepreneurs en mouvements sociaux ». A Genève, en 1900, des centaines de révolutionnaires se mêlent aux milliers d'étudiants étrangers. Les deux tiers sont sujets de l'Empire russe, espionnés par l'okhrana. A Genève, un millier de russophones habitent Plainpalais, surnommée « la Petite Russie ». Les 3/4 sont juifs, car privés d'accès aux universités russes. Les débats sont sans fin : les bolcheviks veulent la mort des nations ; les sionistes, de gauche ou de droite, rêvent d'une nation juive en Palestine ; tandis que le Bund veut une nation juive laïque en Russie.

Comme la question juive, la question nationale est sur toutes les lèvres. Entre le Congrès de Vienne de 1815 et celui de Berlin en 1878, une petite douzaine d'Empires et autant d’Etats indépendants se sont partagé le monde. Même les pays d'Amérique latine n'échappent aux empires ibériques que pour entrer dans l'orbite étasunienne. Ces Empires vivent sous la coupe d'un pouvoir central fort, ethnique, qui opprime ses minorités nationales. Or qui dit oppression dit rébellion et donc police politique. En Russie, c'est le rôle de l'Okhrana, qui étend sa toile partout où sont exilés des réfugiés politiques russes.

Près de Montreux, l’Okhrana fait cambrioler la villa d'un médecin russe, Elie De Sion. Elle vient y chercher l'un des rares exemplaires existant du « Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu », de Maurice Joly. Un roman français de politique fiction de 1860, interdit et détruit au pilon, dans lequel Napoléon III et les francs-maçons s'emparaient du monde. La police du Tsar avait appris que le Dr De Sion prévoyait de faire circuler des copies du roman pour discréditer le ministre De Witte, un franc-maçon qui modernise la Russie au pas de charge

L'ouvrage est envoyé à Paris, d’où l'Ambassadeur de Russie dirige l'Okhrana en Europe occidentale. Dans la foulée de l’affaire Dreyfus, il veut convaincre le Tsar de ce qu'il nomme la fourberie juive. Il charge Matveï Golovinski de remplacer partout, dans une copie du livre, Napoléon III par « les juifs ». Indicateur, Golovinski était déjà payé par l'Okhrana pour écrire des calomnies sur les rivaux de son cousin Lénine, dont l’Okhrana privilégiait l'ascension politique. La popularité d’Oulianov détournait nombre d'ouvriers du socialisme modéré des Mencheviks, qui constituaient le vrai danger aux yeux du régime. Et puis Malinovski, l’adjoint d’Oulianov dit Lénine, était un agent de l'Okhrana.

Devenu « Protocole des Sages de Sion », le roman est présenté au Tsar, mais Nicolas II, francophile et francophone, reconnaît l’histoire et devine qu'il s'agit d'une provocation. Il interdit sa diffusion. Plus tard, en 1922, pour contrer le traité de Versailles qui interdit le réarmement allemand, des officiers de la Reichswehr sont envoyés s’entraîner en URSS. Ils en ramènent le Protocole des Sages de Sion que les nazis commencent à répandre en Europe. En 1933, à Berne, un procès interdira la diffusion du « Protocole » en Suisse. Chaïm Weizman y expliquera la diversité des juifs et Alexandre du Chayla, officier de renseignement français, brandira le roman original de 1860, dont des passages entiers sont recopiés.

A9 - 1934 : Le tombeur du Dahir Berbère

Ou comment Genève abrita la 1ère conférence islamiste mondiale dans les années 30, avec l'argent de Hitler

Palais Wilson, Siège de la SDN à Genève le 6 juin

Depuis sa création, la Société des Nations est agitée de questions fondamentales. Le Japon réclame avec insistance que les races soient déclarées égales, ce que refusent les anglo-saxons, officiellement par peur de l’immigration. Le Japon de son côté maltraite Coréens et Chinois considérés comme inférieurs, au prétexte qu’au moins, cela se passe entre asiatiques. En tout cas, le discours anticolonial séduit les peuples des empires franco-britanniques, répandu discrètement par l’Allemagne et plus ouvertement par l’URSS. 

L’arrivée au pouvoir des nazis remet en selle les théories jihadistes de l’ancien chef du desk orient des services allemands. Max von Oppenheim est même nommé « aryen d'honneur » par Hitler, qui oublie opportunément son ascendance juive. Dans le monde arabe, le Baron Max est surnommé « Abu Jihad », le père du jihad ! Il ne crie pas sur les toits qu'il s'est converti à l'Islam, mais sa popularité en terre d’Islam intéresse au plus haut point les nazis.

Von Oppenheim a installé à Genève son vieil ami le cheik druze Chekib Arsalan et c'est grâce à l'argent allemand que ce prédicateur syrien est devenu le leader mondial de ce que l'on n'appelle pas encore l'islamisme. Le précurseur francophone de l'Egyptien Hassan el Banna, qui fonde les Frères Musulmans au Caire en 1928, sur la même base : le jihad ne doit pas rester uniquement défensif, mais au contraire devenir une guerre offensive. La revue d’Arsalan, « la Nation Arabe » est lue du Maghreb en Malaisie et il a ses entrées à la SDN, en tant que représentant des arabes de Palestine et de Syrie.

Le premier objectif du cheik druze est d'obtenir la condamnation de la France à la SDN pour avoir introduit le dahir berbère au Maroc. Une vieille idée du Père de Foucauld et du Maréchal Liautey, qui meurt cette année-là. Reprenant le vieux principe « diviser pour régner », Liautey rêvait de séparer les arabes des berbères ("berbères" est un qualificatif péjoratif donné par les arabes aux peuples du Maghreb quand ils les ont colonisés. Il vient du grec, comme pas mal de mots d'arabe, et c'est tout simplement "barbares". Aujourd'hui, on dit plutôt amazighs) pour reconvertir ces derniers au christianisme, qu'ils pratiquaient avant l'invasion arabe plus de mille ans auparavant !

A à la clé, une nationalité française pleine et entière, qui serait offerte aux amazighs, comme elle l'a été aux juifs algériens par le décret Crémieux. Dans ce but, le dahir, décret signé par le futur roi Mohammed V, formalise l'existence de tribunaux berbérophones, basés sur les coutumes amazighes ou chleuhs, plutôt que sur la charia. Une attaque frontale des tribunaux islamiques qui disent, en arabe le droit musulman. Or en droit international, le Maroc n'est pas une colonie, mais un protectorat : un pays sous tutelle, mais indépendant qui reste officiellement de droit musulman. La France ne peut pas y faire ce qu’elle veut.

La proclamation du Dahir soulève un tollé immédiat dans les écoles coraniques, suivi de manifestations le vendredi à la sortie des mosquées. Arsalan soutient le mouvement dans sa revue « La Nation Arabe », à la Tribune de la SDN et aussi dans ses prêches du premier congrès islamo-européen, qu'il organise à Genève avec l'argent de Berlin, passée depuis peu sous la coupe nazie.

Des dizaines de délégués musulmans accourent à Genève. Tous les nationalistes arabes de passage en Europe ou y étudiant viennent y voir le cheik. Le futur ministre syrien Jamil Mardam Bey ; l'officier franco-libanais et agent double du 2ème bureau, Fawzi Al Qawudji et même deux étudiants syriens de la Sorbonne, Salah al Din Bittar et Michel Afflak, pourtant proches du parti communiste, violemment combattu par Arsalan parce que « dominé par les juifs ». Ils fonderont après-guerre le parti Baas. Ancien communiste également, l'Algérien Messali Hadj déménage à Genève pour se rapprocher du cheik et le Marocain Mohamed Ouazzani est alors son secrétaire. Tous deviendront les hommes clés de l'indépendance de leurs pays respectifs.

Les campagnes efficaces du Baron Max et de Chekib Arsalan à la SDN poussent la France à retirer le Dahir berbère. Les nazis engrangent leur première victoire diplomatique et peu après, en remerciement, la banque Von Oppenheim peut changer de nom et officiellement, de mains, pour ne plus être « une banque juive ».

Vecteur de l'influence allemande en Orient, le NFO d’Oppenheim avait connu une période pro sioniste après 1917, pour contrecarrer l’écho de la déclaration Balfour parmi les juifs allemands. Des centaines d’israélites avaient alors été recrutés comme espions, encadrés par des officiers allemands pro-sionistes, comme Otto Von Hentig. Sans scrupules, les nazis récupèrent tout le monde et les recyclent dans l'Abwehr, aux bons soins de L'Amiral Canaris. Qui deviendra au fil de la guerre un véritable vivier d'opposants au nazisme, Canaris lui-même terminant pendu à un croc de boucher.

A l'époque, la conférence islamiste de Genève avait attiré aussi quelques jeunes suisses de la mouvance nationaliste, séduits par l'idée anticoloniale, comme François Genoud et Jean-Maurice Beauverd. Vivant en colocation à Lausanne avec trois étudiants syriens, ils les accompagnent écouter les prêches incendiaires d’Arsalan. Ils font ainsi la connaissance du futur ministre syrien Nazem Koudzi. A 18 ans, Genoud et Beauverd militent à l'Union Nationale, le parti fasciste de Géo Oltramare, représentant du Duce à Genève. Mais l'Italie fasciste est elle-même en train de devenir une puissance coloniale, en Libye, en Somalie et en Ethiopie. L'Allemagne nazie au contraire n'a aucune colonie, ce qui leur paraît plus en accord avec l’idée nationale !

Si Beauverd est issu de la grande bourgeoisie genevoise, Genoud est le fils d'un petit patron vaudois d’origine savoyarde, espion au service de la France et condamné pour cela, à Lausanne, pendant la guerre de 14. Pour lui apprendre l’allemand, le père avait envoyé son adolescent de fils en séjour linguistique dans une famille d’outre-Rhin. François Genoud y avait croisé Hitler et lui avait serré la main ; pendant quelques mois, il avait même participé aux activités des Hitlerjugend, le moule des héros antisémites et il en avait ramené le Protocole des Sages de Sion, aussitôt prêté à son copain Beauverd. Les deux ados croient désormais, et pour le restant de leur vie, au complot juif mondial. D'ailleurs la preuve, répètent-ils, c'est que les bolcheviks sont quasiment tous juifs.

En fait, dans la Russie tsariste, entre aristocrates et paysans orthodoxes, les juifs formaient une classe à part, d’individus non asservis, contrairement aux moujiks. Par contre, ils étaient surtaxés (comme en terre d'Islam, sous prétexte de dhimmitude), interdits d’université et parfois pourchassés. Ils avaient donc naturellement très envie de changement. Pour autant, les juifs n'étaient de loin pas tous bolcheviks et tous les bolcheviks n'étaient pas juifs, très loin de là. Encore moins après que Staline ait entreprit d'éliminer systématiquement tous ses « camarades » juifs !

Ainsi au Kremlin, le délégué du Komintern pour les pays latins est un pasteur protestant, Jules Humbert Droz. Natif de la petite ville ouvrière suisse de la Chaux de Fonds, tout comme son agent de liaison au Bureau politique du PCF, Maurice Tréand. Ce dernier a rédigé les « listes noires des escrocs ennemis de la Révolution », qui seront chassés du parti à l'arrivée au pouvoir de Staline. Presque tous sont juifs. Tréand, sur les consignes de Thorez et Duclos, prend contact en 1940 avec la Propagandastaffel allemande et obtient de l'Ambassadeur Otto Abbetz, qui rêve d'allier communisme et nazisme, que l'Humanité puisse reparaître légalement, après son passage par la censure allemande.

A10 - 1935 : Les Suisses islamophiles de Hitler 

Palais Wilson, Genève

Organisé en marge de la SDN, le premier congrès mondial panarabe est discrètement financé par de l'argent nazi. Il s'agit évidemment de nuire aux intérêts franco-britanniques, qui se partagent la colonisation des pays arabes et plus généralement musulmans. Deux tendances s'affrontent, chacune dirigée par un Syrien. Pour l'islamiste Chekib Arsalan, c’est moins la nation arabe qui compte que la oumma, qui englobe tous les croyants, y compris non arabes. En son sein, toutes les minorités religieuses doivent se plier aux règles très conservatrices de la charia. 

A l’inverse, le nationaliste panarabe Sati el Housri, ministre de l’Éducation du Royaume d'Irak a des vues progressistes. Il veut construire l'unité arabe - et arabe seulement - sur une base laïque et linguistique, avec des droits égaux pour tous, indépendamment de la religion. Les arabes chrétiens, Yézidi ou autres, jamais convertis à l'islam, restent en effet nombreux et les nombreux juifs d’Irak ne se différencient pas vraiment de leurs voisins, hormis la religion. El Housri prône également l'éducation des filles, comme en Turquie. Mais comme Arsalan, il pense que le nationalisme allemand est le seul allié possible contre les pouvoirs coloniaux.

El Housri a été nommé par le Roi Fayçal, monté sur le trône d’Irak grâce aux Britanniques, mais Fayçal est décédé à l’hôpital de l’Ile, à Berne, en 1933. C’est son jeune fils Ghazi qui lui a succédé, à 21 ans. Eduqué par son grand-père Hussein, le très anti-colonialiste chérif de la Mecque, Ghazi n’aime guère les Anglais et tombe rapidement sous la coupe de l’entreprenant ambassadeur du Reich en Irak, Herr Doktor Fritz von Grobba. Un parfait nazi qui fait traduire en arabe Mein Kampf et « Le Protocole des Sages de Sion », avant d’acquérir un quotidien de Bagdad pour les publier en feuilleton.

Dès 1934, plusieurs dizaines de fonctionnaires juifs irakiens sont licenciés.

En Suisse, les deux chefs romands des jeunesses de l’Union Nationale (le parti fasciste local) sont des militants anticolonialistes, qui partagent une colocation à Lausanne avec des étudiants syriens. Admirateurs de Hitler, François Genoud et Jean-Maurice Beauverd assistent évidemment au congrès panarabe de Genève et même y travaillent en tant que bénévoles. Les débats passionnés et la rumeur d’un soulèvement imminent les décide à prendre le chemin de Damas, en proposant à la Tribune de Genève d’y raconter leurs aventures. A tout juste 18 ans, ils partent en voiture, comme c'est la mode à l'époque. Quand deviennent-ils des espions allemands ? Lors d’un voyage linguistique en Allemagne, Genoud a fréquenté les Hitlerjugend et ils ont probablement rencontré les agents de l'Abwehr qui finançaient le congrès panarabe.

Ils commencent par Nüremberg, à l’assemblée annuelle des Hitlerjugend, dont Genoud a été membre quelques mois lors d'une année d'étude en Allemagne. Puis à la frontière tchécoslovaque, ils repèrent les défenses militaires des Sudètes, qualifiées de « ligne Maginot tchèque ». Les pronazis viennent de gagner les élections locales et les usines Skoda fabriquent les meilleurs chars du monde. Qui soupçonnerait deux jeunes suisses francophones d’espionnage au profit de l’Allemagne ? Trois ans plus tard, à Munich, Daladier et Chamberlain remettront gracieusement fortifications et usines de chars à Hitler, sans coup tirer.

Dans les Balkans, le duo rend visite aux musulmans bosniaques, alliés des oustachi, fascistes croates et catholiques soutenus par Mussolini. Tandis que les serbes orthodoxes sont eux soutenus par Staline. A Athènes, le Général Metaxas vient de prendre le pouvoir. Formé en Prusse, admirateur de Mussolini, il leur accorde audience. Mais 4 ans plus tard, Metaxas dira « Non » à son mentor, Mussolini, qui veut annexer la Grèce. Les Grecs célèbrent encore chaque année ce jour où les deux dictateurs se sont déclaré la guerre !

Tandis qu'éclate la guerre d'Espagne, déclenchée par un autre fasciste, les deux Romands parviennent enfin au Moyen-Orient. Beauverd décrit dans la Tribune de Genève les émeutes de Bagdad, qui chassent le 1er ministre pro-britannique, mais maintiennent le jeune Roi Ghazi sur le trône. Deux généraux issus de minorités, un kurde et un turcoman se partagent brièvement le pouvoir, mais en coulisses, Herr Doktor Fritz von Grobba et les Britanniques se livrent une lutte acharnée, qui se traduit par une valse des premiers ministres, ponctuée de coups d’Etat.

Sati el Housri, que Genoud et Beauverd ont connu à Genève, participe à plusieurs de ces gouvernements. Genoud, 19 ans, conseille ses nouveaux amis arabes pour la création d’Al Futuwwa, sur le modèle des Hitlerjugend, qui rassemblera bientôt plus de 60 000 adolescents, défilant en uniformes. Mais la « grande révolte arabe » menace de mettre la Palestine à feu et à sang et le duo gagne Jérusalem, porteurs des messages de Von Grobba pour le Grand Mufti Amin al Husseini. Suite à quoi les jihadistes du cousin du mufti, Abd el Khader al Husseini, s’allient aux nationalistes de Khaouji, ancien officier français de renseignement ayant changé de camp (ou pas), pour attaquer juifs et Britanniques.

Fondateur des Frères Musulmans, l’égyptien Hassan el Bana se mêle à la révolte palestinienne avec plusieurs militants. La lutte contre Israël deviendra un élément clé de sa doctrine. Les organisations paramilitaires juives, Lehi, Betar et Haganah, répliquent sans ménagement. La Grande révolte fait plus de 5000 morts, essentiellement arabes : les « traîtres » pactisant avec les Britanniques ou vendant leurs terres aux juifs sont égorgés sans ménagement. Au bout de trois ans, alors que la 2nde guerre mondiale se profile, Londres finit par céder et ordonne la suspension de l'immigration juive. 

Entretemps, les deux Genevois ont gagné Damas pour retrouver leur ancien copain Nazem Koudsi, rentré en Syrie pour se présenter aux élections. Il les remporte sur la liste de Jamil Mardam Bey et se retrouve ministre. La victoire des nationalistes déclenche une grève générale de 60 jours contre le protectorat français. En France, le Front Populaire est au pouvoir et Mardam Bey obtient l'autonomie de la Syrie, mais pas l'indépendance, le PCF retournant sa veste pour plaire à Moscou : oui à une Syrie indépendante d’une France capitaliste, mais si la France passe dans le camp des travailleurs, plus question qu’elle abandonne des territoires ! Ce qui fâche tout rouge Salah Bittar et Michel Afflak, deux anciens étudiants communistes de la Sorbonne, devenus profs à Damas. Le duo suisse en profite pour leur expliquer que décidemment, l'Allemagne nazie est bien le seul vrai recours des nations opprimées par le colonialisme.

Cap pour Beyrouth, où toutes les confessions politiques et religieuses se pressent à l'enterrement de l'ancien premier ministre irakien Yassin al Hachimi. Les « chemises de fer » du nationalisme arabe ouvrent le cortège, suivi du Grand Mufti Al Husseini et du premier syrien Mardam Bey. François Genoud ignore encore qu'il montera une banque genevoise avec son fils et son neveu, pour financer la révolution algérienne. Aflak et Bittar songent au nom de leur futur parti. Social Nationaliste, le nom est déjà pris par le chrétien Antoun Saadé. Ce sera donc le Baas (on l'écrit aussi Baath et Ba'th).

Le duo suisse reprend sa route vers l'Inde, dressant au passage le relevé des défenses anglaises des cols afghans. Mais la maladie les contraint au retour. A son arrivée en Suisse, François Genoud est longuement débriefé par le service de renseignements de la Confédération.

A11 - 1938 : Roosevelt et l'échec de la conférence d'Evian

Ou comment les Etats-Unis sont entrés en guerre.

Grand Hôtel d'Evian d'Evian-les-Bains, le 10 juillet

Le vent mauvais de l'antisémitisme souffle sur l'Europe des années 30. Du Portugal de Salazar à la Pologne de Pilsudski, les peuples s'inventent une pureté culturelle ou religieuse. Des millions de juifs paniqués quittent l'Europe pour les Amérique et, de plus en plus, pour la Palestine mandataire.

22 000 juifs y résident en 1882, 175 000 en 1932 et 350 000 en 1936 !

Les 600 000 arabes de Palestine s'affolent et les nazis soutiennent discrètement leur Grande révolte anti-britannique.

En URSS, Staline « épure » ceux qu'il appelle cosmopolites. Des centaines de milliers de juifs sont déportés au Birodbidjan, un oblast créé de toutes pièces à cette fin, au fin fond de la Sibérie. Sa capitale est construite par le Suisse Hannes Meyer et les déportés ont l’interdiction de quitter l'URSS. En Allemagne, les nazis créent des camps de travail dès 1933, qui ne sont pas encore des camps d'extermination. Des droits restreints sont mis en place, qui limitent l'emploi et ruinent les familles. Les enfants juifs sont chassés des piscines publiques, les synagogues brûlent et la nuit de cristal n'est qu'un pogrom géant. Berlin pousse les juifs à l’exil, mais en laissant leur fortune au Reich ou à ses dignitaires !

En Autriche, l'Anschluss, l'annexion voulue par Hitler a déclenché des pogroms encore plus violents qu’en Allemagne. Plus de cent mille juifs cherchent à fuir le pays, Freud en tête, mais Londres bloque toute immigration en Palestine, pour calmer les arabes. Tétanisés, les Etats-Unis refusent d'augmenter le nombre de visas aux juifs de peur d’une judéisation massive du pays, leur préférant une immigration de protestants.

La Suisse obtient de l'Allemagne un tampon J pour Juden sur les passeports des citoyens allemands juifs, pour pouvoir les reconnaître à la frontière. Berne bloque l'accès aux Autrichiens. Déjà, pour le Conseil Fédéral, « Das Boot ist voll » (la barque est pleine).

De son côté, la France de Léon Blum vient d’accueillir des milliers de juifs polonais et allemands, pas encore intégrés. Opposé au sionisme, Paris mise sur l'Alliance israélite universelle, qui prône l'intégration des populations dans un contexte moderne, à droits égaux. Une réussite française et franc-maçonne, depuis Napoléon, dont l’affaire Dreyfus a cependant montré les limites. Prudemment, Paris préfère limiter les visas à l'entrée en France. 

Initiée par l'épouse du Président Roosevelt, la conférence d'Evian se tient en marge de la SDN. L'idée est de trouver un point de chute à ces cent mille colons potentiels. Golda Meir y représente l'Agence juive, avec rang d'observateur. Toutes les solutions sont passées en revue, de l'Algérie à Madagascar, projet du nazi Rademacher, refusé par Paris. Trujillo, dictateur de Saint-Domingue, veut les accepter pour remplacer, par des blancs, sa population noire d'origine haïtienne, qu'il massacre par milliers. L'offre est rejetée, pour ne pas couvrir un génocide. Le seul accord est la création du Comité International des Réfugiés, qui deviendra le HCR. 

L’échec de la conférence souligne l’absence de réaction à l’annexion de l’Autriche suivie de peu par les accords de Munich, qui confirment la veulerie des démocraties. Londres et Paris offrent à Hitler la puissance industrielle tchèque, en échange d'une vague promesse d’arrêt de son expansion. Quant à la question juive, on fait mine de l’oublier. 

Converti à l’Islam, l’ancien chef du desk orient du Drei B, le Baron Max Von Oppenheim critique vertement l'émigration en Palestine, au contraire de ses anciens adjoints comme Werner Otto Von Hentig. Polyglotte, vétéran d'Afghanistan, Von Hentig apprécie le leader sioniste, Chaïm Weizman, qu'il rencontre à plusieurs reprises en tant que chargé de la Palestine aux affaires étrangères, où l’ancien SA Franz Rademacher est chargé des questions juives. Ouvertement critique du nazisme et du jihad, Hentig s'excuse publiquement, après la Nuit de Cristal, mais les nazis ont besoin de ses compétences et il reste en place.

C’est encore un vrai débat, à l’époque en Allemagne, de savoir si les juifs font partie de la nation allemande ou pas, d’autant qu’ils ont très loyalement combattu et versé leur sang durant la première guerre mondiale. Hentig refuse l’antisémitisme par patriotisme et il accepte d’ouvrir des discussions avec les fascistes juifs de la Lehi, en compagnie de Rademacher, en vue d’une alliance pour combattre ensemble les Britanniques en Palestine.

Dans ses rapports, l’Ambassadeur Fritz von Grobba soutient également l'émigration en Palestine, mais uniquement parce qu'elle pousse les arabes au jihad et déstabilise le pouvoir britannique. A Bagdad, von Grobba ne perd au contraire jamais une occasion de dénoncer la colonisation juive et de stigmatiser les juifs en général.

A Berlin, l’intellectuel et écrivain SS Johann von Leers, très intéressé par l’Islam, propose de mettre en place un statut de dhimmi, comme dans la Oumma, qui accorderait aux juifs allemands la protection du Reich, accompagnée d'impôts spéciaux et d’interdictions diverses, l’idée étant de les maintenir en sujétion, sans possibilité de s’enrichir. 

Finalement, Goebbels tranche en faveur de l’alliance arabe contre le sionisme, que lui fait miroiter von Leers. L’émigration est interdite et les Juifs dépouillés de leurs biens, avant d’être déportés. La spoliation des biens juifs financera la mise en place de la « solution finale ». Von Hentig parvient encore à sauver quelques milliers d'enfants juifs, en organisant leur départ, avant d’être arrêté et emprisonné. Nommé aryen d’honneur par Hitler, le Baron Max von Oppenheim échappe aux persécutions et la banque familiale à la spoliation, en changeant de nom pour devenir « Bankhaus Pferdmenges & Co », du nom de l'économiste « goy » qui la gère. 

Désormais tout entier orienté vers la guerre, le Reich développe sa propagande aux Etats-Unis dont il rêve de se faire un allié. Les descendants d’allemands y sont nombreux et une part non négligeable de l’opinion publique apprécie l’idéologie nazie, perçue comme un rempart contre le communisme. Hitler fait parfois référence à Ford et Rockefeller qu’il considère comme des maîtres à penser et il fait décorer l’aviateur Charles Lindbergh par Göring. Le racisme est aussi ouvertement pratiqué aux Etats-Unis, par de larges pans de l’establishment, tant à l’égard des noirs que des juifs.

Nombre d’entrepreneurs sont sensibles aux sirènes nazies : le père des frères Kennedy, ambassadeur à Londres ; le père de Georges Bush, qui investit en Allemagne ; ou encore le père de Donald Trump, lui-même né en Allemagne et membre actif du Ku Klux Klan. La propagande nazie joue sur du velours et, outre les pro-germaniques, cible les isolationnistes, dont le credo est de ne plus se mêler des affaires du monde, en dehors des Amérique. Hans Thomsen, de l’Ambassade d’Allemagne cherche à rassembler les membres du Congrès hostiles à une entrée en guerre, qu’ils soient démocrates ou républicains.

Avocat, Herr Dr Gerhard Westrick représente en Allemagne les intérêts de firmes américaines comme Kodak, Ford, General Motors (qui possède Opel) ou encore ITT, en association avec le gros cabinet new yorkais Sullivan & Cromwell, où travaille un certain Allen Dulles, très actif en Suisse pendant la 1ère guerre mondiale. Westrick est envoyé à New York par l’Abwehr pour recruter des dirigeants d’entreprises favorables à l’Allemagne. Il organise des réceptions où accourent les patrons de Texaco, d’ITT, de Ford et le franco-américain Charles Bedaux, qu’il recrute. Texaco accepte de contourner les sanctions de Washington pour livrer du pétrole au Reich.

Conscient de l’absolue nécessité de l’entrée des Etats-Unis dans la guerre, Churchill a envoyé à New York un homme d’affaires canadien, William Stephenson, vétéran décoré de 14-18, passionné d’espionnage. Antinazi, Stephenson va appliquer leurs méthodes de propagande et de guerre psychologique à grande échelle. Ayant l’appui discret du Président Roosevelt et de J.E. Hoover le patron du FBI, qui lui confie des infos qu’il ne peut exploiter officiellement, par exemple sur les réceptions de Westrick, Stephenson lance d’efficaces campagnes de presse. Westrick rentre en Allemagne, Texaco renonce à livrer le Reich et Lindbergh est discrédité. Stephenson va jusqu’à produire de faux documents pour prouver que le Reich envisage d’envahir l’Amérique latine. Ce qui est vrai, mais les preuves sont fabriquées de toutes pièces.

Stephenson travaille main dans la main avec William Donovan, un autre vétéran décoré de 14-18, que Roosevelt met à la tête de l’OSS, le nouveau service d’espionnage américain. L’ancêtre de la CIA recrute aussitôt Allen Dulles, envoyé en Suisse pour superviser l’ensemble des activités de l’OSS en Europe. En novembre 41, les 2/3 de l’opinion publique étasunienne sont convaincus qu’il faut battre l’Allemagne, alors qu’un an plus tôt, la même proportion refusait de s’en mêler. L’attaque japonaise sur Pearl Harbor vient parachever le travail en projetant les USA dans la guerre.

A12 -1941 : Or noir et chair à canons

Avec des Musulmans en nombre dans la seconde guerre mondiale, des deux côtés.

Palais Royal, Bagdad 1er avril 

Véritable coup de théâtre, le pacte Molotov-Ribbentropp a marié le socialisme dans un seul pays de Staline au national-socialisme de Hitler. Leurs similitudes s’avèrent plus grandes que leurs divergences. On échange pétrole russe contre navires de guerre allemands, sur les ruines de la Pologne. Staline demande à intégrer l'Axe Rome-Berlin-Tokyo, réclamant l'Afghanistan, l'Irak et l'Iran en retour. Hitler le juge cependant trop gourmand et temporise. Il fait ralentir la fabrication du cuirassé promis à Moscou, mais le pétrole russe lui reste nécessaire : C’est en partie le manque d'essence de la Wehrmacht qui a sauvé les Britanniques à Dunkerque. 

Coup de chance pour Hitler, les accords d’armistice signés par Pétain ouvrent au Reich les ports syriens. Les pétroliers italiens pourront s'y remplir d'or noir irakien, qui arrive en Syrie par pipeline. A condition que l'Irak cesse de livrer les Britanniques.

C’est là qu’intervient Rachid Al Ghilani, qui chasse les Anglais de Bagdad, avec l’aide de Fritz von Grobba qui fait envoyer quelques appareils de la Luftwaffe pour protéger la révolution. Le deal est simple : le pétrole pour la Wehrmacht, contre le soutien à la révolte arabe.

De Beyrouth vichyste où il est réfugié, le Grand Mufti de Jérusalem Al Husseini accourt à Bagdad. De Damas arrivent Michel Afflak et Salah Bittar, avec une armée de volontaires, commandés par al Khaouji, l’ancien officier du 2ème bureau français.

Heureusement pour Londres, le Régent Ali el Hachem a pu s'échapper, avec le petit roi Fayçal II, 6 ans, dont la photo a servi de modèle à Hergé pour Abdallah. Le 18 avril, une division anglo-indienne débarque à Bassora. Les Gurkhas avancent rapidement dans le désert, malgré les trois avions de la Luftwaffe. En baroud d’honneur, le 1er juin, la veille de l’entrée des Britanniques dans la capitale, les nationalistes déclenchent le farhoud, la mise à sac du mellah, l'important quartier juif de Bagdad, qui abrite 90 0000 israélites. Plusieurs centaines sont tués. Saddam Hussein n'a encore que 4 ans, mais son oncle maternel et futur mentor, Kairallah Kalfa, dirige le pogrom. Il deviendra l'un des penseurs du Baas irakien, distillant un discours raciste de suprématie sunnite.

Les Allemands sont faits prisonniers et l'oncle de Saddam Hussein jeté en prison. Von Grobba et Al Husseini parviennent à s'enfuir par le désert et Von Grobba se réfugie chez les Saoud, ennemis traditionnels des hachémites qui viennent de récupérer leur trône d'Irak. Converti à l'Islam, Von Grobba tente de convaincre les Saoud de livrer leur pétrole au Reich. Mais Washington a la main sur l'or noir saoudien et soutient de plus en plus ouvertement Londres.

Après Bagdad, les Britanniques poursuivent jusqu'à Damas, accompagnés des Forces Françaises Libres de De Gaulle, composées de légionnaires et de volontaires du Pacifique qui attaquent l'Armée de Vichy. Fin politique, De Gaulle promet l'Indépendance à la Syrie et au Liban et les forces de sécurité locale rallient la France Libre.

En désespoir de cause, Hitler décide d'aller chercher son pétrole lui-même, directement à Bakou, en URSS. Il donne le feu vert à l'Opération Barbarossa, préparée dans le plus grand secret. La Wehrmacht enfonce les frontières soviétiques, prenant Staline de court. Le plan d’action allemand prévoit d’entrée de jeu l'élimination ou la déportation dans les usines du Reich des populations slaves et juives, qui seront remplacées sur place par des germains. Il s’agit d’étendre le Lebensraum, l’espace vital germanique.

En Afrique du Nord, Rommel et l'Afrika Korps ont pris la Libye et foncent sur le Caire où des agents allemands promettent l'indépendance aux jeunes officiers égyptiens.

Anouar el Sadate est arrêté et emprisonné pour espionnage au profit de l'Allemagne. Son ami et condisciple de l’école de guerre, Gamal Abdel Nasser, passe entre les gouttes bien qu’ayant fait plus jeune de la prison pour ses participations à des manifs anti-Britanniques. Renforcés de volontaires africains, les Français libres sont positionnés à Bir Hakeim, pour stopper l'Afrika Korps, à un contre dix. Les radios confiées aux volontaires du Pacifique émettent en tahitien. Les Français tiennent deux semaines, permettant la contre-attaque victorieuse d'El Alamein.

Le nazi genevois Jean-Maurice Beauverd organise l'exfiltration du Grand mufti de Jérusalem, coincé en Iran. Ils passent par l'Italie, au nez et à la barbe des services italiens, qui tentent d'intercepter Amin al Husseini dont ils craignent l'influence islamiste sur leurs colonies d'Afrique du Nord. Une ambiguïté du fascisme que déplore Hitler, qui reproche à Mussolini de lui avoir coûté une alliance fondamentale avec le monde musulman.

Finalement, le grand mufti arrive à Berlin, où il retrouve plusieurs figures du nationalisme arabe dont Rachid Ali Al Ghilani, le leader du coup d'Etat de Bagdad, le palestinien Hassan Salameh et Fawzi al Kahouji, l'agent double franco-libanais, plus nationaliste qu'islamiste qui refuse son autorité. Amin Al Husseini devient en effet Président du gouvernement Palestinien en exil et Beauverd son secrétaire. On les entend à la radio, ils rencontrent Goebbels et même Hitler, avant de quitter Berlin pour Sarajevo. Beauverd, qui connaît bien la région, veut y recruter des divisions SS de volontaires musulmans, projet appuyé par von Leers et Himmler.

Ce que Hitler apprécie dans l'Islam, c'est que les jihadistes mourant au combat accèdent directement au Paradis, comme les Germains au Walhallah. Il reproche au christianisme d'avoir ruiné cet idéal, particulièrement utile à une armée dont les combattants tombent comme des mouches. Himmler lit assidûment le Coran et Hitler en personne autorise les soldats musulmans à prier cinq fois par jour, ainsi qu’à manger halal. Immams et mollahs sont adjoints aux recrues, alors que les SS n'avaient jusqu'alors pas d'aumônier. Ces derniers sont dès lors autorisés également dans les unités SS de recrutement d’origine chrétienne.

Au même moment, pour soutenir spirituellement la grande hécatombe patriotique, Staline, soudainement éclairé par la lumière divine, organise le retour en grâces de la religion orthodoxe, jusqu'alors âprement combattue. Il va clairement s’en servir comme d’un opium du peuple, pour galvaniser les Russes que l’amour de la patrie socialiste peut laisser froid.

Dans les Balkans, les SS bosniaques se distinguent par leur férocité à l'égard des civils serbes et le grand Mufti collabore à la déportation des communautés juives de Sarajevo et Salonique, aux côtés d'un certain Aloys Brünner. Une poignée d’officiers français musulmans et de Palestiniens engagés dans la SS sont formés au combat derrière les lignes alliées. Par groupes de 5, dont un officier allemand parlant arabe, ils sont parachutés en Algérie et en Palestine. Parmi eux, le futur colonel du FLN et co-fondateur du FIS Mohammed Saïdi, ou Hassan Salameh, dont le fils dirigera Septembre Noir aux JO de Munich.

A contrario, les hommes de la seconde division SS bosniaque, stationnés en France dans le Massif central, rejoignent massivement la Résistance, où combattent déjà quelques 5000 maghrébins. Ils seront même plus de 200 000 dans les troupes de la France Libre, qui combattront en Italie, en France et jusqu’en Allemagne.

A13 - 1942 : Les Immeubles de Radò

Ou comment les renseignements suisses aidèrent Staline à gagner la guerre.

Château-Banquet, Genève le 09 décembre 

Née Ursula Kuksinsky, alias Beurton, alias Hamburger, alias Sonia, Ruth Werner a débarqué en Suisse en 1938 avec un impressionnant pedigree. La guerre menaçant, la mission de cet as du GRU, le renseignement militaire soviétique, était de relier les nombreux contacts qu'elle possédait encore dans son Allemagne natale avec un réseau créé en Suisse par une autre officier du GRU, Maria Poliakova. Puis de remplacer Maria, qui était rappelée à Moscou, où son père et son frère seront exécutés dans les grandes purges staliniennes.

Née de parents communistes ayant vécu aux Etats-Unis, Ruth Werner a été la maîtresse de Richard Sorge, l'as des espions soviétiques, qu’elle a connu en Chine. Où elle est aussi devenue l'amie de Roger Hollis, futur patron du MI5 britannique.

A la signature du Pacte Molotov-Ribbentropp, elle reçoit l'ordre de gagner Londres en se disant dégoûtée par le pacte Hitler-Staline sur le dos de la Pologne. Son frère, resté aux Etats-Unis, se fait de même recruter par ce qui va devenir l'OSS américaine, tout en restant en contact avec le GRU. A Londres, Ruth est débriefée par le MI5, qui finit par l’engager et l’affecter au service des opérations spéciales en Allemagne et en France occupée, le S.O.E qu'elle truffe d'agents secrets communistes.

Avant de partir de Genève, Ruth a confié le réseau à Alexander Radò, cartographe hongrois travaillant à la SDN, et agent de longue date du Komintern. Radò est juif, comme Ruth et comme aussi Maria Poliakova, mais comme aussi plusieurs agents allemands travaillant pour l'Abwehr de l'Amiral Canaris. Ce qui entraîne une certaine défiance de leurs chefs, qui se méfient peut-être d’ailleurs encore plus à Moscou qu’à Berlin. Si bien que quand le réseau Radò avertit le Kremlin de la prochaine attaque allemande, Staline refuse d'y croire. Pas plus qu’il ne croit Sorge. Il se passera encore plusieurs épisodes du genre avant que Radò soit pris au sérieux. 

Il était temps, parce que ce sont les plans de Winttergewitter que Radò transmet le 9 décembre. 3 jours plus tard, la contre-attaque allemande doit briser le siège de Stalingrad, prenant l’Armée Rouge par surprise. Averti, Joukov fait effectuer un mouvement tournant à ses T-34. Dans le plus grand secret, ils surprennent les colonnes blindées allemandes et les attaquent par le flanc. Rebelote 7 mois plus tard, où les informations de Radò permettent à Joukov de terrasser les Panzer qui attaquent le saillant de Koursk.

L’étonnante qualité de ces informations demeure un mystère. A l’évidence, elles émanent du Haut Quartier Général et leur source reste l'une des grandes énigmes de la guerre. Les amis juifs et communistes de Ruth Werner en Allemagne sont décimés. Peu probable qu’ils aient pu conserver des antennes au QG de Hitler ! Le SR suisse en revanche avait d’anciens contacts avec de hauts gradés protestants, ce que l’on a appelé la « ligne Viking ».

De plus, bien que communiste, le réseau Rado est protégé sans le savoir par le SR de la Confédération. Deux des trois appartements d'où émettent ses radios clandestines appartiennent à la famille du lieutenant Sillig, homme de confiance du Colonel Masson, le très anglophile patron des services suisses. Sillig lui-même est proche des réseaux français du Général Giraud, qui finiront par rallier De Gaule. Sa sœur est d’ailleurs mariée à l’un de ses officiers supérieurs.

L’autre piste est britannique. Grâce à leurs machines « Bomb », ancêtres de l'ordinateur, inventées par les Polonais, les Britanniques décodent en temps réel les communications de la Wehrmacht. Le fruit d'un long travail, commencé avant-guerre par les services français, amélioré en Pologne et achevé par Alain Turing à Bletchley Park grâce à la capture d'une machine de codage Enigma, dans un U-Boot capturé par surprise. Sauf que Londres veut à tout prix éviter que les Allemands l'apprennent et se méfie des soviétiques. En glissant quelques infos clés dans le flux des messages envoyé par le réseau Radò, les Britanniques peuvent aider les soviétiques sans le leur dire.

Est-ce un hasard si Alexander Foote, le principal « radio » du réseau, ancien des brigades internationales, est soupçonné d'être un agent du Mi5 ? 

Toujours est-il qu’en 43, le SS Schellenberg, nouveau chef du contre-espionnage nazi, contacte le colonel Masson : les récepteurs allemands captent des émissions venant de Genève et utilisant des codes russes. Il menace la Suisse d'invasion. Pour prouver qu’il ne plaisante pas, il arrête et fait torturer l'attaché militaire suisse en Allemagne. Encerclée, la Confédération est truffée d'agents du Reich, comme le Lieutenant SS Heinz Felfe. La mission numéro un du Colonel Masson étant d'éviter à tout prix l'invasion. Il cède à Schellenberg et fait arrêter les opérateurs radio du réseau.

En vérité, la Suisse entière fourmille d’espions, travaillant pour l’Axe ou pour les Alliés.

Les services de Masson surveillent tout le monde, sans être pour autant vraiment neutres : sur les 33 espions condamnés à mort durant la guerre en Suisse (la peine de mort n’existe qu’en temps de guerre en Suisse), 33 sont des agents nazis. Les alliés écopent au plus de légères peines de prison. C’est le cas des membres du réseau Radò, qui écopent de quelques mois de prison.

Radò lui-même échappe à la souricière et rejoint la résistance française, avant d’être contraint à regagner Moscou dans un avion soviétique en compagnie de Leopold Trepper, le chef de l’Orchestre Rouge. Radò tente de s’échapper à l’escale du Caire, mais il est repris. Radò et Trepper craignent d’être maltraités par Staline, comme les autres espions juifs qui ont pourtant servi l'URSS au péril de leur vie. De fait, ils seront tous deux condamnés à dix ans de camp. Le vent a tourné, la guerre froide se profile et Staline soupçonne les juifs d'être vendus en masse à l'Occident.

La seule qui trouve grâce à ses yeux n'est autre qu'Ursula Kuksinszky Beurton, alias Ruth Werner. C'est elle en effet qui va livrer les secrets de la bombe atomique à Moscou, grâce à ses nombreux contacts dans les réseaux britanniques et américains mais aussi, surtout, dans les milieux scientifiques. A commencer par son frère physicien. Les anciens communistes du réseau Radò sont également mis à contribution, comme le savoyard Jean-Pierre Vigier, physicien diplômé de l'Université de Genève. Recalé comme assistant d'Einstein aux USA, suite au veto de la CIA, il devient président du Tribunal Russell pour la Paix, l’une des institutions qui fit dire à Mitterrand : « Les pacifistes sont à l’ouest, les missiles à l’est. »

Outre son vieil ami Roger Hollis, patron du MI5, Ursula est protégée à Londres par Kim Philby, le fils de Saint-John Philby qui trahit Lawrence d’Arabie en se mettant au service des Saoudiens. Kim est le chef de la cellule URSS du Mi6 et son anticommunisme apparent lui vaut d'être chargé de débusquer les infiltrés soviétiques ... dont il est le chef !

La liste de ses méfaits va de l'assassinat du Général Polonais Sikorski au choix de Tito comme allié privilégié pendant la guerre, parmi les différentes factions de la résistance Yougoslave.

Kim Philby apprend aussi à Pékin que les Américains n'ont pas l'intention d'utiliser la bombe en Corée. Et c’est encore lui qui donne à Moscou les centaines d'agents infiltrés en Ukraine et en Albanie, qui sont aussitôt exécutés.

A trois reprises, Philby sera soupçonné d'être « la taupe au plus haut niveau du Mi5 », mais faute de preuves, il sera toujours relaxé. Jusqu'au jour où il s'enfuit à Moscou !

A14 - 1943 : Genoud et Dickopf

Comment Moscou a utilisé les anciens nazis pour infiltrer les renseignements occidentaux et déstabiliser le Moyen Orient.

Refuge du Lieu, frontière franco-Suisse VD-Jura, le 1er septembre 

Contrairement à son copain Beauverd, le Vaudois François Genoud n'a pas gravi les échelons dans l'appareil nazi. Pendant la guerre, il vit de trafics d'or et de devises entre Berlin, Bruxelles et Genève, connaît tous les passeurs du Jura. Il rend compte régulièrement aux services suisses tout en collaborant avec celui qu'il appelle « mein bruder », mon frère, son agent traitant du Sicherheitsdienst, le lieutenant SS et commissaire de police Paul Dickopf. Pour qui travaille vraiment Genoud, on ne le saura sans doute jamais. Probablement pour qui le paie, mais d'après ses propres dires d'agent multicartes, c'est son engagement nazi qui est le plus sincère. 

Cet été là, l'armée rouge taille en pièces les panzers divisions à Koursk et les alliés débarquent en Sicile, en s'appuyant sur la mafia. Les Allemands les plus lucides comprennent que l'Allemagne a perdu la guerre et commencent à préparer leurs arrières. Dickopf demande à Genoud de l'aider à passer en Suisse. Ce que ce dernier finit par accepter. Le SR suisse interroge longuement le lieutenant SS, bien disposé à rendre service.

Conséquence de la désertion de Dickopf, l’officier SS Heinz Felfe, chef du poste d'espionnage allemand à Berne, est rappelé précipitamment à Berlin. L'une de ses tâches en Suisse consistait à changer une partie des 134 millions de fausses livres sterlings imprimées par le IIIème Reich. Il est probable qu'une partie de cette fausse monnaie arrivait en Suisse par les valises de Genoud. Ce dernier ouvre alors un bar à Lausanne, en association avec Paul Dickopf, qui entretemps s'est fait recruter par Allen Dulles, chef de poste de l’OSS à Berne, d’où il supervise le renseignement américain en Europe occupée. Après un long débriefing sur l'état du Reich, Dickopf finira par rejoindre les armées américaines et françaises qui pénètrent en Bavière, où il sait à nouveau se montrer utile. 

Partout, des réunions secrètes préparent l'après-guerre. A Genève se réunissent les chefs des réseaux de résistance humanistes et chrétiens. Un pasteur hollandais, fondateur du Conseil Œcuménique des Eglises, a invité Français, Italiens, Hollandais, Belges et Allemands à publier la Déclaration des Résistances Européennes.

Identifiant le nationalisme comme cause première des guerres, Altiero Spinelli, Henri Frenay, Ernesto Rossi et Willem Visser't Hoof appellent à la dissolution des souverainetés nationales dans une Fédération Européenne, qui sera l’une des matrices de l’Union Européenne. Contrairement aux empires multiethniques asservis par une ethnie dominante, ils veulent construire une Europe de peuples égaux en droits.

En Alsace, alors que les troupes alliées approchent, un aréopage discret se prépare à préserver la puissance de l'économie allemande d’après-guerre. A cette fin, ils cotisent tous pour rassembler un trésor de guerre qui sera caché en Suisse. Ces industriels et grands commis de l'Etat ne sont pas des nazis convaincus. Ils sont même plutôt proches des auteurs de l'attentat contre Hitler et bien qu’ayant fonctionné à très haut niveau durant tout le IIIème Reich, ils seront adoubés par les Américains, soucieux de ne pas acculer l’Allemagne comme en 1918 et de lui laisser une chance de se reconstruire aux côtés des démocraties.

Washington refuse en revanche la proposition de paix séparée des SS, transmise par les Services Suisses, même si le chef du SD Schellenberg promet l'arrêt de l'holocauste en échange. 

Sauver l’Allemagne, oui, mais sans les nazis. D’ailleurs, début 45, les Soviétiques sont encore des alliés et les nazis des ennemis. Eisenhower interdit tout contact avec eux, pendant ou même après la guerre. Dickopf et ses quelques homologues se retrouvent donc sans ressources. Quelques-uns vont alors commencer à travailler pour l’URSS.

De son côté, Genoud aide le Général Ramke à s'enfuir des prisons françaises. Un exploit, sans doute facilité par les services français, qui vont utiliser Genoud à plusieurs reprises. La France n’a pas les mêmes scrupules qu’Eisenhower et n’hésite pas à recruter d’anciens nazis, quand elle pense qu’ils peuvent l’aider à reprendre en mains son empire colonial. C’est le cas de très nombreux anciens soldats allemands incorporés dans la Légion qui partent en Indochine. Ou du très antisémite grand mufti de Jérusalem, que la France exfiltre et aide à gagner l’Egypte en échange de son soutien, ou plutôt de sa neutralité en Afrique du Nord. En tout cas, l’affaire Ramke fait rentrer Genoud dans l'intimité de dignitaires nazis et il en profite pour éditer les mémoires de Hitler, Goebbels et Bormann. Ce qui va lui assurer de confortables revenus. 

En 1948, la chape de plomb soviétique qui s'abat brutalement sur l'Europe de l'Est fait remonter la cote des anciens espions SS. Devenu big boss de la CIA, Allen Dulles va les utiliser plus que de raison. Son protégé Dickopf se retrouve propulsé à la tête du BKA, la police criminelle ouest-allemande, qui supervise le contre-espionnage. Ancien chef de l'espionnage allemand en URSS, proche de Canaris et des auteurs de l'attentat contre Hitler, le général Reinhard Gehlen met tous ses réseaux dans les pays de l'Est au service de la CIA, devenant le premier patron du BND, le bureau de renseignement fédéral allemand.

Chef de cabinet du nouveau chancelier Adenauer, Hans Globke est l'un des auteurs des lois juives d'avant-guerre. Démocrate-chrétien, sa candidature au parti nazi avait néanmoins été refusée. Le voilà chapeautant tout le système de sécurité Ouest-Allemand. Robert Pferdmenges, ami d'enfance d'Adenauer, devient ministre des Finances. C'est lui qui a géré la banque Solomon Oppenheim pendant la guerre, après que le Baron Max von Oppenheim, le père du jihad allemand, ait été fait aryen d'honneur.

Le problème, c'est que des dizaines de ces anciens nazis sont des doubles soviétiques ou le deviennent. Le KGB a récupéré les archives nazies, à Berlin, et s'en sert pour les faire chanter. Heinz Felfe, l'ancien faux-monnayeur de Berne, où il a bien connu Allen Dulles, est ainsi devenu le chef de la lutte anti-communiste au contre-espionnage allemand. Mais 15 ans durant, il est aussi rétribué par le KGB. De l'autre côté du mur et dans les goulags où croupissent 2 millions de prisonniers de guerre allemands, la STASI est-allemande recrute aussi beaucoup d'anciens nazis. 

Tous les anciens agents islamisants et/ou arabophones du Baron Max vont ainsi se retrouver sortis de prisons pour être envoyés au Moyen Orient. Et à Bandoeng, en 1955, à la conférence des pays non alignés voulue par Nasser, Nehru, Soekarno et Zhou en Lai, tous les pays arabes sont conseillés par d'anciens nazis, payés par Moscou à une exception près : Von Hentig conseille l'Arabie Saoudite avec la bénédiction des Américains. Lui aussi est un ancien du Drei B de Von Oppenhem de la guerre de 14, mais il est philosémite, il a organisé l'exfiltration de centaines d'enfants juifs avant la guerre et il a été jeté en prison par les nazis.

A15 - 1944 : Radios et Propagande

Sporting d’Hiver, Monte Carlo, 1er mars 1944

Ou comment deux Genevois ont joué un rôle clé dans les radios nazies francophones en 39-45, puis dans la montée de l'islamisme au Moyen Orient ... et comment la radio romande a aidé la Résistance !

Fort de son expérience réussie de propagandiste aux côtés du Grand mufti de Jérusalem, le Genevois Jean-Maurice Beauverd est imposé par Himmler à Otto Abbetz, le chef de la Propagandastaffel, à la tête de la toute nouvelle Radio Monte Carlo, sous le pseudonyme de Charles Morice. Née radio de propagande nazie, la future RMC émet sur toute la Méditerranée, du Levant au Maroc, pour diffuser des nouvelles de la guerre aux populations mais aussi des messages codés aux parachutés, comme le faisait Radio Londres aux résistants. Sauf que les parachutés, en Algérie et en Palestine, sont des commandos SS islamistes chargés de soulever les populations musulmanes ! 

Le tour de table de la nouvelle radio mélange capitaux nazis, vichystes et fascistes italiens mais c'est Berlin qui donne le la. Le jihad islamiste reste l’argument de la dernière chance pour le Reich au sud de la Méditerranée, qui doit désormais compter avec l’évolution des discours américains et gaullistes, qui parlent d'indépendance nationale et d'égalité républicaine aux peuples colonisés. C’est un échec pour Berlin, les commandos parachutistes SS ne parviennent pas à désorganiser les lignes alliées et les colonies envoient des centaines de milliers d’hommes libérer l’Europe. Le fascisme ne fait plus vraiment rêver en 44.

Beauverd n'a pas été choisi par hasard. A Genève avant-guerre, dans l'entourage de Chekib Arsalan qu’il fréquentait, il a croisé la crème des nationalistes arabes. Comme Messali Haj et son adjoint Mohammedi Saïdi, alias Si Nasser, chefs du Mouvement Nationaliste Algérien. Bien qu'emprisonné par la France, Messali Haj interdit au MNA d'accepter les offres de soutien allemandes. Au contraire du pieux Saïdi, qui s'engage dans la SS avec le grand mufti, avant d'être l'un des parachutés allemands en Algérie.

La déchirure poussera Saïdi à éliminer des dizaines de membres du MNA, son ancien parti, pour les beaux yeux du FLN, dont il devient le premier colonel, en prémices de la Guerre d’Algérie. A cet effet, il est formé au Caire par des officiers allemands conseillers de Nasser, mandatés par la STASI. Trente ans plus tard, Saïdi sera encore l'un des fondateurs du FIS Algérien, le Front Islamique du Salut, qui installera l'islamisme au Maghreb. 

Beauverd n'est pas le seul nazi genevois à vociférer sur les ondes françaises. Geo Oltramare, son ancien chef de l'Union nationale, le parti fasciste suisse, est l'une des voix les plus écoutées de Radio Paris, que le gaulliste Pierre Dac assassine d'une ritournelle : « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ». C'est sous le pseudonyme de Charles Dieudonné qu’Oltramare, rejeton d’une excellente famille calviniste, se fait connaître sur les ondes françaises, tandis que sous son nom d'acteur d'André Soral, il joue dans les films du Genevois Jean Choux, qui continue de tourner en France, sous l'occupation, avec Michel Simon, autre Genevois, en vedette.

Coïncidence étrange, les deux pseudonymes d’Oltramare deviendront les noms de scène de deux porte-voix de l'antisémitisme français, réunis dans un projet de rapprochement de l'extrême-droite et de l'islamisme financé par l'Iran d’Ahmadinejad, au début du XXIème siècle. Soral est le nom d’un petit village de la frontière franco-genevoise et le faux nom du père d’Alain Soral, qui s’appelait en réalité Bonnet, franco-suisse longtemps emprisonné à Genève pour escroquerie. Quant à Dieudonné, c’était le prénom du père camerounais de l’humoriste déchu.

Réfugiés à Sigmaringen en Allemagne à la fin de la guerre en compagnie de Pétain, Céline et d’un milliers d’autres collaborateurs de haut vol, Géo Oltramare et Jean-Maurice Beauverd s’arrangent pour passer en Suisse, où ils croupissent quelques mois en prison. Oltramare échappe ainsi à la condamnation à mort par contumace que ses diatribes antisémites lui ont valu en France. Dès leur sortie, ils s'envolent pour le Moyen Orient, où affluent les anciens nazis spécialistes de la sécurité et de la propagande, souvent convertis à l'islam. De Johann von Leers à Skorszeny en passant par Aloys Brunner, ils sont des dizaines, invités par les amis du Grand Mufti de Jérusalem.

Capturé par les Français en Bavière, mis au frais à Paris dans une villa cossue, le leader islamiste a échangé sa liberté contre la promesse d’accepter la présence française au Maghreb. Paris fait la sourde oreille aux demandes d'extradition serbe et britannique, comme aux remontrances israéliennes. Muni de vrais faux papiers, Al Husseini prend tranquillement son vol pour le Caire au départ d’Orly. Sitôt en Egypte, il oubliera sa promesse et c’est avec son plein soutien que son ancien secrétaire, Jean-Maurice Beauverd, crée Radio Damas, tandis que Géo Oltramare prend la direction du service français de Radio le Caire. Ciblant Israël, les deux Genevois diffusent sur ondes courtes leur propagande antisémite, mais aussi anticoloniale et pro-FLN, de Bagdad à Marrakech.

Mais toutes les radios de la guerre n’ont pas été les outils du Reich, loin de là. Si tout le monde connait les fameux messages de Radio Londres à la Résistance ; Radio Sottens, devenue depuis la Radio Suisse Romande, fut aussi très écoutée. Elle était en effet la seule à donner des nouvelles des différents fronts sans propagande et le plus objectivement possible. La France entière et la Belgique écoutaient religieusement les bulletins quotidiens de René Payot. Même les miliciens de Vichy et les Allemands y croyaient davantage qu'à la propagande officielle. 

En apprenant la nouvelle du débarquement en Provence, le 15 août 1944, les nombreux maquis de Haute-Savoie décident de se soulever. Appuyés sur la Suisse, ils ne risquent guère d’être pris à revers dans les villes frontières. Le 17, Evian et Thonon sont libérés au prix de violents combats auxquels participent quelques volontaires helvétiques. Le 18, c’est au tour d’Annemasse et de Saint-Julien. Prises d’assaut, les garnisons allemandes se rendent, y compris celle de l’hôtel Pax dont les caves abritaient les prisons et les salles de torture de la Gestapo. La garnison est laissée libre de se réfugier en Suisse. Des centaines d'allemands sont faits prisonniers dans tout le département.

Il ne reste plus que les 3 850 hommes de la garnison d'Annecy, lourdement armés. Les résistants qui encerclent la ville sont six fois moins nombreux et ne disposent que d’armes de poings et de quelques malheureux fusils, plus les mitraillettes prises aux Allemands. Mais ils s’organisent pour faire croire qu'ils sont beaucoup plus nombreux. C'est alors que Radio Sottens annonce de Lausanne qu'Annecy est encerclée par près de 10 000 hommes lourdement armés. Les Allemands qui écoutent religieusement les nouvelles du front à la radio suisse depuis des années ne peuvent qu'y croire. Ils se rendent le 19, sans combattre. Grâce à quoi la Haute-Savoie sera le premier département français à s’être libéré seul, sans intervention des troupes alliées.

A16 - 1944 : Guerre Froide à Hollywood

Comment passer du statut d'alliés à celui d'ennemis ou comment le maccarthysme a sauvé le cinéma européen.

Bretton Woods, New Hampshire, le 22 juillet

Pour les économistes comme John Keynes, l'échec de la Société Des Nations est d'abord dû à des désaccords commerciaux, qui ont débouché sur la seconde guerre mondiale. Il faut donc créer un mécanisme de règlement des conflits économiques pour éviter qu'ils dégénèrent en conflits militaires. Ce à quoi s'attellent les alliés dans un grand hôtel en pleine nature, près du Mont Washington, au nord de New York. 

730 délégués de 44 pays sont présents. Les empires français et britanniques existant encore, cela représente les trois quarts de la planète. L’URSS n’a toutefois envoyé qu’un seul diplomate, au simple rang d’observateur. Le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et let GATT, ancêtre de l'OMC, naîtront de cette conférence, qui assoit jusqu’à nos jours la suprématie du dollar. 

Les différends économiques ne sont cependant pas la cause unique des guerres et il faut bien régler aussi les conflits politiques. Ce qui signifie inventer quelque chose de plus efficace que la défunte SDN. Ce sera les Nations Unies et cette fois, les Etats-Unis veulent en faire partie, ce qui réjouit tout le monde. Par contre, Washington refuse que la nouvelle Organisation des Nations Unies soit basée à Genève, ou plus exactement, c’est Edgard Hoover, le tout puissant patron du FBI, qui exige un siège américain. Il se raconte que c’est pour pouvoir y poser des micros, comme il le fait lors de la réunion de constitution, qui se tient à San Francisco, au moment où la guerre se termine en Europe, d’avril à juin 1945. Toutes les délégations y sont minutieusement écoutées. Car la situation se tend, entre les alliés d'hier.

Aux grands raouts publics entre diplomates, Staline préfère les rencontres en tête à tête entre dirigeants. Roosevelt vient de mourir et c’est Harry Truman qui le remplace à Potsdam, fin juillet 45, pour tenter de limiter les appétits de l’ogre, en Europe, mais aussi en Asie. Alors que les Occidentaux se battaient sur tous les fronts, Staline avait toujours refusé d'attaquer le Japon, fort d’un pacte de non-agression, conservant les forces de l'Armée Rouge pour déferler sur l'Europe. Ce qui relativise considérablement la propagande selon laquelle la Russie aurait gagné la guerre à elle seule.

Après la reddition nazie le 8 mai, le Japon a refusé l'ultimatum des anglo-saxons et de la Chine. L’Empire du Soleil Levant continue de se battre. L'URSS lui déclare la guerre à l’issue de la Conférence de Potsdam et s'empare rapidement d'immenses territoires au nord de la Chine, mal défendus par l'armée nippone dont les meilleures troupes font face aux Américains. Truman décide alors d'utiliser la bombe atomique, pour hâter la fin de la guerre avant que Moscou ne se soit emparé des deux tiers de l'Asie. Montrant au passage à Staline ce qui l'attendait s'il se montrait trop gourmand. 

La démonstration l’impressionne, mais ne surprend pas Staline, parfaitement informé de ce qui se tramait dans le Nevada. En fait, il compte bien être sous peu capable d’en faire autant. La recherche nucléaire a commencé en URSS en 43, mais Staline compte surtout sur ses espions et tout ce dont il a besoin, c’est d'un peu de temps. Le GRU, le renseignement militaire soviétique, a introduit des agents dans le projet Manhattan. Des hommes et des femmes, jusque dans l’entourage immédiat de Oppenheimer.

On retrouve aussi à Londres une vieille connaissance, Ursula Kakszinsky, qui avait dirigé le réseau Rado de Genève. Elle œuvre dorénavant officiellement pour le Mi5 britannique et elle a ses entrées à Cambridge, dans le projet atomique anglais, dont les chercheurs travaillent en étroite collaboration avec leurs homologues américains de Los Alamos. C'est Ursula qui fournit les plans décisifs à Moscou, plus que les époux Rosenberg qui n’étaient peut-être même qu’un leurre. Poutine l'a d'ailleurs saluée comme « la plus grande espionne de tous les temps ».

Nonobstant, aux Etats-Unis, après la première explosion atomique russe en 49, l'hystérie anti-communiste devient délirante. Les époux Rosenberg vont être arrêtés en 1950 et exécutés en 53, véritables victimes expiatoires. Un avocat a pris la tête du mouvement anti-communiste. Ancien officier de renseignement pendant la guerre du Pacifique, Joseph Mc Carthy s’est fait connaître en défendant des soldats nazis accusés de meurtres de prisonniers. 

La carrière politique de McCarthy fait un bond lorsqu’après la première explosion atomique russe, il dénonce « la présence de dizaines d'agents soviétiques au Secrétariat d'Etat », le nom américain des affaires étrangères. C’est démenti, mais McCarthy est bien décidé à exploiter le filon. Dans la culture populaire américaine, communiste devient synonyme d'espion soviétique et le seul endroit des Etats-Unis où les communistes sont alors en nombre, c'est à Hollywood.

Qu’importe si certains communistes sont par exemple trotskistes et n’ont rien à voir avec l’URSS ! Dix scénaristes et réalisateurs de Hollywood sont arrêtés, comme Dalton Trumbo et Edward Dmytryk. Le réalisateur William Wyler, né à Mulhouse, de père suisse et qui a grandi à Lausanne, crée le comité du 1er amendement pour les défendre. John Huston, Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Groucho Marx ou Frank Sinatra manifestent en leur faveur, mais malgré ce soutien de poids, les dix vont en prison. Les grands studios commencent à dresser des listes noires de ceux qu'il est interdit d'employer.

Plusieurs créateurs traversent alors l'Atlantique, comme Ben et Norma Barzman, prévenus de leur arrestation imminente par une jeune starlette blonde qui s'appelait elle aussi Norma : Norma Jeanne Baker, alias Marylin Monroe.

Le cinéma européen était à genoux après la guerre, entre le bombardement de nombreux studios et le plan Marshall, qui laissait entrer sans restriction ni taxe tous les films américains sur les marchés européens. Ironiquement, c'est le maccarthysme qui relance l'industrie européenne, en favorisant la production de gros films humanistes, voire carrément de gauche, avec des financements américains, grâce au secret bancaire helvétique. 

William Wyler (12 oscars au compteur) réalise ainsi Vacances romaines et Ben Hur à Cinecitta, où Kirk Douglas s'établit. Joe Losey travaille à Londres, John Berry et Jules Dassin à Paris et Athènes. Sam Bronston, alias Samuel Bronstein, neveu de Trotski, monte ses productions dans l'Espagne franquiste, à la barbe du FBI. L'argent du « Cid » ou de « la Chute de l'Empire Romain » lui est avancé par la très protestante Dupont de Nemours.

Le siège européen de Dupont, à Genève, réalise des bénéfices copieux en Espagne, mais n'a pas le droit de les sortir du pays en raison d’un contrôle des changes espagnol très strict. Les bénéfices espagnols sont prêtés à Bronston qui tourne ses films avec, en construisant des décors colossaux avec une main d’œuvre à l’époque extrêmement bon marché. Les films sont ensuite distribués dans le monde entier et les recettes internationales servent à rembourser la multinationale de Genève ... sous l’œil intéressé de Washington, qui surveille ce petit monde.

Ava Gardner, qui a déménagé à Madrid, organise ainsi des fêtes somptueuses chez un ami américain, qui n’est autre que l’honorable correspondant en Espagne de la CIA. Et Ben Barzman, le principal auteur de Bronston, racontait volontiers comment il s'était jeté à plat ventre en pleine rue dans Paris, en entendant une pétarade de pot d'échappement, croyant que le FBI lui tirait dessus.

Parmi les films d’auteurs américains tournés en Europe à cette époque, on peut encore citer « Spartacus », « Jamais le Dimanche », « Les Sentiers de la Gloire », « Exodus », « Tamango », « Les Dix Commandements », « Ulysse », « Du Rififi chez les Hommes », « Les 55 jours de Pékin », « Roi des Rois » ou « John Paul Jones ». 

Juifs, plusieurs de ces cinéastes se tournent alors vers Israël, dont la lumière naturelle, ouverte à l'Ouest, permettrait de créer un nouvel Hollywood. Intéressés, les responsables du tout nouvel Etat juif déclinent cependant finalement la proposition « pour ne pas déplaire à Washington ».

A17 - 1948 : L'ONU assassinée

Ou comment Staline a poussé à la création d'Israël ... avant de faire volte-face.

Rue Hizkiyahu HaMelesh, Jérusalem le 17 septembre

Trois ans seulement après sa création, l'ONU montre déjà ses limites et les difficultés qu’elle éprouve à mettre en place un semblant d'ordre mondial. Son émissaire en Palestine, le comte Folke Bernadotte, chargé de superviser le retrait britannique et la partition du pays, est assassiné par la Lehi, le fameux « Groupe Stern ». Après avoir tenté de s'allier avec les nazis et Mussolini contre les Anglais, pour faciliter l’immigration juive en Palestine, cette organisation fasciste israélite est passée sous la coupe du KGB 

En se positionnant en défenseur de la liberté des peuples, l'URSS parvient à détourner l'accusation d'impérialisme qui lui pend au nez. Hormis en URSS où les peuples sont censés être libérés par le communisme (!) le KGB utilise désormais plutôt les nationalistes pour lutter contre « l’impérialisme américain » dans le monde. La mainmise impérialiste soviétique sur les nouveaux pays du bloc de l'est n'est en rien comparable, puisqu'il s'agit de "pays frères". Malgré l'évidente contradiction, les tombereaux de propagande déversée à l'époque ont encore des effets aujourd’hui, alors même que la Russie n’a plus rien de communiste et que le suprémacisme russe blanc éclate au grand jour.

Izthak Shamir n'a jamais été suspecté personnellement d’être un agent du KGB, au contraire de Nathan Yalin Mor, son alter ego à la tête de la Lehi, qui a participé personnellement à l'attentat. Responsable de la réorientation idéologique « anti-impérialiste » du groupe Stern, ce nationaliste belliqueux deviendra l'un des leaders du mouvement pacifiste israélien, quand Moscou retournera sa veste pour soutenir désormais la cause palestinienne.

Ceci-dit, il n’y a pas que la Russie que l’attentat arrange…

L’intrication des hommes du commando et des responsables de la sécurité israélienne est très étroite. Le commando attaque dans une jeep de l’armée, avec des armes et des uniformes règlementaires de Tsahal. Plus troublant encore, le tireur, Yehoshua Cohen, qui assassine Bernadotte sera le fondateur d’un kibboutz dans lequel se retire Ben Gourion lorsqu’il abandonne le pouvoir. Cohen restera le garde du corps personnel de Ben Gourion jusqu’à la mort de ce dernier.

Arrêtés immédiatement, mais sortis de prison 15 jours après l'attentat, les assassins de la Lehi bénéficient effectivement d'une étonnante clémence de la part du gouvernement du tout jeune Etat. Il s'est écoulé moins d'une année depuis le vote de l'ONU entérinant sa création. Vote surprise, largement motivé par les pérégrinations des réfugiés de l'Exodus, organisées par le Mossad et montées en épingle dans la presse internationale.

Encore sous le choc de la révélation des camps d’extermination, l’opinion occidentale ne peut se résoudre à abandonner 4500 survivants dont une majorité de femmes et d’enfants, entassés sur un vieux rafiot de moins de 100 mètres de long, prévu pour 700 personnes. Il leur faut un abri sûr.

A l’ONU, 33 pays approuvent la création d’Israël en tant qu'Etat Indépendant en Palestine. Parmi eux, l'URSS et tous les pays du bloc de l'est. 13 votent contre, pour la plupart des pays arabes et 10 s'abstiennent. L'Afrique et une bonne partie de l’Asie sont encore colonies françaises ou britanniques et n’ont pas voix au chapitre. Londres est très opposé au partage de la Palestine, prédisant un chaos sans fin, mais s'abstient. La France est contre, les juifs français étant fort peu sionistes, mais change d'avis et vote pour au dernier moment, en partie à cause de l’Exodus, parti de Sète. En fait, c'est surtout l'URSS qui pousse à la fondation d'un Etat juif, plus encore que les Etats-Unis et c'est ce qui va changer après 48.

Les relations du stalinisme et du monde juif ont toujours été compliquées. La plupart des leaders de la révolution d'Octobre étaient juifs, mais Staline ne l'est pas et a construit son pouvoir contre eux. Lorsqu'il signe le pacte Molotov Ribbentrop avec Hitler, il lui livre même des centaines de juifs allemands qui se sont réfugiés en URSS ou qui étaient restés en Allemagne comme agents soviétiques.

Le petit père des peuples ne garde que les plus précieux, comme Ursula Kakzinsky, Léoppold Trepper (le chef de l'Orchestre Rouge), ou Sandor Radò. Mais quand Hitler l'attaque, Staline fait volte-face et envoie des émissaires juifs à New York, pour solliciter l'aide des milieux juifs américains, aussitôt accordée. 

Une fois la guerre terminée, les juifs n’ont plus guère qu’une utilité aux yeux de Staline : la création d’Israël. Il avait déjà créé le Birobidjan, déportant les juifs au fin fond de la Sibérie, à la frontière chinoise, avec un succès très relatif. Avec la création d'Israël, il fait d’une pierre deux coups : il réduit leur importance en URSS et il met un pied en Méditerranée … parce que l'URSS abritant la plus grosse communauté juive du monde, il ne fait aucun doute pour Staline qu’on y parlera russe.

De plus le sionisme est un projet d’inspiration socialiste à la base. Un porte-avion rouge au beau milieu d’un Proche-Orient très conservateur inféodé au capitalisme occidental, ça fait rêver Staline, qui prévoit même d'envoyer en Israël des juifs soviétiques formés par le KGB, d’où ils pourront rayonner ensuite dans tout le proche Orient et même le monde Occidental. Pour commencer, il donne l'ordre aux Tchécoslovaques de fournir des armes en quantité, qui passent par la Hongrie et la Yougoslavie. La guerre de 1948 est gagnée par Israël grâce à l'armement fourni par le bloc de l'est. En face, les monarchies arabes, très conservatrices, n'ont aucun atome crochu avec l'URSS, tandis que les partis communistes moyen-orientaux, tous dans l'opposition, sont essentiellement juifs.

Bref, à l'ONU, Gromyko pousse à la création d'Israël et Moscou est la première capitale à reconnaître le nouvel Etat. Mais en quelques mois, Staline va complètement changer d'avis. Il comprend que si les partis communistes piétinent dans le monde musulman, c'est précisément parce qu'ils sont perçus comme juifs ce qui les coupe de toute assisse populaire. De plus Golda Meir, la « Mère d'Israël », est nommée Ambassadeur auprès du Petit Père des Peuples de l’URSS. Ce qui va tout changer 

Lorsqu'elle inaugure une synagogue à Moscou, des dizaines de milliers de personnes accourent. De même, le bureau des visas de la nouvelle Ambassade croule sous les demandes d'immigration. Des centaines de milliers. Pour Staline, qui ne s’attendait pas à un tel succès, c'est un camouflet. Sa paranoïa naturelle prend le dessus et le conforte dans son idée que les juifs sont ses ennemis. Il retourne brutalement sa politique à 180°. KGB et GRU sont purgés de tous leurs cadres juifs, puis c’est le tour des milieux scientifiques et des politiques, ouvrant le Procès des blouses blanches et la nouvelle vague de procès de Moscou.

Dans la foulée, l'URSS se profile désormais en alliée des Arabes contre Israël … tout en préparant le renversement des monarchies pétrolières par les nationalistes. Entre temps, le KGB a mis la main sur les archives nazies et - directement ou à travers la STASI crée en 1950 - recycle les anciens nazis spécialistes de l’Islam. En Egypte, le Grand Mufti de Jérusalem Amin al Husseini prend la tête du Haut comité arabe palestinien, remis en selle par les Frères Musulmans. Il y prend des positions jusqu'auboutistes, refusant tout contact avec les émissaires de l'ONU et déclenchant une grève générale à leur arrivée. Il fait venir par dizaines ses anciens amis de Berlin, comme Johann von Leers, Hans Eisele ou Aloys Brunner. En Irak, en Syrie, en Egypte, à Aden, là où le nationalisme arabe prend le pouvoir avec le soutien plus ou moins discret de Moscou, les anciens nazis organisent les services de sécurité et nourrissent la propagande antisémite.

A18 - 1949 : Le Billy Graham Musulman

Comment les Frères Musulmans s'implantent en Iran avec l'aide de Moscou et à Genève avec celle de la CIA.

Al Saleeba, Le Caire, le 12 février 

Venu ce jour-là au siège des jeunesses islamistes pour y rencontrer un émissaire du Roi Farouk, Hassan al Banna est assassiné d’un coup de revolver, probablement par un agent de la police secrète. Six semaines plus tôt, le premier ministre égyptien avait lui aussi été assassiné, mais par un jeune Frère Musulman. Bien qu’Al Banna ait condamné l'attentat, il n'en était pas moins le fondateur des Frères Musulmans. Instituteur de tradition soufie, historiquement influencée par le chiisme bien que sunnite, Al Banna prônait une révolution panislamique, s'appuyant sur le coran et la technologie pour combattre l'Occident impie. 

Pendant la guerre, al Banna a milité contre les Britanniques aux côtés de Nasser et Sadate, proches des idées du 3ème Reich, comme son mentor, le Grand mufti de Jérusalem, Amin al Husseini. La lutte contre l'arrivée des juifs en Palestine - perçue comme une insulte à la vraie religion - est son leitmotiv et l'une de ses batailles favorites. Son gendre et secrétaire particulier, Saïd Ramadan, apprend sa mort au Pakistan, où il se trouve depuis l’échec de la guerre arabe contre Israël un an plus tôt.

Cette guerre, Ramadan l’a vécue sur le terrain, comme volontaire combattant aux côtés d’Abd el Kader al Husseini, qui dirigeait le siège de Jérusalem. Neveu du Grand Mufti, Abd el Kader était un pro de l’agitation, l'un des pères de l'insurrection pro-nazie de Bagdad. En 1941, la rage des militants devant l’échec de ce soulèvement nationaliste s’était soldée par un violent pogrom antisémite, dirigé par Khalilallah Thalfa, oncle, tuteur et beau-père du futur Saddam Hussein. 

Abd el Kader est tué le 7 avril 1948, dans les combats aboutissant à la levée du siège de Jérusalem, deux jours avant le massacre de Deir Yassin, perpétré par la Lehi et l’Irgoun. La guerre semblant perdue, Saïd Ramadan gagne Karachi, où se tient la Conférence Islamique mondiale. Il y organise la rencontre entre Sayyd Ala Mawdudi, grand prédicateur pakistanais, et un Frère musulman de premier plan, l’égyptien : Sayd Qutb.

Cette rencontre entre "les trois Saïd" reste connue dans l’histoire islamiste comme celle des trois glaives de l’Islam (même si Saïd et Sayyd ne sont pas le même prénom). Ils partagent la même critique violente de la démocratie et du marxisme. Sunnites, ils sont également très lus dans le monde chiite. Au point qu'après une rencontre avec Qutb organisée par Ramadan, l'iranien Navvab Safavi, leader des fedayin de l'Islam et disciple de Khomeiny, fusionne son organisation avec celle des Frères Musulmans, devenant leur section iranienne. 

En 1952, le colonel Gamal Abdel Nasser renverse la monarchie égyptienne, avec le soutien affiché des camarades soviétiques et des Frères Musulmans, mais aussi celui, plus discret des Américains, qui vont jouer la carte des Frères Musulmans pour barrer la route au KGB. Miles Copeland, le père du batteur de Police, en charge du dossier Egypte à la CIA, expliquait qu'il s'agissait de trouver « Un Billy Graham musulman », pour barrer la route aux Soviétiques.

A l’époque, le Kremlin et la Maison Blanche s'accordent à chasser les Européens de leurs colonies ... pour mieux prendre la suite, mais l’un contre l’autre. C'est ainsi qu'en Indochine, la CIA aide discrètement Ho Chi Minh, jusqu'en 49. Idem au Canal de Suez, qu’une coalition franco-anglo-israélienne occupe en 56, lorsque Nasser le nationalise. Moscou menace Paris et Londres de représailles nucléaires et Washington intervient en étranglant militairement et économiquement Londres et Paris. Les Européens se retirent et achèvent la décolonisation au cours des six années suivantes, ouvrant la moitié du monde aux intérêts rivaux de l'URSS et des Etats-Unis.

Au Caire, les rivalités sont vite devenues inconciliables. Nasser penche de plus en plus du côté soviétique et se profile en dirigeant moderne, laïc et progressiste. Ce qui fâche les Frères Musulmans, qui rêvent de voiler les femmes égyptiennes. La rupture est brutale et les « Frères » sont à nouveau interdits en Egypte. Ce qui confirme l’intérêt que leur portent les Américains, au motif que l’ennemi de mon ennemi est mon ami.

Propulsé prédicateur anti-communiste par la CIA qui rêve d’en faire un Billy Graham musulman, Ramadan est invité aux Etats-Unis, avec Qutb, à la Conférence islamique de Princeton. Talcott Syllie, jeune diplomate américain né à Beyrouth, préconise de réduire les échanges avec Israël au profit des islamistes, pour contrer le Kremlin, qui souffle sur les braises du monde musulman. Ramadan est même présenté au nouveau Président Eisenhower, à la Maison Blanche.

Le nouveau patron de la CIA, Allen Dulles, connaît bien la Suisse où il a commencé sa carrière et s’est retrouvé en poste à plusieurs reprises, tant à Genève qu’à Berne, notamment pendant les deux guerres mondiales et à la SDN. Ramadan ne peut plus rentrer en Egypte, mais refuse de rester aux Etats-Unis. La CIA lui cherche un point de chute et c'est à Genève qu'il atterrit, avec une lettre de recommandation officielle de Washington. Il ouvre une petite mosquée dans le quartier des Eaux-Vives, succédant au Syrien Chekib Arslan. Genève redevient un centre européen de l'islamisme.

Le Service de Renseignement de la Confédération n'étant ni aveugle ni sourd, on retrouve bientôt dans les parages l'éditeur nazi François Genoud. Ami d'al Husseini, le grand mufti de Jérusalem, chez qui il a croisé Al Banna dans les années 30, le Vaudois connaît personnellement toutes sortes de personnages, dont Allen Dulles. Ramadan et Genoud sympathisent au point que l'Egyptien convertit le Vaudois à l'Islam. Ce qui tombe bien pour Genoud, justement en train de fonder à Genève la Banque Commerciale arabe avec de l'argent saoudien, tout en plongeant jusqu'au cou dans la guerre d'Algérie.

Entretemps, Allan D. Wolfe, basé à Islamabad, devient « le » spécialiste de l'Islam à la CIA, tandis qu’Evgeni Primakov, son homologue du KGB s’installe au Caire comme correspondant de la Pravda. Leur affrontement dans le monde musulman va durer plus de 20 ans, notamment à Téhéran, où le premier ministre Mossadegh, Dr en droit de l'Université de Neuchâtel, nationalise le pétrole iranien, jusqu’alors joyau de la couronne britannique. Ce qui fâche considérablement Churchill et le MI6.

Les grandes manifestations populaires qui renversent Mossadegh sont pilotées par l’armée et le clergé chiite, coalisant jusqu’au parti communiste Toudeh, inféodé à Moscou, mais infiltré par la CIA. Les Fiddayin de l'Islam de Navvab Safavi, les Frères Musulmans chiites, sont en première ligne. A l’époque la CIA et le KGB se marquent à la culotte, plaçant des hommes à eux dans toutes les organisations révolutionnaires, qu’elles soient nationalistes ou communistes. Du coup, il est parfois impossible de savoir qui fait quoi et tire les ficelles en dernière analyse, mais dans le cas de l’Iran en 1953, c’est clairement la CIA et le MI6 qui sont à la manœuvre. En 1979 par contre, le rôle du KGB est des plus suspects.

Après le départ de Mossadegh, le Shah d'Iran est réinstallé au pouvoir par l’armée et prend aussitôt une orientation très pro-occidentale et moderniste qui va déplaire autant au Toudeh marxiste qu'aux islamistes de Safavi et Khomeiny. Leur coalition, houleuse, aura raison du shah 26 ans plus tard, quand même les libéraux démocrates seront lassés des violences de la Savak, sa police politique.

Sur le terrain, en 1979, c’est Ali Khamenei qui est l’artisan de la révolution des mollahs, pilotée depuis Neauphle-le-Château par Khomeiny. Ali Khamenei est le traducteur en persan des ouvrages de Sayid Qutb, mais il a aussi étudié quelques mois au MGIMO de Moscou « l'université du KGB ».

A19 - 1950 : Guerre tiède & Coups d'Etats

En 1950, Sartre répétait les mensonges de Staline pour justifier l'agression ...75 ans plus tard, Poutine utilise son veto pour poignarder l'ONU et absoudre l'agresseur.

38e Parallèle, Corée, le 25 juin

Lorsque les troupes nord-coréennes déferlent sur le Sud, un jour de fête nationale, les 3/4 de l'armée sud-coréenne sont en permission. Ce qui n'empêche pas la presse communiste mondiale et Jean-Paul Sartre de dénoncer « l'agression fantoche sud-coréenne à la solde de l'impérialisme yankee ». Les documents publiés à la chute de l'URSS racontent comment Staline insistait pour que ce soit le Sud qui fasse figure d'agresseur. La même tactique que celle utilisée aujourd'hui en Géorgie ou en Ukraine.

Kim Il Sung ne devait pas laisser aux Américains le temps de réagir et l'opinion publique occidentale, manipulée par Moscou, devait ensuite prendre le relais pour les dissuader d'intervenir après coup, pour éviter une guerre atomique.

Staline possède la bombe A depuis août 1949. Il sait par Kim Philby, son espion au sein du MI6, que les USA n’ont pas l’intention d’utiliser l’arme nucléaire en Asie, en Chine en particulier, où Mao Tse Toung veut se constituer son glacis protecteur, comme celui que Staline s’est bâti en Europe. En 1949, le Kuomintang est chassé de Chine continentale. Tchang Kaï Chek se retranche à Taïwan, mais conserve le siège de la Chine au Conseil de Sécurité de l’ONU. Ce qui pousse Staline à refuser d’y siéger tant que le siège n’aura pas été réattribué à Mao.

Au printemps 1950, ce dernier s’empare de la grande île de Haïnan et à l’automne, du Tibet, chassant le Dalaï Lama qui se réfugie en Inde. Dans les plans communistes, l’été doit être consacré à la Corée et de fait, Séoul tombe en trois jours, mais le reste du pays tient trois mois, reculant lentement jusqu’à être acculé dans l’extrême sud. Le plan de Staline, basé sur la rapidité et le fait accompli, a échoué, malgré l’envoi de MIG pilotés par des aviateurs soviétiques.

L’absence des Soviétiques et de leur veto à l’ONU, leur joue un mauvais tour, puisque cela permet de lever une armée de casques bleus, qui débarquent à Incheon. Ce sera la seule opération à ce jour à engager l’ONU dans une vraie guerre en tant que belligérant. Menées par les Etats-Unis les troupes onusiennes, issues d’une vingtaine de pays, repoussent en un mois les Nord-Coréens jusqu’à la frontière chinoise 

Là, Mao se décide à intervenir massivement. 1,7 millions de soldats chinois, officiellement des « volontaires » déferlent sur la Corée. Ils submergent les forces de l’ONU par vagues humaines successives, malgré des pertes énormes. Les alliés reculent à nouveau jusqu’au sud, perdent même un temps Séoul, puis se ressaisissent et remontent le front jusqu’au 38ème parallèle au printemps 51. Le front n’évoluera plus guère, durant deux ans de négociations et de bombardements réciproques des tranchées, pendant qu’en Indochine, les combats font rage.

Les Américains sont alors accusés par la propagande communiste et ses nombreux relais de larguer des bacilles de la peste sur les populations, à l'instar des Japonais en Chine. Ils démentent et demandent au CICR d'envoyer sur place une commission d'enquête. Pékin et Pyong Yang la refusent et Washington fait alors voter une résolution de l'ONU, à laquelle Moscou, qui vient de réoccuper son siège, oppose son veto. C’est à ce moment que Staline décède subitement. Pris de court et avides de changement, les nouveaux maîtres du Kremlin proposent d'oublier pêle-mêle accusations et projets d'enquêtes.

Pékin est alors avisé que Moscou considère désormais avoir été mal informé, ce qui fâche définitivement Mao Tse Toung avec les successeurs de Staline. Le Kremlin annonce également à Kim il Sung que « les ouvriers soviétiques impliqués dans la fabrication de la soi-disant preuve d’emploi d’armes bactériologiques devront être sévèrement punis.» En clair, les témoins de la fabrication de la magouille stalinienne sont appelés à disparaître.

Ce revirement autorise la fin de la guerre et la signature d’un armistice qui dure encore, avec une frontière fixée sur le 38ème parallèle. Comme avant l’attaque du Nord. Aujourd’hui sur des superficies équivalentes, la Corée du Sud est 2 fois plus peuplée que la Corée du Nord et 60 fois plus riche. Ce qui n’empêche pas le dictateur du nord de menacer régulièrement son voisin du sud d’anéantissement nucléaire !

Au Moyen-Orient à la même époque, le KGB prend nettement l'avantage sur la CIA. Sous la houlette du correspondant de Tass au Caire, Evgeni Primakov, les deux tiers du Monde arabe tombent dans l'escarcelle soviétique qui utilise - comme les occidentaux - des officiers nationalistes ayant souvent frayé avec l'idéologie nazie.

Passé du côté soviétique de la Force, le Grand Mufti Amin al Husseini est la cheville ouvrière de cette conquête invisible et l'existence d'Israël cristallise les passions. Mais la laïcité et le rapport à l’Islam divise nationalistes et panislamistes.

La Syrie connaît ainsi trois coups d'états en 1949. Arrivé au pouvoir, l'ancien colonel vichyste Al Zaïm accepte de la CIA 300 000 réfugiés palestiniens et un projet de paix avec Israël. Il accorde le droit de vote aux femmes et ridiculise les religieux qui s'en plaignent. Toutefois, l'ex premier Ministre Nazem Kudsi, ancien étudiant genevois, lui reproche la dissolution du parlement et appuie le coup d'Etat d'un second colonel, qui rétablit les libertés et se rapproche des Anglais. Ce qui fâche un troisième colonel, fondateur du parti « social nationaliste », qui chasse le précédent 

Les Américains doublent alors la mise, offrant 400 millions de dollars, 10 milliards d'aujourd'hui, pour accueillir définitivement 500 000 palestiniens sur les rives de l'Euphrate. L'idée permettrait une paix définitive avec Israël. Ce qui serait brader le droit au retour des Palestiniens, tempêtent le Grand Mufti et les fondateurs du parti baath, Michel Afflak et Salah Bittar, tous trois amis des nazis Romands Jean-Maurice Beauverd et François Genoud. Le Grand Mufti fait même assassiner Abdallah, Roi de Jordanie, jugé trop proche d'Israël.

Soutenu par Moscou, le baath syrien s'empare du pouvoir à Damas les années suivantes, mais finit à chaque fois par organiser des élections qu’il perd, avant de reprendre le pouvoir par la force. Le nom qui sort toujours victorieux des urnes, c’est celui de l'ancien genevois Kudsi, qui joue la carte des libertés, du libéralisme et de l'apaisement. Jusqu'à ce qu'un autre baasiste, le capitaine d'aviation de l'Armée Rouge Hafez el Assad, supprime définitivement l'idée même d'élections. Et offre une base navale à Moscou, dont la flotte vient d'être chassée d'Egypte à la mort de Nasser. 

Au Maghreb, si le Maroc et la Tunisie ont accédé à l'indépendance dans le calme, sans grosse ingérence soviétique, ce n’est pas le cas de l'Algérie. Les soviétiques y soutiennent même le FLN nationaliste contre le MNA communiste, plus enclin à discuter avec la France. A la tribune de l'ONU, à New York, le délégué des Philippines dénonce l'hypocrisie du discours soviétique qui conspue régulièrement la France : la conquête du Caucase n'était-elle pas contemporaine de celle de l'Algérie et tout aussi sanglante ? Ecumant, Nikita Kroutchev l'interrompt en tapant sur son bureau d'une chaussure vindicative.

Réagissant à l’expansionnisme soviétique, Allen Dulles tente alors de rassembler les Etats arabes à Bagdad, autour d'un pacte anti-communiste. Peine perdue : en 1958, le général Kassem, marxiste nationaliste, appuyé par le parti Baath, renverse le jeune roi d'Irak Fayçal II, petit-fils de Fayçal el Hachem qui est exécuté avec toute sa famille. Le régent et son premier Ministre sont dénudés et démembrés en public. Un baasiste de 22 ans, Saddam Hussein tente alors d'assassiner le Général Kassem au profit du colonel Aref, mais il échoue et s'enfuit en Syrie. Aref et le Baath irakien récupèrent cependant le pouvoir un peu plus tard et, comme en Syrie, nouent avec Moscou une alliance forte.

En Afrique, au Moyen-Orient et même en Amérique latine, le Kremlin semble préférer de plus en plus ouvertement les régimes nationalistes aux partis communistes, de plus en plus souvent travaillés par la Chine de Mao, avec qui la brouille est consommée. L'utilisation par Moscou de l'extrême droite populiste, qui deviendra une évidence avec Poutine après la chute du mur, se dessine en fait clairement dès les années 50 au moins. 

Le 28 mars 2025 à l'ONU, 75 ans après le déclenchement de la guerre de Corée, Poutine oppose son veto à la reconduction de la commission d'experts qui examinent le respect des sanctions par le régime nord-coréen, supprimant de fait les sanctions internationales puisque leur transgression ne sera plus contrôlée. C'est l'un des aspects du deal passé entre Moscou et Pyong Yang pour obtenir les livraisons de munitions nord-coréennes indispensables à Moscou dans sa guerre en Ukraine. C'est un coup de poignard russe à l'organisation des Nations Unies et la porte ouverte au déferlement des guerres d'agression dans le monde.

A20 - 1957 : Les Romands du FLN

Suisses, Allemands et Soviétiques dans la guerre d'Algérie

Genève Eaux-Vives, le 19 septembre

Dans l’allée de son immeuble, devant les boites aux lettres, Marcel Léopold porte soudain la main à son cou. Après avoir fait fortune en Chine, il a passé trois ans dans les cellules et les camps de rééducation de Mao. Rentré à Genève, il s’est remis à la vente d’armes et fournit le FLN en explosifs. Ce qui déplait à la Main Rouge, alias le SDECE français. La fléchette empoisonnée qui vient de le blesser mortellement au cou a été tirée par une pompe à vélo transformée en sarbacane. 10 jours plus tôt, à Genève déjà, c’est un fabricant de détonateurs, Georges Geitser, qui a été poignardé.

La guerre d’Algérie fait rage en Suisse aussi. Des milliers de Romands ont des intérêts entre Oran et Tamanrasset et les services français jouissent de l'appui discret de quelques éléments des services de justice et police suisses. Les nationalistes algériens bénéficiant d'appuis tout aussi solides dans les milieux d'extrême-gauche ... et d'extrême droite. L’édition européenne du Moujahid, par exemple, le journal du FLN, est imprimée sur les presses de la Voix Ouvrière, l’organe du POP, le parti communiste vaudois.

La victime la plus célèbre de cette guerre de l’ombre reste néanmoins le Procureur de la Confédération, René Dubois, qui se suicide après que la presse ait révélé qu'il transmet à Paris les écoutes de l'ambassade d'Egypte par les grandes oreilles de Berne. Les trafiquants d'armes et les militants FLN européens utilisent en effet ce canal pour communiquer avec leurs chefs, Ben Bella et Mohammed Khider, réfugiés au Caire.

Le rouage essentiel des trafics d'armes du FLN est un contrebandier allemand basé à Tanger, Georg Puchert. Ancien officier de la Kriegsmarine, il bénéficie du soutien du BND, le Bundesnachrichtendienst fondé par Reinhard Gehlen sur les décombres de l'Abwehr de l'Amiral Canaris. Piloté de loin par la CIA, mais aussi infesté de taupes du KGB et de la STASI, le renseignement ouest-allemand est particulièrement actif au Moyen-Orient et au Maghreb, utilisant les nombreux anciens nazis réfugiés dans les pays arabes. 

Le FLN lui renvoie l'ascenseur en récupérant les soldats allemands de la légion étrangère, incités massivement à déserter. Prisonniers de guerre en France en 45, ils avaient échappé à leurs dures conditions de détention, fort éloignées des conventions de Genève, en s'engageant pour l'Indochine. Plus de dix ans après, plusieurs centaines d'entre eux, dont l'un des héritiers Krupp, rentrent en Allemagne en passant par les maquis des Aurès.

Au cœur de ces dispositifs, on retrouve Jean-Maurice Beauverd et François Genoud. L'ancien secrétaire du Grand Mufti de Jérusalem, après avoir créé Radio Damas, s'est retiré en Espagne franquiste. Avec son grand ami Skorszeni, surnommé l'espion de Hitler, ils alimentent Puchert en explosifs, tandis que François Genoud, entre Genève et Lausanne, réunit les fonds nécessaires aux achats d'armes. Promu apporteur d’affaires du FLN, Genoud exploite principalement deux sources, à l’opposé l’une de l’autre : 

- l'or noir des arabes du Golfe, surtout saoudiens, qui agissent par solidarité islamique et fournissent à Genoud de quoi monter la Banque Commerciale Arabe à Genève, avec un ancien premier ministre syrien, Jamil Mardam Bey comme associé. Ces connexions-là sont clairement nationalistes, voire nationales socialistes.

- Les travailleurs algériens en France, contraints de cotiser pour la cause, le fruit de leur racket arrivant à Lausanne par le biais des « porteurs de valises ».

Le « réseau Curiel » est composé d’intellectuels de gauche, généralement français, volontaires de l'anticolonialisme et dirigés par Francis Jeanson, un philosophe communiste. Henri Curiel, juif égyptien, fils de banquier et militant communiste actif en est la cheville ouvrière. Son cousin dont il est très proche, George Blake fut l'un des plus dangereux agents double du MI6 britannique, au service du KGB. C’est l'avocat communiste Jacques Vergès qui concentre l'argent à Genève et le remet à François Genoud.

D’origine vietnamienne par sa mère, élevé à la Réunion, Vergès a longtemps été le secrétaire mondial de l'Union Internationale des étudiants, sous la houlette de Chélépine, le futur patron du KGB. D'anciens soldats français prétendent avoir été interrogés par lui, dans les camps de prisonniers du Vietminh, après Dien Bien Phu. La Main Rouge tentera de l’éliminer, mais ce jour-là, l’auto des assassins du SDECE refusa de démarrer et l’essai ne fut pas rejoué.

Le banquier nazi et l'avocat communiste ont au moins deux points communs : leur amour de l'Islam (ils se convertiront tous deux) et leur franche détestation d'Israël. Ce qui vaut à Vergès des discussions homériques avec Isabelle Vichniac, correspondante du Monde à Genève, d'origine juive russe, dont l'appartement sert de point de chute aux porteurs de valises. Se sachant sur écoutes, Vichniac s'amuse un jour à lire à une amie tout un magazine de tricots avec les patrons, les diminutions et le nombre de mailles à l'endroit et à l'envers. Quelques années plus tard, bien après les Accords d'Evian, un responsable de la police suisse se présente à elle dans un dîner, lui demandant quel code elle utilisait ? Le policier insiste : il y a prescription ! Elle peut bien le révéler maintenant, son service s'est arraché les cheveux des nuits durant pour essayer de le déchiffrer.

Les services soviétiques agissent aussi sur l’opinion publique. Peu après la fondation de l’Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber y est rejoint par un jeune journaliste, Philippe Grumbach, qui a comme lui fait sa formation militaire aux Etats-Unis en 1944. Sauf que si JJSS est resté pro-américain, Grumbach est devenu un agent du KGB. Les deux ont pourtant le même but politique : favoriser la décolonisation, dont l’Express va faire avec succès son cheval de bataille, jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. 

Ce n'est pas un hasard si les accords ramenant la paix en Algérie sont négociés, puis signés à Evian. Tout une partie de l'Etat-Major du FLN est réfugiée en Suisse et peut venir jusqu'au lieu des négociations en bateau, ou en hélicoptère, sous escorte helvétique. La Confédération s'est engagée en profondeur pour faciliter ces pourparlers, à l'initiative du Conseiller fédéral Max Petitpierre. Ce grand humaniste, beau-frère de Denis de Rougemont, est aussi le beau-père de l'écrivain voyageur Nicolas Bouvier. Chargé des Affaires étrangères à Berne, c'est lui qui reconstruit la Genève internationale et le CICR, sortis passablement chamboulés de la seconde guerre mondiale.

Reste qu’on ignore encore qui était la source - potentiellement suisse - qui informait la Main Rouge sur les trafiquants d'armes du FLN à éliminer ? Deux thèses s’opposent : la première incrimine des policiers genevois, en rappelant que peu avant son assassinat, Leopold avait été arrêté à Cointrin en possession d’explosifs, en compagnie d’hommes du FLN. La seconde suspecte Genoud, dont on sait qu’il broutait volontiers à tous les râteliers.

A21 - 1958 : Le nerf de la guerre secrète

La décolonisation dans la douleur. De Sékou Touré au trésor de guerre du FLN en passant par le Franc CFA.

Conakry, Guinée, le 2 octobre

Lorsque l'ancien syndicaliste Sékou Touré tourne le dos à la France pour tester la voie socialiste avec l’appui de Moscou, la Guinée pénètre dans un univers parallèle. L’expérience se soldera par 50 000 assassinats politiques et l’exil des élites fuyant un pays en ruine. Ses voisins, le Sénégalais Senghor et l'Ivoirien Houphouët-Boigny essaieront par tous les moyens de le renverser, pour éviter « la contagion communiste ». Jacques Foccart, le Monsieur Afrique de De Gaulle s’en mêle et les services français noient le pays sous un déluge de faux billets, déclenchant une grave crise économique qui décuple la paranoïa du régime.

Que ce serait-il passé sans ces interventions hostiles ? La violence du régime aurait-elle été la même ? De Gaulle en a décidé autrement. Occupé à négocier la fin de la guerre d'Algérie à Evian, il veut maintenir la grandeur de la France et donc des liens économiques avec les ex-colonies françaises. Puisque la Guinée refuse le schéma néocolonial de la Communauté française, elle servira de repoussoir. Il lui coupe les vivres. Fonctionnaires et administrateurs français quittent le pays en 24 heures. Le Mali voisin faisait mine des mêmes velléités que la Guinée, mais préfère rentrer dans le rang. Contrairement à Sékou Touré, qui s'entête, d’autant que la Chine et l’URSS volent à son secours, attirées par les richesses du sous-sol guinéen. 

A Moscou justement, les Algériens de la promotion Tapis Rouge ont achevé leur formation. Une volée entière d’officiers de renseignements formés en URSS. Le KGB leur a enseigné toutes les ficelles du terrorisme d'Etat et ils prennent en mains les services secrets et la production d'armes du FLN, sous les ordres de Boussouf Si Mabrouk, adjoint du colonel Boumediene. Remercié par Ben Bella à l’indépendance, Si Mabrouk deviendra conseiller à la sécurité d'Hafez el Assad puis de Saddam Hussein. Les autres agents très spéciaux de Tapis Rouge font profil bas, mais jurent tous fidélité à Boumediene, pour qui ils vont préparer le coup d'Etat militaire et l'éviction de Ben Bella.

En face, le terrorisme de l'OAS révèle une nouvelle extrême-droite française, faite d'ex-agents-secrets, de militaires et de gaullistes déçus, de communistes pieds noirs prônant l'égalité sous drapeau français et même de sépharades, alliés aux ex-collabos antisémites qui leur avaient ôté la nationalité française 20 ans plus tôt. Ils vont mettre du temps à comprendre qu’on ne conquiert pas les cœurs en posant des bombes, on leur fait juste peur. C'est d’ailleurs pourquoi le terrorisme est si souvent manipulé, car il soude les populations, mais contre lui. En Algérie, il rendra impossible le maintien sur place du million de pieds-noirs que De Gaulle, plusieurs dirigeants du FLN et les pieds-noirs eux-mêmes auraient voulu voir rester.

Ces partisans algériens de la démocratie et de la réconciliation ont fait la guerre en Algérie même et arraché la paix des braves négociée avec De Gaulle. On les appelle l’Armée de l’Intérieur, en opposition à l’armée des Frontières, prosoviétique et panarabe, qui n’a pratiquement pas combattu, restant le plus souvent à s’entraîner, dans les camps de Tunisie ou du Maroc. Son chef, le Colonel Boumediene, est prudemment resté à l'abri des capitales arabes, au Caire généralement.

L’armée des frontières ne combat vraiment qu'à l’Indépendance, pour prendre le pouvoir et le plus souvent contre les willayas FLN de l’intérieur, dont plus d'un millier de braves sont tués. Leurs leaders sont massivement exécutés, emprisonnés ou exilés. Ce qui laisse augurer du pire quant au sort du demi-million de harki ayant combattu dans les rangs français. De Gaulle, fondamentalement raciste, ne veut pas voir ces musulmans arriver dans l'Hexagone : entre 60 000 et 150 000 d’entre eux seront assassinés.

Quelques officiers français, contre les ordres reçus, réussissent à ramener 42 500 harki en France, leur épargnant un sort funeste. Dans la panique, 150 000 juifs, présents depuis l'Antiquité mais Français depuis le décret Crémieux, fuient l'Algérie. 90% d'entre eux choisissent la France, plutôt qu'Israël. Dans l’Hexagone, ils sont assimilés aux « pieds noirs », plus ou moins ostracisés à leur arrivée, mais au moins égaux en droits et libres de leurs mouvements, contrairement aux harki qui sont parqués dans des camps pour de longues années.

On pourrait s’en étonner, mais c’est logique : l'OAS s'équipe en explosifs chez les ex-fournisseurs du FLN, les nazis Otto Skorzeny et Jean-Maurice Beauverd. Entre nationalistes, on se comprend et Skorzeny travaille pour qui le paie. Même pour le Mossad, lorsqu’il assassine les ingénieurs allemands du programme de missiles égyptiens. Ex-partenaire de Beauverd en Syrie, le vaudois François Genoud, est aux premières loges. Devenu le banquier du FLN, il crée en 1963 la Banque Populaire Arabe à Alger, avec des capitaux provenant de sa Banque Commerciale Arabe en Suisse. Il fait engager son meilleur copain, l'ex policier SS et agent de la CIA Paul Dickopf, comme conseiller sécurité du Président Ben Bella.

Pour qui travaille vraiment l’énigmatique Genoud? Son père a été un agent français. Lui-même, malgré son CV de parfait nazi, rend compte aux services suisses. Dont un officier vaudois, homme de main du colonel Masson pendant la guerre, et dont la sœur est mariée à un général français, veille à la sécurité des intérêts suisses en Algérie. Genoud reste aussi au contact des services français. S'il a pu entrer dans le cercle des anciens dignitaires nazis après la guerre, c'est en faisant évader un général Allemand des prisons françaises. Malgré cela (ou peut-être grâce à cela, si l'idée était de l'infiltrer dans les premiers cercles nazis), et bien qu’elle n’ignore certainement rien de ses activités banquières, la DST le laisse accéder aux dirigeants du FLN emprisonnés au secret à la Santé, puis à l'Ile d'Aix. Alors, Genoud renseignait-il les services français ?

Emprisonné brièvement à Alger par les services de Boumediene, qui suspectent des liens avec la CIA, Genoud est libéré par Ben Bella … qui est renversé peu après par Boumediene, pour le plus grand profit de l’URSS. Moscou s’installe solidement à Alger. Le banquier vaudois joue alors un méchant tour au FLN en aidant Mohammed Khider, trésorier du mouvement, à transférer sur un compte à numéros les 42 millions de Francs suisses du trésor de guerre algérien.

Khider répartit une partie de la somme entre plusieurs leaders algériens de différentes obédiences, pour les aider à bâtir une démocratie pluraliste, contre le monolithisme social nationaliste de Boumediene. Mais Khider est assassiné à Madrid par les séides de Boumediene. La démocratie attendra et en Algérie, elle attend toujours.

L’affaire du trésor de guerre du FLN empoisonne durablement les rapports entre la Suisse et l’Algérie, occasionnant plusieurs procès, jusqu’à la mort de Boumedienne qui s'opposait à un règlement amiable. En 1979, l'Algérie reçoit gracieusement une banque d'investissements clés en main, transférée à Zurich plutôt qu'à Genève "pour rendre plus difficile aux politiciens algériens la corruption et l'accès délictueux aux comptes, grâce à la barrière de la langue" selon les dires du responsable de la partie algérienne à la négociation. Sauf que l'usage du schwyzerdütsch n'empêchera nullement la Sécurité Militaire algérienne d'utiliser la banque pour le financement de ses opérations extérieures.

A22 - 1960 : Le Che, l'Algérie et la CIA

En Afrique, la Guerre Froide recycle les résidus de de la 2nde Guerre Mondiale

Léopoldville - Ex-Congo Belge, le 30 juin

La guerre froide, c'est le refus des deux super puissances de s'affronter en direct, pour éviter toute escalade atomique. Mais sous les radars, c'est aussi l'expansion constante de l'URSS, qui cherche à s’emparer des anciennes colonies françaises, britanniques et portugaises. Le socialisme n'est plus un préalable pour le KGB, qui lui préfère le nationalisme et, en terres d'Islam, le panarabisme, nettement plus mobilisateur que le communisme.

Vingt pays d'Afrique et du Moyen Orient tombent ainsi dans son escarcelle en 20 ans. Sans compter les échecs. La vieille idée du jihad anti-occidental de von Oppenheim et von Leers a repris du service et les anciens du Drei B, comme Fritz von Grobba, ont vendu contacts et expertise à Moscou. A la conférence des non-alignés de Bandung, en 1955, 7 nazis allemands conseillent les pays arabes, pour le compte du KGB. Plus le grand mufti al Husseini, promu représentant du Yémen, qui passe dans le camp soviétique.

Exception notable, Otto von Hentig confirme la règle. Cet ancien du Drei B est un anti-nazi notoire et il conseille l'Arabie Saoudite, allié clé de Wahington, qui mène la fronde anti-soviétique à Bandung. A l’époque, il est impossible de trouver un cadre allemand qui n’ait pas eu de responsabilités dans l’administration du Reich, mais le critère, en Allemagne de l’Ouest est qu’il n’ait pas de sang sur les mains.

Être un ami du chancelier Adenauer peut aider, comme Robert Pferdmenges entré en politique à la CDU, qui devient président du Bundehaus et conseiller économique d’Adenauer. Le même Pferdmenges qui avait pris la tête de la banque von Oppenheim, lui évitant d’être saisie en tant que « banque juive ». Les nazis convaincus doivent s’exiler et les spécialistes de l’Islam choisissent logiquement les pays arabes, comme Johann Von Leers au Caire, auprès du grand mufti ou Rademacher en Syrie.

Inégalités et injustices aident l'agitation et la propagande à déstabiliser un pays, pour y prendre le pouvoir. L'idéal communiste s'arrête là, car les cibles de Moscou possèdent d’abord des sous-sols extrêmement riches. Comme l'ex-Congo belge ou émeutes, viols et assassinats de Belges se succèdent.

La province minière du Katanga fait alors sécession sous la direction de Moïse Tschombé, au profit d'intérêts belges. L'ONU envoie des casques bleus, mais le 1er Ministre congolais, Patrice Lumumba réclame l’intervention de militaires soviétiques. Il est aussitôt renversé par le colonel Mobutu, lié à la CIA. Lumumba est livré aux Katangais de Tschombé qui l'assassinent après deux jours de torture, en présence d'officiers belges.

La propagande soviétique l'érige en héros du tiers monde et rebaptise « Patrice Lumumba » l'université du KGB, à Moscou. Yasser Arafat, Nelson Mandela ou l'Iranien Ali Khamenei y font des stages, comme Mohammed Boudia, l'Algérien du FPLP ou Illich Ramirez Sanchez, dit Carlos, qui finira islamiste, tandis que Hawatmeh, diverge et fondera le FDLP, maoïste.

Coachée par les anciens de « Tapis Rouge » formés justement à Moscou, l'Algérie devient l'épicentre de la Révolution mondiale, sous l'œil intéressé du conseiller sécurité du Président Ben Bella. L'Allemand de la CIA Paul Dickopf reçoit Mehdi Ben Barka, Che Guevara, Hamilcar Cabral ou même Malcolm X. Après l'éviction de Ben Bella, Boumediene sort Dickopf du jeu en le proposant à la tête d’Interpol.

Fidèle allié de Moscou, le dictateur algérien veut venger la mort de Lumumba. L'avion de Moïse Tchombé, commanditaire de l’assassinat, est détourné et atterrit en Algérie. Devenu entretemps premier ministre du Congo, Tchombé mourra, lentement, dans son cachot d'Alger. Dans la foulée, Boumediene finance la réunion de la Tricontinentale, à Cuba, qui fait des USA l'ennemi principal du tiers-monde. Moscou exulte. 

En Afrique, Che Guevara tente en vain de s'emparer du Congo, pour Laurent-Désiré Kabila. Kadhafi prend le pouvoir en Libye, destituant le vieux Roi Idriss pro-occidental. Réunissant communistes et islamistes, Gaafar Nimeiri s'empare du Soudan, comme Syad Barré en Somalie, Nyerere en Tanzanie, Mugabe au Zimbabwe. Un coup d'état prosoviétique, soutenu par la Syrie et l'Egypte, entraîne le Yémen dans 5 ans de guerre civile. Au Bénin, Mathieu Kérékou installe sa dictature marxiste. En Ethiopie, le Colonel prosoviétique Mengistu chasse le vieux Négus. Du coup, en Ogaden et en Erythrée, ce sont des régimes prosoviétiques qui s'étripent. En Angola aussi, pro-russes et prochinois se déchirent au départ des Portugais. Cubains, Sud-Africains et Français en profitent pour s'en mêler, au prix de plus d'un demi-million de morts, comme au Mozambique.

Arabophone, de mère juive, Evgeni Primakov est officiellement le correspondant de la Pravda au Caire, mais il est surtout la cheville ouvrière du succès russe dans le monde musulman. Habile, ce cadre du KGB utilise Israël comme ciment de la haine anti-occidentale, sans jamais apparaître officiellement. Le but est de gagner du terrain, tout en évitant qu’une vraie guerre entraîne les deux supergrands dans une spirale à l’issue fatale. Il est le maître des horloges. Mais en face, la CIA ne reste pas inactive 

A la mort de Nasser, Anouar el Sadate fait repasser l'Egypte du côté occidental de la force et chasse l'URSS de sa base navale d'Alexandrie. C’est un revers grave pour Primakov, mais vite compensé par Hafez el Assad. Syrien formé en Russie, cet ex-pilote de chasse de l'Armée Rouge prend le pouvoir en Syrie et offre le port de Tartous à la flotte soviétique. Le précédent et la peur de la contagion communiste donne des idées à la CIA d'Allen Dulles qui commence à avoir recours de plus en plus souvent à des dictatures d'extrême-droite, voire à des islamistes, jouant dieu contre Marx.

Rappelé à Moscou, Primakov y dirigera la thèse d'histoire de Mahmoud Abbas. Le futur successeur d'Arafat à l'OLP y explique que nazis et sionistes ont collaboré en vue de la création d'Israël. Une réécriture de l’histoire digne de Staline, travestissement typiquement complotiste d'une parcelle de vérité : il y a bien eu bien quelques rares contacts, entre la Lehi d’extrême-droite et les SS, des négociations ouvertes dans l'espoir de sauver des juifs, en leur permettant de fuir l’Allemagne. Elles n’empêchèrent hélas pas 6 millions de morts.

A23 - 1967 : Le Temps des Colonels

Où l'on voit comment la propagande soviétique a secrètement ancré le « 2 poids, 2 mesures » dans nos esprits, peignant le diable américain sur la muraille, même quand il était russe...

Place Syntagma, Athènes, le 20 avril

Contrairement à un préjugé pavlovien résultant d’années de propagande, tous les coups d'Etat de droite, réussis ou non, ne sont pas forcément le fait de la CIA. A Alger en 58, comme pour le « quarteron de généraux factieux » de 61, la CIA soutient l'Indépendance algérienne contre le colonialisme français, tout comme son ancêtre l'OSS aidait Ho Chi Minh, en 46.

C’est la même chose en Grèce où Papandréou, l'homme de la CIA, tente par deux fois de restaurer la démocratie, mais est mis en échec par ses collègues colonels. Hypernationalistes, ces derniers finissent par le chasser, avant de s'en prendre à la Turquie, pilier de l'OTAN. Ce qui causera leur perte. C’est typique des «natios» : il y a toujours un moment où leur obsession nationale leur fait oublier l’intérêt commun. Généralement pour le plus grand plaisir de Moscou, ravi de voir deux piliers de l'OTAN en venir aux mains.

En matière de propagande, qui sait que « Z », l’admirable film de l'excellent Costa-Gavras qui dénonce les Colonels grecs, fut financé par l'Algérie et à travers elle, l'URSS ? Il fut tourné à Alger, sous Boumediene, dont le régime était pourtant nettement plus meurtrier que celui des Grecs. Et puis les Colonels d’Athènes n'étaient certainement pas des tendres, mais contrairement à Boumediene, ils finirent par laisser la place à la démocratie, sous la pression internationale.

Tourné en 3 langues (v.o. française, anglaise et russe), « Z » reçut un Oscar et un Globe à Hollywood. Le Producteur, l'excellent Jacques Perrin, Costa Gavras et Montand devaient toutefois se sentir un peu piégés par le financement soviétique, parce que dans la foulée, ils sortirent « l’Aveu », qui démonte les procès staliniens. Bien que Staline soit mort, « l’Aveu » fut interdit en URSS jusqu’à la Chute du mur.

De même, dans les années 70, les Rencontres Internationales de Films pour la Jeunesse rassemblaient chaque année des milliers de lycéens de tous les ciné-clubs d'Europe de l'Ouest, dûment encadrés par des animateurs communistes, pour aller admirer des films à la gloire du productivisme de la « safra » (la coupe de la canne à sucre cubaine) ou de la lutte armée du vaillant peuple cambodgien. Leurs homologues lycéens des pays du pacte de Varsovie avaient évidemment le plus grand mal à voir des films occidentaux et jamais ceux qui pouvaient être considérés par les censeurs de Moscou comme de la propagande.

Cette propagande soviétique incessante, essentiellement anti-américaine, même dans les milieux de gauche anti-communiste, finit par imprégner toute la culture européenne. A l'inverse, les Etats-Unis maintenaient une forme de cordon sanitaire tout aussi primaire pour tout ce qui venait de l’autre côté du rideau de fer. Le simple terme de « communiste » était une insulte et même un anathème en Amérique du Nord. Ce rideau étanche, les Etats-Unis comptaient bien l’étendre sur le Cône Sud.

Du coup, en Amérique latine, les généraux et les nervis fascistes étaient souvent l’instrument de la CIA, mais il arrivait qu’ils préfèrent le KGB, comme le Colonel Videla en Argentine. Comme au Moyen-Orient, les anciens nazis jouèrent un jeu trouble, dans des sociétés fort peu solidaires où les différences sociales étaient (et sont toujours) extrêmes. L’inégalité brutale des sociétés latifundiaires a généré de nombreuses guérillas, soutenues par Moscou, La Havane ou Pékin. Des européens comme Pierrot Goldman et Régis Debray y jouèrent un rôle important d'agitateurs, à l'instar de leurs aïeux du Komintern.

En face, les milices d'extrême-droite et les militaires au service des possédants recevaient parfois le soutien de la CIA ... qui n’avait pas toujours celui de la Maison Blanche. Pour financer, sous les radars du Congrès, des livraisons d'armes aux contrats antisandinistes du Nicaragua, des officiers du Pentagone ont même été jusqu’à vendre des armes à l'Iran islamiste, en guerre contre l’Irak. De même, des bimoteurs de la CIA ont transporté de l'héroïne laotienne durant la guerre du Vietnam.

Ce qui met en lumière le problème numéro un des services secrets: la société ne saurait s'en passer, si elle veut mener une lutte efficace contre ses ennemis, mais il arrive régulièrement que le remède concurrence le mal...

Communistes et islamistes avaient aussi leurs problèmes de financement et n’hésitaient pas davantage à recourir aux pires trafics. Les FARC colombiennes se sont ainsi fait une spécialité de l’exportation de cocaïne, en passant par le Venezuela chaviste ou en travaillant avec la N’dranghetta calabraise et le Hezbollah libanais (piloté par des pasdaran Iraniens).

Des connections étonnantes entre mafieux, révolutionnaires marxistes et islamistes, réunis par leur détestation de l’ordre américain. Un anti-américanisme qui lie aujourd’hui encore le régime de Maduro aux mollahs iraniens et aux oligarques russes qui sont pourtant l’antithèse d’une révolution sociale. Simon Bolivar doit se retourner dans sa tombe.

Dans tous les cas, l’argent de la drogue doit être blanchi. Le KGB et la STASI fréquentaient les banques allemandes et suisses (où Washington avait parfois des antennes). La CIA leur préférait le Banco Ambrosiano, très discrète banque privée du Saint-Siège. Quand le scandale de la Loge P2 éclate, deux responsables de l’Ambrosiano sont assassinés, sans qu'on sache encore aujourd'hui si les placements de la CIA, ou ceux de la maffia expliquent ces meurtres. Même le banquier suisse vraiment au-dessus de tout soupçon chargé de l'enquête ne parviendra jamais à faire la lumière sur les caves du Vatican.

N'empêche que la main de Washington reste moins brutale que celle de Moscou, même quand on compare leurs interventions « secrètes » dans l’histoire mouvementée des « golpe » sud-américains. En 1972, à Pékin, Kissinger et Nixon se sont partagés le monde avec la Chine, en lui abandonnant le Vietnam et potentiellement Taïwan, à la seule condition que cela se fasse progressivement, sans invasion militaire. En échange, la Chine reconnaît de fait la doctrine Monroe qui laisse les Amérique aux USA, ces derniers s'abstenant de leur côté d'envahir militairement Cuba.

L’accord se fait sur le dos de leur ennemi commun, l’URSS, qui s’immisce partout en Amérique Latine. Au Chili, Allende, soutenu par Moscou, s'accroche au pouvoir et prend des mesures fortes, au nom du socialisme. Pourtant, il ne dispose plus que d'un tiers des voix au parlement et ses mesures socialistes sont prises sans légitimité démocratique. Un accord électoral avec les démocrates-chrétiens lui avait apporté un 2ème tiers des voix et l’avait porté au pouvoir, mais la radicalité des mesures prises, en contradiction formelle de l’accord passé, lui ont aliéné ces voix. Le parlement vote dès lors systématiquement contre sa politique et la classe moyenne manifeste tous les jours. Allende a reçu des financements de Moscou en échange du fait qu'il persiste et poursuive sa politique, profitant d’un flou de la constitution.

En 73, les militaires et la CIA le renversent, avec le soutien de Kissinger. Les « Chicago Boys » arrivent au pouvoir, un groupe d’économistes chiliens formés aux Etats-Unis qui relancent l’économie à coups de fouet. Le bilan est spectaculaire et le pays redémarre, malgré une aggravation du chômage et des conditions sociales. Le coup d'état et la répression qui suit fait 3000 morts, soulevant l'opprobre dans le monde entier.

L’implication des Etats-Unis est nettement moins évidente pour ce qui concerne les généraux argentins, à qui l’on impute officiellement 30 000 disparus, soit dix fois plus qu’au Chili. On sait que Kissinger fut informé du golpe argentin une semaine à l’avance et que globalement, les Etats-Unis de Gerald Ford ont laissé faire, sans intervenir, occupés qu'ils étaient à réduire les tensions avec l'URSS dans la foulée des accord d'Helsinki. Elu peu après le golpe, le président démocrate Jimmy Carter se montrera même extrêmement hostile à la junte de Buenos Aires. A un point tel que celle-ci recherchera – et obtiendra – le soutien de L’URSS et de Cuba.

Les échanges économiques avec Moscou firent un bond spectaculaire et l’Argentine attaquera même les Malouines britanniques. Les partis communistes du monde entier s’opposèrent au boycott de la coupe du Monde de Foot en Argentine, réclamé par les partis de gouvernement et les militants des droits de l'homme des démocraties. Les généraux argentins mirent en place une répression féroce avec l’aide de leurs homologues des pays voisins, notamment des Cubains, dont les agents dans les mouvements révolutionnaires argentins jouaient un double jeu !

Tout cela reste très peu connu en Europe, où la propagande communiste était omniprésente et souvent masquée. Ainsi, des dizaines d'organisations pacifistes, culturelles ou d'amitié entre les peuples étaient dirigées par des agents relevant ou sous l'influence du KGB. Elles réunissaient des millions de membres en Occident, sensibles aux valeurs de gauche et de paix entre les peuples, tandis que leurs homologues soviétiques étaient impitoyablement pourchassés dans le bloc de l'Est. Comme le résumait Mitterrand : « Les pacifistes sont à l’ouest et les missiles à l’est ! ».

A24 - 1968 : Le banquier du FPLP qui parlait à Interpol

Où l'on retrouve un ancien nazi à la tête de l'anti-terrorisme mondial ... et son meilleur copain, garçon de course du terrorisme !

Lyon siège d'Interpol, 1968

Lorsque Houari Boumediene chasse Ben Bella et prend le pouvoir à Alger pour le compte des Soviétiques, Paul Dickopf est remercié et rentre en Allemagne. Commissaire de police, ancien officier SS, Dickopf émarge au budget de la CIA depuis 1943. L'année où il s'est réfugié en Suisse avec l'aide de son meilleur copain, qu'il appelle « mein Bruder », le banquier lausannois du FLN et éditeur des mémoire de Hitler et Goebbels, François Genoud.

Leur ancien agent traitant de Berne, Allen Dulles est devenu le patron de la CIA, mais le Président Kennedy, démocrate, hostile à ses méthodes discutables, l'a renvoyé. Avant d'être lui-même assassiné. Son successeur, Lyndon B. Johnson, nomme Allen Dulles à la commission Warren, chargée de faire la lumière sur l'assassinat de JFK ... dont la CIA est l'un des suspects. Histoire de mettre, peut-être, le ver dans le fruit ? En Allemagne, Paul Dickopf est nommé à la tête du BKA, la police criminelle fédérale. Il supervise la lutte contre le terrorisme en cette fin des années soixante, particulièrement agitées dans le monde entier.

En 68, les Algériens, avec qui Dickopf est resté en relativement bons termes, le proposent à la présidence d'Interpol. Il y coordonne désormais la lutte anti-terroriste mondiale, cumulant ses nouvelles fonctions à Lyon avec la direction du BKA à Bonn ... tout en émargeant toujours au budget de la CIA ! Ce qui ne l'empêche pas forcément d'avoir d'autres allégeances. Il recrute ainsi plusieurs anciens nazis au BKA, dont certains s'avèrent, à la chute du mur, être des infiltrés de la STASI est-allemande

Tout aussi intrigant, son « frère d'armes », François Genoud reprend du service ... au profit du terrorisme palestinien. Mais qui espionne qui, au final ? Lorsque les « Journaux Intimes » de Goebbels refont surface ... c'est en URSS ... et c'est de Moscou, qu'ils sont envoyés à Genoud, qui s'empresse de les éditer. La vente de produits russes à très bon prix pour une diffusion en Occident, cela reste aujourd'hui encore un bon moyen d'acheter les consciences. Ou à l’inverse, la diffusion en russe, en Russie, d’œuvres d’auteurs occidentaux dont on veut s’assurer la fidélité.

C’est d’autant plus commode et rémunérateur qu’en Russie, comme déjà du temps de l’URSS, les droits d’auteurs ne dépendent pas du volume des ventes, mais du tirage. Vous pouvez faire un bide retentissant, s’il a été imprimé à des centaines de milliers d’exemplaires, vous serez royalement payé. Les services de Poutine ne s’en privent pas, qui éditent à gros tirages des œuvres d’auteurs occidentaux plutôt obscurs, à condition qu'ils tressent des couronnes au tsar et à la Russie à chaque chapitre.

Sur fond d'américanophobie et d'antisémitisme, des liens se tissent dès cette époque entre le KGB et l'extrême-droite européenne ou turque. L'avantage, c'est que quand des nervis fascistes se font prendre après un mauvais coup, nul ne songe à incriminer les soviétiques. En 68, Jean-Marie Le Pen édite des disques de marches nazies et des chœurs de l'Armée Rouge (obtenus à bon prix) lorsqu'il se lie d'amitié avec un peintre soviétique, Ilya Glazounov. Cet agent du KGB sera plus tard le parrain de la famille le Pen dans ses contacts avec Vladimir Poutine.

En 1969, Swissair subit plusieurs attaques de pirates de l'air et un commando palestinien est arrêté à Kloten. Fort de son amitié avec Chekib Arslan, Al Husseini, Saïd Ramadan et Jacques Vergès, François Genoud joue les bons offices, avec la bénédiction implicite des services suisses. Les Palestiniens emprisonnés lui conseillent alors d'aller voir directement Waddie Haddad et George Habache à Beyrouth.

Au Liban, le courant passe avec les chefs du FPLP et pendant plusieurs mois, Genoud fait la navette entre Genève et Beyrouth, obtenant finalement l'arrêt des attaques contre la Suisse. Peut-être au prix fort, dira Jean Ziegler qui laisse entendre qu'il y aurait été mêlé, avant de se rétracter. En tout cas, Genoud rend quelques menus services à la cause palestinienne, elle-même subventionnée discrètement par le KGB et la STASI est-allemande.

Ainsi, le 23 février 1972, lors du détournement d'un 747 de la Lufthansa en provenance de Tokyo, Genoud apporte lui-même la demande de rançon au siège de la compagnie allemande. Rassemblés avec l'accord de Dickopf, toujours à la tête du BKA et d'Interpol, 5 millions de dollars sont versés à Damas, en présence de Genoud. Six mois plus tard, aux JO de Munich, Septembre Noir massacre les athlètes Israéliens.

L'organisation Septembre Noir a beau dépendre du Fatah et non plus du FPLP, Dickopf doit quitter Interpol et le BKA. Il meurt peu après, officiellement d'une crise cardiaque. Deux néo-nazis allemands au moins, dont le futur scénariste de Tatort, Willy Pohl, ont aidé le commando. Son chef, Ali Hassan Salameh est le fils d'un ancien officier SS palestinien du régiment bosniaque d'Amin Al Husseini, parachuté en Palestine en 44. 

Formé lui-même au Caire et à Moscou, play-boy marié à une miss Univers libanaise, Ali Hassan Salameh sera exécuté par le Commando Kidon du Mossad israélien, comme tous les membres de son groupe. Un Mossad particulièrement bien renseigné. Deux ans auparavant, à Beyrouth, Genoud a aidé un jeune aventurier suisse, Bruno Bréguet, à rencontrer les chefs du FPLP. Arrêté peu après en Israël, porteur d'explosifs, Bréguet, 19 ans, est jeté en prison, avec les détenus palestiniens.

Vu d'Europe, le conflit Israélo-Palestinien semble lointain, mais les terroristes d’alors, tant d'extrême-gauche que d'extrême-droite, multiplient les allers-retours au Moyen Orient, où ils sont formés dans les camps d’entraînement palestiniens. Les membres de la Bande à Baader ont ainsi passé plusieurs semaines en 1970 dans un camp dirigé par Ali Hassan Salameh. Ils s’y fournissent en explosifs provenant des pays de l’Est. Aussi Bruno Bréguet n’a-t-il rien d’un extra-terrestre pour ses codétenus arabes, qui le voient comme un combattant acquis à leur cause, parmi d’autres.

En 1977, Genoud, le banquier nazi, parvient à faire libérer son jeune protégé, grâce à une pétition mondiale d'intellectuels de gauche, de Chomsky à Sartre en passant par Dario Fo, Moravia ou Dürrenmatt. Italophone, puisque tessinois, Bréguet part s'installer à Rome où il fréquente les milieux d’extrême gauche. Qui vont être bientôt arrêtés.

A25 - 1973 : L'OPEP et Carlos

Canal de Suez, Egypte, le 17 octobre

Conclus à la fin de la seconde guerre mondiale pour réguler l'économie, les accords de Bretton Woods consacraient la toute-puissance du dollar. Ils ont permis les trente glorieuses, mais génèrent néanmoins des effets négatifs. Par exemple, l'essor des paradis fiscaux est mis à profit par le crime organisé … et par le Kremlin. Moscou y fait tranquillement fructifier ses réserves de devises dans l’économie capitaliste, à l'abri de la voracité américaine. Le KGB utilise ensuite les bénéfices pour financer ses opérations clandestines hors d’URSS.

Plus grave, l'endettement public américain s'accroît considérablement, générant une forte inflation en Europe. Le renoncement aux principes de Bretton Woods, au début des « seventies » provoque la chute du dollar ... et donc aussi des revenus du pétrole, libellés en billets verts. Ce qui pousse l'OPEP à réduire la production d'or noir, pour faire remonter les prix. C’est un tournant majeur dans l'histoire du monde. Pour la première fois, des pays en développement surmontent leurs divergences, grâce à quoi le Venezuela et les pays arabes font plier les pays développés.

C’est l'Europe et le Japon qui trinquent, tandis que les Etats-Unis s'en tirent à bon compte. Gros producteurs de pétrole, ils bénéficient de l’augmentation, alors que pour les Européens ou les Japonais, qui doivent tout acheter, c’est une perte sèche. La hausse des cours arrange même passablement les compagnies américaines, en rendant rentables de nouveaux gisements aux frais d’extraction coûteux, en Alaska et dans le Golfe du Mexique.

Si le fond de la décision est économique, le déclencheur est politique. Les dirigeants arabes de l’OPEP veulent aussi faire pression pour obtenir l’arrêt de la guerre du Kippour. Bien qu’initiée par l'Egypte et la Syrie, la guerre voit assez vite Israël prendre le dessus. L’affaire avait pourtant bien commencé pour les Arabes, qui avaient réussi à surprendre Israël. La manœuvre égyptienne reste l’un des hauts faits de l’histoire mondiale de l’espionnage !

Proche des Frères Musulmans et soutenu par les occidentaux, Anouar el Sadate tenait à récupérer le Sinaï, perdu par Nasser pendant la guerre des Six Jours. Il s’allie donc dans ce but avec le Syrien prosoviétique Hafez el Assad, qui voulait récupérer le Golan. Sadate commence par faire chanter Moscou, menaçant de rompre tous les liens déjà distendus, si l'URSS ne fournit pas à l’Egypte ses armes les plus sophistiquées. Il exige notamment un système de protection aérienne, décisif contre les Mirage israéliens.

L’effet de surprise est essentiel pour déjouer la suprématie israélienne et percer les défenses du Canal de Suez, qui sert alors de frontière difficilement franchissable. Les Egyptiens se savent surveillés de près par le Mossad. Impossible de préparer une offensive sans être repérés. Le Gihaz al Mukhabarat al Amma (جهاز المخابرات العامة), (GMA, le SR égyptien) imagine alors d’intoxiquer les Israéliens en leur fournissant les plans des préparatifs, mais avec de fausses dates.

Le propre gendre de Nasser, Ashraf Marwan, qui fut l'assistant personnel du Raïs, est mis à contribution. Conseiller sécurité de Sadate, il n’ignore rien des préparatifs de guerre et lorsqu’il contacte les Israéliens, se disant mis sur la touche pour ses liens avec le défunt Raïs, les Israéliens sont convaincus d’avoir mis la main sur une perle. De fait, le « traître » leur raconte tout, absolument tout, y compris la date de l’attaque. Les Israéliens entament donc leurs propres préparatifs en fonction de ce planning. Sauf que la vraie attaque est déclenchée deux mois plus tôt qu’annoncé, prenant de cours l’armée israélienne, qui recule fortement dans le Sinaï.

La félonie de Marwan est cependant à double tranchant, car après dix jours de recul, l’armée israélienne redresse la situation grâce à la connaissance précise des plans égyptiens. Tsahal reprend l’offensive en traversant le Canal de Suez. Ce qui vaudra à Ashraf Marwan d'être honoré par les deux pays, Israël et l'Egypte !

La partie semblant perdu, l'Egypte fait appel à la solidarité arabe pour éviter le désastre. C'est là que l'OPEP appelle à refuser toute livraison de pétrole aux pays qui soutiennent Israël ou lui livrent des armes. Par exemple la France, qui a vendu des Mirage. Le boycott pétrolier est appuyé par une pression conjointe de Moscou et de Washington pour stopper la guerre, comme lors de la crise de Suez en 1956.

Le prix du baril d'or noir est multiplié par 4, mais en dépit du boycott, des pétroliers partis d'Arabie Saoudite continuent d'approvisionner l'Armée américaine, qui se bat au Vietnam. Après tout, Washington fait ce qu'il faut pour stopper Israël et le Roi d’Arabie est très anticommuniste. Reste que les Saoud ont pris conscience de leur puissance. Les pétrodollars commencent à inonder le monde islamique et les communautés musulmanes dans le monde. Le Royaume commence à financer partout des mosquées à la mode du Golfe et aide sociale, en échange d'une pratique plus rigoriste, wahabite, de l'Islam.

Cependant en pleine guerre froide, malgré l’unité de façade, l’OPEP reste divisée. L'URSS n'est pas membre de l'organisation, mais l'Algérie, l'Irak et la Libye lui sont clairement inféodés. Le Venezuela oscille entre les deux blocs, tandis que les autres pays exportateurs sont plutôt dans le camp occidental. Un rien pourrait renverser les équilibres. L'assassinat des ministres délégués du shah d'Iran ou du Roi d'Arabie Saoudite, suivis d'une révolution ou d'un coup d'Etat par exemple ... ce qui ferait basculer l’OPEP tout entier dans le camp russe, vieux fantasme de Moscou, de plus en plus actuel  

C'est la mission confiée au Vénézuelien Carlos par ses chefs du FPLP, lui-même financé par Moscou. Parmi les membres du commando qui attaquent une réunion de l'OPEP à Vienne, la jeune allemande Gabriella Kröcher, passée par le Yémen, fera dix ans de prison en Suisse pour avoir tiré sur deux douaniers à Porrentruy. Anis Nakache, Arménien converti au chiisme et disciple de Khomeiny, sera plus tard emprisonné en France pour avoir tenté d'assassiner Chapour Bakthiar. L'avion présidentiel libyen est offert par Kadhafi pour exfiltrer les 42 diplomates pris en otage ... mais aussi les preneurs d’otages ! Un périple haletant les mène à Alger, puis à Tripoli, où les ministres iranien et saoudien sont relâchés par Carlos, moyennant rançon. Une idée non prévue au départ, qui lui vaut d'être exclu du FPLP.

Carlos gagne alors Damas, base arrière du terrorisme mondial, où il retrouve les membres de la RAF allemande, les brigadistes italiens et l'ex SS Aloys Werner, qui poursuit son combat antisémite en formant les terroristes palestiniens. A Damas, on croise aussi Oriach, d'Action Directe et des Cellules Communistes Combattantes belges ; le Pakistanais maoïste Murtaza Bhutto, qui sera tué par la police de sa sœur Bénazir ; Tim Anderson, accusé de poser des bombes en Australie, qui sera un temps le beau-père de Julian Assange (!) ; sans oublier les avocats de la cause : le français Vergès ou le zurichois Lambert.

Les actuels soutiens gauchistes du 3ème âge du milliardaire Bachar el Assad dans la répression sanglante de son peuple sont des vétérans de cette époque, justifiant aujourd'hui les pires boucheries par « le combat éternel contre l'entité sioniste ».

A26 - Les Années de Plomb : 1977

Où l'on reparle de Bruno Bréguet, infiltré chez les terroristes italiens et des opérations de déstabilisation soviétiques, à la fin des années 60.

Fiumicino, Aéroport de Rome, le 25 juillet

Lorsqu'il s'installe à Rome, sorti des prisons israéliennes, le Suisse Bruno Bréquet commence à militer chez Prima Linea. Qu'il quitte trois semaines avant que tous ses camarades soient arrêtés, dans le cadre des enquêtes anti-terroristes des Années de Plomb. En 1980, il prend part à l'attentat visant les locaux de Radio Free Europe, en Allemagne de l'Ouest. La radio diffuse la bonne parole occidentale dans toutes les langues des pays de l'Est, au grand dam du Kremlin. Qui n'apprécie pas du tout que Zbigniew Brzezinsky, le conseiller diplomatique du Président Carter, polonais d'origine, ait fait augmenter la puissance des émetteurs. Mais les émetteurs ne sont pas touchés. Juste des bureaux et il n'y a aucune victime.

Bréguet rejoint alors le groupe Carlos à Damas, nourri par Hafez el Assad et entraîné par d'anciens nazis. Promu « lieutenant de Carlos », Bruno Bréguet est ensuite arrêté à Paris en compagnie de Magdalena Kopp, maîtresse dudit Carlos. Ils préparent un attentat contre les locaux parisiens d'un journal libanais, hostile au dictateur de Damas. On peut se demander si Bréguet n'a pas voulu cette arrestation, car c'est la deuxième fois qu'il se fait arrêter juste AVANT un attentat ! En fait, tout au long de ses vingt ans de carrière de terroriste, le Suisse n'a jamais blessé personne, mais s’est très souvent fait arrêter, juste à temps.

Carlos en tout cas remue ciel et terre, à coups d'explosifs, pour faire libérer ses complices. Des bombes explosent dans le TGV et à la Gare Saint-Charles de Marseille, dont le maire, Gaston Defferre est Ministre de l'Intérieur. Paris entame alors des négociations par l'intermédiaire de ... François Genoud, qui connaît bien Bréguet, et de Jacques Vergès. Négociations qui se déroulent en Allemagne de l'Est, sous la houlette de la STASI. Qui est en réalité le donneur d'ordres du réseau Carlos, comme on l'apprendra dans ses archives, après la chute du mur.

Les services français sont-ils à ce point naïfs qu'ils l'ignorent ... ou bien feignent-ils de l'ignorer ? Dans ce monde du mensonge et du faux-semblant qu’est l’espionnage, la réalité dépasse souvent la fiction et la meilleure façon d’obtenir des informations sur les activités secrètes des terroristes ou des mafieux, c’est d’y introduire des infiltrés. Était-ce le cas de Genoud, voire de Bréguet ? Mais alors pour qui travaillaient-ils ? On le sait aujourd'hui pour Bréguet, mais pour conserver un peu le suspens, nous ne le révélerons qu'en temps utiles lorsque la série arrivera à la "disparition" de Bréguet, au milieu des années 90. Sachez juste que le nom du service est en trois lettres ** ...

En tout cas, les services secrets comptent généralement moins sur la fidélité patriotique ou idéologique de leurs agents, qui peut être renversée, achetée ou menacée, que sur les pressions qu'ils exercent eux-mêmes sur leurs informateurs et agents. La peur inspirée serait, paraît-il, le garant le plus sûr. De fait, les services n'hésitent guère à menacer la famille, la vie sociale et la vie tout court.

De ce point de vue, en se présentant d'entrée de jeu comme un nazi, un salaud, Genoud se mettait à l'abri de bien des pressions. Cependant si les services occidentaux - tenus par les cordons de la bourse démocratique - sont assez avares, les services du Kremlin semblent disposer de fonds illimités et arrosent volontiers ceux qui les aident de fortes somme d'argent. Ce qui n'empêche nullement les menaces des pires violences en cas de défection.

Les négociations directes avec Carlos par l'intermédiaire de Vergès ayant échoué, Genoud se démène comme un beau diable pour sortir Bréguet des prisons françaises et lui paie des avocats haut de gamme. Malgré la guerre froide, les démocraties européennes maintiennent l'état de droit pour ceux qui les attaquent. Hormis peut-être l’Allemagne où les meurtriers de la Bande à Baader meurent comme des mouches en prison.

Contrairement à ce que prétend aujourd’hui encore la propagande russe, globalement admise comme vérité par l’opinion publique, la guerre froide n’est en aucun cas une réponse à l’expansionnisme occidental, à peu près inexistant. De la fin de la seconde guerre mondiale à l’implosion soviétique, le monde russe et la Chine Pop sont en expansion continue, face à un Occident qui recule. Il n’y a pas d’exemple de terres communistes en 1945, qui passent à l’ouest avant 1989. Tandis qu'il y a de très nombreux exemples du contraire.

En Europe, les "années de plomb" se résument à une tentative de déstabilisation des pays de l'ouest par ceux de l'est. Les guerres de Corée et du Vietnam résultent de l’invasion du sud pro-occidental par le nord communiste. Idem de Cuba, où une dictature communiste remplace une dictature pro-américaine et y installe des missiles nucléaires. En Afghanistan aussi, l’aide aux moujahédines réagit à l'invasion du pays par les soviétiques. En Afrique, en Asie, au Moyen Orient, des dizaines de pays tombent dans l’escarcelle soviétique ou plus rarement chinoise. Jamais l’inverse.

A Prague, en 68, la contestation nait dans l’entourage de Dubcek, à la tête du parti communiste tchèque. L’Occident ne s’en mêle pas. Ce n’est qu’au début des années 80 que les syndicats ouvriers catholiques qui créent Solidarnosc, en Pologne, reçoivent le soutien de l’Occident. Jusque-là sur la défensive, l’Amérique et l’Europe de l’Ouest n’attaquaient pas les pays communistes chez eux, tandis que les contestataires occidentaux se réclamaient ouvertement de l'influence chinoise, castriste ou soviétique.

Les preuves des manipulations soviétiques de nos mouvements sociaux abondent. Ainsi le policier Heinz Kurras, qui tue le manifestant Benno Ohnesorg d'une balle dans la tête à Berlin, s'avère être un agent de la STASI est-allemande. C'est l'un des déclencheurs du « 68 allemand ». Tandis que les motivations de Joseph Bachman, qui blesse à la tête Rudy Dutschke ne seront jamais élucidées. Il se suicide en prison sans avoir parlé. Ces deux coups de feu, en tout cas, mettent le feu aux poudres en Allemagne, qui s'embrase comme toute l'Europe ces années-là. On peut citer aussi Horst Mahler, avocat, fils de nazis, fondateur de la bande à Baader, communiste à l’époque et aujourd’hui élu d’extrême-droite pro-russe après avoir été sorti de prison par … Gerhard Schröder !

Le but, c’est de déstabiliser, à tout prix. Heureusement, la démocratie s’est montrée la plus forte, grâce à ses capacités à amortir les coups les plus tordus par son humanisme et sa pluralité politique. Bien sûr il est possible que la CIA ait aussi aidé les Tchèques du Printemps de Prague ou ait au moins cherché à les aider, mais on n’en a pas de traces. La répression du mai 68 tchèque à coups de chars d'assaut a de toute manière très vite montré que le Kremlin n'entendait pas laisser le moindre espace à la contestation.

Pour qu'une révolution réussisse, il faut que le régime en place laisse du champ. Sinon, face à une répression implacable et prête à massacrer, la révolution n’a guère de chances. De même, la manipulation des peuples et de l'opinion publique a des limites. Personne ne peut faire faire une révolution à un peuple heureux de son sort mais par contre en remuant le couteau dans toutes les plaies, en appuyant toutes les causes de contestation, en soutenant discrètement l'ascension de certains leaders factieux, les services secrets peuvent faire énormément.

L'idée même du complotisme, à savoir répandre dans l'opinion mondiale la croyance que le grand capital américano-sioniste s'organiserait au niveau global pour asservir les peuples, est sans nul doute l'un des complots les plus réussis du siècle. Or lorsqu'on creuse pour trouver ses racines, elles sont en Iran et à Moscou.

Pourtant la décomposition de l'URSS n’a que très peu à voir avec une manipulation de l'opinion publique soviétique. Le mur ne s'est pas effondré sous les coups du peuple, mais parce que le sommet du KGB l'a voulu, effaré de voir le différentiel de richesses et de technologie s'élargir sans cesse avec l’Occident. Ce qui a conduit « l’Etat profond » moscovite à changer de logiciel économique, mais pas de méthode.

Avec Poutine, le Kremlin gouverne désormais à droite toute, et soutient encore plus qu’avant les partis d'extrême-droite, le nationalisme et les régimes totalitaires. Parce que le but est clair : reconstruire l’empire perdu, en oubliant le marxisme et ce ne sera possible que si l'Occident est divisé - et plus généralement la gouvernance mondiale - et éclaté par des rivalités nationales ennemies. Alors qu'il faut au contraire s'unir face au venin de l'agressivité impérialiste.

A27 - 1978 : Deux divorces et un bébé : Al Qaïda

Comment une histoire d'amours improbables modifia le cours du monde et accéléra la chute de l'URSS ...

Ambassade US, Kaboul, Afghanistan, le 27 avril

L'un des objectifs du renseignement, c'est de connaître l'adversaire, dans ses moindres détails. Cela nécessite d'utiliser toutes les ressources de la connaissance et des sciences, là où les à-priori-politiques se limitent souvent à des visions peu nuancées. Le marxisme, par exemple est assez juste quand il divise le monde en classes sociales, mais c'est très incomplet. Marx ignore par exemple les mécanismes de la psychologie humaine, tant au niveau individuel que collectif. De la même manière, ceux qui jugeront d'un pays sous le seul angle de ses traditions, ou de ses passions, sans tenir compte de la petite histoire, du comportement personnel de ses dirigeants ou de la sensibilité politique du moment, feront fausse route.

Le monde de l’espionnage est riche de ces personnages singuliers, grains de sable individuels qui ont fait basculer l'Histoire. Mais peu, semblant aussi insignifiants au départ, ont pu chambouler le monde de manière si importante. Bon, il est vrai que pour remodeler le Moyen-Orient et accélérer la décomposition de l'URSS, ils se sont mis à 4. Plus précisément deux couples d'amis qui ont choisi d'échanger définitivement leurs partenaires dans l'Afghanistan des swinging sixties ...

Représentant de la CIA à Kaboul, Allan D. Wolfe est officiellement conseiller culturel à l'ambassade US. De formation, il est sinologue, comme son épouse, Nancy Hatch. Il est aussi ce qu'on appelle un anti-communiste primaire.

Louis Dupree est archéologue et fait des fouilles en Afghanistan, avec son épouse Ann. C'est accessoirement un ancien « Marauder » de la seconde guerre mondiale, ces volontaires des forces spéciales américaines qui combattirent dans la jungle aux côtés des maquisards locaux, derrière les lignes japonaises, en Birmanie et aux Philippines. De sensibilité plutôt démocrate, carrément même un intellectuel de gauche selon les normes américaines.

Les Américains sont rares à Kaboul et les deux couples du même âge sympathisent, d'autant que Nancy, qui a passé son enfance en Inde, écrit un guide des bouddhas de Bahmian, pour lequel elle interviewe Louis, qui en est le grand spécialiste. Elle en tombe amoureuse. Ou l'inverse, allez savoir... Naturellement, de leur côté, assez rapidement, Allan et Ann en viennent à se consoler mutuellement de leurs déboires conjugaux ... finalement, les deux couples décident de divorcer, pour pouvoir se remarier.

Nancy n'avait pas d'enfant, contrairement à Ann, qui en avait 3 avec Louis et aura encore une fille avec Allan. Gardes alternées obligent, les mômes passent régulièrement la Khyber Pass, seuls avec des chauffeurs pachtoun de jeep Toyota qui les invitent systématiquement dans leurs familles dans l'un ou l'autre des villages de la route ... car Alan D. Wolfe est désormais en poste au Pakistan avec sa nouvelle épouse Ann, tandis que Fred Dupree et Nancy sont restés à Kaboul.

Puis les Wolfe rentrent aux Etats-Unis, où Allan D. commence à grimper très haut dans l'organigramme de la CIA, tandis que les Dupree restent en Afghanistan, où Nancy s’attelle à une tâche titanesque : rassembler tout ce que l’on sait de la culture afghane.

Louis poursuit fouilles archéologiques et travaux universitaires, pendant que Nancy devient une spécialiste mondialement reconnue.

A tel point que les Afghans appellent désormais affectueusement Nancy « la mère de l'Afghanistan ». Un surnom qu'elle prendra très à cœur durant le conflit, créant un musée dans lequel elle rassemblera tout ce qui faisait les traditions culturelles du pays, meurtri par 40 ans de guerre. En effet les communistes ont pris le pouvoir à Kaboul et les Afghans ne semblent pas vraiment d’accord.

Peu après le coup d'Etat prosoviétique, Louis est arrêté. La Police politique du PDPA, le parti prosoviétique au pouvoir, veut lui faire avouer qu'il est un agent de la CIA. Ce qu'il n'est pas, même s'il en connaît un. Plusieurs de ses amis afghans sont torturés sous ses yeux, pour le faire avouer. Laissée en liberté, Nancy parvient à prévenir son ex-mari qui, à Langley, a atteint le sommet de la hiérarchie de la "Company". Il est désormais juste en dessous des politiques et il contacte directement Zbigniew Brzeziński qui alerte Jimmy Carter.

Polonais d'origine, le Conseiller du Président est très hostile à l'impérium soviétique. Plus encore qu'anti-communiste, il rêve de mettre fin à la mainmise de l'URSS sur les pays de l'Est, sa Pologne en particulier, quitte à favoriser l'alliance de revers avec la Chine, mise en place par Kissinger et Nixon. Carter est clairement moins belliqueux, mais il est très sensible aux droits de l'homme et c'est sur ce terrain que Brzeziński parvient à l'enrôler dans sa croisade. Qui dans le cas présent, prend la forme d'une protestation énergique contre l'arrestation et le maintien en prison dans des conditions épouvantables, sans raison valable ni jugement, d'un honnête citoyen américain.

Le téléphone rouge, qui était en fait un télex, est mis à contribution entre Moscou et Washington. Louis est libéré. Aussitôt, il appelle Allan, le beau-père de ses enfants. Les deux ex-maris s'accordent à ne pas laisser le pays aux « reds », d'autant que les locaux veulent en découdre. Une vraie résistance se met en place. Il faut lui livrer des armes. Profitant du caractère particulièrement escarpé et montagneux de l'Afghanistan, les premiers combattants tendent des embuscades aux convois prosoviétiques. Dans un premier temps, les armes seront trouvées dans les surplus de l'armée israélienne.

Allan s'occupe de tout à Washington, où Brzeziński convainc le Président Carter de lancer « l’Opération Cyclone ». Louis, pendant ce temps, gère sur le terrain. Seulement, à Peshawar, il est un peu l'otage des services pakistanais et saoudiens, qui travaillent main dans la main. Les moujahédines du commandant Massoud, par exemple, soutenus par les Européens, sont censés recevoir au moins autant d'aide que les islamistes pachtouns qui travaillent avec Ben Laden et ce qui deviendra Al Qaïda. Hélas, l'ISI pakistanais a son propre agenda : les services pakistanais détournent une part des fonds américains vers le programme nucléaire pakistano-saoudien.

Les fonds destinés à Massoud sont ponctionnés, tandis que Ben Laden est davantage soutenu, lui qui recrute et forme des volontaires arabes, qu'il envoie combattre sur le terrain non plus sur des bases politiques, ou nationales, mais bien religieuses. Ce qui donne naissance à une véritable armée de volontaires de l'Islam, forgée dans les combats d'Afghanistan. Ils vont essaimer dans toute le monde islamique, puis sur tous les continents.

Ce qui fait dire au fils de Louis et d’Ann que si ses parents et ses beaux-parents ne s'étaient pas rencontrés, le 11 septembre n'aurait probablement jamais eu lieu. En attendant, pour soutenir le PDPA prosoviétique mis en difficultés par les moujahédines, l’Armée Rouge finit par envahir l’Afghanistan. Elle va s’y enliser des années durant, ce qui sera l’une des causes majeures de l’effondrement de l’URSS. Louis mourut juste après la fin de la guerre. Ses cendres et celles de Nancy reposent à Kaboul.

A28 - 1978 : Le Shah, la porteuse de K7 et les assassins

Avec l'Iran, l'islamisme acquiert un pays, des moyens considérables et des services secrets.

Cinéma Rex, Abadan, Iran, 19 août 197 

Si, depuis Paris, l'ayatollah Khomeiny tire les ficelles de la révolution iranienne dans l'ombre ; sur le terrain, en Iran, c'est Ali Khamenei qui mène le jeu. Traducteur en persan des ouvrages de Qutb (le père spirituel des Frères Musulmans), le jeune mollah est d’abord érudit en politique. Il est d'ailleurs cité parmi les anciens étudiants de l'Université Lumumba sur une plaquette promotionnelle. Jusqu'à ce que toute trace de son passage à Moscou soit soigneusement effacée sous l’ère Poutine. Il est aussi et surtout accusé d'être l'un des quatre fanatiques qui ont bouté le feu au cinéma d’Abadan qui passait "Gozhana". En pleine projection de ce film iranien, jugé antireligieux, l'incendie a tué 470 spectateurs, pour la plupart des travailleurs du pétrole, fortement syndiqués.

La semaine suivante, dans toutes les mosquées du pays, les mollahs accusent la SAVAK, la police secrète du Shah, d'avoir incendié le cinéma pour assassiner des ouvriers syndicalistes. C’est totalement absurde, la Savak n’avait ni besoin ni intérêt à un tel meurtre de masse, mais ça marche, les manifestations se multiplient et ne s’arrêtent pas. On n'en a bien sûr aucune certitude, comme dans toute opération bien menée d'un service secret, mais le processus rappelle bigrement les provocations chères au KGB.

Depuis 1964, l’ayatollah Khomeiny est en exil en Irak, à Kerbala, où ses discours à la gloire du chiisme dérangent Saddam Hussein. L’ébullition de l’Iran voisin n’arrange rien, mais l’éliminer ou le renvoyer à la police du Shah mettrait la majorité chiite irakienne à feu et à sang. Le 6 octobre 78, l’ayatollah débarque à Paris et s’installe à Neauphle-le-Château, sans avoir officiellement prévenu les services français, qui sont cependant au mieux avec les Irakiens … et avec le Shah, à qui la proposition d’éliminer l’ayatollah est d’ailleurs faite. Mais le Shah la refuse, craignant d’en faire un martyr et d’envenimer la situation.

A priori, isolé dans sa villa de banlieue parisienne, l’ayatollah n’est pas très dangereux. C’est là qu’intervient la comédienne française Eva Darlan. Pour boucler ses fins de mois, elle travaille également comme hôtesse de l’air pour Air Inter. Gauchiste, comme tout le monde ou presque dans sa génération, elle se fait « tamponner » par un jeune et ténébreux intellectuel iranien. Profitant des billets à prix réduit auquel elle a accès sur Air France, elle emporte dans ses bagages des cassettes audios des discours de Khomeiny, qu’elle remet à des inconnus à l’issue d’un jeu de piste dans les souks de Téhéran. Ces cassettes sont immédiatement dupliquées en grande quantité dans les échoppes islamistes de tout le pays.

Le 16 janvier 1979, les manifestations ne faiblissant pas, le Shah Mohammed Reza Pahlavi quitte le pouvoir et part en exil, finissant par se réfugier, gravement malade, aux Etats-Unis. En 1980, on est en pleine guerre froide et même si la majorité des pays sont officiellement "non alignés", ils soutiennent généralement les intérêts de l'un ou l'autre camp, au Moyen Orient encore plus qu'ailleurs. D'ailleurs, même la neutralité helvétique n'est qu'un leurre, personne ne pensant sérieusement que la Suisse pourrait rejoindre le camp du communisme. 

Seulement, lorsque les intérêts locaux collisionnent ceux des grandes puissances et réciproquement, il arrive que les alliances fluctuent au point qu'une chatte n'y reconnaitrait plus ses petits. Alors le Shah... D'abord plutôt apprécié par Jimmy Carter, très croyant et soucieux des droits de l'homme, qui voyait dans l'ayatollah une alternative à la violence de la Savak pour contrer le communisme, Khomeiny va se révéler bien pire que son prédécesseur. La répression qui s'abat sur les Iraniens et les Iraniennes est féroce et fait des milliers de morts. Du coup, Washington complote avec les monarques sunnites pour renverser l'ayatollah, par l'intermédiaire du prosoviétique Saddam Hussein.

L'Irak et l’Iran sont historiquement en rivalité pour le leadership régional, mais surtout, sunnite laïc, Saddam Hussein craint l'influence des mollahs sur sa majorité chiite. L'opération "Nojeh" est alors montée, du nom de la base aérienne iranienne où des officiers loyalistes au Shah doivent lever l'étendard de la révolte et appeler Saddam Hussein à l'aide. Sauf que nombre d'officiers de renseignement de Saddam Hussein ont été formés à Moscou et que l'affaire arrive aux oreilles du KGB ... qui avertit les mollahs.

De violente, la répression va devenir aveugle. L'élite intellectuelle et économique perse est décimée, emprisonnée ou pendue, et leurs biens saisis vont alimenter les caisses noires du régime, constituant un trésor estimé aujourd'hui à 95 milliards de dollars. Un transfuge iranien, pilote de chasse, Ahmad Talebi, est ainsi assassiné de plusieurs balles de revolver sous les yeux de son épouse, dans une rue des Paquis à Genève. Puis un autre pilote, à Hambourg.

Kazem Radjavi, le frère du chef de l'opposition d'extrême-gauche est assassiné à son tour, à Genève encore, mais cette fois, les tueurs sont photographiés par un radar de vitesse, à l'aller et au retour, dans une auto de location. Le timing correspond parfaitement à l'heure du crime et les billets d'avions ont été acquis par le Vevak, la police secrète du nouveau régime, qui remplace la Savak avec des méthodes encore plus violentes.

A Paris, une tentative ratée d'assassinat de Chapour Bakhtiar, laïc de gauche, héros de la résistance française et ministre de Mossadegh puis du shah, vaut la perpétuité au libano-arménien Anis Naccache, agent iranien converti au chiisme, ami de Carlos et défendu évidemment par Me Vergès. En 1985-86, une nouvelle campagne d’attentats orchestrée par Téheran réclame - en vain - sa libération. Les auteurs de cette 2ème vague, interpellés, sont cependant expulsés par la France avant d’être jugés. Enfin, en juillet 1990, Naccache et ses 4 co-accusés sont échangés contre la libération des otages français du Liban.

Un an plus tard, en août 91, Chapour Bakhtiar est assassiné pour de bon. L'Iran a la rancune tenace. Plusieurs agents du Vevak sont arrêtés, dont des diplomates iraniens en Suisse. Une nouvelle vague d’attentats secoue la France sur laquelle plane l’ombre de Naccache : les suspects sont des libano-arméniens (comme Naccache) et des membres d’Action directe. Or Naccache a côtoyé les membres d’AD en prison. Ils recrutent aussi des jeunes français d'origine maghrébine, petits voyous fort peu religieux, qui tombent dans les filets de l'islamisme chiite durant leur séjour en prison.

Ali Vakili Rad, le meurtrier de Bakhtiar, est finalement libéré en 2009, en échange de la chercheuse Clotilde Reiss, arrêtée à Téhéran en possession de messages émanant d'opposants au régime. Entretemps, Anis Naccache est devenu un respectable « conseiller en communications » qui fait la navette entre Beyrouth, Damas, Téhéran et Alger, où il passe beaucoup de temps. En réalité, il est présenté comme une sorte de représentant officieux des mollahs auprès du gouvernement algérien. Jusqu’à sa mort, du Covid, en 2021.

Malgré tout, considérés comme la section iranienne des Frères Musulmans, les ayatollahs ont conservé des liens avec leurs frères sunnites et ces liens passent par Genève. Saïd Ramadan, gendre du fondateur de la confrérie, s'y est réfugié en 1958, en pleine guerre d’Algérie, avec une lettre des services d'Allen Dulles, le patron de la CIA, pour appuyer sa demande d'asile. Il y rencontre aussitôt une vieille connaissance d’Allen Dulles, le banquier vaudois François Genoud, qui a travaillé avec Chekib Arslan et Amin al Husseini.

Fâché avec Nasser, Ramadan apparaît en 1960 comme un recours potentiel contre le communisme, mais il a son propre agenda et commence par convertir Genoud à l'islam. Ce que nient aujourd'hui les disciples néo-nazis du Vaudois, comme ils nient l'idée que leur héros surveillait la mosquée ouverte par Ramadan, pour le compte des Renseignements helvétiques et probablement de la CIA. C’est qu’il s'en passe des choses à la mosquée des Eaux-Vives.

En 1964, en route pour la Mecque, Malcolm X, vient s'y recueillir au moment où il quitte la secte « Nation of Islam » pour se convertir au sunnisme. X passe la nuit à palabrer avec Ramadan et le Pakistanais Maulana Ahmad Zafar al-Ansar qui sera le conseiller du Président Zia Ul Haq dans l’islamisation de la constitution pakistanaise. X espère obtenir de l’argent saoudien pour développer le sunnisme aux Etats-Unis.

David Belfield est un autre afro-américain, ex de la « Nation of Islam » qui connaît Saïd Ramadan depuis 1975. Devenu Daoud Salahudin, il assassine Ali Akbar Tabatabaï, l'ancien porte-parole du Shah, qui dirige l'Iran Freedom Foundation aux USA depuis la révolution des mollahs. En route pour l’Iran après son crime, Salahudin fait halte à Genève où il passe la nuit à la mosquée des Eaux-Vives, à écouter Saïd Ramadan.

En 2007, devenu Hassan Abdulrahman, le citoyen étasunien Belfield/Salahudin devient le patron de Press TV, chaîne de propagande étatique iranienne en anglais, avec des bureaux à Londres, Beyrouth, Kaboul et Damas. Press TV est, sur les ondes et sur internet, l'un des relais essentiels du complotisme et de la propagande russo-iranienne depuis une vingtaine d'années.

Dès 1980, l'opposition féroce entre Saddam Hussein et les mollahs va dégénérer en conflit ouvert et même en guerre de tranchées, qui va faire un million de morts en 8 ans. Elle se soldera 15 ans plus tard par l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis, qui livre à l'Iran l'ancienne puissance mésopotamienne. Pas forcément par hasard, mais bien grâce aux manipulations du gouvernement Bush Jr par les services iraniens, comme nous le verrons bientôt.

A29 - 1978 : Le Pape joue à la Guerre des Etoiles

Quand la Pologne prenait à revers l'URSS empêtrée en Afghanistan.

Cité du Vatican, Rome, le 28 septembre

Lorsque le Pape Jean-Paul 1er décède, un mois après son élection, le monde s'interroge. Une crise cardiaque à 65 ans, quand on prend régulièrement des anticoagulants et qu'on se retrouve sans prévenir à un tel poste, c'est plausible. Mais au KGB, on a l'habitude des complots et le patron, Iouri Andropov, est persuadé que c'en est un, ourdi par la CIA. Son agent au Vatican croit savoir que le nouveau Pape n'appréciait guère les activités peu catholiques du Banco Ambrosiano, qui servait parfois de banque à l’agence de renseignement américaine.

Lorsque la fumée annonce la nomination de son successeur, Andropov n'a plus de doute : Jean-Paul II, alias Wojtyla, est un cardinal polonais, classé comme « ennemi potentiel dangereux » par le KGB. Esprit rationnel et droit, plutôt libéral pour un patron du KGB, Andropov se veut néanmoins inflexible. Contrairement à tous ses prédécesseurs, les dissidents ne sont plus exécutés, ni torturés en prison pour leur faire avouer les crimes les plus abracadabrants. Ils sont juste assignés à résidence au fin fond de la Sibérie (mais dans des villes, pas dans des camps), exilés à l'étranger pour les plus connus, voire au pire, internés en hôpital psychiatrique. Forcément fous, puisqu'ils sont dissidents, alors que c'est interdit.

Andropov veut améliorer le communisme, pour le sauver. Il lutte contre la corruption, dénonce excès et injustices. Mais il reste fondamentalement fidèle à ce système et n'hésite jamais à tuer pour le défendre, quand c'est nécessaire. C'est d'ailleurs ce qui l'a fait remarquer par Khrouchtchev. Jeune ambassadeur à Budapest, ayant appris le magyar sur place, Andropov dirige la répression de l'insurrection hongroise de 1956, qui fait 2500 morts, au lendemain du décès de Staline.

S’il a probablement tort sur les causes du décès de Jean-Paul 1er, Andropov a raison de s'inquiéter de l’élection d’un pape polonais car la Pologne, qui fait encore partie du Pacte de Varsovie, ne va pas tarder à entrer en ébullition. En 1979, « Wojtyla » reçoit un accueil triomphal en Pologne, où il devient « Le » héros national. Les ouvriers des chantiers navals de Gdansk viennent de fonder un syndicat indépendant, Solidarnosc, ce qui remet en cause le caractère « ouvrier » du parti communiste. C’est donc formellement interdit. Lech Walesa fait placarder des portraits du pape sur les grilles d’entrée du chantier.

Appuyé par des intellectuels et par l'église, les nouveaux syndiqués déclenchent des grèves très dures et bénéficient du soutien quasi unanime de la population. Cela n’empêche pas le Général Jaruzelsky, désormais à la tête de l’Etat polonais, de réprimer le mouvement en emprisonnant plusieurs milliers de syndicalistes, dont Lech Walesa, qui reste en prison près d’un an. L'église aide à répandre la bonne parole et met tout son poids dans la balance. La Pologne étant restée très profondément catholique, ça pèse. 

Jaruzelski finit par céder et autorise le syndicat, qui compte bientôt 10 millions de membres, soit un polonais sur trois ! C'est trois fois plus que le Parti communiste et les apparatchik sentent le sol se dérober sous leurs pieds. Au premier congrès de Solidarnosc, les congressistes prient un genou en terre, comme des moines guerriers. La première chose qui frappe le visiteur en Pologne à l'époque, c'est la force du sentiment antisoviétique. Les Russes sont haïs. Par tout le monde.

Le KGB le sait et Andropov cherche désespérément une alternative à la répression aveugle qui risquerait de tourner en génocide, ce qui pourrait avoir un effet stimulant sur les opposants au sein même du pacte de Varsovie. En plus, l'armée Rouge est déjà empêtrée en Afghanistan et n’aurait de toute manière pas les moyens d’intervenir en Pologne même si les manœuvres gigantesques organisées en Biélorussie ont pour but de prouver le contraire. Reste l’action clandestine, ciblée.

Le 13 mai 1981, le Pape essuie un attentat au Vatican, commis évidemment par quelqu'un qui n'a rien de soviétique. Un jeune fasciste turc membre des Loups Gris, Mehmet Ali Agça, assassin évadé d'une prison d'Istanbul tire sur Jean-Paul II et le blesse grièvement. Détail troublant, entre son évasion et l'attentat, Agça a séjourné en Bulgarie, pays du Pacte de Varsovie. Il y a trouvé un appui logistique étonnant dans un pays très policier : de l'argent, un faux-passeport et l'arme du crime. Faut-il ajouter que la Durjavna Sigurnov, la police secrète de Sofia, très liée au KGB n'était pas à un assassinat près, à coups de parapluie bulgare ou de pistolet ?

Ayant survécu lui aussi à un attentat six semaines plus tôt, Ronald Reagan, le nouveau Président des USA, demande à rencontrer Jean Paul II. Lors d'un tête-à-tête au Vatican, les deux hommes conviennent d'aider Solidarnosc par tous les moyens. Même si Solidarnosc est plutôt de gauche et lutte autant contre les injustices du système soviétique que pour la liberté. La Guerre Froide change d'échelle. Les USA évitent toujours d'attaquer frontalement l'URSS mais ils augmentent la pression par la religion et l'économie. Le catholicisme en Pologne et l'Islam en Afghanistan sont utilisés contre le communisme athée.

Dans le même temps, la course à l'espace et aux armements épuise l'URSS, qui peine à suivre. D’autant que la course est truquée. L'ambitieux programme de la Guerre des Etoiles est lancé à grands renforts de publicité par Reagan, mais les satellites armés de laser tueurs de missiles n'existeront que dans les films de Starwars. Et dans l’imagination de l’ancien chef du syndicat des acteurs, qui joue là son plus beau rôle. Le plus piquant, c’est que ce sont les efforts gigantesques mis en oeuvre pour protéger un secret - qui en réalité n’existe pas - qui convainquent le KGB de l’importance du projet américain. 

La déroute est absolue. Le Soviet Suprême et le KGB sont persuadés de l'avancée technologique occidentale et comprennent qu'ils ne parviennent plus à rivaliser. En cas de guerre, les ogives russes n'atteindraient jamais leur cible tandis que les Américains pourraient détruire l'URSS sans coup férir. C'est une victoire totale et le Kremlin, prêt à hisser le drapeau blanc, envoie des signaux qui sont reçus 5 sur 5. La désescalade va se négocier à Genève et dans l'atmosphère de fin de règne qui pèse sur l’URSS à la fin des années 80, plusieurs hauts gradés du KGB sont « retournés » et passent à l'Ouest, ou même, risquent leur vie en informant depuis l'URSS.

Zbigniew Brzezinski exulte. En dix ans et deux Présidents, un démocrate et un républicain, il a réussi son pari: l'URSS est à terre. La Maison Blanche pourrait profiter de son avantage, l'Armée Rouge a implosé de l'intérieur, mais personne n'y songe. La préoccupation est plutôt d'éviter que les 6000 ogives nucléaires soviétiques s'éparpillent dans la nature. Dès lors, la priorité consistera plutôt à renforcer le Kremlin qu'à l'affaiblir. Notamment en l'aidant à récupérer les têtes nucléaires disséminées en Ukraine, en Biélorussie et au Kazakhstan.

Hélas, en aidant le pouvoir du Kremlin contre les maffias, les Etats-Unis vont contribuer à mettre la maffia au pouvoir au Kremlin.

A30 - 1982 : Les terroristes pacifistes

Quand la jeunesse occidentale posait des bombes

Superphénix, Creys-Malville, le 18 janvier

La mode est au terrorisme et les écologistes veulent en être. Mais comme ils tiennent à leur image, un petit groupe de verts genevois se lance dans ce qu'ils appellent « des actions terroristes non-violentes », sans blessés ni morts. Ils ciblent le nucléaire, les trafiquants d'armes et les industries polluantes. Leur plus gros coup demeure l'attentat au bazooka contre le surgénérateur de Creys-Malville.

L'arme leur est vendue par Carlos, par l'intermédiaire des Belges qui deviendront les Cellules Communistes Combattantes, à qui les Genevois achètent déjà des explosifs. Pierre Carette et ses petits camarades sont en effet les fournisseurs de toute l’ultra-gauche européenne depuis le vol de 800kg de dynamite, réalisé sur un chantier en compagnie de membres d’Action Directe. Nathalie Ménigon et Frédéric Oriach (qui prendra le chemin de Damas) sont les contacts de Carette au sein d’Action Directe.

Nos écologistes genevois ont besoin d’un bazooka spécial, le tout dernier modèle soviétique, seul capable de percer le béton armé de l'enceinte nucléaire. Les Belges jouent les intermédiaires et les Genevois ont la surprise de voir débarquer un officier de l'Armée Rouge soviétique, venu leur enseigner le maniement de l'arme.

Après quoi leurs contacts internationaux - qui sont parfois des Palestiniens - tentent de les convaincre de poursuivre plus en profondeur leur combat contre le complexe militaro nucléaire français. Ce qui n'est pas du tout la tasse de thé de nos Genevois : eux en veulent au surgénérateur de Creys-Malville, à portée de nuage radioactif de Genève, mais ils n’entendent pas se mêler de politique française et encore moins de son budget militaire. « S’ils avaient su que j’étais juif et en plus suisso-israélien, c’est sûr qu’ils m’auraient zigouillé séance tenante » affirmait Chaïm Nissim, devenu depuis député vert Genevois, aujourd’hui décédé : « Heureusement, nous avions tous des pseudonymes et de fausses identités", nous a-t-il expliqué, face caméra.

Chaïm Nissim est celui qui a tiré sur la centrale. Il a beaucoup écrit sur ce qu'il appelle « la psychose de la clandestinité ». Un complexe enivrant de supériorité, addictif, qui se développe quand on ne peut parler à personne de ce qu'on fait vraiment. Et qui consiste en grande partie à tromper tout le monde, pendant des années. Y compris ses partenaires en « affaires » à qui il ne faut jamais non plus faire excessivement confiance : « Tu es seul, en fait ».  

Cette solitude engendre le sentiment d’appartenir à une élite, une sensation de toute puissance, typique du clandestin. La satisfaction que cela procure (« aussi forte qu’une drogue » disait Nissim) explique la carrière particulièrement longue de certains agents multiples, comme Paul Dickopf, François Genoud et quelques autres, qui à peine sortis d'une situation extrêmement périlleuse, n'eurent de cesse de se replonger dans une autre, encore plus dangereuse, parfois pour des sponsors différents.

« Cela façonne des gens haut perchés, très fragiles et aisément manipulables, concluait Nissim. Il suffit de les prendre à leur propre jeu, de leur laisser croire qu'ils sont les plus malins, pour les amener à commettre des attentats qui ne servent pas leur cause, mais celle du manipulateur ». C'est probablement ce qui explique la gabegie dans laquelle l'Italie se retrouve plongée durant ces années de plomb : des explosifs vendus par Carlos, qui vit alors en Allemagne de l'Est aux frais de la STASI, sont utilisés pour commettre des attentats que les relais conscients et inconscients de la propagande soviétique attribuent à l'extrême droite ou à la CIA. Parfois à tort et parfois à raison. 

Le plus meurtrier, celui de la Gare de Bologne, fit 85 morts et 200 blessés. On peut se demander pourquoi deux membres des cellules révolutionnaires allemandes, proches de Carlos et du FPLP, se trouvaient à Bologne le jour où une valise piégée a détruit la Gare Centrale ? Pas n’importe quels membres puisque Thomas Kram était le spécialiste en explosifs du mouvement et Krista Frolich une terroriste aguerrie, formée dans les camps palestiniens du Moyen-Orient. Or les Palestiniens avaient d'excellentes raisons de vouloir faire libérer Abu Anzeh Salef, qui se trouvait alors détenu dans une prison italienne 

Carlos a démenti son implication dans le massacre lors d'une interview parue sur le site Agoravox italien, mais a-t-il jamais dit la vérité ? N’était-il pas capable de nier se reconnaître sur sa propre photo devant un jury en plein tribunal. Dans la même interview il reconnaît cependant la présence de ses deux comparses et dément que l'extrême-droite ait été impliquée. Prétendant faire porter le chapeau aux seuls gouvernements italien et étasunien, qui auraient commis là une provocation pour justifier la répression, voire un coup d'Etat. Ce qui ressemble plutôt à un habitus russe.

De fait, il n'y eut pas de coup d'Etat et les Etats-Unis n’avaient aucun intérêt à déstabiliser un pays européen pilier de l'OTAN. Y engendrer du désordre ne parait pas le moyen le plus sûr d'y conserver des bases militaires essentielles, comme celle d’Aviano, qui couvre toute la Méditerranée. De plus une provocation n'est utile à un gouvernement que s'il l'utilise pour supprimer les libertés publiques ou pour réprimer violemment les contestataires, ce qui n’a pas été le cas en Italie. Par contre, le SISMI (le service de renseignement italien) s’est pris les pieds dans le tapis en tentant d'impliquer l'extrême-gauche italienne avec de fausses preuves, faute d'en avoir de vraies et surtout de pouvoir utiliser les informations que leur fournissaient leurs agents infiltrés. 

Si l'extrême-gauche et l'extrême droite se rejoignent parfois dans les périodes de forte tension, c'est encore plus vrai dans le monde paranoïaque des terroristes, qui ne brillent pas par la lucidité de leurs analyses politiques. Ainsi, au Crystal Bar, à Cannes, un soir de mai 1975, alors que le festival bat son plein, Jean-Luc Milan, mao spontanéiste un peu paumé, cherche à convaincre un copain de lycée que les attentats qui déchirent les nuits cannoises depuis quelques temps sont le fait des communistes qui veulent déclencher une révolution !

Malgré plusieurs bières, le copain trotskiste n'y croit pas une seconde. La situation n'a rien de révolutionnaire et il ne voit ni le PCF, ni la CGT s'engager dans l’aventurisme. Les deux jeunes gauchistes se séparent après minuit. Au petit matin, toute l'extrême gauche cannoise est réveillée par une vaste descente des RG. Jean-Luc Milan est mort en posant sa bombe, au casino municipal, la 3ème cette année-là, après celles qui avaient explosé au Palais des Festivals et devant la Villa de Marcel Dassault, dans le quartier de la Californie.

Milan avait cherché à recruter et avoué à certains copains qu'il posait des bombes, à l'aide d'explosifs qu'il aurait découvert sur un chantier des Alpes où il avait travaillé. Ce qui fait forcément penser aux cellules combattantes, d'autant qu'il avait des contacts avec l'ultra-gauche franco-belge et italienne. La police française conclura cependant qu'il avait agi seul. 40 ans plus tard, au fil de cette enquête, le copain ancien trotskiste réalise que tout compte fait, la "révolution" rêvée par Milan c'était peut-être bien tout de même un plan des communistes, mais plutôt du KGB que du PCF.

Il se dit aussi qu'il l'a échappé belle et que s'il avait été moins clairvoyant, il aurait pu se laisser embarquer dans l'aventure criminelle - et mortelle - de son copain de lycée.

A31 - 1986 : L'Empire nucléaire se décompose

Quand l'empire soviétique a implosé, mais en sauvant les meubles, grâce à l'aide occidentale.

Tchernobyl, RSS d'Ukraine, le 25 avril

Au contact régulier de l'extérieur, l'élite du KGB a compris depuis longtemps que le retard pris sur l'Ouest va croissant. Les valeurs du communisme ne sont plus un moteur et en épluchant « professionnellement » les médias occidentaux, ils constatent l'écart abyssal, en dépit du discours officiel, entre la sombre réalité soviétique et l’indéniable prospérité occidentale.

La censure en vigueur n’arrange rien et ces analystes professionnels savent bien que les pénuries alimentaires et les magasins vides ne sont que la part visible des disfonctionnements. Plus rien ne marche dans le pays. Même les industries militaires et spatiales essuient des revers, soigneusement dissimulés, mais même le secret ne fonctionne plus puisque sous le manteau, l'information circule, grâce aux samizdats recopiés à la main.

Tchernobyl apporte le coup de grâce : des centaines d'hommes en sont réduits à se sacrifier pour limiter la catastrophe et deux ans plus tard, Valeri Legassov se suicide. Scientifique irréprochable, qui publiait en français dans la revue polytechnique de Lausanne, il a coordonné les secours pendant la catastrophe, puis rédigé le rapport pour l'AEIA de Vienne. Chose tout à fait inhabituelle, par décision personnelle de Gorbatchev, la Pravda publie sa lettre d'adieu !

Il y incrimine directement le système et son culte du secret, doublé de la terreur qu'il inspire : « Nous avions les moyens d'éviter la catastrophe, explique Legassov, mais pour cela, il aurait fallu pouvoir en parler, or nous n'en avions pas le droit ».

Cela fait quelques années que paradoxalement, l'élite sécuritaire du pays, chargée de le préserver, s’est convaincue que le régime qu'ils défendaient était en réalité le pire ennemi des Russes et de la Russie. Les défections furent d'abord individuelles : de hauts cadres des services de renseignement se sont mis au service de l'Occident, risquant leur vie en « trahissant », pour des raisons humanitaires ou par patriotisme, dans l’espoir de sortir la Russie de son régime stérile et de mettre fin à la guerre froide qui menaçait l’avenir de toute l’humanité.

D'autres ont tenté et en partie réussi le pari du changement par le haut. Notamment le tout puissant grand patron du KGB, Youri Andropov, qui chargea un apparatchik brillant, Mikhaïl Gorbatchev, alors responsable de l’agriculture, d'élaborer un système d'indicateurs économiques et de mesure des performances qui soit enfin efficace et réaliste. L’idée était de pouvoir comparer l’Union Soviétique avec le modèle occidental, sur des critères objectifs.

Sous son air anodin, l'initiative attaquait de front la culture de dissimulation du régime. Imprégné d'esprit scientifique, Andropov avait compris que le pays avait besoin de réformes et que le pouvoir avait besoin d'informations fiables et précises pour les mener. Cela tombe bien car à la mort de Brejnev en 1982, il est nommé Secrétaire Général du Parti Communiste, ce qui en URSS est le lieu du vrai pouvoir.

Gravement malade, il décède 15 mois plus tard et ses réformes sont aussitôt interrompues par son successeur, Tchernenko, qui est un conservateur, tout aussi âgé et malade. Rebelote, il meurt 13 mois plus tard, en mars 85, laissant cette fois la voie libre au jeune apparatchik avide de changement : Gorbatchev. La transparence, la « glasnost » devient le premier mot d'ordre, et le nouveau leitmotiv du Kremlin. Ce qui permet la publication dans la Pravda du rapport sur Tchernobyl.

Le second mot d'ordre, la perestroïka, résume les réformes économiques appelées de leurs vœux par les ténors du KGB, qui rêvent d'en finir avec le marxisme en optant pour l'économie de marché. Le grand rival du sud, la Chine Populaire a déjà opéré le tournant avec un certain succès. D’ailleurs, elle commence à en récolter les fruits, en termes de développement économique, tout en conservant la mainmise du parti communiste sur tous les rouages de la société. Pourquoi ne pas en faire autant ?

En Chine, les traditions confucéennes contribuent au changement, la direction du parti communiste pouvant être vue comme une forme moderne du mandarinat ancestral, cette caste de gestionnaires assurant l’administration de l’Etat depuis 2500 ans. Aussi, un principe simple facilite le passage à l’économie de marché sous l’égide du parti communiste chinois : le business est désormais roi, mais pour pouvoir en faire vraiment, mieux vaut être membre du parti !

En Russie, à l'opposé, "communiste" et "soviétique" sont deux mots qui ne font définitivement plus rêver. De plus, du Tsar au 1er Secrétaire du PCUS, la société russe a toujours eu l’habitude de fonctionner sous l’autorité d’un chef tout puissant et Gorbachev n'est pas cet homme là. Embourbé en Afghanistan et en l’absence d’homme providentiel, l'empire se désagrège.

L’URSS se délite d’autant plus vite qu’elle est bâtie sur une fiction : une mosaïque de nationalités fort diverses, soi-disant peuples frères, mais clairement dominées par l'ethnie russe, au comportement souvent raciste, comme le dénonçait déjà Lénine, qui y voyait le principal danger pour la révolution ! Dans les faits, l’URSS n’est qu’un Empire colonial presque comme les autres, où les ethnies des territoires conquis bénéficient en théorie de droits égaux; mais en théorie seulement, la réalité étant subtilement très différente.

Les membres du Pacte de Varsovie sont les premiers à prendre leur distance dès qu'ils sentent le joug se relâcher, vite suivis de nombreuses républiques soviétiques qui veulent faire sécession. Une chaîne humaine de 687 km regroupant 2 millions de personnes (le tiers de la population) se forme ainsi à travers les trois pays baltes pour exiger l'Indépendance. L'Ukraine, le Kazakhstan, la Biélorussie, les Républiques caucasiennes réclament leur indépendance, suivies par la Moldavie. Sauf qu'en Transnistrie, une région de Moldavie, la 14ème armée russe se rebelle et réclame le rattachement à l’URSS.

Le 19 août, la veille de la signature d'un contrat d'autonomie pour toutes les Républiques, un groupe de hauts responsables mené par l’adjoint de Gorbatchev, Guennadi Ianaïev, tente un coup d'Etat militaire et s'empare de Gorbatchev. Ils affirment dans une lettre à Mitterrand qu’ils veulent poursuivre les réformes et le passage à l’économie de marché, mais s’opposent à l’éclatement de l’Empire, qui augmenterait le risque de prolifération nucléaire. 34 ans plus tard, le discours de la dictature russe reste le même: " Tolérez-nous, sinon ce sera pire " !

Nouveau Président de la République de Russie, Boris Eltsine rejette le putsch et refuse de lâcher son nouveau pouvoir. Avec l’appui de nombreux cadres intermédiaires acquis au changement, il fait front. Les commandos Alfa, chargés de s'emparer du parlement, retournent leurs armes. Le peuple de Moscou fait bloc derrière Eltsine et les leaders du putsch renoncent au bout de trois jours. Arrêtés, ils seront graciés dans les années qui suivent, et avec Poutine, on retrouvera les officiers supérieurs putschistes à la tête du contingent qui envahit l'Ukraine.

Le 24 août, l’Ukraine fait officiellement sécession, suivie de plusieurs Républiques. En Transnistrie, la 14è Armée soviétique abandonne l'idée de l'URSS et réclame désormais manu militari son rattachement à la Russie. Parmi les agents du GRU actifs sur le terrain, on remarque un certain Igor Guirkine, qui n’est encore que Capitaine. La gabegie et la guerre des clans s'installent et le message passe : la sécurité du parc nucléaire est en danger.

L'Occident s'inquiète, d'autant qu'une centaine de charges nucléaires disparaissent, avec la complicité évidente de militaires et d’agents du renseignement, plus proches que jamais des mafias qui les recrutent par milliers. Dûment alimentés, les médias occidentaux s'alarment des disparitions suspectes d'ogives ou de combustibles, plusieurs films sont réalisés sur ce thème. Le risque de prolifération nucléaire fait la une.

Prophétie autoréalisatrice ou campagne d’opinion, le résultat est le même et les occidentaux stressent. Lors du référendum organisé en 1992, 75% des Ukrainiens réclament l'indépendance de leur pays, même en Crimée et au Donbass où ils sont 65%. Mais l'Occident n'aime pas l'idée de multiplier les Etats disposant de l'arme atomique et Washington tord le bras à l'Ukraine : à Budapest, en 1994, Khyiv est lourdement incitée à livrer tout son arsenal nucléaire à Moscou, en échange de la protection des anglo-saxons et d’une promesse de respect de son intégrité territoriale, culturelle et économique par Moscou. Promesses allègrement piétinées par Poutine 20 ans plus tard, lorsqu'il envahit la Crimée et le Donbass.

La fin de l’équilibre des deux blocs donne effectivement des envies de bombe atomique aux puissances régionales. L’Inde ayant la sienne, la solidarité musulmane pousse l'Arabie Saoudite à financer la bombe pakistanaise. En échange, les Saoudiens obtiennent trois têtes nucléaires, conservées dans des silos au Pakistan. Les pays hostiles à la suprématie américaine sont les plus motivés : orphelins de la protection du parapluie soviétique, l'Iran, la Corée du Nord et la Libye s’associent et recrutent Abdul Khader Khan, le père de la bombe pakistanaise.

Ce dernier les met en contact avec des fabricants de machine outils suisses et allemands, qui livrent de quoi fabriquer des centrifugeuses. Informée par l'entreprise suisse, la CIA piège les machines pour qu'elles ne puissent pas produire de plutonium. Déçu, Kadhafi préfère échanger le démantèlement de son usine inopérante contre l’oubli officiel de ses activités terroristes. Sous Obama, l'Iran acceptera également de bloquer son programme, en échange de la fin des sanctions économiques et politiques. Y compris l’absolution de ses anciens agents terroristes comme Anis Naccache. Mais Trump reviendra sur l'accord et l'Iran remettra ses centrifugeuses en action, après les avoir rendues capables de fabriquer effectivement du plutonium grâce à l'aide nord-coréenne.

En développant leurs programmes nucléaires avec Khader Khan, les trois « Etats voyous » rêvaient d’alternative au leadership occidental. Les leaders du Hezbollah libanais ont ainsi fait la connaissance d'Ahmadinejad à Pyongyang, lors d'un programme de formation politique organisé par les Nord-coréens. Et si la Corée du Nord parvient à fabriquer sa bombe en dépit des manœuvres de la CIA, c'est certainement à l'aide de technologies russes, fournies malgré l'embargo de l'ONU, officiellement approuvé par Moscou.

La Corée du Nord vendra même une usine à la Syrie, aussitôt bombardée par Israël. Aujourd'hui, en 2024, l’alliance anti-occidentale a de nouveaux visages, et la Russie s’y affiche désormais ouvertement en leader. Force est de constater que la peur du nucléaire et de la prolifération a surtout servi le Kremlin, qui a pu récupérer ainsi les ogives ukrainiennes, biélorusses et kazakhes, en éliminant le risque à ses frontières, tandis qu'au contraire, Moscou n'a jamais fait de grands efforts - c'est un doux euphémisme - pour enrayer la prolifération lorsque cela pouvait nuire aux occidentaux.

A32 - 1990 : Paul Simon à Joburg et Ben Laden à Damas

Dans les décombres de l'URSS

Robben Island Afrique du Sud, le 11 février

Trois mois après celui de Berlin, un autre mur tombe en Afrique du Sud et ce n’est pas tout à fait par hasard ! L’ANC entretient depuis les années 20 un flirt poussé, quoiqu’à éclipses avec le parti communiste et l’URSS. Au point qu’en pleine guerre froide, les défenseurs de l’apartheid avaient beau n'être pas trop fréquentables, ils parvenaient à se faire passer pour un rempart contre le communisme. L’effondrement de l’URSS les laisse enfin pour ce qu’ils sont - des racistes - et les prive des appuis américains nécessaires à la survie de leur système.

Lucides, les leaders afrikaners préfèrent rendre les armes, en commençant par libérer Nelson Mandela, emprisonné depuis 29 ans. La fin de la guerre froide fait trébucher les dictatures, qu’elles soient de droite ou de gauche et met fin aux nombreuses guérillas dans lesquelles intervenaient les armées sud-africaine et/ou cubaine. Elle révèle aussi d'étonnantes alliances souterraines.

Ainsi le Conseil Œcuménique des Eglises, à Genève, fut un champ de bataille essentiel dans la guerre de l’ombre qui opposait les afrikaners aux agents du KGB. On le comprend mieux quand on sait que le pas encore prix Nobel et futur archevêque Desmond Tutu était employé au siège de Genève du COE, tandis qu’un certain Vladimir Goundiaeïev y représentait l'église orthodoxe de Moscou et de fait l’orthodoxie tout entière, ainsi que le KGB, à ses heures perdues, notamment lorsqu’il appelait à un boycott strict de l'Afrique du Sud.

Plus connu aujourd’hui sous le nom de Kiril, patriarche de l’église russe, Goundiaïev est à l’époque un grand ami de Poutine, officier du KGB comme lui. On connait même son nom de code en tant que guébiste : Mikaïlov. Depuis Staline, l’église orthodoxe de Moscou exerce une autorité sans partage sur le monde russe, sous les ordres du Kremlin : son antenne extérieure est même purement et simplement une division du KGB. A Genève, l’une des tâches essentielles de Mikaïlov, alias Goundiaïev, alias Kiril, c’est de transmettre fonds, conseils et consignes à ses collègues sud-africains proches de l’ANC.

Amateur de montres suisses et de BMW, Goundiaeïev s’offre même un accident de voiture en état d’ébriété, sur la route suisse à la sortie de Genève, en compagnie d'un autre colonel du KGB, ce qui lui vaut d’être rappelé à Moscou. Sa passion des montres, partagée dès cette époque avec Poutine, lui vaudra la moquerie du net mondial quand après une première photo de l’homme d’église arborant une Rolex au poignet, sort une 2ème photo sur laquelle la montre a été effacée, comme sous Staline … mais pas son reflet sur la table vernissée comme un miroir !

Les consignes de boycott culturel de l'Afrique du Sud lancées par Moscou et le KGB par l’intermédiaire du COE ne convainquent cependant pas tout le monde, même au Cap. Le chanteur étasunien Paul Simon veut y enregistrer son disque Graceland qui met en valeur les artistes sud-africains noirs et il se contrefiche de l’accord de l'ANC. Le disque et la tournée mondiale qui s’ensuit, avec Hugh Masekela et l'icône Myriam Makeba sont d’immenses succès. Malgré les activistes pro-soviétiques qui manifestent devant les salles de concert et parfois même jettent des grenades offensives, provoquant plusieurs annulations.

En résistant aux pressions des afrikaners racistes et des militants communistes, qui ne veulent ni les uns ni les autres les voir jouer de concert, Simon, Masekela et Makeba (qui fut pourtant proche des communistes dans sa jeunesse) rendent un immense service à l'Afrique du Sud et au monde. Ils prouvent que noirs et blancs peuvent travailler ensemble, ouvrant la voie à la réconciliation nationale de De Clerck et Mandela, arbitrée par Desmond Tutu qui entretemps a quitté le COE. Dans la lutte contre le fascisme et l'apartheid, l'obstination des artistes (et la puissance économique de l'Industrie du divertissement US) l'emporte sur le rouleau compresseur de la propagande communiste .

Koweit-city, le 2 août 1990

Après la chute du Mur, le communisme agonise partout cette année là et l'annexion du Koweït par Saddam Hussein déclenche les représailles d'une coalition jamais vue depuis la seconde guerre mondiale : les pays de l’ex-Pacte de Varsovie se joignent à l'OTAN pour renvoyer chez lui, en Irak, le tyran de Bagdad ! Comme s'ils pressentaient que la protection de l'inviolabilité des frontières était leur meilleure défense. D'ailleurs la seule exception et de taille, n'est autre que l'URSS, qui n’est pas encore réduite à la Russie et qui s'abstient.

Evgeni Primakov, dernier patron opérationnel du KGB, sauve même le régime de son ami personnel Saddam Hussein. Il négocie avec Bush père, ancien boss de la CIA et désormais Président US, l'arrêt des troupes à la frontière Irakienne. Contre l'avis d'un jeune responsable du Pentagone, Paul Wolfowitz, qui voudrait soutenir les rébellions kurde et chiite. On renvoie l'envahisseur chez lui, mais on laisse les frontières intactes et lui à l'abri derrière. Un peu ce que la Maison Blanche rêve de réitérer aujourd'hui en Ukraine.

Wolfowitz n’est pas le seul à s’indigner de ce refus d'aller plus loin, alors que l’armée irakienne est exsangue et que le dictateur a maltraité son peuple de mille manières. Dans le film « les Rois du Désert », Georges Clooney incarne même un soldat américain qui ne comprend pas pourquoi il doit laisser les chiites se faire massacrer. Le fait est qu'à Moscou, le cadavre soviétique bouge encore, menaçant le monde de représailles nucléaires et la Maison Blanche préfère un mauvais accord à une bonne guerre atomique...

Wolfowitz, encore lui, critique la désescalade nucléaire qui s'ensuit, privant le Pentagone de sa suprématie technologique. La CIA craint également qu'à Moscou, le changement de régime ne soit qu'une façade, le KGB continuant de tirer les ficelles. Elle l'explique au Président. Du coup, l'aide publique qui arrose les ex-pays de l'Est est refusée à Moscou. Alors même que les Russes, pleins d'espoir, avaient fait échouer le putsch des conservateurs du KGB. Les fonds rapaces occidentaux privés qui remplacent l’aide interétatique favorisent la privatisation sauvage, dont le peuple russe fait les frais, mais de son plein gré ou plus exactement en se laissant berner.

La plupart des oligarques naissent à ce moment précis, selon le même schéma : un petit malin, issu de la génération des jeunes entrepreneurs formée par le KGB à la fin des années 80, obtient un crédit bancaire pour moderniser une usine et il commence par racheter à vil prix les actions de l’entreprise qui viennent d’être offerts aux employés. Avant qu'il n'investisse dans la modernisation et que la valeur des actions décuple. Les ouvriers, n'ayant aucune idée du fonctionnement des actions sur le long terme, préfèrent évidemment un peu d'argent tout de suite, dans une Russie où l'on meurt de faim.

Dans cette Russie à l'abandon, nombre de siloviki désœuvrés se laissent recruter par la maffia, d'autant que des liens existaient. Après l'échec du putsch de 1991, les archives entrouvertes du KGB révèlent les connexions avec le terrorisme, par l'intermédiaire de la Syrie et de la Libye, mais aussi avec le narco-trafic et la pègre en Colombie par l’intermédiaire des FARC. La DEA américaine confirmera ultérieurement les connexions directes entre le narcotrafic des FARC et le Hezbollah, par l'intermédiaire du Venezuela où les agents castristes ont pris le pouvoir.

Ces archives seront vite refermées, mais l'on apprendra tout de même, 30 ans plus plus tard, qu'un jeune colonel du KGB avait la vision sur les flux financiers de ces trafics qui, pour franchir le mur, passaient par Dresde, en RDA : Vladimir Poutine. 

Entretemps, le terrorisme propalestinien, panarabe à défaut d’être laïc, est devenu franchement jihadiste, quelques émirs fortunés du golfe persique s'étant engouffré dans le vide laissé par le sponsor soviétique.

Ils n'en ont pas pour autant délaissé leur haine anti-occidentale et paradoxalement, les ex-moujahédines biberonnés à la lutte anti-soviétique vont faire le chemin inverse. Pour tirer le Koweit des griffes irakiennes, les USA ont installé des bases en Arabie Saoudite. Ce qui viole le pacte mythique - jamais écrit - du Quincy interdisant aux Américains d'intervenir en Arabie. Oussama Ben Laden est ulcéré. Il n'a pas combattu les Soviétiques athées à Kaboul pour que les Américains chrétiens s'installent à la Mecque. Ben Laden a d'ailleurs proposé aux Saoud de reprendre lui-même le Koweït avec ses hommes, vétérans du jihad afghan, rêvant de fanions de guerre islamiques flottant sur le désert. Le recours aux occidentaux est un camouflet.

A Genève, la très riche famille Ben Laden est en affaires avec François Genoud, le banquier nazi converti à l'islam. A l’instar des pontes néo-conservateurs étasuniens, Bush, Cheney & Co, les Ben Laden détiennent de grosses participations dans l'industrie militaire américaine. Oussama perçoit sa part des bénéfices, comme chacun de ses 53 frères et sœurs (enfin, les sœurs, nettement moins), mais il ne partage guère l'ouverture à l'Occident de sa fratrie. Il fuit l’Arabie saoudite et se réfugie ... au cœur du pays alaouite syrien, dans la famille Ghanem de sa mère et de son épouse, qui est aussi sa cousine. Dans la Syrie de Hafez el Assad, ex-capitaine de l’Armée Rouge soviétique, dont la police est au courant de tout. Vraiment tout.

Pour Ben Laden, le Damas de son enfance a toujours été le refuge de tout ce qui détestait l'Amérique et la chute du mur n'y a rien changé. L’ombre de Moscou y est juste plus lointaine. Carlos, le terroriste vénézuélien, s'y est converti à l'Islam et il y vit désormais avec sa compagne et avec le suisse Bruno Bréguet, dont on sait aujourd’hui qu’il travaillait en réalité pour la CIA. Comme probablement François Genoud, même si dans ce dernier cas, l'ambiguïté demeure.

Lorsqu'un attentat dévaste les sous-sols du World Trade Center à New York, le 26 février 1993, le FBI a été averti et dispose d'un agent infiltré parmi les poseurs de bombe, qui sont aussitôt arrêtés. Parmi eux, un Palestinien de la famille Salameh, pilier de l'OLP, dont on a retrouvé des membres dans les rangs de la SS ou comme chef du Commando des JO de Munich. Mais aussi le cheikh aveugle Omar Abdel Rahman, proche de Ben Laden. Impliqués, deux diplomates soudanais sont expulsés. Il y a 5 morts, mais l'attentat, qui devait détruire les tours, est un échec et c'est probablement du à l'informateur du FBI, un ingénieur et pilote égyptien.

Prudent, Assad conseille à ses poseurs de bombes d'aller se faire pendre ailleurs. A Khartoum, par exemple. Ben Laden et Carlos déménagent alors - chacun de leur côté apparemment - dans la capitale du Soudan islamiste, ex-satellite soviétique. Oussama et sa suite s'installent dans une grosse villa du quartier résidentiel d'Al Ryad, tandis que la CIA prévient la DST française qui localise Carlos à Khartoum avant de l'exfiltrer, avec l'accord du Gouvernement soudanais.

A33 - 1991 : Une si longue Amitié

Kissinger, Poutine, Mao !

Aéroport de Poultovo - Leningrad/Saint Pétersbourg,

Lorsque Vladimir Poutine accueille Henry Kissinger à l'aéroport, il est un peu impressionné par le monument d'histoire qu'il a devant lui. Curieux de tout, Kissinger cuisine ce jeune trentenaire, avide de tout connaître sur les relations internationales, que son ami Anatoli Sobtchak, gouverneur de la ville, s'est choisi comme assistant. Les deux hommes se découvrent rapidement deux points communs qui, selon Poutine, vont se transformer en longue amitié : ils parlent couramment l'allemand, ce qui leur permet de se passer de traducteur, et ils ont été espions en Allemagne. « Tous les hommes de qualité ont commencé dans le renseignement », précise Kissinger.

Pour le président d’honneur du Club Bilderberg, c'était au CIC, le contre-espionnage de l'armée américaine, pour lequel il fit ses premières armes d'administrateur, gérant avec doigté la dénazification des zones dont il avait la charge, récupérant tout ce qui pouvait être utile, y compris les anciens nazis, lui le juif allemand, avec un pragmatisme qui sera sa marque de fabrique sa vie durant. Comme théoricien d'abord : il développe l'idée de ripostes graduées plutôt que de destructions massives en cas d'attaque nucléaire. Pour lui, la guerre est l'ennemie du monde entier.

Il met ses idées en pratique sous Nixon, négociant la première réduction des armes nucléaires avec Leonid Brejnev. En parallèle, il rencontre les Chinois, brouillés avec les Soviétiques. Zhou en Laï s'occupe de l'étranger, Mao Tsé Toung de l'Intérieur. Si Mao n'est jamais sorti de Chine, Zhou et son adjoint Deng Hsiao Ping ont fait leurs études en France. Et puis un peu à Moscou pour Deng et à Tokyo pour Zhou.

A Montargis en France, en 1921, le programme d’études franco-chinois était financé par le Kuomintang nationaliste et une association française. Il fallait former les élites qui allaient moderniser le pays, en harmonie avec la France. Zhou en Lai a déjà lu Marx en japonais lorsqu'il arrive à Montargis. Ce n'est pas le cas des 4000 autres étudiants chinois en France qui, comme Deng ne seront mis au contact du communisme que par un coup du sort : dans l'après-guerre, les prix s'envolent et les convulsions chinoises réduisent leurs bourses à néant.

Les étudiants chinois doivent travailler pour vivre et ce sont les syndicalistes de la CGT qui les accueillent dans les usines. Ce qui contribue à faire naître, à Paris, ce qui deviendra le Parti Communiste Chinois. Etudiant-travailleur également, le vietnamien Ho chi Minh s'implique fortement et joue même un rôle au Congrès de Tours, avant d'être appelé à Moscou par le Komintern. Deng est lui aussi reçu à Moscou, mais les Soviétiques restent méfiants. La situation chinoise est confuse, nationalistes et communistes s'allient puis se brouillent, puis s'allient … et le pays fourmille d'espions !

Berlin appuie aussi le Kuomintang nationaliste, qui reçoit argent et conseils du fameux Nachrichtenstelle für den Orient des services secrets allemands. Les nazis poursuivent l’aide, mais lorsque l'allié japonais attaque la Chine en 1937, Berlin abandonne Tchang Kaï Chek. Qui appelle au secours Washington. Les Etats-Unis de Roosevelt envoient alors une aide discrète sous forme d'argent et d’armes dont une escadrille d'aviateurs engagés à titre privé, les fameux Tigres Volants du Colonel Chennault, immortalisés par la bande dessinée.

Dès l'attaque japonaise, communistes et nationalistes chinois signent un nouveau pacte d'alliance contre l'envahisseur étranger. Les Soviétiques commencent par fournir des armes à Mao Tse Toung puis, après quelques escarmouches frontalières, signent un pacte de non-agression avec Tokyo, qui interrompt brutalement les fournitures d’armes. Ils le respecteront jusqu'en septembre 45, n'attaquant le Japon qu'un mois avant la fin de la seconde guerre mondiale.

L’aide soviétique tarie, les communistes chinois se tournent à leur tour vers les Américains et Roosevelt soutient autant les hommes de Mao que ceux de Tchang Kaï-Chek. Ce pragmatisme, loyal envers les alliés efficaces, rencontre celui du chef des commissaires politiques de l'armée maoïste, Deng Hsiao Ping, qui répète volontiers « Qu'importe la couleur du chat, pourvu qu'il attrape les souris ». Mais Deng va avoir des problèmes, pendant la Révolution culturelle, les jeunes Garde Rouge, à l’instigation de Mao, l’accusant d’être un « capitaliste de droite ». Son fils préfère même se défénestrer pour leur échapper.

Curieusement, alors que Nixon est arrivé en politique nimbé d’une aura anti-communiste, c’est lui, avec Kissinger, qui va réduire les tensions avec l’URSS et avec la Chine. Contacté par les Chinois dès 1970, Kissinger se rend discrètement à Bei-Jin en juillet 1971 pour discuter de Taïwan, du Vietnam et de l’URSS. En Chine, Zu en Lai rappellera Deng de son exil intérieur pour participer aux négociations. En échange de l'ouverture de l'immense marché chinois aux productions américaines, à commencer par des Boeing, l'homme de Bilderberg offre deux choses :

- Un centre d'écoutes hypersophistiqué, pour ausculter les intentions du grand voisin russe dont Mao se méfie comme de la peste. Avec partage des informations.

- L’Asie du Sud-Est, offerte sur un plateau comme zone d’influence chinoise : Vietnam Cambodge, Laos, Hong Kong, Macao et Taïwan. La Chine promet vaguement de ne pas s'en emparer par la force et les USA retirent leurs troupes.

Le succès de la démarche des pragmatiques Zhu et Deng en politique étrangère va les conforter en politique intérieure et permettre à Deng de prendre le pouvoir, pour assurer un début de transition vers le libéralisme, au moins en économie. C’est raccord avec la géopolitique de Kissinger qui prône une logique de blocs : des centres forts, dominant leurs prés-carrés respectifs pour se partager le monde. Washington dans les Amériques, Pékin en Asie du Sud-est, Moscou en Europe de l'Est...

Sauf qu’en 1990, Moscou perd son pré-carré dont une bonne partie s’empresse de filer rejoindre l’Union européenne qui répond à une tout autre logique. Il ne s’agit plus d’un centre fort entouré de territoires sujets, mais bien de territoires multicentrés, égaux en droit, fédérés par une alliance commune. Une gouvernance démocratique partagée contre l’impérialisme colonial de Moscou, avec la prospérité en plus, il n’y a pas photo. Mais Poutine ne le comprend pas. Pour lui, c’est un viol, une manigance occidentale à l’encontre de sa chère Russie, consubstantielle à son empire colonial, sa raison d’être !

Cette déchirure de voir l’empire européen de Moscou lui échapper est la cause du déséquilibre de Poutine, selon Kissinger, dans une interview qu’il a accordé au Financial Times peu avant sa mort, juste après l’invasion de l’Ukraine. De fait, lorsque Poutine accueille Kissinger à l’aéroport en 91, tout porte à croire qu’il a déjà son idée en tête : l’URSS doit se reconstruire pour récupérer son empire, afin que le monde retrouve l’équilibre d’une logique de blocs. Pas sûr que Kissinger l’en ait dissuadé à l’époque.

Dès 94 en tout cas, Poutine tiendra ce discours publiquement en Allemagne et la Russie recommence dès cette époque à lorgner sur le Moyen Orient, l'Afrique ... et l'Europe. Eltsine proposera même à Clinton de devenir le protecteur de l’Europe, selon la logique chinoise. Puisqu’il n’y avait plus de communisme, il n’y avait plus de problème … et tant pis pour les peuples qui n’avaient pas envie de de finir en salade russe. Clinton a éclaté de rire, mais Poutine et les Siloviki rongeaient leur frein.

La Chine se montre bien plus subtile. Elle veut remplacer les Etats-Unis comme gendarme du monde en commençant par l’Asie, mais elle prend son temps. Elle n’ignore pas que la Russie est un rival direct qu’il importe de contenir, mais aussi le seul allié potentiel d’importance face aux Etats-Unis. Du coup, on le ménage et on l’entretient. L’idéal est une Russie amoindrie, mais pas trop … on fait en sorte d’éviter qu’elle ne s’écroule, mais sans lui donner les moyens de gagner face à l’OTAN. Kissinger fait figure d’enfant de chœur à côté des dirigeants chinois ! Surtout depuis que Xi a repris la main et pourchasse les libéraux.


A34 - 1992 : Un si long siège

La Bosnie, répétition générale ?

Hôtel Hollyday Inn, Sarajevo Bosnie-Herzégovine le 5 avril

La manifestation pour la paix est immense, réunissant plus de cent mille personnes. Lorsque deux femmes s'écroulent en tête du cortège, blessées mortellement sur le pont Vrbanja, bientôt suivies d’autres, les soupçons se portent immédiatement sur les Serbes retranchés dans l'Hôtel Hollyday Inn. Bien qu'à plus d'un kilomètre, les snipers ont pu atteindre les manifestants. L'hôtel est pris d'assaut et la police bosniaque arrête six miliciens serbes. Un pour chacun des six manifestants tués.

C'est officiellement le début du siège de Sarajevo, qui va durer 1300 jours - 3 ans et 6 mois - durant lesquels un demi-million d'obus seront tirés. Par chance, ils ne feront «que» 5 000 victimes civiles, les habitants s'étant rapidement organisés pour se protéger, des bombes comme des snipers. Il est certain que l'assassinat de manifestants porte la marque d'une provocation des services secrets. Mais les tireurs étaient-ils vraiment serbes ?

Qui avait intérêt à déclencher la guerre ? A priori, les Serbes, qui la préparaient de longue date ! Au contraire du Président bosniaque Aliza Izetbegovic, qui avait démobilisé les milices musulmanes quelques mois auparavant. Au point de se retrouver à court lorsque les intentions belliqueuses des Serbes devinrent par trop évidentes. Pris au dépourvu, la violence augmentant chaque jour, Izetbegovic se résolut à appeler au secours la pègre bosniaque, impliquée dans le trafic de drogue à l'échelle européenne.

Truands notoires, professionnels de la violence, Yusuf Prazina et Moussan Topalovic formèrent alors les « bérets verts » musulmans, une troupe para-militaire aux méthodes plus que discutables. Au procès du Président serbe Milosevic, au Tribunal Pénal International de la Haye, l'ex-numéro 2 des services secrets yougoslaves affirma que ses hommes avaient intercepté des messages desdits bérets verts, au moment du massacre, qui laissaient penser à une provocation. Dans sa déposition, il cite nommément Prazina et « Caco », le nom de guerre de Topalovic. Reste que les paroles d’un chef des services secrets ne sont pas forcément d’évangile.

Objectivement, les Serbes avaient un réel intérêt à déclencher une guerre qu'ils étaient certains de gagner, contre une Bosnie sans véritable armée. Mais si le Président Izetbegovic espérait sauver la paix, les extrémistes bosniaques se préparaient eux aussi à la guerre. Il fallait éliminer l'enclave serbe au coeur de la capitale, autour du Hollyday Inn. Ce qui fut effectivement accompli à l'issue des tirs, en rejetant, en plus la responsabilité du déclenchement du conflit sur les Serbes.

C'est souvent ainsi que commencent les guerres, quand les extrémistes des deux bords ne sont plus d'accord que sur une chose : en découdre. Dans ce genre de situation, les agents des services sont toujours en pointe et il est rare que l’on dispose de vraies preuves. D’un côté comme de l’autre, le job des services secrets, c'est d’abord de faire disparaître les traces. Ceci dit, dans ce cas précis, la responsabilité première est clairement serbe et elle est écrasante.

Depuis plus d’un siècle, les Serbes orthodoxes rêvaient d'une grande Serbie, bâtie sur les décombres de l'Empire ottoman. Avec l'appui de Moscou, ils entendaient l'imposer à leurs voisins, catholiques croates et musulmans bosniaques ou albanais. Le Maréchal Tito avait pu maintenir un certain équilibre en s'opposant à Staline, parce qu’il était croate et parce qu'il avait accordé l'autonomie nécessaire aux différentes entités de sa Fédération yougoslave. Hélas, à sa mort, les Serbes de Milosevic s'étaient lancés dans une folle démarche nationaliste, pour imposer le leadership serbe orthodoxe aux autres ethnies et religions de la fédération. Ce qui avait aussitôt conduit à son éclatement !

Lorsque la Yougoslavie explose, les musulmans bosniaques sont aussi laïcs qu'on peut l'être. Descendant d'une famille de dignitaires turcs, Izetbegovic est l'exception qui confirme la règle. A 18 ans, il avait soutenu les Waffen SS des deux divisions bosniaques recrutées par le grand mufti de Jérusalem et le Genevois Jean-Maurice Beauverd. Arrêté par les partisans serbes à la fin de la guerre, il avait été libéré en mémoire de son père, maire de Sarajevo pendant la 1ère guerre mondiale, qui avait fait libérer 40 serbes menacés de mort, après l'attentat contre l'archiduc François-Ferdinand. Mais Izetbegovic avait tout de même été condamné à trois ans prison pour collaboration.

Partagé entre sa stature d'homme de paix et son islamisme militant, Izetbegovic retournera en prison à plusieurs reprises sous Tito. Ce qui lui vaudra de remporter les premières élections bosniaques suivant le délitement de la Yougoslavie. Forcé à la guerre par la Serbie, Izetbegovic se démène alors pour trouver des appuis en Turquie et auprès des pays arabes. Les Etats-Unis aussi sont prêts à aider, la Serbie étant ostensiblement soutenue par Moscou. Et puis l'Allemagne et plus globalement l'UE.

Désormais incontournable et se sentant pousser des ailes, Izetbegovic fait le ménage dans ses mauvaises fréquentations. Prizina est assassiné en Belgique par ses propres gardes du corps. Les gangsters sont cependant remplacés par des islamistes, plus conformes aux convictions du Président bosniaque. Oussama Ben Laden en personne fait le voyage depuis la Syrie à plusieurs reprises et des jihadistes recrutés dans toute l'Europe aident Sarajevo à soutenir l'un des sièges les plus longs de l'histoire.

Pendant ce temps, de jeunes "natios" européens - notamment français - s'engagent aux côtés des Croates, et des volontaires russes, encadrés d'officiers du KGB, font le coup de feu à côté des Serbes. L'ex-Yougoslavie devient une sorte de théâtre expérimental, de répétition générale des conflits qui vont déchirer l'Europe au XXIème siècle.

Derrière la présence de Ben Laden et des jihadistes européens en Bosnie se profile l'ombre de l'Iran des mollahs et plus précisément des Gardiens de la Révolution, sorte de Komintern jihadiste mené par Ali Khamenei, le mollah formé à l'école du KGB à Moscou, qui vient de remplacer l'Ayatollah Khomeiny à la tête de l'Iran, deux ans plus tôt. Les "Pasdaran" ont officiellement pour tâche d’exporter la révolution iranienne partout dans le monde, sur le modèle du communisme internationaliste. Ils agissent indépendamment des chapelles chiite ou sunnite et le fanatisme islamique ambitionne carrément de remplacer le communisme comme ferment d'espoir des peuples du monde.

La Chine a cependant son propre agenda. Rouge. Elle intrigue dans l’ombre, d’autant plus présente en Bosnie que l’Albanie voisine était sa tête de pont européenne durant la guerre froide. Elle n’apprécie pas vraiment d’en être chassée par les Etats-Unis. Pékin est suspectée d’avoir racheté aux Serbes les débris de la carcasse d’un avion espion furtif américain qui s’est écrasé au début du conflit. Le futur avion furtif chinois s’en inspire largement. Et puis, selon certaines rumeurs, l’Ambassade de Chine aiderait la Serbie en matière de communication.

Le 7 mai 1999, l’Ambassade chinoise est détruite par un bombardier US affrété par la CIA. Il y a des morts, qui suscitent d’énormes manifestations de protestation en Chine. L'Ambassade US à Pékin est dévastée par des Etudiants. Selon toutes les enquêtes officielles américaines, c’est une erreur, un cafouillage, le bâtiment visé étant l’immeuble d’à côté d’où les Serbes géraient leur trafic d’armes. Le Président Clinton s’excuse, et Tenet, le patron de la CIA également. Les Chinois acceptent un dédommagement réciproque (28 millions de dollars pour l’Ambassade chinoise détruite et 3 millions pour l’Ambassade américaine dégradée à Bei-Jin). L’affaire est classée, sans que la Chine ait vraiment semblée convaincue par les arguments US.

La Russie également s’intéresse de près à la Serbie, nation slave et orthodoxe. Moscou envoie même des troupes combattre aux côtés des Serbes. Officiellement ce sont des volontaires, n’ayant rien à voir avec le Kremlin, mais l’un de leurs commandants, Igor Guirkine, dit Strelkov, est un colonel du GRU qui a fait ses armes en Transnistrie. C’est en tout cas un tournant dans les rapports entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud.

La Chine et la Russie se réconcilient et s’allient à l’Iran, face à un Occident qui s’est considérablement renforcé depuis la guerre froide. Un Occident dominateur qui semble avoir le vent en poupe : le nombre de régimes démocratiques s’étend dans le monde, sur tous les continents. Pour combien de temps ?

A35 - 1994 : Bréguet s'est envolé

En quête de sponsor, après la chute du Mur, le terrorisme pro-palestinien laïc se mue en jihadisme ...

Damas, Palais Présidentiel, le 21 janvier

Après la mort dans un accident de voiture de son aîné Bassel, successeur désigné, Hafez El Assad fait le ménage et renouvelle sa sécurité. Le cadet Bachar, nouvel héritier, doit abréger ses études d’ophtalmologie à Londres pour entamer une formation militaire à Damas. En Syrie, pour exercer le pouvoir, il faut être officier. Le vieux nazi Aloys Werner, qui dirigeait la police secrète, est jeté dans un cul de basse-fosse, où il meurt à petit feu et des jeunes loups, plus au fait des techniques modernes, sont engagés. Parmi eux, le fondateur du parti néo-nazi suisse, ancien garde du corps du banquier François Genoud et accessoirement coureur automobile, se souvient d'avoir passé des jours tranquilles à Damas, au service de la famille Assad.

Depuis la chute du mur de Berlin, Assad se sait orphelin de son protecteur russe et l’attentat raté du 26 février 93 contre le WTC de New York fait souffler l’haleine chaude de la CIA sur sa nuque. Sponsor de l’attentat, Oussama Ben Laden fait la navette entre Damas et Sarajevo. Il est prié d’aller se faire voir à Khartoum, où il sera bientôt suivi par Carlos Ramirez, dit le chacal, l’ex-trublion du KGB converti au jihad. La CIA en est informée.

En toute logique, l'info doit venir de Bruno Bréguet, l’adjoint tessinois de Carlos, emprisonné en Israël, puis à Paris, dont on sait aujourd'hui qu'il informait la CIA. Les Américains informent la DST, qui continue de rechercher activement Carlos, sponsor de plusieurs attentats mortels sur sol français et assassin identifié de deux inspecteurs de la DST. Les Français font pression sur le gouvernement soudanais et obtiennent l’autorisation d’enlever Carlos et de le ramener à Paris, où il est incarcéré. Considérant sa mission terminée, Bréguet se met au vert en Grèce, au-dessus d’Igoumenitsa.

Le 4 août 1995, Saïd Ramadan décède à Genève. Le fondateur de la Mosquée des Eaux-Vives laisse la gestion de ce haut-lieu du jihadisme mondial au plus religieux de ses fils, Hani Ramadan. La mort de Saïd laisse François Genoud inconsolable et les services suisses un peu aveugles. Genoud vient déjà de perdre sa femme et il est gravement malade. Le gendre du fondateur des Frères Musulmans avait converti le vieux nazi à l’islam et ce dernier l’appelait affectueusement son « meilleur ami », semblant partager le même antisémitisme. Semblait, parce que Genoud n’avait apparemment pas la même attitude dans son cercle familial que quand il était en compagnie de ses associés arabes.

En tout cas, Genoud n’a pas les mêmes liens avec le fils, Hani, et cela risque d’impacter la qualité des rapports que Genoud rendait à la Suisse et probablement à la CIA sur les activités de la Mosquée des Eaux-Vives. Or, fief des Ramadan, la petite mosquée est l'un des rares traits d'union entre Frères Musulmans et mollahs iraniens. Depuis l'assassinat du Roi Fayçal ben Abdelaziz al Saoud, vingt ans plus tôt, les Frères sont en froid avec la dynastie saoudienne, qui a parfaitement compris que le projet politique frériste entraînerait la fin de la monarchie. En plus, dans l'affaire du Koweit, les Frères ont pris le parti de Saddam Hussein. Le financement saoudien de la luxueuse mosquée genevoise du Petit-Saconnex - dont sont exclus les Ramadan - illustre cette rupture.

Voisin de l'Iran, le Qatar se pose en concurrent du wahabisme saoudien et en soutien actif des Frères. Les deux pays se mettent à rivaliser dans le prosélytisme et la construction de mosquées ou de centres culturels dans toute l'Afrique, en Europe et en Asie. Leur divergence est d'abord doctrinale : les Saoud ne descendent pas du prophète et pourtant utilisent la religion pour régner sans partage, comme Louis XIV. Les Frères veulent au contraire asservir la démocratie et le modernisme à la foi, pour faire régner les imams, comme en Iran.

Deux principes contraires, qui s'opposent aussi tous deux au national socialisme arabe plus ou moins laïcs des despotes jadis soutenus par l'URSS et un peu orphelins depuis la chute du Mur. Les Saoud mettent la religion au service du pouvoir, comme un opium du peuple, tandis que pour les mollahs, la religion - et les dirigeants religieux - doit être le pouvoir suprême ! Entre les deux visions, la guerre est déclarée, d’autant que si les Saoud sont pro-occidentaux, les mollahs, désormais sous la conduite de Khamenei, se rapprochent de Moscou, qui a officiellement abandonné l'athéisme.

Ryad étend sa toile financière et construit des mosquées dans tout le monde arabe et au-delà, mais combat dans l'ombre le jihadisme guerrier. C’est ainsi qu'un média saoudien révèle que le très riche Frère Musulman égyptien Youssef Nada aurait organisé en 1986, dans la très chic enclave de Campione d'Italia, petit bout d’Italie au Tessin, en Suisse, une réunion avec Ben Bella, vieil ami de Genoud, réfugié à Lausanne, Fadhlallah, le mentor du Hezbollah et le cheikh aveugle Abdel Rahman, proche d'Oussama ben Laden. Nada a démenti avoir jamais organisé une telle réunion, mais le fait est qu'avec la famille Ben Laden, François Genoud et Ahmed Huber, amis des précédents, il a bel et bien fondé, au Tessin, la banque Al Taqwa.

Genoud et son associé syrien Mardam Bey sont depuis peu orphelins du fameux trésor du FLN, qui a été transféré à Zurich, par décision de justice, pour fonder la Banque Algérienne du Commerce Extérieur, offerte en dédommagement par la Suisse au gouvernement d'Alger. Converti lui aussi par Saïd Ramadan, Ahmed Huber est un ex-socialiste suisse, qui a fréquenté le Grand mufti Husseini et le nazi Joachim Von Leers, l'assistant de Goebbels devenu conseiller de Nasser. Il a des liens avec les mollahs Iraniens et travaille avec Genoud depuis la guerre d'Algérie. Comme Nada d’ailleurs, qui a fait fortune dans le ciment où il a rencontré la famille Ben Laden, bâtisseurs de la Mecque. Dont les proches de Genoud gèrent les avoirs en Suisse.

En novembre 1995, l'ex-terroriste tessinois Bruno Bréguet vit donc en Grèce, avec son épouse américaine, Carol, et sa fille, à quelques heures de voiture de Sarajevo. Il n’a jamais blessé ni tué personne, se faisant toujours arrêter AVANT de commettre des attentats. En fait, il est aujourd'hui considéré comme ayant été un agent de la CIA. Protégé de François Genoud, qui payait tous ses procès et qu'il sait malade, il a rendez-vous en Suisse, dans un premier temps au Tessin, et quitte son refuge grec en voiture, avec femme et enfant.

A Ancona, son auto descend du ferry, mais les carabinieri le reconnaissent et le renvoient en Grèce, par le même bateau. Sa compagne et sa fille continuent seules vers Locarno, avec la voiture. Le problème, c’est qu’en Grèce, personne n'a jamais vu Bréguet descendre du ferry. Jean Ziegler et l'extrême-gauche suisse parlent à l'époque d'un coup monté par la CIA, qui le retiendrait prisonnier, mais le conseil fédéral dément. Trois mois plus tard, malade, François Genoud se suicide avec l'aide d'Exit, emportant dans sa tombe ses lourds secrets et sa supposée fortune, dont on perd la trace.

Six ans plus tard, après l'effondrement des tours jumelles, la CIA accuse la banque Al Takwa de financer le terrorisme, mais sans fournir de preuve, protégeant vraisemblablement ses informateurs. Du coup, faute de preuves, les enquêtes officielles suisses et italiennes débouchent sur des non-lieux, d'autant que les Frères Musulmans se distancient prudemment du terrorisme dans plusieurs déclarations. Taqyia ou vérité, le fait est que le but demeure de répandre l'Islam sur Terre et que le moyen est subordonné au but. On voit aujourd'hui que si les Frères sont capables de respecter la démocratie quand ça les arrange, comme Enahdha en Tunisie, ils restent parfaitement capables d'actions terroristes comme le Hamas, le 7 octobre 2023 en Israël.

Reste que si la rencontre tessinoise avec le cheikh aveugle a bien eu lieu, rapportée par exemple à la CIA par Genoud, elle expliquerait que le FBI ait été alerté des mauvaises intentions du Cheikh. D'où l'infiltration d'un agent égyptien spécialiste des explosifs dans le groupe de terroristes chargés du 1er attentat contre le World Trade Center. Dès leur arrivée à New York, les jihadistes étaient étroitement surveillés et ce 1er attentat fut un fiasco.

22 ans après sa disparition énigmatique, Bréguet vit-il encore, sous une fausse identité, dans un programme de protection des témoins ? S’il était un infiltré de la CIA, comme le laisse entendre un livre publié par la NZZ en 2022, c’est très plausible, mais l’extrême-gauche helvétique et italienne a toujours refusé d’y croire. A Rome, ses anciens camarades de Prima Linea continuent de rééditer ses livres.

A36 - 1994 : L'Ukraine cède ses bombes atomiques à la Russie ...

Palpoutine veut reconstruire l'Empire

Hôtel Forum, Budapest, le 5 décembre

Après 40 années passées dans la peur d'un conflit nucléaire, l'Occident respire, mais reste inquiet ! Le délabrement de l'Empire fait craindre la dissémination d'ogives nucléaires entre des mains peu recommandables. Ce qui incite l'Ouest à fermer les yeux sur les remises à l'ordre souvent brutales qui stabilisent la vie politique dans la sphère russophone. Les capitales occidentales (et Washington en premier lieu) font même pression sur les anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes, pour qu’elles livrent à Moscou leur arsenal nucléaire.
C'est ainsi qu'est signé, à Budapest, un mémorandum par lequel Moscou s'engage à respecter l'intégrité territoriale, économique et culturelle de l'Ukraine, Crimée incluse. En échange, toutes les armes nucléaires ukrainiennes sont remises à Moscou, qui promet de s'abstenir de toute forme de pression sur Kiev. L'ONU et les membres permanents du Conseil de Sécurité contresignent le document, promettant assistance à Kyiv en cas d’agression. On a vu ce qui en résultait.
La chute du mur n'a pourtant pas transformé la Russie en un grand pays pacifique et démocratique. C'est même tout le contraire : la violence est omniprésente et si Eltsine gère encore le pays de manière à peu près démocratique, de vrais courants nationalistes rêvent déjà de reconquérir l’empire. Témoin ce discours de Poutine en 1994, devant une assemblée d’entrepreneurs allemands, qu’il invite à investir dans ce qui doit redevenir la grande Russie, prête à se partager l’Europe avec l’Allemagne. Poutine est alors 1er adjoint, responsable des relations extérieures à la mairie de Saint-Pétersbourg, mais aussi le chef de la mafia locale. Cette alliance entre politiques, services discrets et hommes de main devient la marque de fabrique du régime russe, comme souvent dans les régimes fascistes.

Le lieutenant-colonel Poutine a commencé sa carrière au KGB en 1985 à Dresde, en RDA, dans une cellule servant de plaque tournante à toute la contrebande soviétique entre l’Est et l’Ouest : armes soviétiques destinées au tiers monde, technologies occidentales volées, financements divers, import-export de couverture, tout passait par le poste de Dresde, qui gérait aussi les comptes sous prête-noms du KGB à la Dresdner Bank. Pour ses basses besognes, Poutine utilisait les pires méthodes : un chimiste est-allemand refusant de collaborer fut ainsi entraîné dans un « kompromat » pornographique pour l’obliger à livrer le secret du poison indétectable qu’il avait découvert.

Opérant dans les frontières du Pacte de Varsovie, Poutine dépendait cependant du KGB intérieur, moins prestigieux que l'extérieur qui travaillait dans les pays de l'OTAN. Les guébistes extérieurs constituaient l'élite soviétique. Ulcérés de voir l'Est de plus en plus distancé par l'Ouest, ces intellectuels pragmatiques avaient voulu la perestroïka, mais dans les rangs des policiers de l’intérieur et des militaires qui profitaient de l’ancien système, la chute de l’URSS laissait beaucoup de rancœur.

C’était le cas de Poutine, qui s’était brièvement retrouvé chauffeur de taxi en 91, avant de diriger les trafics de la mairie de Saint-Pétersbourg, sous la houlette du maire Sobtchak, son ancien prof de droit. Il vendait en Allemagne des ressources naturelles russes contre de la nourriture européenne, mais la nourriture n'arrivait jamais à Saint-Pétersbourg et lui gardait l'argent. Environ 200 millions d'euros, qui l'aideront à conquérir le pouvoir, après qu’il se soit offert un hôtel particulier coquet, sur la corniche de Biarritz.

Aujourd'hui, la bicoque appartient à son ex-épouse, ce qui ne l'a pas empêché d'être saisie par la justice français, dans le cadre des sanctions qui ont suivi l'invasion de l'Ukraine. A l'époque, Poutine se retrouve brusquement à la rue, Sobtchak n'ayant pas été réélu, ce qui restera le premier et dernier échec électoral de Poutine.

Après le putsch raté de Moscou, le KGB intérieur était devenu le FSB et l’extérieur le SVR. Le GRU était lui resté le renseignement militaire, perdant juste son R. Représentant emblématique du KGB extérieur, resté sagement invisible durant le putsch, Evgeni Primakov avait pris la tête du SVR. Appelé à Moscou par Eltsine, Poutine est lui chargé du FSB. Au Kremlin, il retrouve son homonyme, le chef des relations extérieures du patriarcat orthodoxe, Vladimir Goundiaïev, né comme lui à Saint Pétersbourg, lui aussi amateur de montres et colonel du KGB. Ce qui fait beaucoup de points communs. Très liée au régime depuis le stalinisme, l'Eglise orthodoxe remplace désormais officiellement le communisme. C'est un bien meilleur ciment social et l'opium du peuple, comme disait Marx.
En tant que chef du FSB, Poutine fait mettre en scène et filmer les ébats sexuels du procureur anti-corruption qui menaçait Eltsine. Il est désormais l’homme de confiance du président russe, dont la santé décline. Des oligarques convainquent le vieil alcoolique de lui confier les rênes. Poutine va alors utiliser l’épouvantail islamiste pour bétonner sa prise de pouvoir. Une vague d’attentats attribués aux islamistes tchétchènes déchire les nuits de plusieurs grandes villes russes. Dans un cas au moins, les terroristes poseurs de bombe sont en réalité des officiers du FSB venus de Moscou. Arrêtés par hasard, munis d'explosifs, dans un immeuble d'une ville de province, ils sont relâchés sur ordre venu d’en haut et leur procès sera suspendu quand Poutine sera élu Président.

Grâce aux attentats, Poutine fait d’une pierre trois coups : il se rend célèbre auprès de la population russe qu’il séduit par son énergie, son langage populaire et sa volonté d’en découdre, sur le dos des musulmans tchétchènes, qui sont honnis de la population russe ; Il écrit l’équation « tchétchène = terroristes = jihadistes » alors que le leader indépendantiste, Doudaïev, était un colonel de l’armée rouge, pilote de chasse et plutôt démocrate ; enfin il justifie d’entrée la violence extrême qui va marquer la reprise de la guerre en Tchétchénie, après trois années de trêve. L’écrasement de la petite république marque le début de la reconquête moscovite des territoires qui avaient cru pouvoir se libérer de son joug.

L’Occident laisse faire ! La Tchétchénie c’est loin, c'est petit et peu s'inquiètent de la destruction de Groszny. Et puis c'est dangereux, mortel même si l'on travaille en Russie : Anna Politkovskaïa et au moins 5 autres journalistes paieront de leur vie leurs articles sur la Tchétchénie. Et si les Musulmans se sentent plus concernés, cela n'est pour eux qu'un épisode du combat séculaire entre la Russie et l'Islam : Recep Erdogan, membre des Frères Musulmans, s'empare de la mairie d'Istanbul et c’est un coup de tonnerre dans le bastion laïc turc. Dans les Balkans, les Bosniaques et les Kossovars s’opposent aux orthodoxes serbes, aidés discrètement par Moscou. Igor Guirkine, dit Strelkov, colonel du GRU, y gagne ses galons de héros national russe.

L’ex-Yougoslavie, en revanche, c’est l’Europe et cette fois, l’Occident et l’OTAN interviennent, Européens et Américains alliés. En 1999, le bombardement de Belgrade par l'OTAN met en rage Evgeni Primakov, le dernier grand patron du KGB, devenu entretemps ministre des affaires étrangères. Alors qu'il vole pour Washington pour discuter désarmement, il fait faire demi-tour à son appareil et rentre à Moscou. Les bombardements se poursuivent durant deux mois et demi, jusqu’à ce que la Serbie accepte l’indépendance de la Bosnie et du Kossovo.

L’année suivante, le 4 février, ce sont deux ex-guébistes, Primakov et Poutine, qui se retrouvent opposés pour l'élection présidentielle, dont ils sont les deux grands favoris. Primakov est le plus capé, le plus gradé et le plus intègre. Mais curieusement, il s'efface devant Poutine à l'issue d'une rencontre de deux heures entre quatre z'yeux. Poutine le roué, l'homme des magouilles financières et des méthodes maffieuses l'emporte sur le représentant honnête et dépassé de l'ancien régime. Après sa victoire, il nomme Primakov responsable du développement technologique et industriel, un poste stratégique.

Sitôt élu, Poutine se met discrètement à détricoter les accords de Genève et à reconstituer l'arsenal russe. Parfaitement raccord avec les faucons néo-conservateurs US qui veulent eux aussi en découdre, mais qui rêvent de ranger la Russie dans leur camp, face à l’adversaire chinois qu’ils considèrent comme le seul ennemi véritable.

A37 - 2001 : L'Assassinat du Commandant Massoud

North Street, Washington, le 09 septembre

Créateur du Congrès National Irakien, le chiite Ahmed Chalabi rêve de remplacer le sunnite Saddam Hussein à la tête de l'Irak. Aux Etats-Unis, il ne représente guère qu'une poignée d'immigrés, mais il a ses entrées au Pentagone : son ami Paul Wolfowitz, un faucon, ancien gauchiste, opposé aux accords de désarmement avec la Russie et surtout très hostile à Saddam Hussein. Chalabi et Wolfowitz veulent renverser le dictateur irakien et cela fait des années qu’ils y travaillent.

Wolfowitz a fait subventionner Chalabi par le NED (National Endowment for Democracy), une émanation de la CIA ayant pour but de répandre la démocratie dans le monde. De plus Shaha Riza, la secrétaire de Chalabi, est désormais payée par le NED, où elle est chargée du Moyen Orient. Syro-saoudienne, libyenne et britannique, Riza devient même la maîtresse de Wolfowitz, qu’elle suivra à la Banque Mondiale.

Né dans l'aristocratie chiite irakienne (son père était président du Sénat du roi Fayçal al Hachem), Chalabi a vécu presque toute sa vie en exil. Banquier, il a été condamné par contumace à 22 ans de prison, en Jordanie, pour avoir vidé les comptes de sa propre banque, transférant en Suisse près de 300 millions de dollars. Un schéma utilisé jadis par Genoud et Khyder, pour se forger un trésor de guerre sur le dos du FLN. C'est que se lancer en politique coûte très cher.

Lorsque Wolfowitz devient Secrétaire adjoint à la Défense de George W Bush (alias Bush Jr), Chalabi touche le Graal. Il sent qu'il tient là le levier qui fera bouger les Etats-Unis. Il suffit de trouver un prétexte susceptible de motiver le Président à intervenir, un prétexte qu'il puisse utiliser publiquement pour justifier l'intervention en Irak : ce sera les armes de destruction massive, que possèderait encore Saddam Hussein. Qu'importe si la seule preuve de leur existence repose sur les soi-disant dires des espions que Chalabi prétend posséder en Irak ?

Quelques années plus tôt, fin juin 1995, profitant de ce que l'émir du Qatar, Kalifah al Thani, se faisait soigner en Suisse, son fils Hamad a pris le pouvoir à Doha. Peu après, il a créé Al Jazeera, première télévision panarabe sur laquelle depuis lors, les Frères Musulmans ont micro ouvert. Bien que le QG américain dans le Golfe persique soit installé à Doha, la chaîne répand une propagande subtile, présentant les talibans et même Al Qaïda comme des acteurs politiques, sur le même plan qu'un Etat démocratique.

L'Occident est présenté systématiquement par Al Jazeera sous un jour défavorable, accusé d'hypocrisie quand il soutient les pétromonarques, et d'ingérence lorsqu’il les condamne. Seul le Qatar échappe à toute critique, puisqu'il finance entièrement la chaîne. En même temps, le cheïkh joue un rôle ambigu, typique des Frères Musulmans, conjuguant l'Islam et la charia, louvoyant entre occidentaux et mollahs iraniens.

Il faut savoir que le Qatar a été possession perse durant dix siècles, ça laisse des traces. Le journaliste vedette de la chaîne est un druze syrien Fayçal el Kassem, qui dénonce en boucle le complot américano-sioniste lors de débats soi-disant contradictoires. Les Saoudiens sont les premiers à comprendre et à se fâcher devant cette proximité idéologique de la chaîne avec les Mollahs iraniens et avec Al Qaïda. Ce qui n'est pas forcément un grand écart, puisque les deux ont la même matrice originelle.

De son côté, Al Qaïda avance ses pions. Notamment un Tunisien, Abdessatar Dahmane alias Abou Obeida, qui a a étudié le journalisme, puis s'est établi à Bienne, en Suisse avec son épouse, Malika el Aroud, une Belge d'origine marocaine. Le prédicateur syrien de Bruxelles qui les a mariés, Bassam Ayachi est fiché pour terrorisme depuis son rôle dans l'attaque de la Grande Mosquée de la Mecque, 20 ans plus tôt. Avant de se rendre en Afghanistan, Dahmane et son épouse sont passés par le réseau des madrassas de Damas, étroitement encadrées par les services secrets syriens. Puis, à l’issue d’un entraînement succinct en Afghanistan, Dahmane s'est vu confier une mission de confiance : assassiner le Commandant Massoud, l’ennemi jurés des talibans, qui protègent Al Qaïda à Kaboul.

L'explosif est dissimulé dans la ceinture de batteries d'une Betacam volée à France 3 Grenoble quelques temps auparavant. Rien ne ressemble plus à la ceinture d'explosifs de Human Bomb qu'une ceinture de batteries au plomb et vice versa. Mon caméraman se souvient encore de cette époque où il était pris pour un terroriste à chaque fois qu'on prenait l'avion.

Pour obtenir l’entretien avec le lion du Panchir, Dahmane lui a fait envoyer une lettre de recommandation signée par Yassir al Sirri, un Egyptien, proche du 1er cercle d’Al Qaïda mais connu de Massoud du temps de la guerre contre l’URSS. La lettre a été rédigée sur un ordinateur utilisé par Zawahiri (le futur remplaçant de Ben Laden) et Mohammed Attef (le responsable opérationnel de l’attentat contre les Tours Jumelles). L’explosion tue Massoud, le faux journaliste et le faux caméraman qui porte la ceinture.

Deux jours plus tard, le 11 septembre, les tours jumelles s'écroulent, donnant une nouvelle dimension au complotisme, porté discrètement par des médias "occidentaux" financés directement ou indirectement par les pouvoirs syriens, iraniens ou russes. A commencer par Thierry Meyssan et son réseau Voltaire, qui déménage à Damas et commence à répandre toutes sortes de rumeurs fantaisistes sur la chute des tours jumelles ou l'attentat contre le Pentagone.

A Toulouse, le 21 septembre, 10 jours après New York, l'explosion d’une usine chimique fait 31 morts et 2500 blessés. La Ville Rose et toute la France sont sous le choc. Pour le ministre de l'Intérieur, Daniel Vaillant, l'hypothèse de l'accident doit rester prioritaire et de nombreux indices d'un attentat sont écartés. Par exemple, "l'émir blanc" de Toulouse, Olivier Corel, de son vrai nom Abdel Ilat al Dandachi, ancien étudiant en pharmacie, donc chimiste, a travaillé dans l'usine auparavant.

Syrien d’origne, Corel est le mentor d'un groupe d'islamistes liés à la Syrie, dont feront partie plus tard Merah et les frères Clain, liés au carnage du Bataclan. L'autopsie d'un intérimaire maghrébin, retrouvé sur le lieu de l'explosion note que le corps est étonnamment propre. « Il s'était préparé à une rencontre avec dieu » dira la médecin légiste. Avec dieu et avec les houris du paradis, si l'on en croit la demi-douzaine de slips superposés qu'il portait sur lui. Une technique jihadiste censée protéger les bijoux de famille lors d'une explosion. Il s'était converti à l'islam radical quelques temps auparavant. Devinez chez qui ?

Corel, arrivé en France en 73, a été interrogé et gardé à vue à plusieurs reprises, mais aucune preuve n'a jamais été retenue contre lui. Si c’est un accident, c’est AZF, le groupe Total et les assurances qui paient et indemnisent les victimes, tandis qu’en cas d’attentat, c’est l’Etat qui s’y colle … et puis surtout, Daniel Vaillant veut éviter une crise d’hystérie islamophobe et la guerre de civilisations espérée par les islamistes.

Des arguments que l’on peut entendre, d'autant que la justice française, faute de preuves, rejettera la thèse de l'attentat. A l'époque, on est peu enclin à l’analyse des alliances potentielles du jihad sunnite avec les mondes russe et chiite. Chiites et sunnites se détestent et les alliés des Russes, comme les baasistes syriens, sont laïcs. On ne va pas chercher plus loin. Même la DST d’alors est persuadée que des baasistes laïcs ne peuvent être alliés ou manipuler des groupes islamistes sunnites comme Al Qaïda. Sauf qu'un quart de siècle plus tard, on se demande si ce n'étaient pas Damas et Téhéran qui tiraient les ficelles. Voire Moscou !

Aujourd’hui, on sait que Ben Laden avait ses entrées en Syrie, dont il était originaire par sa mère, alaouite. On se souvient que les mollahs qui ont pris le pouvoir pour Khomeiny en 1979 étaient la section iranienne des Frères Musulmans. Et l’on pense aussi qu’Ahmed Chalabi, le banquier qui a convaincu Bush et Wolfowitz d’attaquer Saddam Hussein était très probablement un agent iranien.

A38 - 2003 : Le Baas syrien organise le Jihad en Irak

Aéroport de Bagdad, le 5 mars

Si l'on sait aujourd’hui que l’Iran et la Syrie ont aidé Ben Laden, personne ne l'imagine encore dans les jours qui suivent le 11 septembre. Toutes les pistes mènent à Kaboul où se cachent Ben Laden et les dirigeants d’Al Qaïda, sous la protection des Talibans. Bush Jr et l'OTAN décident donc d’attaquer l'Afghanistan, avec l’assentiment officiel du Conseil de Sécurité. Comme les Européens, Moscou soutient même officiellement l'Alliance du Nord, du défunt commandant Massoud, assassiné par Al Qaïda deux jours plus tôt.

L’Iran, de son côté, ferme ses frontières, mais pas pour tout le monde : Ben Laden envoie sa famille se mettre à l'abri chez les mollahs, qui acceptent toute la smala. Puis le leader d’Al Qaïda retourne combattre les mécréants dans les montagnes, entre les zones frontalières du Pakistan et la région de Tora Bora. En 2003, Ben Laden court toujours, mais l’affaire semble réglée en Afghanistan et Bush Jr a très envie de suivre le conseil de Wolfowitz et d’Ahmed Chalabi : profiter de l’élan pour aller régler son compte à Saddam Hussein, bien que les liens entre Saddam et Al Qaïda relèvent du pur fantasme ! En réalité, George W. Bush, qui est un garçon simple, rêve juste d'aller finir le travail que George Clooney n'a pas pu terminer dans "Les Rois du Désert" (Three Kings) : éliminer manu militari un dictateur.

Du coup à l'ONU, le 14 février, Dominique de Villepin s'y oppose vivement, au nom de la France qui a de gros intérêts en Irak.

Et puis 9 mois plus tard, il a 50 ans et sa grande amie Nahed Ojjeh lui offre une fête d’anniversaire somptueuse dans son hôtel particulier parisien. Milliardaire, Nahed est la veuve du marchand d'armes Akhram Ojjeh, mais aussi et surtout la fille du Ministre de la Défense et chef des services secrets syrien, le très antisémite et nostalgique du nazisme Mustapha Tlass.

A Damas, où Bachar a remplacé son père Hafez, on a vu à quelle vitesse le régime des Talibans s’est effondré sous l’assaut américain et l’on a pris peur, persuadés d’être les prochains sur la liste, après Saddam Hussein.

La présence d'armes de destruction massive en Irak sert de prétexte, sauf qu'Ahmed Chalabi, le M. Irak des néo-conservateurs n'a en réalité aucune preuve de leur existence. D’ailleurs, même la CIA en doute, mais Bush Jr insiste et les fausses preuves brandies à l'ONU deviendront pour des années le symbole du mensonge occidental. Le piège se referme quand les quelques tonnes de produits chimiques interdits qui restaient effectivement en Irak sont discrètement déménagées en Syrie, dans le flux incessant de camions qui précède l'invasion, aux premiers jours de mars.

C’est aussi à ce moment qu'Evgeni Primakov, atterrit à Bagdad dans un Illyouchine de la Présidence russe, officiellement en mission de paix de la dernière chance. En réalité, Moscou ne croit pas vraiment en la possibilité de sauver la paix et sa mission est toute autre. A 73 ans, il commande 20 hommes des commandos Zaslon du SVR, le renseignement extérieur russe, ex-KGB.

NB : Le Zaslon est un commando d'élite, le plus capé des services russes, qui du temps de l'URSS possédait une école de formation en Ukraine. Nombre d'Ukrainiens ont donc baroudé pour l'URSS dans les missions les plus secrètes dans le monde entier ... et bien que retraités, ils conseillent aujourd'hui l'Ukraine.

Au siège du Mukhabarrat, à Bagdad, les Zaslon ont récupéré toutes les archives de l'Iraki Intelligence Service (IIS). Ramenés à l'aéroport, les caisses de classeurs Top Secret sont chargées dans la soute de l’Illyouchine. Tout y est : potentiellement les dossiers des armes secrètes, mais surtout ceux des montages financiers permettant de détourner l'argent de « Pétrole contre Nourriture » pour acheter armes et technologies sous embargo. Ils embarquent tous ceux qui compromettent la Russie, mais laissent en revanche les contournements imputables à la France … histoire de creuser les tensions entre Paris et Washington.

Une autre caisse contient tout l'organigramme et les fiches personnelles des officiers de renseignement du Mukhabarrat. Toutes les identités des officiers qui feront renaître l'IIS trois ans plus tard y sont. Une renaissance qui conserve le sigle, en changeant juste le sens des mots. IIS devient "Iraki Islamic State"... Autrement dit Daech. Primakov, le Monsieur Moyen Orient du KGB, veille personnellement à ce que tous ces documents soient mis à l'abri à Moscou.

Au même moment convergent à Badgad des jeunes musulmans désœuvrés du monde entier. Ils répondent à l'appel du jihad, avides d’en découdre avec les infidèles et le chemin du jihad passe par Damas. Tout juste arrivé de Syrie, où il vient de recevoir une formation militaire accélérée, dans une madrassa (école religieuse) puis dans un camp de l'armée de l'air, un jeune parisien des Buttes-Chaumont se fait interviewer par les télévisions arabes. D'origine tunisienne, Boubaker el Hakim téléguidé par le Frère musulman Ghannouchi, est présenté comme le porte-parole des jihadistes francophones venus défendre Saddam Hussein.

Ce loubard de 20 ans deviendra l'un des cadres de Daech, le commanditaire du massacre du Bataclan, de l'assassinat de deux syndicalistes en Tunisie et d'attentats en Libye, dont probablement la prise du Consulat US de Benghazi. Après quoi il sera "droné" par un appareil américain.

Après l'invasion géopolitiquement catastrophique de l'Irak, les Etats-Unis de Bush Jr vont commettre une 2ème erreur magistrale. Chalabi demande la dissolution du parti baas et de ses services de sécurité, afin de pouvoir prendre le pouvoir et d’imposer sa loi sur le pays. Comme tout Etat moderne, les Etats-Unis s'appuient généralement sur les infrastructures existantes quand ils investissent un pays. Là, influencés par Chalibi, ils vont faire l'inverse et licencier toute la police et les cadres baasistes. Ils s’en font ainsi des ennemis, désorganisent l'Irak et laissent le pays sans défense face à l'Iran et aux milices chiites.

En plus, ils envoient au chômage des dizaines de milliers d'hommes armés et bien entraînés, désormais candidats au jihad. Réconciliés par l'occupation américaine qui leur crée un ennemi commun, les frères ennemis des Baas syrien (chiites) et irakien (sunnites) font cause commune. Damas va discrètement servir de base arrière au jihad, d'autant que le chef des services secrets syriens, Mustapha Tlass, est un sunnite. Même les fils de Saddam passent brièvement la frontière, pour mettre leurs familles et leur trésor de guerre à l'abri.

Des centaines et bientôt des milliers de jihadistes vont passer la frontière dans l'autre sens, venant d'Europe, du Maghreb, du Caucase russe et du Moyen Orient. Formés dans les madrassas syriennes par des islamistes contrôlés par le régime, puis entraînés dans les camps de l'armée de l'air syrienne, ils entrent en Irak prêts au martyr. Leur héroïsme suicidaire permet aux anciens officiers de Saddam qui les dirigent et les manipulent de compenser leur déficit technologique face à l’armement US.

Dans le même temps, la Syrie et le Hezbolah pro-iranien tentent de reprendre la main au Liban, en assassinant le Président Hariri. C'est un mauvais calcul, qui déclenche une vaste réaction populaire contraignant les Syriens à quitter le pays. La Syrie en fait trop et son appui au jihad commence à se voir. A l'ONU, à Washington et à Téhéran, le Président irakien, le Kurde Talabani, se plaint de l'appui de Damas aux terroristes sunnites irakiens, qui combattent son nouveau régime et enrayent ses efforts de démocratisation.

Téhéran et Washington font alors pression sur Bachar el Assad, qui finit par limoger Mustapha Tlass. Dans la foulée, Bachar accepte de livrer quelques jihadistes aux occidentaux qui du coup lui en sont reconnaissants. Il en fait aussi enfermer quelques centaines d’autres ... mais dans des conditions étonnamment confortables. Surtout pour la Syrie où l'on meurt assez facilement en prison d'habitude ! Comme si l’intention était de les ménager pour qu'ils puissent resservir. Au Liban ou en Israël, par exemple ?
Finalement ce sera en Syrie, dès 2011 : au moment de la révolution, Assad fait libérer des centaines de jihadistes pour remplir à la place ses prisons de jeunes étudiants démocrates et plutôt pro-occidentaux. La Syrie a clairement dupé les services occidentaux en leur livrant quelques jihadistes quand ça l'arrangeait, mais toujours en jouant double-jeu. Ainsi Mohammed Aydar Zamar, syrien d'Al Qaïda, suspecté d'avoir recruté les attaquants du 11 septembre, est arrêté au Maroc fin 2001 et livré aux Syriens par la CIA. Sauf qu'il réapparaît plus tard comme membre éminent de Daech.

En Irak, complètement dépassés par la situation, les Etats-Unis vont de fait confier les clés du pays à l'Iran, à charge d'y rétablir l'ordre. Amorcé par l'administration Bush, le deal est conclu par Obama, qui rêve de faire revenir l’Empire perse dans le concert des Nations pour justifier son prix Nobel. Sauf que les mollahs ont un agenda pas vraiment caché mais que l'Occident feint d'ignorer : instaurer la suprématie de l’islam dans le monde !
A39 - 2004 : Covassi, l'infiltré retourné

Quand les services tentent de manipuler les jihadistes. Scoop : à ce jeu, ils sont meilleurs que nous.
Mosquée des Eaux-Vives, Genève, 2004

Depuis les attentats du 11 septembre, on voit prospérer profusion de thèses complotistes qui toutes incriminent l'Occident, forcément hypocrite, violent et manipulateur. C'est vrai que l'Occident n'est pas une blanche colombe mais curieusement, jamais aucune de ces *fake news" choquantes n'incrimine la Chine, l'Iran ou la Russie.

Idem des « lanceurs d’alerte » comme Julian Assange, le fondateur de Wikileaks : dans les fichiers dérobés aux services diplomatiques américains, on trouve de tout, sauf une chose : rien dans ces échanges ne prouve une mauvaise action des Chinois ou des Russes. Comme si les diplomates américains n’en parlaient pas ou que s'ils en ont parlé - et normalement, ils ont du en parler - tout a été soigneusement expurgé !

Le cas de Thierry Meyssan et de son réseau Voltaire, rouages essentiels du complotisme francophone est encore plus clair : Meyssan fait venir en Iran Alain Soral et Dieudonné, qu'il présente à Ahmadinejad. Sandro Cruz, le correspondant à Genève du réseau Voltaire, crée une maison d'édition qui publie articles et bouquins signés ou préfacés par Jean Ziegler, Tariq Ramadan, Sylvia Cattori, ou de longues interviews de Daniele Ganser. Leur seul point commun à tous est de détester pas très cordialement l'OTAN, Israël et les Etats-Unis.

En face, forts de la NSA et de leur suprématie en matière de renseignement électronique, les Etats-Unis négligent complètement le renseignement humain et la propagande. Erreur fatale : c'est l'arme des pauvres, mais elle fait des ravages à l'heure d'internet et les réseaux sociaux démultiplient ses effets. L'Occident mettra des années à réagir aux thèses complotistes qui, presque toujours, trouvent leur source, ou sont relayées et diffusées par des sites ou des entités ayant leur siège ou étant financés par la Syrie, la Russie ou l'Iran. Un brelan d’usines à trolls qui travaillent de concert depuis des années.

En Suisse, le Service d'Analyse et de Prévention fédéral croit toujours au renseignement humain. Après l'invasion de l'Irak, des helvètes musulmans partent faire le jihad et le SAP aimerait savoir ce qui se trame au centre islamique des Eaux-Vives dont a hérité Hani Ramadan, frère le plus sulfureux de Tarik, à la mort de leur père. A Berne, on soupçonne la petite mosquée d'être le point de départ d'une route qui mène à Fallujah, en passant par Damas. Encore faut-il le prouver et depuis la mort de François Genoud, les services n'ont plus de visibilité sur ce qui s'y passe. Ils recrutent alors un petit dealer de cocaïne et d'anabolisants, travaillant dans la sécurité, après avoir vaguement frayé avec l'extrême-gauche.

Sous la menace d'un procès pour trafic, Claude Covassi est convaincu de se convertir pour aller y voir de plus près. C'est le profil type de l'agent contraint qu'affectionnent tous les services du monde pour les missions compliquées. En bon néo-converti, Covassi fait preuve de fanatisme et voyage jusqu'en Syrie ... où il se fait retourner par les islamistes.

Revenu en Suisse, fâché contre les services fédéraux qui ne le paient pas ce qu’il estime valoir, Covassi raconte partout qu'il est un agent infiltré et que les services suisses voulaient qu'il insère des documents compromettants dans l'ordinateur de Hani Ramadan. Notamment un manuel d'Al Qaïda, comme celui trouvé chez le fondateur de la banque Al Takwa au Tessin.

Une telle action serait évidemment contraire à la déontologie d’un service de police au dessus de tout soupçon, mais de toute manière, les accusations de Covassi sont formellement démenties par une commission d'enquête parlementaire fédérale. Qui conclut que les services suisses n’ont rien commis d’illégal. Covassi se fait oublier quelques années, puis réapparaît, travaillant désormais pour le réseau Voltaire de Meyssan.

Apparemment il enquête, pour le compte de Téhéran, sur des réseaux kurdes et kossovars qui dérangent fortement l'Iran et la Serbie, donc Moscou. Il est retrouvé mort, d'une overdose de cocaïne, dans son appartement de Meyrin près de Genève.

Fin 2010, à Sidi Bouzid, près de Sfax en Tunisie, le suicide par le feu d'un jeune vendeur de primeurs déclenche les "révolutions du printemps arabe" et celle du "jasmin" en Tunisie. Ben Ali est chassé, Moubarak en Egypte et Kadhafi en Libye vacillent. En Syrie, le régime Assad opte pour la violence, face aux jeunes rebelles et entame un véritable massacre de son peuple. Hélas, contrairement à la Libye, Obama refusera d’intervenir.

Bachar el Assad a pourtant fait tirer sur les manifestants qui défilent en famille, avec des fleurs, des chants et des danses. Il a jeté en prison et torturé des enfants qui avaient tagué des graffitis et libéré 800 combattants jihadistes mis au frais dans ses prisons après la chute de Fallujah. Il avait besoin de place pour pouvoir emprisonner et torturer des dizaines de milliers d’étudiants. Des pans entiers de l'armée se sont rebellés avec armes et bagages, notamment les régiments sunnites, qui représentaient 80% de la population avant le nettoyage ethnique, qui a tué des centaines de milliers de sunnites et contraint à l'exil des millions d'autre.

Après avoir commencé brièvement par soutenir les dictateurs en place, au nom de la stabilité, les démocraties occidentales se sont ravisées, entendant les rebelles qui réclamaient démocratie et justice. Des armes légères leur furent envoyées. En Libye, des avions français, anglais et américains ont bombardé Kadhafi, qui mitraillait son peuple. Perçu en Afrique comme un généreux leader panafricain, le "Guide" n'était qu'une sombre brute.

Au-delà des 7 milliards de dollars qu'il détenait sur ses comptes en Suisse, ce serial violeur se faisait livrer des charters entiers de mannequins sénégalaises. Il a séquestré des femmes journalistes et des infirmières roumaines, et il a pris en otage deux citoyens suisses quand son fils a été arrêté à Genève pour avoir torturé et brûlé son personnel de maison. Le fiston a été libéré dans les jours qui ont suivi, mais les deux otages sont restés plus d'un an enfermés en Libye, histoire de bien imprimer le message : la famille Kadhafi est au-dessus des lois !

Le problème, c'est que Sarkozy a profité de la situation pour régler un compte personnel et tenter d'effacer les traces du soutien sonnant et trébuchant apporté par "le Guide" à sa campagne électorale de 2007. C'est hélas ce qui restera comme cause principale de l'élimination du Guide dans la mémoire africaine et plus généralement dans l'opinion publique sensible au complotisme, l’image du richissime dictateur libyen lynché par la foule ayant fait le tour du monde.

Le visage du Guide gonflé par les coups a flanqué une peur bleue à tous les despotes milliardaires de la planète. A commencer par Poutine qui pèserait 200 milliards de dollars au travers de plusieurs hommes de paille, ou Bachar el Assad, dont l’homme d’affaires et cousin germain, Rami Makhlouf était accusé en 2011 par le Financial Times de cumuler 60% de la richesse syrienne. Ce qui constitue un record du monde en matière de vol des masses populaires.

Fin 2011, Ahmad Assou, grand mufti de Damas et pilier du régime syrien menace la France, dans un prêche filmé, d'attentats meurtriers si elle persiste à aider les rebelles. Assou décrit précisément le type d'attentats qui seront menés « par des gens de chez vous, éduqués par vous, qui sont déjà en place. » Deux mois plus tard Mohammed Merah entame sa folle cavale dans la région toulousaine, tuant des militaires pour commencer, puis des enfants juifs, dans une école.

Si le toulousain Merah est d’origine algérienne, son mentor, qui l'a converti à l'islam radical, n’est autre que le Syrien Olivier Correl, bien connu des services de police puisqu’il a été suspecté dans l'explosion de l'usine AZF. C'est dans les madrassas syriennes, inféodés au régime d'Assad que Merah a reçu son éducation religieuse. Dans les madrassas où avait été formé, déjà, Moez Garselaoui, Tunisien passé lui aussi par Damas, avant d'obtenir l'asile politique en Suisse. Epoux de Malika el Aroud, veuve de l'assassin du commandant Massoud, Garselaoui s'installe à Fribourg, avant de déménager au Pakistan, où il est rejoint par Merah, dont il achève la formation. Merah rentre en France juste avant le discours d'Assou à Damas.

Depuis, le Président de la commission du renseignement du parlement syrien a également reconnu, dans un débat à la télévision syrienne, que les services de Bachar el Assad avaient dicté l'agenda de Daech qui avait pris à revers les rebelles et sauvé le régime au moment où il ne contrôlait plus qu'une fraction du territoire.

A40 - 2013 : Daech, le Frankenstein de Bachar

Quand la Russie voulait détourner l'attention du monde

Raqqa Syrie, 9 avril 2013

Pour justifier sa guerre civile, le très riche gouvernement syrien dépense des millions en propagande, empêchant la venue de journalistes occidentaux non acquis à ses thèses, quitte à les assassiner. Ses réseaux internationaux bâtis sur l'antisionisme et les décombres du nazisme raccommodent l'extrême-droite et l'ultra-gauche : on y retrouve d'ex-poseurs de bombe australiens, les obligés des mollahs iraniens, le beau-père du fondateur de Wikileaks Julian Assange ou encore les amis gauchistes suisses de Carlos et Bruno Bréguet.
La Palestine a bon dos, quand on sait qu'en 2020, Assad avait tué en 8 ans nettement plus de Palestiniens qu'Israël en 80 années, mais le discours porte : le régime se présente en rempart de la modernité laïque face aux ténèbres islamistes ... alors qu'il est le deus ex machina du pire des terrorismes islamistes.

Comme les premiers manifestants étudiants de la révolution syrienne sont plutôt laïcs et démocrates, le régime engendre de toutes pièces une créature avec le cadavre du jihad irakien qu'il avait opposé aux Américains dix ans plus tôt. A l'instar de Frankestein, le monstre échappera à son créateur, mais au départ, comme prévu, Daech commence par s'emparer des villes rebelles, massacrant les jeunes révolutionnaires laïcs. Si Bagdadi, chef officiel de Daech est un fou de dieu, ses chefs militaires sont tous d'anciens officiers baasistes des services secrets de Saddam Hussein. Et leur chef en Syrie tient chaque semaine une réunion avec ses homologues du 2ème bureau de l'air syrien, qualifiée de police personnelle de la famille Assad, le père, Hafez ayant lui-même, été pilote dans l’Armée Rouge soviétique.

A Mossoul, abandonnée sans combattre par la nouvelle armée irakienne encadrée par les Iraniens, Daech s'empare des millions de la banque centrale et de deux mille véhicules militaires. Pourtant, loin de chercher à créer des structures durables, les daechiens accumulent les brutalités les plus spectaculaires ... comme si leur but n'était pas de se bâtir un pays, mais plutôt de provoquer les foudres du monde entier. Ils vont même attaquer chez eux les Occidentaux, soutiens des rebelles en lutte contre le régime d'Assad : France, Allemagne, Etats-Unis, Royaume Uni !

Une attitude incompréhensible si l'on n'introduit pas la Russie dans le jeu, désireuse à ce moment là de détourner le regard des Occidentaux pour avoir les mains libres en Crimée et en Ukraine. Il faut des tombereaux de propagande pour parvenir à faire croire aux Européens que les terroristes qui les attaquent sont liés aux rebelles qui espèrent un soutien européen. Qui ferait une bêtise pareille ??? Pourtant ça marche. Désormais étiquetés islamistes, les rebelles n'ont plus droit aux raisonnements logiques.

De même, les rares combats opposant Daech à l'armée d'Assad semblent mis en scène. Quelques troupes régulières sunnites jugées peu fiables par le régime sont sacrifiées à l'avancée de daech. Ou à l'inverse, pour permettre à Poutine d'assister à un concert à Palmyre, Daech recule en bon ordre, sans combattre, sur les itinéraires que les milices du régime ont balisés.

Daech devient le protecteur des dictateurs menacés par la révolution. Ses agents provocateurs s'immiscent dans les révoltes de jasmin pour y commettre des attentats spectaculaires et sanglants. Ce qui prouve, assène la propagande assadiste et russe, que le monde arabe n'est pas prêt pour la démocratie ! Corollaire, une dictature vaut donc mieux que le chaos islamique. C'est faux à tous points de vue : en proportion de la population, Bachar el Assad a tué dix fois plus que le chaos libyen, intervention occidentale incluse.

Boubaker Al Hakim est l'un de ces agitateurs chevronnés, chargé de faire monter la terreur islamiste. Ce Parisien d'origine tunisienne a côtoyé les frères Kouachi aux Buttes Chaumont. Formé lui aussi dans une madrassa syrienne, il passe en Irak fin 2002 avec des centaines de volontaires arabes, pour faire face à la menace d'invasion yankee. Il est interviewé par les télévisions internationales. Après la mort de son jeune frère à Fallujah, il est renvoyé en France, comme agent dormant et recruteur aux bons soins de la DST qui se laisse berner par ses homologues syriens, malgré le sang français qu'ils ont sur les mains : attentat du Drakkar qui tue 58 paras français, assassinat d'un Ambassadeur de France au Liban, disparition de plusieurs citoyens français ...

Emprisonné à Fleury Mérogis en compagnie de ses « petits frères » Kouachi, Boubaker Al Hakim déménage en Tunisie après sa libération, dès le début de la révolution de jasmin. Il y organise aussitôt l'assassinat de deux syndicalistes laïcs, espérant déclencher le chaos, mais les Frères Musulmans tunisiens n'embrayent pas et se rallient à la démocratie, contre le terrorisme. En Libye par contre, l’opération de déstabilisation menée par Al Hakim est couronnée de succès. Après l'attaque du consulat américain de Benghazi, il rentre en Syrie, où il devient l'émir francophone le plus capé de Daech. C'est à lui qu'est imputée la conception des attentats de Charlie et du Bataclan.

Boubaker al Hakim a été « droné » en décembre 2016 à Raqqa.

Il y a de nombreux exemples de jeunes croyants formés dans les madrassas tenues par le régime syrien, qui deviendront des ténors du terrorisme international. Nous avons évoqué Merah, mais derrière les attentats de Barcelone, liés à ceux de Bruxelles et Paris par leurs exécutants, on retrouve aussi l'ombre d'un vétéran syrien, Abou Al Souri, libéré par Assad en 2011.

Avec sa stratégie du pire, Bachar el Assad aura réussi à conserver son trône, mais il a détruit son pays, désormais partagé entre la Russie, l'Iran, les Etats-Unis et la Turquie. Le PIB par habitant a été divisé par 7 depuis 2011 et la majorité sunnite est désormais considérée comme hostile, voire étrangère dans son propre pays. Plus de la moitié des sunnites sont morts, emprisonnés ou en exil, entassés souvent dans la bande frontalière occupée par la Turquie. Même la religion alaouite de la famille Assad, une secte islamique proche du chiisme tend à disparaître, la main de fer de l’Iran sur le pays s’accompagnant d’une conversion forcée aux valeurs les plus conservatrices du chiisme iranien.

Le grand gagnant dans la région, c'est effectivement l'Iran, qui domine aujourd'hui l'Irak, la Syrie, le Liban et le Yémen, voire l’Afghanistan, ce qui recouvre d’assez près les anciennes cartes de l’Empire Achéménide qui circulent à Téhéran. Il se trouve qu’elles recoupent également les cartes du monde chiite, Téhéran étendant ses tentacules jusqu’en Algérie. L’Empire perse est de retour, soutenu par une technologie nucléaire d’origine nord-coréenne, que l’on dit sur le point d’aboutir à la bombe atomique. Concrètement, les installations iraniennes pourraient produire le plutonium nécessaire en quelques mois.

C'est là aussi le fruit des mensonges de l'autre grand gagnant de la crise syrienne, dans les décombres du pays : la Russie. Loin d'empêcher la prolifération nucléaire, Moscou semble ravie de voir ses alliés accéder à la bombe, et plus la dangerosité des gouvernements est établie, plus Moscou semble ravie. Que l'on parle des mollahs ou de Loukachenko, à qui Moscou fournit carrément des ogives clés en main ... Moscou, où sont archivés l'organigramme de l'IIS (Irakian Intelligence Service, avant de devenir Irakian Islamic State) et les fiches personnelles des officiers de renseignement baasistes qui vont former l'ossature de Daech, ramenés au Kremlin par Evgeni Primakov en 2003, deux semaines avant que les Américains n'atteignent Bagdad.

A41 - 2014 : Strelkov, l'Ukraine et Wikileaks

Poutine décide de récupérer l'Ukraine

Place Maïdan, Khyiv, le 21 février

Depuis 3 mois, les manifestations rassemblent tous les soirs plus d'un demi-million de personnes, parfois le double, par moins 20°C. Ce jour-là, un accord est signé entre les Européens et le Président Yanoukovich, qui prévoit des élections anticipées, pour terminer la crise dans l'ordre et la légalité. Mais à la surprise générale, Yanoukovich disparaît dans la nuit. Le Kremlin dénonce un coup d'Etat. Effectivement, sans Yanoukovich, plus question de transmettre le pouvoir légalement !

Le problème, c’est que Yanoukovich se cache en Russie et que l'homme qui a organisé sa fuite s'appelle Igor Guirkine, colonel du GRU, le renseignement militaire russe. Du coup, on peut se demander si le Kremlin n’est pas derrière le coup d’Etat qu’il est en train de dénoncer ? D’autant qu’il existait depuis quelques années un plan qui y ressemblait bigrement, présenté par l’oligarque Malofeïev : fomenter un coup d’Etat bidon qui permette à Moscou de venir rétablir l’ordre, en récupérant la Crimée au passage.

Igor Guirkine, dit Strelkov, a débuté sa riche carrière d’agent secret militaire 20 ans plus tôt, lors des brefs combats qui ont engendré la Transnistrie, enclave russe entre Ukraine et Moldavie. Il a ensuite traîné ses guêtres dans les guerres de Bosnie et de Tchétchénie avant de se retrouver au Maïdan. Pas pour longtemps : après avoir planqué Yanoukovich en Russie, Guirkine passe en Crimée, où l'armée russe a des bases permanentes et son seul port d’eau profonde en mer chaude : Sébastopol, loué pour plusieurs décennies par l’Ukraine.

En Transnistrie, en 1991, le chef de Guirkine s’appelait Valeri Aksionov. C’est le père de Serguei Aksionov, truand criméen à la tête d’un petit parti pro-russe que Guirkine nomme Premier Ministre de Crimée, dans la nuit du 26 au 27 février, dans un parlement occupé et gardé par des « petits hommes verts » sans insigne. On apprendra plus tard qu’ils sont tout simplement une cinquantaine de spetsnaz, les forces spéciales du GRU. Quant au parti d'Aksionov, qui demande immédiatement le rattachement de la Crimée à la Russie, il avait atteint ... 4% des voix aux élections précédentes !

Avec Poutine la politique touche au sublime et devient affaire mystique puisque les derniers deviennent les premiers ! Un référendum est organisé trois semaines plus tard sous le contrôle des observateurs délégués par toute l’extrême-droite européenne et afrokémite, dûment rétribuée par Malofeïev, l'ami de Marion Maréchal Le Pen. C'est un miracle, un vrai : le désir de rattachement à la Russie a fait un bond spectaculaire et passe de 4 à 96,7 %, établissant un nouveau record mondial de progression électorale !

Guirkine, alias Strelkov (tir précis, en russe), n’est pas à ça près. A Grozny, en compagnie d’Alexandre Borodaï, tous deux grimés en faux journalistes, il s'était introduit dans le QG tchétchène sous prétexte d’interview. Ressorti avec les plans des défenses du camp, il avait permis l'arrestation de 500 jihadistes. Et comme Guirkine est fidèle en amitiés, il replacera aussi son copain Borodaï au Donbass, à la tête d’une des deux républiques sécessionnistes.

L’autobiographie de Guirkine, qui raconte ses exploits tchétchènes et bosniaques, a fait de lui un véritable héros national. C’est la lecture de ses exploits qui a poussé Malofeïev à le recruter pour mener à bien l’opération ukrainienne. Milliardaire, Malofeïev sponsorise les basses œuvres du Kremlin. Depuis l’accession de Poutine au pouvoir, en 2000, il finance dans l’Est de l’Ukraine des milices para-militaires, des clubs d’entrainement au combat rapproché et des clubs de supporters russophones, vraiment très violents.

La maskirovka (mascarade en russe), c’est le piège qu’on tend à l’ennemi pour le faire tomber dans un guet-apens. C’est pratiqué par toutes les armées du monde, mais en Russie, c'est érigé en art de vivre, ou plutôt de combattre. Parce que c’est une double maskirovka qui permit à Dimitri 1er dit Donskoï, Prince de Moscou, de vaincre son rival au sein de la Horde d’Or à la bataille de Koulikovo en 1380. Ce qui mènera à l'indépendance de la Principauté de Moscou qui jusqu'alors payait tribu au Grand Khan mongol.
Le problème, c'est que certaines maskirovka demeurent inavouables. Alexandre Muzychko, alias Sashko Billy, est né au Goulag de parents Ukrainiens déportés. En 1995, il se présente aux Tchétchènes comme un Ukrainien impatient de se venger des Russes. Très vite, il se forge une réputation de férocité insoutenable, collectionnant les oreilles de jeunes prisonniers russes. Il organise une embuscade dans laquelle tombent une vingtaine de spetsnaz, torturés avant leur exécution. Il est admis au grand quartier général tchétchène ... aussitôt encerclé par les forces russes. Il est l'un des rares à pouvoir s'extraire de la nasse.

Peu avant le Maïdan, prémonition étonnante, Guirkine est envoyé à Kiev pour superviser la sécurité d'une exposition culturelle : des icones sacrées de grande valeur prêtées par Malofeïev, qui se définit lui-même comme une sorte de soldat du christ. Le hasard faisant bien les choses, Sachko Billy vient de co-fonder Pravy Sektor. Une organisation d'extrême-droite qui va faire monter la violence sur le Maïdan, en s'opposant violemment aux Berkout du gouvernement.

Etonnamment, des films documentaires rapportant ce narratif d’une sorte d’insurrection nazie proviennent très rapidement aux chaînes de télévision européennes. Temps Présent, l’émission phare de la télévision suisse romande, diffuse même l'un de ces films sans vraie vérification ni point de vue contradictoire. Pourtant des films existent, comme ceux de Babylon XIII qui montrent que l'immense majorité des manifestants organise pacifiquement des happenings artistiques devant la police. Et de fait Pravy Sektor et l’extrême-droite ukrainienne ne remportera que 1% des voix aux élections suivantes. Mais dans l'imaginaire d'une bonne partie de la gauche européenne et notamment chez les anciens communistes, le message voulu par Moscou s'impose : " la démocratie ukrainienne est une junte fasciste et corrompue ".

Selon un ex-officier du KGB, toute l'affaire ukrainienne a été manigancée par Malofeïev sous l'autorité du Kremlin, pour récupérer définitivement la Crimée et le Donbass et empêcher tout glissement de l’Ukraine vers l’Europe et l’OTAN. D'ailleurs, pour Guirkine, c'est toute l'Ukraine, qui doit redevenir russe. Sauf que les patriotes ukrainiens n'ont pas l'air d'en avoir envie et qu’au Donbass, cela ne se passe pas comme prévu. Suspecté, Sachko Billy est interpellé par le SBU, les services secrets ukrainiens, mais il se suicide – où il est abattu – lors de son interpellation.
Une semaine après le référendum de Crimée, Guirkine repasse au Donbass (en passant par le Kremlin) pour organiser la sécession. Borodaï, russe de Moscou comme Guirkine, devient alors premier ministre à Donetsk, tandis que Guirkine est nommé ministre de la guerre à Louhansk. Mais les deux tiers du Donbass et Marioupol demeurent ukrainiennes, interdisant l’accès à la Crimée par la route. Ce demi-échec oblige Poutine à construire le Pont de Kertch, pour ravitailler Sébastopol et la Crimée.

Les Ukrainiens s'organisent à leur tour et la guerre s'installe, localisée au Donbass. Elle va faire près de 14 000 morts entre 2014 et 2017, sans compter les pertes russes qui ne sont pas dénombrées, puisque la Russie n'intervient pas officiellement. Les deux tiers des morts sont des combattants, avec légèrement plus de pro-russes que d’Ukrainiens. Idem des civils, victimes des tirs croisés, les soldats russes ayant la très mauvaise habitude de se retrancher derrière les barres d’immeubles pour tirer au mortier sur les Ukrainiens.

On peut y ajouter les 300 victimes du Vol Malaysia Airlines abattu par un missile russe, selon l'enquête internationale. Le chef de Guirkine au GRU, Oleg Ivanikov, un ancien des guerres d'Ossétie, annonçait au téléphone trois jours auparavant, qu'ils allaient pouvoir abattre les appareils ukrainiens, grâce à leur nouveau système Buk. Et juste après la catastrophe, Guirkine a posté un bulletin de victoire sur Vkontakt, le Facebook russe, annonçant la mort d'un gros oiseau ukrainien. Le lendemain, il fut rappelé en Russie et mis à la retraite. Ce qui n'empêchera pas les Occidentaux de le tenir pour responsable. En novembre 2022, il sera condamné par contumace à la prison à perpétuité par le tribunal néerlandais jugeant l'affaire du Boeing de la Malaysia.

Prudent et précautionneux, Guirkine prend soin de déclarer publiquement à Moscou que « si la Russie perd la guerre du Donbass, Poutine et moi serons voisins dans les cellules du TPI à la Haye ». Histoire de se couvrir. Et comme il ne lui arrive rien, il s'enhardit : dès le déclenchement catastrophique de « l’Opération Militaire Spéciale » de février 2022, Guirkine ne se gêne plus pour critiquer vertement les décisions des généraux et surtout de Choïgou.

Malgré son étonnante liberté de ton, Guirkine n’est pas contre la guerre, très loin de là. Il considère juste qu’elle est mal menée et que le « hachoir à viande » sacrifie beaucoup trop de vies russes, alors que lui-même est parvenu à prendre la Crimée sans un seul coup de feu. Finalement, fin 2023, alors que les élections se rapprochent et qu’il peut apparaître comme un candidat potentiel face à Poutine, il est arrêté et jeté en prison, sans avoir cependant jamais rien dit de compromettant sur Poutine lui-même. On n'est jamais trop prudent. Finalement, en janvier 2024, il est condamné à 4 ans de prison.

A42 - 2015 : Au cœur des propagandes: les Kurdes

Erdogan piégé par Douguine ?

Kobané, Syrie, le 27 juin

Lorsque la dernière contre-attaque de Daech (État islamique en Irak et au Sham / al-Dawla al-islâmiyya fi'l-irâq wa'l-sham) est repoussée par les combattants kurdes de Kobané, le monde entier respire. Avec leurs combattantes féminines – et non voilées – les Kurdes font figure de mouvement laïc et moderne face aux barbus aux méthodes médiévales. Mais comme souvent, les choses sont un peu plus compliquées.

Divisé administrativement, géographiquement, politiquement et même culturellement entre ses vallées iraniennes, syriennes, irakiennes et turques, le Kurdistan est multiforme. Château d'eau de la sous-région, il est vital pour chacun des pays qui en possèdent une partie. Et depuis la fin de l'Empire ottoman, ses mouvements autonomistes sont systématiquement utilisés par les services secrets nationaux de chaque pays du coin, pour nuire au voisin.

C'est ainsi que le PKK des débuts, qu'on peut qualifier de parti communiste kurde, était soutenu par le KGB pour déstabiliser la Turquie, pilier sud de l'OTAN. Le soutien passait par des armes, des explosifs, de l'argent, des formations et surtout par Damas, qui du temps de Hafez el Assad était le principal point d'ancrage soviétique dans la région.

La Turquie, les Etats-Unis et l'Union Européenne classent le PKK parmi les organisations terroristes. Ce qui n'empêche pas que la revendication d'une autonomie kurde soit tout à fait justifiable; et d'ailleurs, l'OTAN et l'UE la soutiennent, mais pas au travers du PKK, même si plusieurs de ses militants sont réfugiés en Europe. Le soutien occidental va plutôt aux Kurdes d’Irak, d’autant que Saddam Hussein gaza indistinctement rebelles et villages entiers … avec le soutien discret de Moscou ! Comme quoi le « deux poids deux mesures », fonctionne aussi bien d'un côté que de l'autre...

Lorsque l'URSS s'écroule, Damas prend le relais du soutien au PKK. Mais après de longues années passées à Damas et dans la région de Kobané, où se trouve la base arrière du PKK, Abdullah Ocalan, le chef historique est prié d’aller se faire voir ailleurs, la Turquie menaçant ouvertement la Syrie d’une guerre. S’ensuit une longue cavale en Europe, Ocalan étant chassé de partout, même de Russie par Primakov. Il est finalement arrêté au Kenya par un commando turc, aidé d'agents israéliens.

Depuis la chute du mur, le marxisme léninisme est devenu un vrai handicap pour un mouvement de libération nationale; et en prison, Ocalan lit beaucoup pour se trouver de nouveaux sponsors. Il étudie les libertaires américains, notamment Murray Boochkine, un élève de Marcuse, avec qui il correspond. Il fait même des offres de dialogue et de paix à Ankara, proposant la création d'une confédération turco-kurde qui inclurait le Rojava, zone kurde située en Syrie. Dans ces échanges, Ocalan précise qu’il rompt avec le marxisme en matière économique.

Erdogan écoute et dialogue, intéressé : l’offre d’adjoindre le Rojava à la Turquie n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, mais après tout, pourquoi ne pas s’en charger en direct ? Comme tout despote qui se respecte, Erdogan a besoin d’un ennemi intérieur pour conforter son pouvoir et le PKK est ce qu’il y a de mieux dans le genre, avant les gulénistes. Les négociations sont rompues, si l’on peut appeler « négociations » des tractations se déroulant entre un chef d’Etat autoritaire et son prisonnier enfermé à l’isolement.

Question autoritarisme cependant, force est de constater que le prisonnier a les mêmes tendances que son geôlier. Le stalinisme a laissé des traces profondes au sein du PKK et les dirigeants du mouvement règnent d’une main de fer sur leurs militants et militantes. Mais pas seulement : les civils des zones « libérées » en Syrie ne sont pas mieux lotis et subissent un joug brutal.

Aux débuts de la rébellion syrienne, en 2011, la jeunesse kurde participe activement au mouvement, avec les trotskistes, les athées et les laïcs de toutes confessions qui sont le fer de lance du mouvement de jasmin syrien. Mais au fur et à mesure que Bachar emprisonne les dirigeants étudiants laïcs et libère à la place les vétérans du jihad, la rébellion s'islamise, sous l'influence des Frères Musulmans, soutenus par la Turquie et le Qatar. Tandis que le vieux PKK et son allié local, le PYD, se rapprochent au contraire du régime de Bachar el Assad, négociant l'autonomie de leur région contre leur neutralité dans la guerre civile qui démarre.

Comme à leur habitude, les services de Bachar jouent double jeu et utilisent Daech pour atteindre leurs objectifs par la bande. Les villes passées à la rébellion, qui ont défait les régiments du régime, ou même les ont incités à les rejoindre, sont prises à revers par Daech. Attaquées par derrière alors que leurs combattants font face à ce qui reste de l'armée régulière, elles sont prises les unes après les autres par l'Etat islamique. Le monstre sunnite, commandés par des officiers baasistes irakiens, accomplit avec application et cruauté la mission confiée par les services secrets syriens. Le but est clair : convaincre le monde de laisser Damas écraser dans le sang cette révolte confisquée par un ramassis d’islamistes barbares.

Accessoirement, l’irruption brutale de Daech sur la scène internationale, en 2014, rend aussi énormément service à Moscou. Son annexion de la Crimée lui attire une ribambelle de sanctions occidentales et l’on est à deux doigts de l’affrontement Est-Ouest au Donbass. En focalisant l’attention, Daech apparaît être un monstre bien plus dangereux et incontrôlable que la Russie, qu’il importe d’anéantir au plus vite. On ne peut pas laisser des sauvages vendre des femmes à la criée et brûler des pilotes dans des cages. Le problème ukrainien passe au second plan et après les attentats de Paris, l’Occident se mobilise contre Daech.

Alors qu’il était acculé, les ¾ sunnites de son armée ayant fait défection, le régime de Damas en profite et reprend peu à peu possession de ses territoires. L’Iran envoie ses milices à la rescousse et la Russie assure la couverture aérienne, en échange de la mise à disposition gratuite, pour 50 années renouvelables, d’une base navale à Tartous et d'une base aérienne à Mmeimin ... que Moscou doit défendre à coups de missiles sol-air à 800 000 dollars contre des drones armés rebelles qui valent 500 fois moins.

Une guerre d'usure coûteuse, comme le fut jadis l'Afghanistan, mais le jeu en vaut la chandelle : le Kremlin veut devenir le parrain du Moyen Orient, N°1 mondial de l’énergie et des matières premières. Poutine rêve de le faire avec l’assentiment de Washington, sur le modèle des accords Nixon-Mao, quand pour terminer la guerre du Vietnam, les Américains avaient de fait abandonné l’Asie du Sud-Est à la Chine.

Sauf qu’on est au XXIème siècle, à l’heure de l’intelligence artificielle et que c’est un raisonnement territorial du XIXème : Moscou et Téhéran en sont encore à encercler l'Arabie Saoudite et à occuper les terres où passeront les gazoducs, en Géorgie ou en Syrie. Mais on n’est plus aux temps du « Grand Jeu » et le but d’aujourd’hui c’est la transition énergétique, pas le pétrole !

Dans ce contexte, retourner la Turquie, jusqu'alors pilier de l'OTAN, serait pour Poutine un vrai plus. Boudé par Paris, qui tient Istanbul à l'écart de l'UE, Erdogan est cajolé par Moscou. C'est l'âme damnée du Kremlin, le conseiller occulte Alexandre Douguine qui s'y colle. Géniteur du concept eurasiatique et de l'idée de 3ème Rome, Douguine veut rallier les Musulmans à Moscou contre l'Occident décadent. Il rencontre Erdogan à plusieurs reprises. Douguine supervise également une chaîne de télé ésotérique qui prétend réunir l'Islam et l'Occident sous la houlette de la Foi.

Convaincu de son intérêt à se rapprocher de Moscou, le Sultan achète au Tsar une centrale nucléaire clé en mains. Dans la corbeille, Poutine abandonne les Kurdes, désormais soutenus par l'OTAN contre Daesh. Il laisse Erdogan occuper la région d'Idleb, en Syrie, pour y sanctuariser l’accueil des réfugiés sunnites chassés par Bachar. C’est aussi Poutine qui prévient Erdogan qu’un complot se trame, ce qui lui permettra d’y échapper et d’envoyer croupir en prison tous ses anciens amis gulénistes. Le soupçon existe, mais rien ne vient le confirmer, ni l'infirmer, que toute cette histoire de complot guléniste a été montée par des provocateurs au service du Kremlin, pour se rapprocher d'Erdogan, tandis que son ancien ami Gulen, qui l'accusait de corruption, était réfugié aux USA.

A43 - 2014 : La déneigeuse et le PDG ...

Et pour quelques Milliards de moins ...

Aéroport de Vnoukovo, Moscou, le 20 0ctobre 23h57

Maquiller un crime en accident, c'est le b-a ba du business, pour un service secret. Et pour qu'un conducteur de chasse neige alcoolique traverse une piste d'envol au mauvais moment, il suffit d'une grosse carotte financière et/ou d'un énorme bâton ... des menaces de mort sur ses proches, par exemple. Des méthodes de gangsters ... ou de services secrets ! Qui savent parfaitement dissimuler les preuves ou les manipuler, pour faire en sorte que leur action demeure secrète ou au contraire paraisse évidente, comme un message ou même soit attribuée à d’autres.

Dans le cas d’école qui nous occupe aujourd’hui, la thèse de l’accident est retenue par la plupart des enquêteurs, mais certains médias russes mettent en avant la thèse d’un attentat commis par la CIA, pour punir le géant français du pétrole, très actif en Iran et en Russie. Hormis auprès d’une journaliste française qui la relaie, sans nommer toutefois la CIA, l’hypothèse trouve peu d’échos en Occident, pour au moins deux raisons :
1 - La CIA a de la ressource, c’est clair, mais organiser au pied levé une telle opération en Russie parait tout de même un peu hors de portée et extrêmement risqué pour un service étranger ;
2 - S’il est vrai que Total jouait les francs-tireurs, l’entreprise continuait de suivre les injonctions du Gouvernement français, qui avait ordonné des sanctions contre la Russie et la nouvelle qu’avait apporté Christophe de Margerie au Kremlin ce jour-là ne pouvait que réjouir les USA … et fâcher les Russes.

A Moscou, le conducteur du chasse neige - alcoolisé - et son chef l’ingénieur responsable du tarmac font onze mois de préventive jusqu’à leur jugement, puis sont amnistiés dès leur condamnation à 4 ans de prison. La contrôleuse aérienne stagiaire qui a fait décoller l’avion - et commis l’erreur - est également amnistiée, tandis que le contrôleur responsable et son chef sont condamnés quatre ans plus tard à 5 ans et demi et 6 ans, non amnistiables. Officiellement, l'affaire s'arrête là, même si le rapport de l'expert français de l'aviation civile dépêché sur place jette quelques doutes sur la procédure russe.

D’abord le chasse-neige était en marche arrière quand il a heurté l'avion. Il avait franchi la piste normalement, peu avant le décollage, puis il s’était arrêté et avait reculé, pour revenir au milieu de la piste. Où il s’est semble-t-il arrêté, le conducteur abandonnant son véhicule sur la trajectoire de l’appareil en phase d’accélération. Il semble en effet que le conducteur - paniqué - ait abandonné le véhicule AVANT l’impact, au milieu de la piste, contrairement à toute procédure ! Cela explique qu’il n’ait pas été blessé.

Le pilote du petit jet a vu le chasse neige trois secondes avant l’impact, alors qu’il était déjà à près de 250 km/h, trop tard pour l’éviter. Il a essayé de passer par-dessus, a presque réussi, mais sa roue avant a heurté le toit du chasse-neige ce qui a déséquilibré l’appareil, qui est parti en tonneau et a explosé en retouchant le sol, deux cents mètres plus loin.
Le déroulé des faits semble donc compatible avec un coup monté, mais qui aurait pu en vouloir à ce point à Christophe de Margerie, le très puissant patron de Total, grand ami de Vladimir Poutine ? En fait, il venait d'annoncer à Moscou, la mort dans l'âme, qu'il abandonnait la construction d'un gigantesque site d'extraction gazier en Sibérie, contraint et forcé par François Hollande qui avait décidé de sanctionner la Russie après l’annexion de la Crimée. De la même manière que Hollande refusait de livrer les deux gros navires de débarquement promis à Poutine par Sarkozy.

Il se trouve que l'actionnaire principal de ce projet sibérien à 27 milliards de dollars n'est autre que le Genevois (à l’époque, depuis il est rentré en Russie) Genady Timchenko, très proche de Vladimir Poutine. Son homme de paille, selon certains analystes. Pour le Kremlin, l'annulation du projet signifiait un manque à gagner de plusieurs milliards ... suffisant pour tuer quelqu'un ? Dans un roman sur la mafia, oui. Surtout si cela sert à envoyer un message au passage, à la France et aux Occidentaux.

Si les sanctions rendent Poutine nerveux, c'est que l'argent est le nerf de la guerre. Lors de la crise des subprimes, en 2007, les bourses se sont davantage effondrées en Russie qu'ailleurs. Les fortunes des oligarques sont basées sur l'emprunt massif aux banques occidentales, qui ont financé l'achat et la modernisation des usines russes après la chute du mur. Les actions - offertes aux travailleurs, mais rachetées pour une bouchée de pain par les oligarques - servaient de garantie aux emprunts colossaux. Quand la bourse de Moscou s'est écroulée et que le crédit s'est asséché, les oligarques durent céder des actions au plus bas, pour pouvoir payer les traites à l’échéance. Exactement comme les pauvres ont dû vendre leur maison, aux Etats-Unis, quand la valeur ne couvrait plus l'hypothèque. Du coup leur classement dans « Fortune » a brutalement reculé.

Oleg Deripaska a ainsi lâché 20 milliards de dollars, 85% de sa fortune. Une quinzaine d'oligarques russes ont perdu ensemble plus de 110 milliards de dollars en 2008. Rappelons qu'une liasse de mille billets de mille Francs suisses valant un million mesure 14 centimètres de haut. Et un milliard, toujours en billets de 1000, 140 mètres ... la hauteur du jet d'eau à Genève. Autre comparaison, les 50 arabes les plus riches ont la même année perdu 25 milliards « seulement ». Le Prince Al Walid, dont la fortune égalait celle de Deripaska, n'a perdu que 4 milliards, cinq fois moins ... les portefeuilles du Golfe étaient en effet nettement plus diversifiés et reposaient bien moins sur l'emprunt.

La fortune de Poutine étant étroitement liée à celles des oligarques, ce fut un affront, une véritable douche froide pour le locataire du Kremlin … qui octroya illico 80 milliards de dollars de fonds publics russes au soutien des milliardaires. Il est vrai qu’il en était discrètement le plus gros représentant ! C'est cette année-là que le colonel du KGB Poutine laissa l'apparence du pouvoir à Medvedev, pour bâtir sa revanche dans l'ombre. Une revanche qui repose largement sur ce que Poutine sait faire de mieux : l’activité des services secrets.

Devenus priorité nationale, les espions du SVR et du GRU russe sont désormais trois fois plus nombreux que les Français du SDECE et même beaucoup plus nombreux qu'à la CIA. Ce, bien que le PIB russe soit la moitié du français et à peine 8% de l'américain. Il y a davantage d'espions russes en France que pendant la guerre froide et ils ne sont pas payés pour se tourner les pouces. Mais il n’y a pas que le renseignement.

La guerre de propagande a pris de nouvelles dimensions avec internet et les réseaux sociaux. En Russie, des armées de trolls de droit privé sont chargés de répandre partout les pires rumeurs en ridiculisant la démocratie et les gouvernements occidentaux. Le but est qu’à l’Ouest, les gens ne croient plus ni les élites, ni les médias, ni les autorités.

A l’intérieur, c’est encore pire : La police secrète russe, le FSB, compte aujourd'hui 20 fois plus d'agents que la DGSI française et 3 fois plus que le FBI. Par habitant, cela fait dix fois plus de siloviki pour « fliquer » la population, qu'en France ... et six fois plus qu'aux Etats-Unis. Sans compter les 400 000 hommes de la nouvelle police politique, que Poutine a placé directement sous ses ordres. Cela étant, si l’espionnage et la propagande se taillent la part du lion dans le budget russe (ce qui s’est encore aggravé après les sanctions ayant suivi l’invasion de l’Ukraine), Moscou consacre aujourd’hui plus de 7% de son PIB à la défense.

C’est considérable et l’économie réelle russe est sous perfusion. Le porte-monnaie de la ménagère s’en ressent et l’innovation est en stand-by. Même si l’utilisation russe du cyberespace par la Russie est aussi innovante que malfaisante pour ses voisins, l’économie russe reste fondamentalement conservatrice, basée sur l'énergie et les conglomérats métallurgistes, comme au temps de Staline. Le Kremlin est prêt à se battre, en Transnistrie et au Donbass, pour des bassins miniers dont plus personne ne veut. Il est vrai que pour les agents d'influence de Moscou, comme Emmanuel Todd, fils de compagnons de route du stalinisme, il n'y a point de salut hors de l’industrie lourde.

Cette vision datée de la guerre froide a coûté très cher au nouveau Tsar et à ses oligarques, en les rendant dépendant du capital occidental pour moderniser leurs infrastructures, au lieu de bâtir une économie diversifiée. En leur interdisant de se refinancer sur le marché du crédit international, les sanctions ont failli les mettre à genoux. Elles les ont en fait jetés dans les bras chinois, aux conditions draconiennes de ces derniers. Ce qui n'est évidemment une bonne nouvelle que pour la Chine. Pour échapper aux sanctions, le Kremlin rêve de créer une monnaie internationale alternative, avec la Chine. Mais depuis dix ans qu’on en parle, le projet reste une sorte de fantasme, de rêve idéologique. Et ce n’est pas l’actuelle crise économique chinoise qui va lui donner davantage de consistance.

A44 - 2016 : Elections truquées, judo et petites pépées

Quand Poutine se mêle de faire et défaire la politique des pays occidentaux. Tout en se prétendant champion de la souveraineté !

Lang Fjord, Norvège, le 7 Août

Pour les deux hommes qui discutent en compagnie de deux bombes anatomiques, sur le luxueux yacht du plus jeune, la stratégie du patron est limpide : prendre les démocraties à leur propre jeu, en utilisant jusqu’au bout internet et la liberté d'expression. La démocratie est coincée : si elle censure ou pire, restreint les droits des électeurs, elle devient despotisme. Et plus rien ne la sépare du loup, qu'elle essaie d'empêcher d'entrer dans la bergerie par la porte électorale.

Sur le yacht, Nastia Rybka s'applique à jouer la blonde et filme avec son téléphone les beautés du fjord et les aménagements luxueux; puis, discrètement, les deux hommes qui la paient royalement pour pimenter leur croisière très très hot. Nastya rêve d'épouser un milliardaire. Elle en a même fait un livre, Eurotrash, pour expliquer comment. Son proxénète, Alexandre Kirilov, se verrait bien devenir Président de Russie. Comme Poutine, il utilise les charmes féminins pour arriver à ses fins et fournit à l'occasion des professionnelles aux Kompromats du FSB. Pauvre Kirilov, qui aurait mieux fait de s'en contenter, au lieu de chercher à monnayer les conversations enregistrées par Nastya. Cela leur aurait évité de moisir dans une prison thaïe.

En attendant, le richissime propriétaire du yacht et son invité, archétypes du macho russe, n'ont aucune raison de se méfier de la call girl à cervelle d’oiseau qu'ils ont engagée. Ils poursuivent leur conversation comme si de rien n’était, bien qu’étant filmés. Relayés sur Youtube par Navalny, chez qui la vidéo a fini par atterrir, les propos des deux hommes font le tour de l'internet russe, vus par 8 millions de personnes en deux jours. Le temps que le Kremlin s’en aperçoive et les rende inaccessibles. On y entend Oleg Deripaska papoter avec « papa » Sergeï Pridhodko, chargé des questions internationales au Kremlin, considéré comme le N°3 de la nomenklatura poutiniste.

Homme de l'ombre, inamovible depuis 20 ans, « Papa » a été remercié quand le scandale a éclaté. Pour son hôte, Deripaska, qui n’est pas fonctionnaire mais oligarque, c’est plus compliqué. Oleg a fait fortune avec Vlad, en 1990. Ils vendaient à l'Ouest les matières premières achetées dix fois moins cher en Russie. Ce qui n'a pas empêché Poutine de charrier son copain Deripaska devant les caméras de télévision, lorsqu’il a eu besoin de montrer aux Russes qui était le vrai patron qui servait les intérêts du petit peuple. Juste une démonstration pour la télévision mais quoi de plus crédible qu’une bonne engueulade bien mise en scène ?

Dès le début des années 90, Poutine investissait ses gains en politique, tandis que Deripaska modernisait les usines qu’il achetait aux ouvriers pour une bouchée de pain, avec de l'argent emprunté en Occident. Une partie de son business appartient d’ailleurs à Poutine, comme tout ce qui rapporte gros en Russie. On estime que 20 à 30% du PIB russe part en pots de vin, dont une partie finit dans les caisses noires du Kremlin. Entre 40 et 200 milliards de dollars de trésor de guerre accumulé selon les estimations.

La fourchette est large, car en l’absence de comptabilité, il est toujours complexe de quantifier les résultats de l’économie informelle. Nombreux sont les hauts cadres à en avoir profité pour arrondir leur fortune personnelle, dans le pétrole et l’industrie d’armement. Plusieurs l’ont payé de leur liberté, ou de leur vie, après l’invasion de l’Ukraine, quand il a fallu resserrer les boulons.

Devenu numéro 2 mondial de l'aluminium, après le rachat du suisse Glencore, Deripaska possède de gros intérêts dans l'automobile, la construction (les JO de Sotchi ...), les assurances, l'énergie ... mais sa fortune, basée sur l'emprunt aux banques occidentales, est divisée par dix, quand la crise de 2007 fait exploser les taux d’intérêts, empêchant son refinancement. Il est obligé de vendre ses parts pour payer ses dettes et autour de Poutine, les oligarques se mettent à considérer la crise mondiale comme une manigance occidentale ayant pour but de les ruiner.

C’est de la parano pure et simple, bien dans la ligne de Patrouchev, le grand chef de la sécurité du pays, vrai complotiste persuadé que l’Occident veut tuer 80% de la population mondiale pour se réserver la planète. Un accès de paranoïa aigüe qui conforte l’aile dure, anti-occidentale du Kremlin et contribue à la dérive agressive de Moscou : Medvedev ayant pris le relais de l’exécutif et des affaires courantes, Poutine a les mains libres pour s’occuper personnellement, dans l’ombre, de la Géorgie.

C’est un vrai succès, qui laisse les Occidentaux sans réaction. Ils n’y ont vu que du feu et la responsable suisse de l’enquête en responsabilité déclenchée par l’OSCE, la diplomate russophone Heidi Tagliavini attribue de bonne foi le déclenchement de la guerre à la Géorgie. La Russie est blanchie, ce qui fait bicher Poutine au point de s’en réjouir ouvertement, deux semaines plus tard, dans une assemblée de siloviki à qui il explique que la Russie est de retour et que c’est bien lui qui a tout manigancé pour mener la Géorgie là où il le voulait.

C'est à cette époque que d'après le témoignage d'un traducteur, il propose à Sarkozy de faire de lui "le Roi de l'Europe", ce qui laisse Sarkozy hébété, "complètement stone", au point que les commentateurs le croiront ivre, lui qui ne boit jamais. Sarkozy en tout cas lui vend deux navires polyvalents de débarquement, à la pointe de la technologie. Ce qui est aussi une manière de faire circuler de l'argent. A Merkel, Poutine propose le gaz, qui va booster la prospérité allemande pendant deux décennies. Il veut être le dealer d'énergie de la planète, certain que les capitalistes occidentaux, attirés par l'appât du gain, viendront lui manger dans la main. C'est faire peu de cas de la psychologie humaine et méconnaître toutes sortes de concepts occidentaux comme la liberté, l'indépendance, la démocratie et même l'honneur.

5 ans plus tard, redevenu officiellement le grand patron, Poutine déclenche l’opération ukrainienne sur le même principe que la Géorgie : provocation, réaction, répression. Mais il doit constater que cette fois-ci, les Occidentaux réagissent et les sanctions de 2014 empêchent Deripaska et ses pairs de se refinancer sur les marchés internationaux.

Oleg et « Papa » vengent la Russie en finançant le Brexit, enfonçant tous les records de frais de publicité des campagnes électorales britanniques. Ils contournent les limites légales en passant par des paiements à Chypre, mais comme ils ont atteint les maximas autorisés de dons par parti, ils font créer de nouveaux petits partis pro-Brexit. Ceux-ci encaissent l’argent pour financer les tombereaux de pub pro-Brexit - évidemment mensongère - qui saturent l’espace public et internet. Où les électeurs sont ciblés en fonction de leur profil Facebook par Cambridge Analitica.

C’est un plein succès, qu'Oleg et Papa fêtent justement ce jour-là sur le yacht. Le Brexit divise et réduit l'UE, affaiblissant l'Occident ! Les deux magnats évoquent ensuite l'élection présidentielle américaine, qui bat son plein. Hillary ne doit gagner à aucun prix et « Papa » aimerait bien retourner Victoria Nuland, la très anti-poutine numéro 2 du Département d'Etat US. Au Kremlin, on sait comment aider à réfléchir politiciens et journalistes occidentaux. Le budget pour cela est quasi illimité. Mais Deripaska sait déjà que ce sera difficile, car ce n’est justement pas une question d’argent.

Trivial, Oleg raconte à « Papa » la très mauvaise expérience vécue par Nuland avec des marins russes sur un baleinier soviétique à 20 ans. Les comptes personnels à régler, ça rend les choses plus compliquées pour un agent d'influence comme Deripaska ! Qui écoute cependant religieusement les autres instructions et infos transmises par « Papa », qui craint un problème avec Paul Manafort.

Le peu discret directeur de campagne de Trump a laissé des traces de ses contacts en Russie et « Papa » s'attend à ce que les services secrets ukrainiens les sortent. Surnommé « M. Torture » pour sa clientèle de dictateurs, le lobbyste américain a servi Mobutu et Marcos mais aussi les pro-russes Barré, Ngema, ou Yanoukovich. Pour organiser la campagne électorale de ce dernier et défendre ses intérêts à Washington, Manafort a même été payé directement par Deripaska, qui a refermé le piège lui-même, sans le savoir. Voilà ce que c'est de pratiquer des méthodes mafieuses.

En effet, plusieurs dizaines de millions ont été versés à Manafort en Ukraine ou à Chypre, qu'il n'a pas déclarés au fisc US. Al Capone est tombé pour moins que ça. Manafort commence par démentir, mais finira par démissionner comme l'avait ordonné « Papa ». Inculpé, il sera condamné à 4 ans de prison, mais comme l’objet de la condamnation est antérieur à son travail pour Trump, celui-ci n’est pas inquiété. C’était le point essentiel pour le Kremlin, qui a énormément investi dans le projet de faire élire Donald Trump à la Maison Blanche. Un plan ourdi par Felix Sater, mafieux russe voisin du dessous du Donald jaune à la Trump Tower, conseiller financier de Trump en Russie ... et ami de Deripaska et de Poutine.

On l'imagine, c'est peu dire que l'original des enregistrements de Nastya Rybka intéresse au plus haut point le FBI et le procureur Mueller, qui enquête sur les liens de Trump avec Poutine. Du côté du FSB, on est sur des charbons ardents pour les récupérer. Nastya Rybka et son proxénète quittent la Russie, mais commettent l’erreur d'aller se planquer en Thaïlande avec des visas de touristes, pour donner des conférences rémunérées à connotations érotiques. Ils y sont arrêtés pour défaut de visa.

Rybka dit être tombée dans un piège des services russes et les Américains n'ont pas le droit de la voir dans sa prison thaïe. Au bout d’une année de prison, Rybka est expulsée vers son pays natal, la Biélorussie, par un vol qui fait escale à Moscou. Où elle est arrêtée, à sa descente de l’avion. Elle est libérée quelques jours plus tard, hébétée, après avoir signé des aveux selon lesquels tout cet enregistrement n’était qu’une invention, qu’il n’y avait rien de vrai et qu’elle s’engage à ne plus jamais en parler.

En 2023, Bi-2, un groupe de rockers russes opposants au régime et à la guerre en Ukraine est arrêté à son tour en Thaïlande. Ils sont accusés d’avoir joué à Phuket sans les visas ad hoc. Ils sont menacés d’être extradés en Russie, où ils sont condamnés par contumace, mais une campagne internationale obtient leur libération et leur expulsion vers Israël dont plusieurs d’entre eux ont aussi la nationalité. Peu après, on apprend l’arrestation du N°2 de la police thaïe, qui avait reçu de fortes sommes d’argent du consulat de Russie.
A45 - 2017 : Propagande et merdias

Comment la Russie et l'Iran infiltrent nos médias et nos institutions politiques

Conseil de l'Europe, Strasbourg, le 25 avril
Président de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe, Pedro Agramunt se dit victime des médias russes, mais il l'a bien cherché. L'Assemblée du Conseil de l'Europe réunit des représentants des parlements nationaux de toute l'Europe, pas seulement de l'UE, et donc y compris de la Douma russe. Sauf que la Douma russe boude depuis que le Conseil a condamné l'annexion de la Crimée. Parce que les parlementaires de Crimée avaient dû délibérer sous la menace directe des mitraillettes russes et que les parlementaires n'aiment pas délibérer sous la menace d'une arme. On les comprend, mais apparemment les parlementaires russes, eux, ont l'air de trouver cela normal.

Le Conseil n'a donc rien à voir avec l'UE et compte presque deux fois plus d’Etats membres. Comme la CEDH, la Cour Européenne des Droits de l'Homme, à laquelle tout Européen peut recourir, membre de l'UE ou pas. Le Conseil de l’Europe est antérieur à l’UE et ses membres n’ont que très peu d’obligations, sans aucune délégation de souveraineté. Les parlementaires du Conseil sont d’ailleurs des députés envoyés à Strasbourg par leurs parlements nationaux. L'espagnol Pedro Agramunt Font de Mora, sénateur PPE aux Cortes, avait donc été élu Président du Conseil, lorsqu’il a eu la très mauvaise idée d'accepter l'invitation du député russe Leonid Slutsky. Qui avait gardé des contacts étroits à Strasbourg, bien qu'officiellement, la Russie se soit mise en retrait.

Personnage sulfureux, le Président de la commission des affaires étrangères de la Douma, Slutsky est en effet chargé des relations avec le Conseil de l'Europe et avec le parlement français. Privilège rare, il possède plusieurs terrains à Moscou et une collection de voitures dont la plus chère, au nom de son épouse, vaut plus de six années de leurs salaires cumulés. Sous sanction des Etats-Unis et de l'Union Européenne, il est un relais clé du système d'influence mis en place par Poutine à l'étranger.

Slutsky n'a pas simplement invité Agramunt à dîner pour lui vanter les beautés de la Crimée. Il l'a fait monter dans un avion de transport militaire russe, direction Damas, en Syrie, pour y rencontrer Bachar el Assad. Le dictateur syrien étant lui-même sous le coup de sanctions européennes pour les bombardements de civils, l'usage de gaz interdits par les conventions de Genève et les soixante mille opposants morts sous la torture en prison. Depuis le chiffre a augmenté, mais à l'époque, les tortures et les morts étaient documentées par les photos de « Cesar », un ancien geôlier repenti. Photos qui ont fait le tour du monde en plus d'illustrer les dossiers très bien documentés constitués par Amnesty.

Dans un cadre démocratique, une décision sur les sanctions dépend évidemment d'un vote du parlement dans son ensemble, et pas seulement d'un ukase du Président. Ce qu'Agramunt a bien été obligé d'expliquer aux Russes. Du coup pour rentabiliser quand même le voyage, Slutsky a choisi de le mouiller jusqu'au cou, en le livrant aux bons soins de la propagande russe. RT la chaîne internationale du Kremlin s'est fait une joie d'annoncer dans toutes les langues que « Le Président du Parlement européen » rendait visite à Bachar el Assad. Ce qui délégitimait les décisions européennes. Agramunt y a perdu son job, car il ne devait en aucun cas laisser entendre qu'il représentait le Parlement alors que celui-ci n'était même pas au courant du voyage.

Si Agramunt a sans doute été naïf, d'autres parlementaires savent parfaitement ce qu'ils font. C'est le cas du travailliste britannique George Galloway. Son discours fleuve et enflammé, devant la Chambre des Communes, a entraîné Westminster à refuser l'intervention en Syrie, bien que Bachar el Assad ait osé franchir la ligne rouge en gazant sa propre population. Refus britannique "d'y aller" qui conduit Obama à refuser à son tour l'intervention. Bachar peut continuer de massacrer son peuple avec l'appui iranien et russe, entraînant 200 000 morts supplémentaires !

Plus de dix millions de Syriens sont aujourd'hui déplacés et réfugiés à l'intérieur ou à l'extérieur du pays. Soit la moitié de la population et ce sont le plus souvent des sunnites. Ils ont même été expropriés par leur propre gouvernement, qui s'empare de leurs biens laissés vacants au bout de quelques semaines. officiellement pour permettre la reconstruction. C'est plus de 12 fois le nombre de déplacés de la Nabka, l'exode originel des Palestiniens qui n'avait déplacé "que" 750 000 personnes. 600 000 morts, dont plus de 160 000 civils tués en très grande majorité par les forces du régime. C'est environ 5 fois plus - rien que pour les civils - que ce qu'Israël est en train de commettre à Gaza en réaction au pogrom du 7 octobre, en ne tenant compte que des chiffres du Hamas civils et militants du Hamas confondus, soit un peu moins de 36 000 morts.

Soyons clair, il n'est pas question ici d'approuver ou de condamner l'attitude d'Israël à Gaza, Netanyahou est sans nul doute une crapule, mais nous n'avons ni chiffres indépendants, ni analyse indépendante de l'opération. Par contre, ce qui est choquant, c'est la différence de puissance des campagnes internationales : quelques articles de presse plus ou moins vite oubliés quand Bachar el Assad tue plus de 160 000 civils musulmans et aucune manifestation d'ampleur, tandis que les facultés de plusieurs pays sont bloquées et d'innombrables manifs défilent dans le monde entier quand Israël tue 36 000 musulmans.

Je ne crois pas que la cause de cette différence de traitement soit l'antisémitisme en tant que tel, mais plutôt que l'augmentation de l'antisémitisme est une conséquence de la guerre des propagandes que Moscou et ses alliés iraniens et peut-être chinois nous livrent depuis des décennies. "Nous" étant ici l'Occident global dont Israël fait partie de par son peuplement, son histoire et sa démocratie.

On a pu constater en effet la même relativisation du drame syrien comparé à ce qui se passait au Yémen ou en Libye, où les Occidentaux ou leurs alliés étaient en action. Si l'on compare les chiffres, le bilan syrien est nettement plus sanglant et nettement plus destructeur que ce qui s'est passé en Libye ou au Yémen, mais tant dans les instances internationales (ONU) que dans nos médias, une part essentielle des habituels porte-voix de l'action humanitaire et de la dénonciation des crimes politiques a fait défaut aux victimes du dictateur syrien. Tout au contraire, ces voix ont même souvent soutenu le régime.

Par exemple le député travailliste Galloway, vieux soutien du père Assad, puis du fils, pour qui les printemps arabes n'étaient qu'un complot sioniste. C'est d'ailleurs la thèse d'Al Mayadeen, la chaîne du Hezbollah libanais pro-iranien, qui rétribue grassement Galloway ! Il y présente en effet une émission régulière. Je suis un fervent partisan de la liberté d'expression, mais savoir qu’une décision aussi importante que l’intervention occidentale en Syrie a pu être influencée de façon majeure par un homme politique qui était payé presque directement par une puissance étrangère hostile, a quelque chose de surréaliste.

On est là dans un moment clé du siècle. Parce que si Londres et dans la foulée Obama avaient décidé d’intervenir (Paris ayant déjà dit être prêt à y aller, mais pas tout seul), par quelques missiles bien placés, on aurait sans doute évité 200 000 victimes civiles syriennes supplémentaires et les attentats de Paris, pilotés depuis Damas. On aurait aussi limité l’extension de la puissance iranienne et probablement évité la guerre en Ukraine, car Poutine aurait compris que l’Occident ne reculait pas, au lieu de se persuader qu’il pouvait avancer, puisqu’il trouverait toujours en face un ventre mou.

Alors certes, Galloway n’était pas payé officiellement par les services iraniens ou syriens, mais le lien entre son employeur et ses sponsors est plus qu'évident. Longtemps correspondant d'Al Jazeera à Téhéran, Ghassan Ben Jeddou a créé Al Mayadeen parce qu'il trouvait la chaîne qatarie trop tiède. Il collaborait étroitement avec Press TV, chaîne iranienne dirigée par un ami de Saïd Ramadan, inculpé de meurtre aux Etats-Unis. Au Liban, on dit qu'Al Mayadeen est financée par le Hezbollah et par Rami Makhlouf, le cousin milliardaire de Bachar el Assad.

Ses dizaines de comptes à la HSBC Genève ont fait de Makhlouf le personnage principal des Swiss Leaks, accusé de détenir à lui seul 60% de la richesse nationale syrienne, pour le compte de son cousin germain Bachar el Assad. Ben Jeddou a toujours nié être inféodé à la Syrie, ce qui est souvent mal vu au Liban, jusqu'au jour où la police libanaise fit une descente dans deux immeubles lui appartenant. Ils avaient été transformés en maisons closes par les services secrets syriens. Des dizaines de jeunes prisonnières syriennes dont les familles étaient trop pauvres pour payer une caution y étaient retenues en esclavage et forcées de se prostituer.

Pour le clan au pouvoir en Syrie, leurs propres citoyens ne sont qu’une marchandise à exploiter, sous toutes les formes possibles. Les maquereaux syriens ont été jetés en prison, sauf leur chef, un officier de renseignement du 2ème bureau de l'armée de l’air syrienne (considérée comme la police personnelle de la famille Assad), qui est parvenu à passer entre les mailles du filet et à rejoindre la Syrie.

Ironie du sort, c’est Al Mayadeen et Press Tv qui étaient à l'origine de la fake news du jihad du sexe, selon laquelle de jeunes maghrébines étaient recrutées pour le repos des guerriers du jihad. Ce qui sous cette forme, était un pur mensonge, les pires maisons de Daesh n’ayant rien à voir avec les bordels des services secrets syriens. C’est toutefois significatif du fonctionnement des services russes, iraniens ou syriens, grands manitous du complotisme mondial, qui attribuent systématiquement leurs pires méfaits à leurs ennemis dans leur propagande. Mêler un peu de vrai dans beaucoup de faux tout en développant une vision complètement paranoïaque du monde, c'est la vraie caractéristique des médias complotistes.

A46 - 2018 : Bilderberg et Wikileaks

Le Complot des complotistes

Lingoto Turin, le 7 juin

Comme chaque année depuis 64 ans, le groupe de Bilderberg réunit une grosse centaine de dirigeants nord-américains et européens triés sur le volet, pour discuter des problèmes du monde. Cette année, c'est le richissime patron de Fiat-Chrysler qui régale, dans ses anciennes usines transformées en musée géant. Liste des invités et thèmes des débats sont publics : Le trumpisme y tient la vedette avec l'Iran, les mid-terms, le protectionnisme, le leadership mondial et la montée du populisme.

On y parle aussi pollution des mers, intelligence artificielle, chômage, informatique quantique, post-vérité et suractivité des espions de Poutine. Qui de son côté, histoire de brouiller les pistes, raconte volontiers à Moscou être l'ami de l'inamovible Kissinger. Doyen de Bilderberg, l’ancien Secrétaire d’Etat en est même la colonne vertébrale : le seul qui ait le droit de dépasser son temps de parole, habituellement fort strict pour laisser tout le monde s'exprimer.
Loin de comploter, à Bilderberg, on discute plutôt des problèmes de l'heure. Un peu comme sur Facebook, sauf que les meilleurs spécialistes mondiaux y côtoient ministres, chefs d'Etats, dirigeants d'entreprise et une demi-douzaine de journalistes influents. Les opportunités d'un réseau aussi lourd en responsabilités et intelligence, l'autre nom du renseignement, sont évidentes mais il serait très mal vu de mal s’en servir. Le délit d'initiés ou l'échange d'amabilités lors d'un appel d'offres y sont expressément réprimés. D’ailleurs le Prince des Pays-Bas, membre fondateur, en fit les frais.

Il s'agit de pouvoir se parler librement entre responsables, y compris en étant de tendances politiques opposées. Une sorte de super-réunion maçonnique réunissant les leaders d’une vingtaine de pays et de multinationales concurrentes, avec pour seuls intérêts communs ceux de toute l'humanité : paix et prospérité ! Trump, antithèse vivante des buts de Bilderberg, a dû entendre ses oreilles siffler.

Trois Suisses étaient présents : l'ancienne Numéro 2 du CICR (la Croix-Rouge Internationale) le Conseiller Fédéral Schneider-Amann (ministre de l'économie) et le patron de l'entreprise technologique, Kudelsky. Trois Belges, quatre Canadiens, neuf Italiens, neuf Français dont Patrick Pouyané, le nouveau patron de Total, le Ministre de l'Education Blanquer, le patron du renseignement, Bernard Emié (diplomate spécialiste du monde arabe) ou encore la toute nouvelle directrice générale de l'UNESCO. Et puis trente-huit Etasuniens, onze Britanniques, huit Allemands. Aucun Russe, ni aucun Chinois, même s’ils avaient évidemment leurs antennes à l’intérieur.
Essayer de rendre le monde meilleur parait une excellente idée. Le faire à ce niveau, en circuit fermé, permet certainement d'aller plus vite et d'être iconoclaste en toute liberté. Le problème, c'est que ça frustre ceux qui pensent avoir des solutions toutes prêtes. Même quand ils n'ont pas toutes les données. De plus, le pragmatisme de ces élites peut paraître suspect. Défendent-ils réellement la démocratie ou sont-ils prêts à pactiser avec Poutine pour protéger la stabilité et l'essor des affaires ? Quelles sont leurs vraies valeurs ? Autant de questions légitimes, mais contraires à l'esprit du colloque.

Glücksman a raison quand il regrette la déconnection des élites. Le plus grand tort des invités de Bilderberg et de la plupart des élus des pays démocratiques est sans doute de ne pas se préoccuper vraiment des gens qui les élisent ou qu'ils dirigent. Les populistes, de gauche ou de droite, n'ont plus qu'à labourer le terrain, avec une hypocrisie sans égale. Notre société de consommation ne tient que par la stimulation de la demande. La pub, comme seul ciment social, ça ne suffit plus quand les classes moyennes s'appauvrissent.

Le fonctionnement même de notre démocratie laisse le champ libre aux charlatans du complotisme, qui utilisent l'inculture et la frustration provoquées par le capitalisme pour faire avancer leurs agendas. Des agendas sinistres qui commencent et s’arrêtent à la prise du pouvoir. Les despotes milliardaires et les théocraties qui se dissimulent derrière le complotisme n'ont rien de plus à proposer que le capitalisme et la prédation, mais sans la liberté ni la protection du droit ! Hélas, le mensonge circule mieux que la vérité, le scandale fait le buzz et les gens simples relaient ce qui les surprend et les scandalise ! Tandis qu'un train qui arrive à l'heure n'est pas une nouvelle.

En plus, les dictatures savent étouffer les affaires et garder leurs pires méfaits secrets, alors que les turpitudes occidentales sont complaisamment étalées dans tous nos médias à longueur de pages et d’émissions de télévision. Qui aime bien châtie bien, mais il y a un moment ou cela devient du sado-masochisme.

Edward Snowden, par exemple. Quand il est « retourné » et commence à espionner ses employeurs, la NSA et la CIA, il prétend agir comme lanceur d’alertes pour dénoncer le fait que l’Amérique écoute aux portes. Comme si son nouvel employeur, la Russie, n'écoutait pas les conversations d'autrui ? De plus, Wikileaks a publié tout ce qui pouvait nuire aux Etats-Unis et à leurs alliés, mais rien qui gêne vraiment l'Iran, la Chine, la Russie ou la Libye de Kadhafi. Le site de Julian Assange soutient même ouvertement le gouvernement de Bachar el Assad. Comme si la démocratie était la cible !

Ce n’est tout de même pas un hasard si, après avoir envoyé ses données à Wikileaks, Snowden s’est réfugié à Moscou et Assange à l'Ambassade d'Equateur, allié de Chavez et Poutine. Si au moins, dans les câbles US révélés, on pouvait lire des échanges entre diplomates US qui incriminent la Russie ou la Chine ! Mais non, jamais. Sur des milliers d’échanges. En plus, ces révélations n’ont rien de spectaculaire. Cela fait plus de vingt ans que les films de Hollywood et les romans d’espionnage le racontent : nous sommes espionnés et les grandes oreilles qui parsèment le globe (comme à Loèche, en Suisse) sont là pour intercepter conversations téléphoniques et échanges internet.

Le rappeler en 2013, alors que Poutine prépare sa réaction aux printemps arabes, réaction qui passera par l’Ukraine et la Syrie, cela fait évidemment partie d’une vaste entreprise de déstabilisation des opinions publiques occidentales, qu’il faut rendre défiantes à l’égard de leurs gouvernements. C’est même une sorte de point d'orgue, au milieu d'une profusion de faux messages que les usines à trolls du Kremlin relaient sur Facebook, sur Tweeter et sous les commentaires des principaux sites d'informations, dans toutes les langues : des milliers de rumeurs et de fake news qui augmentent au moment des élections, parsemées de vraies infos, pour crédibiliser le tout. Tout est bon, pour peu que ça nuise à l'image des démocraties.

Cette campagne de déstabilisation des valeurs occidentales est multiforme et prétend casser toutes les formes d’alliance interétatique au nom d’un nationalisme que la Russie combat ardemment chez elle : les nationalités n’y ont droit au chapitre que dans le cadre du monde russe (traduire « empire russe »). Parce que l’OTAN ou l’UE sont bien plus dangereuses pour l’hégémonie russe que la France ou l’Allemagne isolée. C’est pourquoi l’OMC, la mondialisation, Bilderberg ou les réunions du G7 étaient systématiquement conspuées, voire attaquées. Le seul vrai complot international, c'est celui des complotistes, aka l'axe Moscou-Téhéran (et peut-être Bei-Jin, qui se tâte...).

Pour parvenir à ses fins, la Russie n’hésite jamais à réactiver ses vieux réseaux du KGB et des luttes "anti-impérialistes" qui, 50 ans plus tard, embouchent des thèses qu'on aurait qualifiées de fascistes à l'époque, comme le nationalisme. C'est ainsi qu'un ancien avocat de la Rote Armee Fraktion est devenu député AfD (extrême-droite allemande) ou que Régis Debray, publie « l'éloge des frontières ». En vrai, les frontières nationales ne servent qu'à ceux qui les déplacent pour s'agrandir, ou les utilisent pour se réfugier derrière, voire pour planquer leurs milliards à l'étranger. La maskirovka est totale : le renouveau national, soi-disant social (!) et anti-impérialiste, sert en réalité les despotes conquérants les plus riches et violents de la planète !

A47 - 2018 : La fortune des Mollahs

Comment Khomeiny a bâti un empire capitaliste.

Villepinte, région parisienne, le 30 juin

Le meeting bat son plein. 25 000 militants et sympathisants des Moujahedines khalq emplissent la salle. Depuis près de 40 ans, ils s'opposent au régime des mollahs et l'ont payé cher, en Iran comme à l'étranger. Des milliers d'entre eux sont morts, dont l'épouse, Achraf et la jeune sœur, Monireh, du fondateur du mouvement Massoud Radjavi, exécutées en Iran. Mais aussi son frère Kazem, professeur de sciences politiques, assassiné à Genève par des « diplomates » iraniens.

Plusieurs diplomates européens assistent au meeting, ainsi qu'un émissaire de rang ministériel du gouvernement américain. Les Moujahedines khalq sont en effet la principale force du Conseil National de la Résistance Iranienne. Réunir 25 000 opposants chaque année en Europe est la preuve d'un impact important, même s'il parait difficile de leur attribuer les manifestations qui se multiplient à nouveau en Iran. Au pays, les manifestants sont surtout mobilisés par la crise économique. Ils reprochent au gouvernement sa guerre en Syrie et sa stratégie d'agression envers Israël, qui coûtent cher et ruinent l'économie, déjà bien mal en point. Sans autre motivation qu'un expansionnisme dépassé. Mais en 2018, on ne parle pas encore vraiment du voile.
De leur côté, les mollahs accusent les Moujahédine khalq d’être des terroristes à la solde de l’Occident … ce qui aurait plutôt tendance à renforcer leur popularité, tant le régime est devenu impopulaire dans la population. C’est bien moins la conséquence des propagandes occidentales, qui pénètrent difficilement en Iran, que le fait du régime lui-même et de sa politique répressive, très intrusive dans la vie privée des gens. Trump et Netanyahu adoreraient mettre le régime des mollahs en difficulté, mais aucun service secret ne peut jeter des centaines de milliers de manifestants dans la rue si ceux-ci n'ont pas d'excellentes raison de protester. A fortiori dans un pays où le simple fait de manifester vous mène en prison ... ou pire. Or cette année-là, ils sont des millions à manifester dans tout l’Iran et les mollahs sont sur les dents.
A la veille du meeting de Villepinte, les polices française, belge et allemande ont arrêté plusieurs personnes d'origine iranienne qui planifiaient des attentats durant l’assemblée. Des explosifs et un détonateur ont été saisis. Un diplomate iranien en poste à Vienne fait partie des interpellés. D'après les Moujahédines khalq, il serait depuis 4 ans membre de la VEVAK, la police politique des pasdarans.

Le gouvernement iranien a aussitôt démenti, parlant de manipulation, à l'heure où le modéré Président Rohani arrivait en Europe pour tenter de préserver l'accord de désarmement nucléaire négocié par Obama et rejeté par Trump. Sauf que s'il y a dans les deux camps, des faucons qui seraient ravis de faire capoter les négociations (Israël d'un côté, les pasdarans de l'autre), l’arrestation de plusieurs Iraniens d’Iran, dont un diplomate membre de la VEVAK signe à priori le forfait.

Les pasdarans, qui sont au service du Guide Suprême, l'ayatollah Khameney, ont un vrai compte à régler avec les Khalq et leur réputation en matière d’assassinat politique à l’étranger n’est plus à faire. En plus, faire capoter l'accord signé avec l'Occident permettra à l'Iran de relancer sa course au nucléaire et les pasdarans adorent l'idée de se doter de la bombe atomique. Enfin, la déstabilisation du modéré Rohani serait la cerise sur le gâteau dans la perspective des prochaines élections.

Pour mener à bien leurs actions de déstabilisation à l'étranger (et leurs campagnes dans le pays) les pasdarans bénéficient des recettes d'un conglomérat qui pèse près de 100 milliards de dollars. Ce qui peut payer un sacré paquet d'actions clandestines, même à l'étranger. C'est le mollah Ali Khamenei, l'ancien étudiant du MGIMO de Moscou qui est à la tête du « Siège » ou SETAD (en français: "Société Pour l'Exécution des Ordres de l'Imam"). Constitué il y a 40 ans, du vivant de Khomeiny, pour gérer les biens abandonnés par les exilés, ou pris aux condamnés, le SETAD a accumulé biens immobiliers et entreprises diverses. Les exilés étaient d'abord ceux qui avaient les moyens de s'enfuir et les premières victimes de la révolution des mollahs étaient la classe moyenne supérieure, occidentalisée.

Après la révolution, l'Iran s'est très fortement étatisé, puisque 9 salariés sur 10 sont aujourd'hui fonctionnaires ou employés d'entreprises publiques. Quasiment du communisme. Pourtant, les recettes du SETAD ne rentrent pas dans le budget de l'Etat et restent entièrement gérées par le Guide Suprême et son organisation paramilitaire privée : les pasdarans. A la suite d'un certain nombre d'aménagements légaux, pris au fil du temps, aucun organe de contrôle fiscal ou comptable privé ou de l'Etat n'a le droit de mettre son nez dans les livres de compte du SETAD. Une autonomie bien pratique dans un pays à l'économie aussi centralisée qu'elle pouvait l'être en URSS ou en Corée du Nord. Mais aussi un moyen d'échapper à la vigilance des services de renseignements étrangers.

Le SETAD a été mis sur la liste des sanctions américaines depuis plusieurs années déjà, mais continue d'agir par le biais d'un entrelacs de sociétés écrans établis dans plusieurs pays d'Europe et dans des paradis fiscaux. Le « Siège » vend régulièrement, sur différents marchés, des biens confisqués pour plusieurs centaines de millions de dollars par an. Ce qui lui fournit le cash nécessaire à ses actions de propagande et de manipulations dans le monde, légales ou illégales.

C'est ainsi qu'ont pu être achetées en Suisse les turbines pour des centrifugeuses nucléaires (livrées défectueuses après intervention de la CIA) où que l'Iran a pu tisser les filets qui lui ont permis de diriger de fait aujourd'hui l'Irak, le Liban et la Syrie, sans parler de son rôle au Qatar, à Bahrein, au Yémen ou même en Algérie. Tout cela en dépit des sanctions économiques très restrictives et qui n'ont pas l'air d'empêcher grand chose, comme d'ailleurs en Corée du Nord, où le régime a développé des trésors d'ingéniosité pour les contourner.

Comment isoler vraiment l'économie des dictatures et est-ce le meilleur moyen de les pousser à l'effondrement, ou mieux au changement de cap et au ralliement à la démocratie ? Personne n'a la réponse et celle de la guerre ne peut être un recours qu'en dernière analyse. A fortiori contre des régimes aujourd'hui nucléarisés. Les laisser vivre leur vie pourrait être une option si elles n'avaient pas pour leitmotiv de s'en prendre à leurs voisins en général et à l'Occident en particulier.

En face, le déclin perceptible de l'hégémonie américaine pousse les Etats-Unis sur une pente glissante, au point d'élire un Président qui n'hésite pas à admirer les dictatures. Sans oublier que sous Obama, des milliers de jihadistes ont été dronés sans jugement. On change d'échelle, par rapport à la guerre froide, qui avait vus des centaines de leaders communistes se faire assassiner par les USA ou leurs alliés. A Genève, le Camerounais pro-chinois Félix Moumié fut empoisonné par le SDECE français. Ami du Che, le Marocain Ben Barka fut suivi jusqu'à Paris par le Mossad, qui fit dissoudre son cadavre. En Colombie, mise à feu et à sang par les FARC, les syndicalistes étaient tirés comme des lapins.

Le bloc de l'Est n'était pas en reste et les parapluies bulgares ou le centre des poisons du KGB tournaient à plein régime. La seule vraie différence, c'est qu'en démocratie, on avait le droit de râler et de n'être pas d'accord. Si les Etats-Unis incarnent le mal aux yeux de beaucoup, on peut y interpeller le pouvoir, faire éclater la vérité et changer de gouvernement à la prochaine élection. Tandis que les dictatures ne reconnaissent jamais leurs crimes. Le Macartisme a duré 7 ans, des centaines de gens ont perdu leur emploi et quelques-uns ont connu la prison. Le Stalinisme a duré 30 ans et tué des millions de gens. Idem des dictatures nationalistes - qui avaient toutes un volet social et étatiste prononcé.

Pourtant, ces dictatures nationalistes font à nouveau rêver, jusque dans nos systèmes démocratiques dont elles exploitent les failles, bien qu'elles cumulent corruption, répression violente, absence de liberté et inégalités abyssales. Personne ne gagnerait au change en cas de basculement vers le nationalisme et le despotisme. Ni l'humanité, ni la planète. Le plus gros problème du monde, c'est la souveraineté des Etats, qui les laissent sans arbitre entre eux pour contrôler leurs écarts. Cela devrait être le rôle de l'ONU, mais l'ONU a failli, comme la SDN avant elle.

Empêcher la route naturelle de l'histoire d'aller vers davantage de gouvernance mondiale, c'est le but des souverainistes et des nationalistes sur toute la planète. Pourtant, la seule solution pour empêcher une guerre nucléaire, c'est de mettre en place un tribunal de règlement des conflits, avec des moyens de contrainte permettant de rappeler à l'ordre les récalcitrants. C'est un peu le sens de ce que Zelenski et la Suisse tentent de mettre en place pour le mois prochain. Une sorte de conseil des sages de la planète qui soit en mesure d'expliquer à Poutine qu'il ferait mieux de rentrer dans ses frontières. La Chine et l'Inde doivent en être, impérativement, pour avoir le moindre espoir que ça fonctionne.

Si l'on n'y arrive pas comme ça, ce sera au tour des bombes de s'exprimer.

A48 - 2021 : Le Fiasco du FSB

Comment Poutine a perdu l’Ukraine

Villa la Grange, Genève le 16 juin

Lorsque Poutine et Biden se rencontrent sur les bords du Léman, le despote russe n’a probablement pas encore pris sa décision. Il pense juste que l’Occident est affaibli, que Washington vient de se prendre une veste considérable en Afghanistan, que Berlin patauge dans l’après Merkel et Londres dans l’après Brexit. Qu’il est temps d’exiger et d’obtenir des concessions fortes sur l’Ukraine, l’Arménie, la Géorgie, bref, de revenir aux frontières de l’URSS. Alors il fait pression, mobilise des troupes en grande quantité à la frontière ukrainienne, les retire, les remet. Il cherche à impressionner. Mais ça ne marche pas. No way. Le vieux Biden ne veut pas transiger sur le droit des peuples à choisir la liberté. La discussion s’arrête là.

Rentré à Moscou, Poutine ne va pas tarder à convoquer une réunion en petit comité, au cours de laquelle il annonce sa décision : attaquer l’Ukraine, s’emparer de Khyiv, de Karkiv, de Marioupol et d’Odessa, ainsi que du « clown » Zelenski. Faire ça en trois, jours, quatre peut-être et laisser ensuite pester les Occidentaux devant le fait accompli. Pour cela, il compte sur les milliards de roubles dépensés en Ukraine depuis des années par son ami Sergei Besseda, le boss du 5ème Service du FSB, chargé des opérations internationales dans l’étranger proche, aka l’ex URSS.

Comme Besseda et Poutine, les officiers du 5ème service n’ont qu’un rêve et une fonction : repousser les frontières de la Russie jusqu’aux limites de l’ex-Union Soviétique. Comme Dimitri Milioutine, l’adjoint de Besseda chargé de la Moldavie, filmé complètement bourré lors de son 50ème anniversaire dans un restaurant de Moscou en 2017, hurlant son vœu le plus cher et son plaisir d’être en bonne voie. Sauf qu’en Moldavie, Milioutine n’a pas misé sur le bon cheval et son poulain, le Président pro-russe Igor Dodon, se prend une veste et perd le pouvoir en 2020. Il s'est un peu trop vautré dans les flots d’argents venus de Moscou. Changement de cheval, c’est un riche oligarque moldave, Ilan Shor, qui est choisi pour le remplacer. Qui restera en échec.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Poutine aurait du se méfier, mais non, il n’a rien vu venir d’autant que cette fois, le vrai coupable est son copain Besseda. Qui a dilapidé les milliards de rouble (des millions de dollars) qui devaient servir à acheter les complicités les mieux placées en Ukraine : élus locaux des villes concernées et gradés des services de sécurité et de l’armée. Il y a bien eu quelques tentatives réussies et l’on en verra les effets lors de l’invasion, mais dans l’ensemble, Besseda a surtout augmenté considérablement sa fortune personnelle. Ah la corruption, indissociable de la Russie éternelle, qui fait florès dans un régime d’essence mafieuse.

En apprenant que l’armée russe va envahir l’Ukraine, Besseda panique, il comprend que les choses ne vont pas se passer comme attendu par le Kremlin et qu’il va devoir rendre des comptes. Avec son adjoint chargé de l’Ukraine, mouillé jusqu’au coup dans la combine, il cherche en vain une porte de sortie. La seule solution, c’est que l’invasion n’ait pas lieu. Et la meilleure chose à faire pour cela, c’est d’avertir les Occidentaux, puisque l’opération repose quand même sur l’effet de surprise.

C’est ainsi que dès le mois d’octobre, Américains et Britanniques sont mis au courant des détails de l’opération. Ils informent leurs alliés, qui n’y croient pas. Il n’y aura donc pas de réponse uniforme et coordonnée de l’OTAN. Le boss de la CIA fait le voyage à Moscou, pour expliquer qu’ils savent tout et que mieux vaut renoncer, mais mal remis de la chute express de Kaboul, les Américains sous-estiment la résistance ukrainienne et surestiment la puissance et l’efficacité de l’armée russe. Au lieu d’opposer un refus ferme et définitif à la future « Opération Spéciale », assorti de menaces claires et sans ambiguïté, la CIA pose un cadre visant à éviter que les choses dégénèrent jusqu’à la conflagration nucléaire. Pour Poutine, c’est un feu vert.

Les Américains communiquent évidemment le plan d’invasion russe aux Ukrainiens, mais sans leur donner les sources, car ils craignent que les services ukrainiens soient complètement vérolés, ce que laisse supposer le plan russe. Les Ukrainiens sont sceptiques, difficile de croire à l’imminence d’une catastrophe et en plus, ils veulent éviter de paniquer la population. Mais ils prennent tout de même un certain nombre de mesures, avec le soutien des forces spéciales occidentales présentes sur place à ce moment-là, notamment britanniques et américaines, qui mettent en place quelques « surprises » et pièges à l’intention des envahisseurs russes.

Le 24 février 2022, c’est l’invasion. Comme prévu, les spetsnaz, l’élite des paras russes des forces spéciales atterrissent à Hostomel, le grand aéroport de fret de la banlieue de Khyiv. Sur la trentaine d’hélicoptères de transport qui prennent part à l’attaque, en provenance de Biélorussie, 6 sont abattus par des Manpads. Au sol, les conscrits de garde à l’aéroport se défendent comme ils peuvent, manquant d’armes lourdes face à la puissance de feu des spetsnaz, mais ils tiennent suffisamment longtemps pour permettre aux renforts d’arriver. L’aéroport est en grande partie repris le lendemain par les Ukrainiens et les avions de transports lourds chargés de blindés qui arrivent de Biélorussie doivent repartir sans avoir pu atterrir, en raison des combats au sol et de l’état de la piste creusée sur toute sa longueur de cratères de bombes.

Les jours suivants, une colonne de blindés venue de Biélorussie parvient jusqu’à l’aéroport, mais elle n’ira pas plus loin, bloquée par les défenses de Kyiv, mises en place sous la houlette du Général Olexandre Syrsky. Finalement, fin mars, les troupes russes se retirent de la région de Kyiv. L’invasion rapide à partir de l’aéroport de la capitale, sur le modèle de Prague, de Kaboul ou de Sébastopol a échoué. Karkiv également résiste, ainsi qu’Odessa, les troupes russes étant bloquées sur le Boug à Mikolaïev, après être parvenues à franchir le Dniepr à Kherson grâce à des complicités achetées. Au Donbass, les troupes ukrainiennes résistent, retranchées derrière les lignes qu’elles défendent depuis 2014, mais les troupes russes venues de Crimée parviennent à prendre Marioupol en tenaille.

Encerclées dans leur bastion fortifié d’Azovstal autour du bataillon Azov et de l’infanterie de marine, les troupes ukrainiennes vont résister 3 mois à la pression russe, infligeant des pertes considérables à l’envahisseur, fixant sur les rives de la Mer d’Azov une bonne partie des meilleures troupes russes et tchétchènes, qui y laisseront plus de 6000 morts. Finalement, le 20 mai, les 2500 derniers défenseurs se rendent sur l’ordre du Président Zelenski, qui préfère "voir les héros ukrainiens vivants que morts".

Pour une « Opération Spéciale » qui devait être terminée en 3 ou 4 jours, c’est un ratage de première grandeur. Le 5ème service du FSB a lamentablement échoué dans ses préparatifs et quinze jours après le début de l’invasion Besseda est arrêté, ainsi que son adjoint chargé spécifiquement de l’Ukraine. Deux ans plus tard, Sergueï Besseda serait toujours détenu à Lefertovo, la sinistre prison du KGB à Moscou, où sont morts tant de cadres des régimes successifs.

« COMPLOTS », c’est au départ une web-série de 50 épisodes de 6’30’’ chacun, disponible sur youtube et sur notre site www.adavi.ch. Mais dès lundi 4 mars 2024, « COMPLOTS » devient aussi un feuilleton d’une cinquantaine de textes. Cette version écrite est actualisée, corrigée et augmentée par rapport aux vidéos, commencées dans la foulée du Maïdan et des révolutions de jasmin. 

** La DST, la BND, la CIA, le KGB, le MI6, le GRU, le SRC, le RGB, l'ISI, et une bonne dizaine d'autres ?

Un indice : ce n'est ni le FSB, ni le SVR, qui n'existaient pas à l'époque.